Sorties, sortilèges de femmes

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Sorties, sortilèges de femmes
Sorties, sortilèges de femmes∗
Yelles Mourad
(INALCO – Paris)
(...) — cette vertu de vierges majoritaires qui fait l'honneur des
citadins,laissant licence aux plus belles ou aux plus folles de déroger, pourvu que
demeure l'ancienne pudeur du clan, du sang farouchement accumulé par les chefs
de file et les nomades séparés de leur caravane, réfugiés dans ces villes du littoral
où les rescapés se reconnaissent et s'associent, s'emparent du commerce, et ne se
marient qu'entre eux (...)
(Kateb Yacine, Nedjma)
Comme l'ont montré de nombreux travaux anthropologiques, la "circulation" (en termes
économiques, juridiques et symboliques) des femmes est certainement au coeur des
mécanismes d'organisation et de fonctionnement des sociétés humaines. De ce point de vue,
les stratégies matrimoniales constituent le moteur d'une dynamique sociale qui implique non
seulement la division sexuelle du travail mais aussi la distribution/transmission des biens
symboliques et matériels. Il s'agit donc bien, en dernière analyse, de la gestion du pouvoir.
Cette dernière implique l'exercice d'un contrôle étroit et constant des pratiques sexuelles et,
plus généralement, des modes de reproduction biologique à l'intérieur du groupe. D'où la
nécessité d'une surveillance particulièrement sévère des procédures relatives à l’ « échange
des femmes » (Meillassoux 1975)1.
S'agissant justement du statut de la femme au Maghreb et de son évolution, la difficulté
réside en partie dans les possibilités d'évaluation précise des effets socioculturels de
l'introduction de nouvelles normes éthico-juridiques (allogènes) à l'intérieur d'une très
ancienne structure sociale. A cet égard, on sait que les sociétés berbères partageaient avec
leurs soeurs méditerranéennes les traits caractéristiques de ce que Germaine Tillion a appelé
« la république des cousins ». C'est à dire que ces sociétés privilégiaient l'endogamie —
mariage préférentiel entre les enfants des deux frères — et la claustration des femmes (harem
ou gynécée). Dans Le Harem et les cousins, l'ethnologue explique ainsi très bien que
c'est l'héritage féminin qui détruit la tribu. Toute la structure tribale repose
en effet, sur l'impossibilité, pour un étranger au lignage de l'ancêtre, de
posséder un terrain faisant partie du patrimoine familial. Afin de maintenir
ce terroir intact, il faut donc interdire les ventes à des étrangers (ce qui va de
soi, et se retrouve dans de nombreux pays), mais aussi disposer d'un système
∗
Version revue et augmentée d’un article précédemment paru dans la revue Awal. Cahiers d’études berbères (MSH), 1996,
13 : 43-52
1. Pour l'Algérie, on se reportera avec profit aux résultats des enquêtes réalisées au cours des années 1970 par l'A.A.R.D.E.S.
pour le compte du Secrétariat d'État au Plan (Le Mariage : lieu d'un rapport entre famille et société).
d'héritage conçu de telle sorte qu'aucun étranger ne puisse légalement
devenir héritier (1966:26).
Dans les groupes berbères qui pratiquaient une agriculture de montagne (Kabylie ou
Aurès), il a donc fallu recourir à des méthodes radicales pour éviter la dilapidation d'un capital
foncier déjà limité par les contraintes écologiques. Ainsi, dans la majorité des cas, le
processus d'islamisation a conduit ces groupes à prendre un certain nombre de mesures
"conservatoires" applicables aux héritières légales : « les Maghrébins ont combiné les deux
systèmes de protection possibles : déshériter toutes les filles (c'est à dire violer la loi du
Coran) et les marier systématiquement à des parents en ligne paternelle » (Tillion 1966:27).
D'où l'importance stratégique et symbolique considérable du cousin (si possible paternel) dans
les stratégies matrimoniales. Stratégies qui vont donc reposer en premier lieu sur une gestion
très stricte du "stock matrimonial" grâce à un contrôle strict des activités proprement
féminines, à commencer par les sorties et déplacements hors de la sphère domestique.
Si les dispositions coutumières destinés à surveiller/limiter la "circulation" des femmes se
retrouvent mutatis mutandis tout autour du bassin méditerranéen, il apparaît clairement qu'au
Maghreb, les législateurs berbères ont été amenés à faire preuve d'une plus grande rigueur en
la matière, compte tenu du "risque" juridique induit par une application littérale de la Châri’a.
Dans ce contexte, les règles et rituels relatifs aux allés et venues des femmes (nubiles,
s'entend) à l'intérieur et à l'extérieur de l'espace familial ou tribal visent d'abord à préserver la
cohésion du groupe et à sauvegarder son identité - à travers la gestion du paradigme complexe
de la Horma et du Nif (code d’honneur). Cependant, au-delà cette dimension, redondante et
souvent spectaculaire, se dessine une autre préoccupation, plus terre-à-terre celle-là. Il s'agit
en fait de prévenir tout risque de "fuite" susceptible de compromettre l'ordre traditionnel et la
pérennité du capital matériel et symbolique du groupe.
