Délimiter l`espace public et l`espace privé
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Délimiter l`espace public et l`espace privé
BÉNÉDICTE GÉRARD Centre de Recherche en Sciences Sociales & Faculté des sciences sociales Université Marc Bloch, Strasbourg <[email protected]> Délimiter l’espace public et l’espace privé dans les grands ensembles d’habitation L es interrogations sur la délimitation des espaces privés/espaces publics dans les grands ensembles d’habitation présentées ici, sont des retombées de notre travail sur l’histoire du peuplement des grands ensembles de l’agglomération de Strasbourg1. La question de la définition de la population à étudier, des parties de villes à retenir, dans quelles limites géographiques, a mené à préciser ce qu’il faut entendre par « grand ensemble d’habitation ». La notion de composition urbaine s’est avérée importante pour caractériser cette forme urbaine en rupture totale avec l’image de la ville traditionnelle. La composition urbaine des grands ensembles intéresse le thème abordé ici dans la mesure où elle instaure une perception de l’espace public et de l’espace privé inédite, différente de celle qui est vécue dans le cadre urbain traditionnel. Un exemple local, celui du Grand Projet de Ville du Neuhof, permet d’illustrer que la problématique des relations espace privé/espace public est un fondement de la politique actuelle de la ville en matière de réhabilitation des grands ensembles d’habitation Que faut-il entendre par grand ensemble d’habitation ? ■ Aucun texte officiel ne codifie ou définit les grands ensembles d’habitation. Toutefois il apparaît qu’un certain nombre de critères sont retenus par les géographes et les professionnels, pour caractériser ces parties de ville construites à partir des années 1950 jusqu’au milieu des années 1970, en période de vive croissance démographique et de sévère crise du logement. 1. Un grand ensemble d’habitation compte en général un minimum de 800 logements et constitue une zone monofonctionnelle exclusivement affectée aux logements avec leurs prolongements et aux plus indispensables équipements de proximité2. Le critère de masse de logements et la superficie importante de sol urbain d’un seul tenant qu’il implique est à garder en mémoire. 2. Un grand ensemble est intégré à une agglomération déjà existante soit dans la ville centre, soit sur le territoire d’une commune de banlieue (ce n’est pas une ville nouvelle). 3. Un grand ensemble est le résultat d’une opération de construction d’immeubles confiée à un seul maître d’oeuvre, conçue « d’un seul coup », réalisée en un temps très bref. Il a été l’objet d’un projet architectural unitaire, même si la réalisation effective s’est parfois quelque peu éloignée du projet initial. 4. Les logements qui composent un grand ensemble appartiennent pour la plupart, parfois en totalité, au secteur social, et sont réalisés sous l’autorité d’un nombre de maîtres d’ouvrage restreint. On peut préciser sans entrer ici dans les détails qu’il en résulte une structure socio-démographique spécifique de la population. 5. Enfin, un grand ensemble présente une composition urbaine, un mode d’organisation de l’espace, en totale rupture avec l’image de la ville traditionnelle. Trois facteurs jouent de manière concomitante dans la création de ces paysages urbains singuliers : la structure foncière, le mode d’élaboration, et les formes architecturales3. 