Nuit de cristal pour la presse turque Le 8 septembre 2015 Le siège d

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Nuit de cristal pour la presse turque Le 8 septembre 2015 Le siège d
Nuit de cristal pour la presse turque Le 8 septembre 2015 Le siège du quotidien libéral Hurriyet à Istanbul a été attaqué le soir du 8 septembre par une foule venue sur place avec des camions, armée de pierres et de bâtons. Ils ont cassé les vitres, ont réussi à pénétrer dans le bâtiment, sont montés au premier étage aux cris de « Allah’u ekber », et « La Turquie une et indivisible ». Cette agression est la répétition, en plus grave, de l’attaque qui a eu lieu deux jours plus tôt Dimanche 6 septembre dans l’après midi, au même journal, même lieu, mêmes acteurs, une horde d’environ 150 hommes amenés non par une tête brûlée quelconque mais par un député de la majorité, Abdurrahim Boynukalın. Ils « contestent » l’interprétation par le quotidien de la parole présidentielle qui se trouve ainsi sacralisée. C’est le directeur du journal Sedat Ergin lui même, qui s’échappant de l’attaque est venu le soir du 8 , essoufflé et choqué raconter l’agression sur les écrans de CNN turc. Il a dit que si le Président de la République avait condamné l’attaque de Dimanche, cette attaque qui s’est déroulée à 48 heures de la première n’aurait pas eu lieu. Tout en ne cachant pas sa frayeur il a assuré les téléspectateurs que l’autonomie de son journal serait maintenue. Le Hurriyet est un des plus anciens et populaires titres de la presse libérale turque. Il est un des derniers titres à avoir résisté aux assauts du président Erdogan contre la liberté da la presse. Des commentateurs avaient prédit voici quelques jours de nouvelles attaques de la part du Président de la République contre le groupe Dogan auquel appartient le Hurriyet et contre des figures du monde des affaires engagées en faveur des libertés publiques. Erdogan ne pardonne pas au magnat de presse que fut Aydin Dogan, pdg du groupe d’avoir refusé de lui céder un large terrain en centre ville sur lequel il comptait construire des complexes d’accueil de grandes conférences internationales. Il ne lui pardonne pas non plus de ne pas être rentré dans le rang, le rang des propriétaires dont les journaux rivalisent de propagande en faveur du Président et se dévouent dans le dénigrement et l’accusation de leurs collègues de l’opposition. Ceux là portent une responsabilité certaine dans les provocations qui ont également préparé le terrain de l’attaque contre le Hurriyet. Cela se passe dans un contexte d’extrême violence. Ces dernières 48 heures le PKK a tué quelque trente militaires et policiers dans deux différents attentats. Les informations sont saturées d’images de parents éplorés, à qui la nouvelle de la mort de leur fils est annoncée en présence des caméras de télévision. Les sbires nationalistes de tous bords se déchainent ce même soir en attaquant des sièges du HDP, le parti d’origine kurde qui a remporté 13,5% des voix aux élections de juin dernier, privant de majorité absolue le parti d’Erdogan. A Ankara le siège de HDP a été incendié. On peut y voir la tentation de répéter le massacre qui a lieu il y a une vingtaine d’années dans la ville de Sivas où l’hôtel des écrivains et artistes invités pour un festival alevi (une branche du shiisme) avait été incendié et une trentaine de personnes brûlées vives. Erdogan a confié il y quelques jours aux médias turcs que tout cela (les attaques du PKK, l’instabilité politique actuelle) n’aurait pas eu lieu si les élections avaient doté son parti de 400 sièges, ouvrant ainsi la voie vers le régime présidentiel qu’il tient tant à instaurer et visiblement quel qu’en soit le prix. N’avouait-­‐il pas ainsi les termes d’une espèce de marché: la paix civile en contrepartie du régime présidentiel. Pendant ce temps les députés sont officiellement en vacances et l’Assemblée nationale ne se réunit pas. Dans ce contexte de violence et de chaos la ligne que suit Recep Tayyip Erdogan semble la plus lisible. Les résultats des élections de juin lui ayant déplu, il a tout fait pour susciter de nouvelles élections. Refus d’un gouvernement de coalition formé par l’actuel premier ministre, refus de confier au président du parti de l’opposition la tache de former un gouvernement comme l’exige la Constitution. Une fois acquises les élections anticipées il aurait souhaité favoriser le chaos qu’il ne se serait pas pris autrement…Annonce de la fin du processus de paix avec le PKK et bombes sur ses positions dans le Sud-­‐Est du pays sachant que le cycle représailles/ bombardements punitifs ne pouvait désormais que s’enclencher. Il compte visiblement sur sa capacité à endosser l’habit de l’homme fort, le seul capable de sortir le pays de la violence et du chaos ainsi suscités. Si cette stratégie ne semble que trop transparente, qu’elle se prête à une lecture trop facile, les raisons du PKK sont nettement plus difficiles à déchiffrer. Quel objectif poursuit-­‐il à attiser ainsi la violence lorsque ses attentats qui ont fait plus d’une centaine de morts dans l’espace d’un mois semblent admirablement servir le dessein du Président de la République…Ils entament le prestige récemment acquis du HDP, le mettent en danger pour les élections prochaines. Alors Erdogan et PKK main dans la main pour avoir raison du HDP, ce parti qui a réussi à séduire non seulement les Kurdes mais une partie de la gauche « turque » ? S’il est difficile de répondre à cette question on peut néanmoins remarquer que le HDP par sa condamnation de la violence, ses appels solennels à la fraternité, semble être engagé dans la voie d’une réelle émancipation par rapport au PKK. On peut espérer qu’il puisse fédérer un électorat conséquent autour des mots d’ordre de « la paix coute que coute » et convaincre de son autonomie. Nora Seni Professeure, Institut français de Géopolitique, Université Paris8 (Directrice de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul de 2008 à 2012)