Le système traditionnel fonctionne bien comme un ensemble de mécanismes
interdépendants, mécanismes de coercition mais aussi d'arbitrage impliquant différents
niveaux de sens (économique, politique, éthique, religieux, artistique, etc.). De ce point de
vue, les historiens s'accordent à considérer que l'apparition et le développement de ce que l'on
peut appeler "l'ordre urbain" - par opposition avec son homologue nomade - dans le monde
arabo-musulman a contribué à aggraver l'assujettissement traditionnel de la femme dans les
sociétés méditerranéennes. De manière symptomatique, même si certains contes des Mille et
une nuits (entre le 8ème et le 9ème siècles) nous offrent de beaux portraits d'héroïnes
apparemment affranchies des contraintes de leur milieu, il serait pour le moins risqué de
prétendre généraliser à partir de ces figures d'exception1. Dans une optique similaire, en dépit
de leur grande popularité, les récits qui mettent en scène certaines pratiques féminines
mobilisant des formes plus ou moins ritualisées de ruse2 ne sauraient faire oublier les dures
réalités d’un statut juridique qui fait de la femme une éternelle mineure.
Certes, la société arabe médiévale ménage — surtout dans les milieux lettrés et aisés des
élites urbaines — des espaces "interstitiels" ouverts à d’éventuels écarts par rapport à la
Norme où quelques rares personnalités féminines peuvent s’affirmer. Pourtant, dès que l'on
quitte l'atmosphère élégante et raffinée de ces cercles restreints ou l'univers métaphorique de
l'élégie amoureuse, la vie quotidienne reprend ses droits et les contraintes formelles et légales
1. On pense ici bien entendu ici en premier lieu à celle qui incarne le mieux cette sorte d’"exception féminine" :
Schéhérazade.
2. Le keïd en-nisa' - la fameuse « ruse féminine » - est un motif traditionnel du conte populaire arabe et, plus largement,
méditerranéen (cf. Homère ou Apulée).
2
auxquelles est soumise la femme se révèlent dans toute leur rigueur. Particulièrement
significatif est ce passage des Ahkâm as-Sultâniyya (Les Statuts gouvernementaux), traité
rédigé par le célèbre savant et jurisconsulte Mawerdi (11ème siècle), dans lequel sont
énumérées les attributions du Muhtasib, ce fonctionnaire chargé de faire respecter le 'Amr bil-ma‘rûf (« commanderie du bien ») au sein de la communauté musulmane :
Quand donc le mohtesib voit un homme et une femme arrêtés dans une rue
fréquentée et sans qu'il y ait chez aucun d'eux des indices équivoques, il ne
s'en occupe ni pour user de répression à leur égard ni pour les blâmer, et les
gens agiront librement à ce sujet. Mais si le stationnement a lieu dans une
rue isolée, cet isolement même est une cause de doute, et il blâmera cette
attitude sans cependant châtier tout d'abord les deux interlocuteurs, car il se
peut que la femme soit une parente au degré prohibé; il dira alors : « Si elle
est ta parente au degré prohibé, ne l'expose pas à des stationnements
équivoques; si elle n'est pas ta parente, évite, par crainte de Dieu, un tête-àtête qui peut te mener au péché ! ». Ses réprimandes doivent être
proportionnées à la gravité des apparences (Mawerdi 1984:533).
On remarquera, à propos de ce cas de figure, que l'acte susceptible de tomber sous le coup
de la loi et de s'attirer les foudres du censeur ne concerne pas directement le déplacement mais
surtout le « stationnement ». Tant il est vrai qu'une femme qui chemine est potentiellement
moins suspecte qu'une femme qui déambule, laquelle est moins dangereuse qu'une femme qui
flâne ou, pire, qui attend ...
Ceci étant, et si l'on s'en tient à la tradition maghrébine, on sait que les courants puritains
ont développé et entretenu une interprétation particulièrement rigoriste de la loi coranique,
allant jusqu'à considérer qu'au cours de sa vie d'adulte, la femme n'a que deux occasions
licites de sortie : son mariage et ses funérailles ! Dans la pratique, les choses sont
heureusement différentes. Nous n'évoquerons pas ici la situation de la paysanne ou de la
nomade dont la condition est régie à la fois par les impératifs religieux et par les contraintes
économiques et écologiques1.
Pour ce qui est de la citadine, le droit coutumier lui reconnaît trois motifs valides pour
quitter temporairement son domicile (conjugal ou parental) : le bain, la visite familiale (pour
une fête ou un deuil) et le pèlerinage (aux saints ou à La Mecque). En dehors de ces trois
occasions, tout déplacement hors de l'espace domestique est formellement interdit ou soumis
à l'autorisation préalable du tuteur légal, c'est-à-dire le parent masculin le plus proche et/ou le
plus âgé (à défaut, son homologue féminin). La poésie populaire et les contes maghrébins
brodent à l'envie sur ces interdits et en tirent des motifs plus ou moins piquants ou lyriques
qui illustrent, entre autres, les ruses de l'amour2. Lieu emblématique, à l'intersection du
1. Ces deux catégories de femmes jouissent d'une liberté de mouvement certainement plus grande que leurs soeurs des villes.
Ceci étant, à la ville ou à la campagne, la tutelle masculine reste vigilante, comme le montre très bien Tassadit Yacine à
propos de la femme kabyle. En effet, analysant le statut socioculturel de l’"aiguade" (ou "corvée d'eau") et l'importance
symbolique de la fontaine (tala), elle remarque que « les hommes savent que le lot de sentiments, d'informations, de valeurs
et de paroles qui s'y produit quotidiennement a ses caractères et ses lois. Ils ont aussi une conscience plus ou moins claire,
une appréhension plus ou moins confuse, des risques que comporte cette façon d'ordonner l'existence. Pour cela, ils ont exilé
la fontaine assez loin de l'espace habité, pour en amortir les influences néfastes, mais assez près tout de même pour qu'elle
n'échappe pas à tout contrôle » (Yacine 1988:30-1).