40 RSS33.indb 40 25/04/05 14:55:38 Bénédicte Gérard Délimiter l'espace public et l'espace privé L’utilisation des formes architecturales dites « modernes », isolées (blocs, tours et barres), et leur mode d’implantation en disposition ouverte en « open-planning » – sur fond « d’espaces verts », composé non plus en relation avec la rue mais à partir des principes hygiénistes (air, soleil, verdure), institue une nouvelle échelle du cadre urbain et des rapports espaces bâtis – espaces libres inédits. fig. 1 – Plan du quartier du Neuhof à Strasbourg. Localisation des cités d’habitat social et des exemples cités Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 33, “Privé– public : quelles frontières ?” RSS33.indb 41 Ce mode de production technique d’espace urbain se double d’un découpage du sol différent du découpage du sol traditionnel. Traditionnellement, la structure urbaine se base sur un découpage du sol par les voies qui configurent des îlots. Ces îlots sont à leur tour subdivisés en parcelles d’appropriation. À chaque parcelle correspond un propriétaire. Ce qui relève de l’espace privé et de l’espace public est clairement délimité et perçu. Ce mode de découpage du sol est le plus répandu. À Strasbourg, par exemple, on le retrouve dans la vieille ville, la nouvelle ville allemande. Parfois, comme à l’Esplanade, il est combiné à des volumes architecturaux modernes, les tours et les barres, avec bien sûr des parcelles plus grandes. Dans les grands ensembles, la pratique de délimitation des unités d’appropriation, c’est-à-dire les parcelles, est toujours la règle, mais deux remarques s’imposent : 1. Les parcelles sont peu nombreuses et plus grandes en raison du nombre restreint de propriétaires. On trouve, – d’une part, les maîtres d’ouvrages sociaux et/ou les sociétés civiles immobilières ; – d’autre part, les propriétaires des équipements scolaires, socio-culturels, sportifs, etc.4 On peut rappeler ici que les maîtres d’ouvrage possèdent les immeubles, mais aussi les espaces entre les immeubles – espaces verts ou de jeux, parkings – et les voies d’accès aux immeubles. 2. Le processus de découpage en parcelles est lié à une technique de conception architecturale : la technique du plan-masse. Cette technique permet de gérer la construction de grandes masses de logements. Le plan-masse est un plan 41 25/04/05 14:55:39 fig. 2 – Proposition d’aménagement du square Nontron – Grand Projet de Ville de Strasbourg. Document d'information au public (vers novembre 2002). 42 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 33, “Privé– public : quelles frontières ?” RSS33.indb 42 25/04/05 14:55:44 Bénédicte Gérard Délimiter l'espace public et l'espace privé fig. 3 – Point de vue A vers l'est Le square Nontron a été réalisé à la place de la tour Nontron, détruite. L’aménagement de ce secteur s’est déroulé de novembre 2001 à juillet 2003. Le square est composé d’un terrain multisports, d’une aire de jeux pour enfants et d’un terrain d’évolution libre. Des cheminements piétons ont été créés de part et d’autre du square ; l’un d’entre eux instaure une coupure entre le square et un parking. Les pieds d’immeubles ont été plantés. fig. 4 – Point de vue B vers l'ouest fig. 5 – Point de vue C vers le nord-est fig. 3, 4 et 5 – Le square Nontron aujourd’hui (photos : Bénédicte Gérard, novembre 2004) 43 RSS33.indb 43 25/04/05 14:55:47 d’architecture qui donne à voir le mode d’implantation du bâti, sa volumétrie et les accès aux bâtiments. En simplifiant, on peut dire que l’architecte s’attache tout d’abord à la manière d’implanter les volumes architecturaux dans l’assiette spatiale disponible, en référence aux mots-clés de la modernité – « soleil, espace, verdure » –, et qu’il règle la question des voies d’accès dans un second temps, lorsque celle de l’implantation est résolue. Deux effets de ce mode d’élaboration des espaces urbains sont à signaler : – d’une part, l’émergence d’un environnement quotidien original qui n’est pas perçu comme un cadre urbain (en comparaison du cadre bâti urbain traditionnel) ; – d’autre part, une difficulté certaine à distinguer l’espace privé de l’espace public. En effet, l’absence de rues bordées d’immeubles, l’absence d’îlots bâtis qu’il est possible de contourner à pied, l’absence de limites de parcelles reconnaissables, instaurent une autre perception de l’espace public et de l’espace privé, par rapport au découpage de la ville traditionnelle. Cette absence de repères (public/privé) affecterait principalement la