2. Cf. par exemple la célèbre qaçida du Cheikh Mohamed Ben Ali, "Le Gardien de Yamna" ou encore celle du Cheikh
Embârek Snoussi, "Vendredi sont sorties les gazelles" : « (..) Elles apparurent sur le sentier en procession/ cueillant des fleurs
sauvages/ revenant du sanctuaire vers les vergers où se réunir/ comparables à des gazelles en liberté » (in Rachid Aous, Les
Grands maîtres algériens du Cha‘bi et du Hawzi. Paris, Éditions El-Ouns, 1996)
3
"dehors" et du "dedans", de l'intime et du publique, de l'endogène et de l'exogène, "emboîté"
en quelque sorte dans un continuum topographique et symbolique qui va de la chambre, du
patio, à la place, au marché ou au palais, le seuil (‘atba) marque la limite physique et morale
que ne franchissent pas les « filles de bonnes familles » ... sans de bonnes raisons ! C'est
d'ailleurs ce que se plaît à rappeler ce hawfî tlemcénien anonyme :
Ô toi qui pousses dans la cour, ô frêne !
Ses racines sont de gingembre et ses feuilles vert-de-gris.
Ma mère m'a interdit de m'attarder sur le seuil de la maison.
Te raconterai-je, ô ma mère, ce qu'est l'amour entre voisins ?
On se regarde dans les yeux et le coeur est en flamme !
(Yelles-Chaouche 1990:323)
Dans l'espace de la maison, où se préservent jalousement les réputations et les secrets de
famille, il est un autre lieu particulier, lui aussi ambivalent puisqu'il fait communiquer le clos
et l'ouvert, la famille et les voisins, la cellule domestique et le quartier, voire la ville toute
entière. Nous voulons parler de la terrasse. Les spécialistes du patrimoine architectural
maghrébin et les anthropologues se sont intéressés depuis longtemps à cet élément
fondamental de la demeure traditionnelle et ont ainsi pu déterminer ses principales fonctions.
Nous nous contenterons d'évoquer ici celle relative à la circulation des femmes.
En effet, au Maghreb comme dans le reste du monde arabo-musulman, la topographie de la
médina, avec sa prolifération de modules d'habitation à ciel ouvert, forme une structure
"rhizomique" complexe et souple uniquement limitée par les murailles défensives. A
l’intérieur, l'architecture des demeures traditionnelles et la densité du bâti favorisent
incontestablement la communication de "module" à "module", démultipliant les parcours
physiques et les canaux d'échanges virtuels. Dans un tel contexte urbanistique, la terrasse1 de
la maison joue un rôle essentiel car c’est à son niveau que débutent et transitent une multitude
de chemins suspendus qui servent non seulement aux activités domestiques (étendre le linge,
faire sécher des produits alimentaires, identifier un visiteur étranger, etc.) mais aussi à la
transmission des nouvelles, aux rencontres (familiales, amicales2), aux jeux ou encore à la
mise en oeuvre de certaines pratiques (rituelles/magiques) à peine tolérées (voire réprouvées)
par l'Islam orthodoxe. Par opposition à la clôture du logis, à la pénombre de ses murs qui
matérialisent, en quelque sorte, l'interdit, les terrasses s'exposent au soleil et à l’ardeur du ciel
méditerranéen. Surtout dans la belle lumière de la saison estivale, elles se déploient en une
succession chaleureuse et rythmée de plans plus ou moins labyrinthiques, espaces de rêves et
d’aventures propices à l'émotion, à la confidence, à l'envol du corps et de l'esprit. En bref,
elles délimitent un domaine proprement féminin — il est d’ailleurs rare que les hommes s'y
risquent — où se "règlent" aussi les contradictions et les conflits de la vie quotidienne.
Que ce soit sur le mode polémique ou consensuel, la terrasse figure, d’une certaine
manière, l'issue des tensions et le débouché des fantasmes féminins. Dès lors, il ne faut pas
s'étonner que cet endroit de la maison soit aussi celui que les femmes choisissent en général
pour s'adonner à des rituels plus ou moins prohibés. Saâdeddine Bencheneb décrit ainsi en
détail un certain « souper du sort » (‘chât al-fâl) en usage à Mostaganem :
1. « (sath en Égypte comme en Syrie, juba au Yemen), frontière physique, lieu féminin, refuge et séjour, et chaînon d'une
communication qui, par en haut, étend son réseau dans le monde des femmes du voisinage » (Depaule 1985:75).
2. Et parfois plus, si l’on en croit la rumeur publique !
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Tard dans la nuit, les femmes se réunissent. Elles prennent sept bouts de
laine provenant de châchyyia différentes et un gland de soie de la même
coiffure, un petit morceau de dûm tressé déchiré d'un couffin, des graines de
coriandre et du benjoin et elles jettent le tout sur le feu cependant qu'une
jeune fille prépare du couscous et que les membres de l'assemblée chantent
des hawfî tlemcéniens dont les thèmes répondent aux préoccupations des
personnes qui les choisissent. Après minuit, lorsque tout le monde dort et
que règne le silence, chaque femme qui désire consulter l'augure prend une
clé dans la main gauche et reçoit dans la main droite, de la jeune fille qui l'a
préparé, une poignée de couscous cuit à la vapeur et sans assaisonnement
(harfi). On se rend dans la rue ou sur la terrasse et la poignée de couscous
est projetée dans la direction de chaque chemin, de chaque ruelle. Cette
opération accompagnée de formule fait surgir des ombres qui prédisent
l'avenir (Bencheneb 1956:34).
Dans cette description minutieuse du rituel, il faut relever une caractéristique (quasiment
universelle) de l'art divinatoire, à savoir la combinaison d'au moins trois volets de la culture
traditionnelle : le culinaire, le musical et le poétique. A cet égard, le "détournement" du
répertoire hawfî participe bien de la posture magique qui consiste précisément pour le groupe
ou les individus concernés par des problèmes ignorés ou peu traités par les savoirs "légitimes"
(ceux de la Doxa) à « bricoler »1 un savoir alternatif, voire concurrent, dans la perspective
d'une plus grande efficacité pratique et/ou symbolique. L'utilisation de la cuisine, de la parole
et du chant lors de ce « souper du sort » renvoie certes à des éléments majeurs de la culture
féminine, mais leur combinaison parodique autorise une lecture plus subversive de cette
même culture et, par conséquent, une réinterprétation plus dynamique du statut officiel de la
femme maghrébine. De fait, le temps d'une nuit - période propice pour toutes les
Schéhérazades qui sommeillent peut-être en chaque ménagère maghrébine (!) - elle s’offre la
liberté de pouvoir accéder à un espace habituellement interdit ou, en tout cas, connoté
négativement par l’idéologie dominante (masculine). Sans se refuser le plaisir collectivement
partagé du jeu et de la transgression, elle se permet ici d'explorer d'autres possibles et même
d'exprimer ses désirs les plus secrets ou ses frustrations les plus profondes. Ainsi, sous la
trame relativement stéréotypée des métaphores poétiques, perce souvent une forme de
reproche, voire de "résistance" qui, dans certains cas, confine à la contestation explicite. Le
sentiment qui affleure alors semble être celui de l'exaspération, exaspération d'une jeune
recluse dans l'attente de sa délivrance fantasmatique (amoureuse bien entendu!)2. A titre
d'exemple, nous citerons cette autre version algéroise (bûqâla) du hawfî précédent :
Arbuste de jasmin, ô toi qui pousses dans la maison,
Tes racines sont de gingembre et tes rameaux d'un vert éclatant.
Je prie mon Seigneur Dieu qu'il soit dans ma maison.
Alors, j'entrerai et sortirai, et causerai du dépit à tous mes voisins.
(Bencheneb 1956:52)
« Entrer » et « sortir » librement du domicile familial ou conjugal au nez et à la barbe des
censeurs de tous poils (à commencer par les voisins !), c'est en soi la marque d'une
1. Au sens de Lévi-Strauss (La Pensée sauvage, 1962)
2. Même en faisant la part de la rhétorique — ce que néglige imprudemment Martine Bertrand (1983) — on ne peut
s'empêcher de relever la fréquence du thème de l'esclave amoureux et de l'amante prisonnière dans le répertoire de la poésie
dite « andalouse », dans celui du melhûn (poésie populaire) ou encore dans celui des répertoires féminins du hawfî, bûqâla et
‘arûbî.
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indépendance dont rêvent beaucoup de femmes plus ou moins secrètement. Surtout les
citadines, plus exposées que d'autres aux rigueurs du système éthico-normatif traditionnel.
Pour ces dernières, et dans le contexte traditionnel qui prévalait il y a encore quelques
décennies, la rue restait un domaine réservé aux hommes où elles ne s'aventuraient
(exceptionnellement) que de nuit et/ou en prenant soin de bien respecter les prescriptions en
vigueur. Aujourd’hui encore, dans certains quartiers des grandes métropoles maghrébines et à
certaines heures de la journée, on peut avancer, sans trop risquer l'exagération, qu'une femme
qui se déplace seule dans la rue est toujours soupçonnée de représenter une source potentielle
de trouble moral et de désordre civique. Sa seule présence physique (érotique) risque en effet
de perturber les esprits (masculins) en r/éveillant de coupables pulsions. La passante doit donc
se faire aussi discrète que possible, suivre un trajet balisé, adopter un port et une allure
suffisamment explicites pour ne pas s'exposer au risque d'être prise, dans le meilleur des cas,
pour une galante en quête d'aventure, au pire, pour une péripatéticienne en « stationnement »,
pour reprendre la traduction du terme utilisé par Mawerdi et cité plus haut ...
On peut rappeler à ce propos que dans de nombreuses sociétés humaines, la prostitution
sacrée a pu remplir des fonctions très importantes dans la vie de la cité. Il est vrai que la
permissivité dont jouissaient les prostituées et le renversement des valeurs qu'elles opéraient
en bouleversant la distribution traditionnelle des rôles sexuels en ont souvent fait des figures
ambiguës, voire inquiétantes. Femmes libres, elles libèrent aussi les désirs, les fantasmes, la
violence que contiennent et canalisent en chacun de nous les normes et les tabous sociaux.
Femmes libres, elles usent comme bon leur semble de leurs charmes (au double sens physique
et magique du terme).