perception et l’usage des espaces extérieurs libres de construction (voies, espaces verts). Les maîtres d’ouvrages signalent que le statut des espaces privés collectifs reste incompréhensible pour les habitants, ce qui ne manque pas d’avoir des effets sur les usages et les pratiques. Ce manque de distinction serait à l’origine de problèmes : les locataires ne respectent pas toujours les espaces privés collectifs – qui ne leur sont pas personnels mais pour lesquels ils payent des charges – parce qu’ils ne les différencient pas de l’espace public. L’hypothèse des collectivités locales et des bailleurs est aujourd’hui la suivante : si les habitants peuvent bien identifier cet espace privé, ils peuvent se l’approprier et le respecter. Cette hypothèse est désormais le fer de lance de l’intervention de l’État dans le cadre de la politique de la ville. Elle apparaît sous le terme de « résidentialisation ». Elle est notamment au cœur du Grand Projet de Ville pour le quartier du Neuhof à Strasbourg (2000-2006). L’exemple du Grand Projet de Ville pour le quartier du Neuhof à Strasbourg Grand Projet de Ville à Strasbourg, au cours d’une rencontre (avril 2004). ■ Pour illustrer ce propos, le choix s’est porté sur le Neuhof. En effet, le Neuhof est le seul quartier, parmi les dix grands ensembles de l’agglomération strasbourgeoise analysés dans notre étude, à faire l’objet d’un Grand Projet de Ville. On peut émettre des réserves quant à sa qualification de « grand ensemble ». En effet, les cités du Neuhof ne sont pas le résultat d’un programme architectural unitaire réalisé d’un seul tenant, mais une succession d’opérations à bas coût menées entre 1954 et 1972. Mais aujourd’hui on peut s’accorder à trouver que les cités du Neuhof ont bien les caractéristiques d’un grand ensemble, par : – le grand nombre de logements (3 400 logements), – la localisation en périphérie de noyau urbain, – le site, éclaté entre des urbanisations prééxistantes (les casernes, la cité du Stockfeld, le vieux Neuhof, le port), – la composition en « open-planning »5. Les différences entre les cités successives peuvent apparaître au visiteur d’aujourd’hui, comme les effets d’une volonté d’individualisation de sousquartiers réalisés par plusieurs maîtres d’ouvrage et différents maîtres d’œuvre, au moment de la création et de la réhabilitation (cf. figure 1). Les documents de base de notre analyse sont les suivants : – La communication concernant le programme prévisionnel 2004-2006 du Grand Projet de Ville au Conseil de la Communauté de Strasbourg, extrait du registre des délibérations du 30 janvier 2004 (30e séance). – Le document public intitulé «Convention territoriale du quartier du Neuhof 2000–2006. Grand Projet de Ville de Strasbourg », février 2003, C.U.S. – Un document de travail non publié contenant des simulations formelles de projets par l’équipe d’architectes urbanistes Yves Lion. – Des informations directes recueillies auprès de Philippe Raluy, directeur du Parmi les quatre axes de l’intervention publique affichés dans le cadre du Projet de Ville, c’est l’intitulé « La valorisation du cadre de vie : le projet de recomposition urbaine » qui nous intéresse ici6. Un des objectifs principaux de ce projet est clairement affirmé : « la redéfinition des limites entre domaine public et domaine privé ». Il s’agit de « définir un nouveau découpage foncier et un domaine public au sein des cités afin de casser leur monolithisme foncier, formel et fonctionnel »7. Le but est de rendre cohérente la domanialité, par l’attribution de fonctions précises, propres à chaque espace, public ou résidentiel, et de permettre ainsi une meilleure lisibilité des espaces, une meilleure appropriation par les habitants et une gestion mieux adaptée aux usages. Derrière ces objectifs définis de manière explicite s’exprime sans ambiguïté un but de contrôle social et policier de l’espace. Pour Philippe Raluy, directeur du Grand Projet de Ville du Neuhof, il faut « délimiter l’espace privé et l’espace public pour couper court au sentiment de non lieu, de non appartenance ». Les espaces ouverts dit-il « ce n’est pas de la démocratie, mais le domaine du trafic organisé ». « Mieux l’espace est délimité moins il y a de problème. Où ce n’est pas délimité, c’est le domaine des bandes »8. La stratégie mise en place comporte deux volets : 1. La création et l’aménagement d’espaces publics par la collectivité. 