De fait, entre la sorcière et la prostituée, il y a comme un vieux pacte historique — quand
les deux figures ne sont pas carrément confondues en une seule et même allégorie de la
duplicité féminine originelle. Des sabbats méditerranéens de l’Antiquité qu’évoque l’écrivain
Apulée1 à ceux qui peuplent l’imaginaire de l’Amérique puritaine du 17ème siècle2, la liste est
longue de ces épisodes historiques plus ou moins sulfureux où figurent de belles sorcières aux
charmes fatales (pour les hommes qui se laissent séduire). L'assimilation fréquente, largement
inconsciente au point qu'elle en devient presque naturelle, entre pratiques féminines
licencieuses et pouvoirs maléfiques se retrouve jusque dans la langue — française, en tout
cas. En effet, à partir d'une même racine latine3, la « sortie » associe la référence au
« déplacement hors d'un lieu » et l’idée de « maléfice ». L'arabe maghrébin, quant à lui, ne
connaît pas cette évolution étymologique mais reproduit, comme nous l'avons déjà mentionné,
les préjugés relatifs à la circulation des femmes, y compris lorsqu'il est question de
pèlerinage.
S'agissant de cet autre type de « sortie » féminine, il convient de rappeler d’abord son
importance considérable dans la tradition religieuse du Maghreb. Bien qu’elle ne figure pas
parmi les obligations légales imposées par la Chari’a, la ziâra - du verbe zâra, yazûr :
littéralement « visiter » - s'est peu à peu transformée, au fil des siècles, pour finir par
s’imposer en tant que véritable rituel collectif, élément central du « culte des saints » dont on
1. Cf. les personnages de vieilles magiciennes lubriques dont les apparitions périodiques ponctuent le récit des aventures de
Lucius (L'Âne dor ou les métamorphoses). Par ailleurs, on peut rapprocher cette figure du mythe de « la femme au vagin
denté » ou à celui de « la mère dévorante » souvent cité par les anthropologues (Cf. par exemple Paulme 1976).
2. Il s'agit, bien évidemment de l'épisode historique dit des « sorcières de Salem ».
3. « Sortir : Fin XII°s., Floire, « échapper »; en anc. fr. également « obtenir par le sort », « jeter les sorts », « prédire »,
« pourvoir » ; XVI°s. empl. mod par une évolution sémantique obscure; remplace en ce sens l'anc. issir; du lat. sortiri, tirer
au sort, de sors, sortis. » (Dictionnaire de la langue française 1971:702).
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connaît par ailleurs toute la force dans le contexte de l’Islam maghrébin. Pourtant, dans la
mesure où les garants de l'orthodoxie musulmane (fuqâha et autres oulémas) ont toujours
manifesté la plus grande réticence - pour ne pas parler d'hostilité ouverte - vis-à-vis de cet
aspect de la pratique religieuse populaire, il ne faut pas s'étonner du statut socioculturel
relativement ambigu de la ziâra. Combinant des traits berbères et africains d'origine
antéislamique à des manifestations de mysticisme populaire, son histoire, sa nature et ses
caractéristiques faisaient d'elle une manifestation à haut risque que les différents pouvoirs
politiques et religieux ont essayé de contrôler à défaut de pouvoir l’abolir1. Dès le MoyenÂge, l'accusation d'hérésie est fréquemment brandie et elle se profile encore dans nombre de
commentaires et prêches plus récents. Ces dernières décennies, la radicalisation des
comportements religieux dans le sens d'une plus grande rigueur doctrinale (rigueur elle-même
marquée du sceau d’un panislamisme militant) a encore accru la méfiance des fidèles
(hommes et même femmes) à l'endroit de la ziâra.
Car si les Maghrébins reconnaissent et apprécient la valeur quasi-liturgique de ce culte
quand ils sont enfants et qu'ils accompagnent leurs mères et les autres parentes ou voisines,
les choses changent une fois adultes. Certes, les hommes qu’ils sont devenus conservent au
fond d'eux-mêmes le souvenir de ces moments de plaisir et d'émotion partagés, mais
l'éducation et le cloisonnement des rôles sociaux rendent difficile, voire impossible une
éventuelle adhésion à ce qui relève plus, à leurs yeux, de la « superstition » féminine. A cet
égard, on ne peut nier que, d'un point vue strictement légal (au sens de la Châri’a), les
éléments du rituel (même codés) et sa "grammaire" peuvent bien souvent être suspectés
d'hétérodoxie. A titre d’exemple : massivement investies par la population féminine, les
activités liées de près ou de loin à la ziâra nécessitent des déplacements diurnes plus ou moins
longs et répétés hors de la sphère domestique, un investissement affectif souvent extrême, une
charge émotionnelle et une intensité dans les échanges et les connivences esthético-mystiques
(par la musique, le rythme, les poèmes, les couleurs, les odeurs, etc.) véritablement
exceptionnelles. Cette approche du divin, les postures corporelles et mentales qu'elle révèle,
les rites qu'elle mobilise, tout cela suscite chez la composante masculine des réactions
mitigées faites de complaisance amusée, de condescendance, d'agacement et même de
réprobation sévère. En tout cas, les hommes s'efforcent toujours de garder le contrôle de la
situation comme c’est le cas lors des pèlerinages « aux Saints de Aïn al H'out2 [où] les
femmes organisent les sorties en groupe (elles y passent même la nuit dans le mausolée lors
de la fête annuelle votive) ». Ch. Ougouag ne manque pas de relèver à ce propos que « les
hommes les accompagnent; ce sont surtout des jeunes gens, fils ou frères ou beaux-frères pour
monter une garde discrète » (Ougouag 1977:300-1).
Au fond, et par-delà ses caractéristiques "techniques" ou matérielles, ce qui fait
véritablement problème dans la ziâra (et qui justifie donc l'existence d'une censure sociale),
c'est probablement cette triple perspective de détente physique, de libération psycho-affective
et d'évasion spirituelle qu'elle propose à la femme. S'agissant plus spécialement des pratiques
1. On peut certes apporter quelques nuances de forme à ce constat historique et admettre, avec Houari Touati, que dans le
principe, « quand les ulémas de stricte orthodoxie interpellent l'extatisme ou la thaumaturgie [...] ce n'est jamais pour les
condamner et en récuser le paradigme mais pour en prévenir les excès et les impostures » (Touati 1994:194). Pourtant, outre
le fait qu'on a bien là une forme de censure manifeste (donc de contrôle nécessaire), il faut considérer que ces « excès » et ces
« impostures » participent précisément de ce que nous pourrions appeler (provisoirement) une "théosophie de l'outrance",
caractéristique du « culte des saints » dans sa visée ultime. Ceci étant, il est clair que l'opposition religieuse « orthodoxe » à
l’égard de ce que la science ethnographique française a popularisé sous le nom de « maraboutisme » s'est accentuée et comme
"crispée" à partir de l'invasion coloniale dans un contexte politique crucial pour l'avenir du Maghreb.
2. Bourg situé dans le Hawz tlemcénien (Hawz = banlieue campagnarde de Tlemcen, ancienne métropole du royaume
ziyânide, dans l’Ouest algérien).
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extatiques, on sait leur importance dans l'histoire de l'Islam oriental ou maghrébin. Elles sont
répandues dans les régions les plus diverses du monde musulman sous des formes variées et
touchent des milieux très différents. Par rapport au dîwân ou à la hadra1 masculine, les
implications socioculturelles de la ziâra sont cependant plus complexes et plus "graves". Pour
résumer d'une phrase un phénomène qui mériterait des développements bien plus longs2,
disons que ce type de « sorties » (au sens large) ménage et entretient un espace de désir mais
aussi de plaisir qui échappe partiellement à la vigilance éthico-normative des hommes mais
qu'elle participe, en retour, de ces mécanismes par lesquels le groupe régule et neutralise les
inévitables tensions entre sexes, classes d'âge, niveaux de pouvoirs politique, économique,
symbolique.
Autre occasion de « sortie » féminine, plus profane celle-là : la n’zâha (litt.
« divertissement », « réjouissance »)3. Ces authentiques "parties de campagne" faisaient, il y a
encore quelques décennies, le bonheur des familles citadines (tlemcéniennes, algéroises,
fâssies et autres). Lors de ces retrouvailles champêtres, la bonne humeur est de rigueur et
l'esprit est au jeu, à la bonne chère et à la musique ... Hommes et femmes de la parentèle
partagent sans façons et sans restrictions le plaisir d'une journée au grand air, dans la chaleur
du jeune soleil de printemps ou dans la fraîcheur et la belle lumière d’une après-midi d'été au
cœur des vergers pleins de fruits, alors que la canicule accable la ville derrière ses remparts.
Ici encore, l'extase n'est pas loin quand les jeunes filles/femmes, encouragées par les plus
âgé(e)s improvisent à l'aide d'une corde prestement passée aux branches d'un arbre une séance
d'escarpolette. Le vertige et l'émulation aidant, les chants peuvent prendre une tournure
parfois piquante, voire espiègle. Mais c'est là une vieille habitude et la "tolérance" dont
peuvent profiter les jeunes interprètes l'espace de quelques couplets au fond d'un jardin fait
partie des mécanismes de régulation sociale, entre respect des normes et indulgence
occasionnelle (et contrôlée) à l’endroit de certaines formes d’"écarts", situation paradoxale à
laquelle nous faisions déjà allusion plus haut.
Aujourd'hui, il n'y a plus de n’zâhât4 depuis longtemps et dans les villes comme dans les
campagnes du Maghreb, les chaînes de télévision parabolées diffusent des programmes que la
censure (publique ou privée) a de plus en plus de mal à "adapter" aux (bonnes) moeurs
locales. D'ailleurs, à vrai dire, plus personne ne sait trop bien comment définir avec précision
des comportements et des modes de penser en constante évolution. A ce propos, on aurait pu
croire - c'était là en tout cas l'une des conséquences attendues des politiques
"développentistes" au Maghreb - que les bouleversements économiques et sociaux allaient
nécessairement entraîner des mutations de même ampleur au sein de la famille (citadine ou
rurale). En effet, l'élévation du taux d'alphabétisation des filles et de l'âge moyen du mariage,
l'augmentation du pourcentage d'emplois féminins rapporté à la population active, la
généralisation des méthodes contraceptives, entre autres facteurs, devaient permettre, en
théorie, d'assurer à court terme à la population féminine une autonomie beaucoup plus grande
1. Hadra, Dîwân : littéralement « assemblée, réunion » (organisée dans le cadre de pratiques rituelles à caractère mysticoextatique).
2. L’un des ouvrages les plus documentés et plus synthétiques sur la question reste Le Culte des saints dans l'islam
maghrébin d'Émile Dermenghem (1954), témoignage remarquable d'une véritable « ethnologie participante », posture bien
trop rare dans le cadre des études coloniales sur le Maghreb.
3. Bien que, selon certains témoignages, ziârât et n’zâhât puissent parfois être associées, pour peu que le lieu et la saison s'y
prêtent (les mausolées sont généralement situés dans la campagne, parfois non loin de sources ou de cascades). Sur la n’zâha
à Tlemcen et l'usage du tahwîf, cf. Ch. Ougouag (1977).
4. Pluriel de n’zâha.
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et de permettre à la société toute entière une prise en charge rapide et efficace des défis de la
modernité "clés en main".
Pour ce qui est de l'expérience algérienne, force est de constater que ces prévisions étaient
pour le moins irréalistes. L'expérience des dernières décennies montre très clairement que,
malgré l'intensité des processus d'acculturation, certains éléments fondamentaux du modèle
socioculturel traditionnel continuent souvent de freiner la tendance au changement.
S'appuyant sur de solides études de terrains, la sociologue algérienne Claudine Chaulet
observe ainsi que la mixité des fonctions et des espaces (ce qui implique bien évidemment la
mixité des parcours et des « sorties ») reste
mal toléré(e) par les hommes et mal vécu(e) par les femmes, sauf exception.
Pour l'essentiel, la division sexuelle des espaces et des rôles est maintenue,
ainsi que l'écart d'âge entre époux et épouse (malgré l'élévation globale de
l'âge au mariage), la condamnation du célibat, des mères célibataires, de
l'autorité exercée par des femmes hors de l'espace domestique (Chaulet
1988:107).
Si l’on intègre dans ce tableau socioculturel les répercutions considérables de l'épisode
"terroriste" de la « décennie noire » sur les grandes tendances du modèle algérien, il ne faut
sans doute pas s'attendre - dans l’immédiat tout au moins - à des bouleversements et encore
moins à des ruptures notables dans le domaine de la condition féminine et des relations
hommes-femmes. Bien au contraire, au fur et à mesure que la crise va s’approfondissant, on a
plutôt le sentiment, dans bon nombre de situations de la vie quotidienne, d'un recul relatif qui
se traduit, de multiples manières, par un phénomène de « crispation identitaire », dû
précisément à un sentiment général de "confusion idéologique". On assiste alors à des
comportements étonnants et souvent violents pouvant même déboucher sur une remise en
cause radicale des pratiques culturelles traditionnelles parmi les plus répandues
(vestimentaires, festives, artistiques, culinaires, architecturales, funéraires, etc.). A cet égard,
dans une étude parue en 1991, le juriste Nourredine Saadi commençait par rappeler que,
s’agissant des sorties féminines,
il n'y a ni prescription, ni interdiction législative organisant ou niant la
liberté de circulation sur une base sexuelle. Cependant la Loi, au sens du
droit positif, est largement détournée par la dialectique qui s'établit entre les
pratiques sociales et les mentalités. Il y a alors une intériorisation sociale qui
a plus de prégnance et de force que le droit et qui influence les pratiques;
parfois les réglemente. La volonté des élus FIS d'appliquer la Shari‘a
conduit à édicter juridiquement l'Infiçal1 dans les communes qu'ils gèrent
outrepassant ainsi la Loi (Saadi 1991:119).
Ainsi, et contrairement à une idée reçue, le fait pour la femme de quitter le domaine clos de
la Tradition, avec ses stations et ses itinéraires soigneusement balisés, pour l'espace
théoriquement ouvert de la Modernité ne signifie pas - loin de là ! - la disparition des tabous
ancestraux intériorisés et des anciennes postures éthico-normatives (Abrous 1989). De fait,
pour ce qui est de l'Algérie, toutes les enquêtes confirment la lenteur et la difficulté avec
laquelle les femmes investissent peu à peu, de manière transversale et minoritaire, les
territoires de la Modernité.
1. Infiçal : « Principe de séparation des sexes » (Saadi 1991:119)
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Certes, le spectacle animé et coloré des rues des grandes villes algériennes à une heure
d'affluence peut parfois faire illusion : les jeunes filles/femmes en jeans et baskets ou en
hidjâb "modernisé" sont nombreuses à côtoyer joyeusement leurs camarades garçons sur les
trottoirs bondés. Pourtant, dès la tombée de la nuit, le cœur de la cité se vide de sa population
féminine et redevient le domaine quasi-exclusif des hommes1. De même, dans le contexte
idéologique du jihâd actif entretenu par les courants islamistes radicaux, certains jours de la
semaine (en particulier le vendredi, jour de prière à la mosquée), certaines périodes de l'année
(le Ramadan, par exemple), certains quartiers (populaires, mais pas uniquement) se
distinguent par l’organisation de véritables mises en scène collectives (impliquant des
postures, des discours, etc.) qui sont autant de démonstrations ostentatoires et théâtralisées de
l’unité et de la ferveur de la Umma face à la duplicité des « mécréants » … Pourtant, même si
les leaders de la mouvance islamiste prennent bien soin d’exhiber - souvent au premier rang
dans ce type de manifestations publiques - les cohortes de militantes soigneusement
encadrées, on ne peut pas dire que lors de certaines scènes d’hystérie (verbale et physique),
souvent assez violentes, qui éclatent de loin en loin au cours de ces réunions, les femmes
tiennent nécessairement le meilleur rôle ni, à plus forte raison, qu’elles y prennent la
meilleure part ...
Par ailleurs, dans le contexte majoritairement urbain qui est désormais celui de
l'Algérien(ne), les "sorties" de type traditionnelles ont perdu en grande partie leur fonction
cérémonielle et leur saveur conviviale. Bien sûr, favorisées par leur courage, leur ténacité
et/ou par les hasards de la naissance (dans les milieux aisés, en particulier) certaines
individualités réussiront mieux que d'autres à s'affranchir des déterminations contradictoires
de l'idéologie dominante. Parmi ces femmes d'exception, il faut faire une place à part aux
artistes, encore plus exposées - de par le statut pour le moins problématique de l'art dans les
sociétés maghrébines contemporaines — à la vindicte des courants ultra conservateurs et aux
pressions sociopolitiques de toutes sortes2. Ainsi, en ce début de troisième millénaire, être (et
se revendiquer en tant que) peintre, cinéaste, danseuse-étoile, styliste, musicienne, voire
"rappeuse"3 (!) quand on est algérienne n'est pas toujours facile. L'écriture, pour sa part,
quand elle s'assume (en tant qu'éthique et esthétique) et réinvestit la problématique identitaire
relève de ces "sorties" à la fois iconoclastes et salvatrices qui favorisent et objectivisent les
grandes mutations socioculturelles en cours. Expérience décisive d'un rapport nécessairement
subversif aux mots de la Tribu (c'est-à-dire, en dernière instance, à la parole de l’Ancêtre
et/ou du Père), l'écriture interroge aussi la relation au corps érotique et au vertige du/des sens
interdits. Assia Djebar décrit avec une acuité remarquable ce "travail" périlleux qui
commence en fait dès l'enfance :
Dès le premier jour où une fillette « sort » pour apprendre l'alphabet, les
voisins prennent le regard matois de ceux qui s'apitoient, dix ou quinze ans à
l'avance sur le père audacieux, sur le frère inconséquent. Le malheur fondra
immanquablement sur eux. Toute vierge savante saura écrire, écrira à coup
sûr « la » lettre. Viendra l'heure pour elle où l'amour qui s'écrit est plus
dangereux que l'amour séquestré. Voilez le corps de la fille nubile. Rendezla invisible. Transformez-la en être plus aveugle que l'aveugle, tuez en elle
1. Ce qui n’exclut nullement la présence (de plus en plus visible depuis quelques années) de prostituées « stationnant » le
long de certaines avenues ou dans certains squares …
2. C'était déjà le cas au début du siècle pour les chanteuses (cf. la situation de Cheikha Tetma à Tlemcen, de Rimitti à Oran
ou de Fadela Dziria à Alger)
3. Un ou deux groupes de "rap" féminin sont apparus très récemment sur la scène musicale algérienne.
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tout souvenir du dehors. Si elle sait écrire ? Le geôlier d'un corps sans mots et les mots écrits sont mobiles - peut finir, lui, par dormir tranquille : il lui
suffira de supprimer les fenêtres, de cadenasser l'unique portail, d'élever
jusqu'au ciel un mur orbe. Si la jouvencelle écrit ? Sa voix, en dépit du
silence circule (Djebar 1985:11).
Certes, on voit bien que l'écriture est un autre parcours. Un autre exil, peut-être. Trois
questions pour finir : en arabe et/ou en français, quel sera le sort (politique, idéologique,
médiatique) de toutes ces écritures qui "circulent" de plus en plus nombreuses aux marges du
Discours dominant? Et encore, quel sera le sort de toutes ces voix sans autre support que la
douleur et la colère ? Enfin – surtout-, quelle « sortie de crise », quelle sortie de siècle pour la
société algérienne et, plus globalement, pour le Maghreb ?
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Références :
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secrétariat d’Etat au Plan.
Abrous, Dahbia, 1989, « Sortir travailler : enjeux et compromis », Actes du colloque de
Taghit. Espaces maghrébins, pratiques et enjeux, Université d’Oran, URASC-ENAG
éditions : 103-109
Aous, Rachid, 1996, Les Grands maîtres algériens du Cha‘bi et du Hawzi. Paris, Éditions ElOuns
Bencheneb, Saâdeddine, 1956, « Des moyens de tirer des présages au jeu de la buqala »,
Annales de l’Institut d’études orientales d’Alger, tome 14 : 19-111
Bertrand, Martine, 1983, Le Jeu de la boqala, Alger-Paris, OPU-Publisud
Chaulet, Claudine 1988, « Stratégies familiales et rôles des femmes », in Femme, famille et
société en Algérie, Actes des journées d’étude du Laboratoire sur la pratique algérienne du
droit, Oran, URASC-Université d’Oran : 105-109
Depaule, Jean-Charles, 1985, A travers le mur, Paris, Editions du Centre Georges PompidouCCI
Dermenghem, Émile, 1954, Le Culte des saints dans l'islam maghrébin. Paris, Gallimard
Djebar, Assia ,1985,
Mawerdi, Abou’l-Hassan, 1984, ‘Ali, Al-Ahkâm as-Soltâniyya (Les Statuts gouvernementaux
ou Règles de droit public et administratif). Traduction et notes E. Fagnan (Alger, 1915).
Réédition Alger, Office des Publications Universitaires
Meillassoux, Claude, 1975, Femmes, greniers et capitaux. Paris, François Maspero
Ougouag, Ch., 1977, « Quelques aspects de la vie féminine traditionnelle à Tlemcen d’après
des exemples de romances, tahwifât », Libyca (Alger), 25 : 299-317
Paulme, Denise, 1976, La Mère dévorante. Essai sur la morphologie des contes africains.
Paris, Gallimard
Saadi, Nourredine, 1991, La Femme et la loi en Algérie, Alger, Bouchène
Tillion, Germaine, 1966, Le Harem et les cousins, Paris, Seuil
Touati, Houari, 1994, Entre Dieu et les hommes. Lettrés, saints au Maghreb (XVIIe siècle),
Paris, éditions de l'EHESS
Yacine, Tassadit, 1988, L’Izli ou l’amour chanté en kabyle. Paris, Editions de la MSH
Yelles-Chaouche, 1990, Mourad, Le Hawfi. Poésie féminine et tradition orale au Maghreb.
Alger, Office des Publications universitaires
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