2. La résidentialisation des espaces extérieurs autour des immeubles par les bailleurs. 1. La création et l’aménagement d’espaces publics par la collectivité Il s’agit de créer et d’aménager des places, des squares, des espaces de loisirs, et des voiries. Cette création et aménagement peut concerner : des espaces publics à (re)composer sur le domaine qui appartient déjà à la ville, mais également des espaces publics à créer sur du sol repris du domaine des bailleurs. La collectivité souhaite en effet constituer progressivement un domaine public 44 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 33, “Privé – public : quelles frontières ?” RSS33.indb 44 25/04/05 14:55:48 Bénédicte Gérard Délimiter l'espace public et l'espace privé fig. 6 – La cité Solignac aujourd’hui (source : document Grand Projet de Ville) fig. 7 – Proposition d’aménagement de la cité Solignac : simulation (source : document Grand Projet de Ville) Dans les cités du Neuhof, il est prévu d’ici 2006, la résidentialisation de 50 000 m2 autour des immeubles d’habitat social. L’objectif est de transformer les logements peu attractifs en grands logements (sur un ou deux niveaux) avec jardin privatif et accès direct à partir de la rue. 45 RSS33.indb 45 25/04/05 14:55:53 par l’acquisition de parcelles incluses dans le patrimoine des bailleurs sociaux, jusqu’à ce jour (CUS-Habitat, par exemple)9. Cela suppose la redéfinition des affectations des espaces extérieurs entre la ville et les bailleurs. Certains espaces privés collectifs deviendront propriété de la ville, qui en assurera l’aménagement et l’entretien. Ces espaces deviendraient ainsi clairement des espaces publics. Les avantages sont certains : la cession de surfaces foncières à la ville diminuera les frais d’entretien pour les bailleurs, ce qui allègera d’autant les charges des locataires. Bien plus, l’espace public gagné tombe sous responsabilité communale pour ce qui relève de la surveillance, de la sécurité, du maintien de l’ordre. Le processus est en cours de réalisation. Un espace public, le square Nontron, composé d’un terrain multisports, d’une aire de jeux pour enfants et d’un terrain d’évolution libre, a été réalisé à la place de la tour Nontron, détruite (2001-2003, cf. figures 1 à 5). D’autres projets devraient suivre. Deux exemples peuvent servir d’illustration. Le secteur de la place de Hautefort sera réaménagé en raison du passage du tramway route du Neuhof : une station de tramway sera implantée sur le parking de l’église St Christophe ; à cet effet, une partie ou la totalité des tours du secteur sera démolie (rue Clairvivre et route du Neuhof), des espaces verts publics seront créés à leur place. Le secteur du carrefour Mâcon-Reuss sera restructuré afin qu’il devienne un centre de quartier : réalisation d’un boulevard ouest-est entre la rue de Provence (Meinau) et la rue de Lorient (zone portuaire), démolition de la tour 107 route du Neuhof, création d’une station de tramway, installation de services, d’activités et d’équipements (cf. figure1). 2. La résidentialisation des espaces extérieurs autour des immeubles Celle-ci sera assurée par les bailleurs. Il est sans doute utile de rappeler avec Nicolas Michelin, architecte urbaniste, en quoi consiste la résidentialisation. Pour lui elle est « un principe de réorganisation urbaine qui consiste sur le terrain à regrouper ou découper les immeubles (tours et barres) en unités résidentielles. A faire en sorte que la limite entre l’es- pace public et celui, privé, de l’immeuble (dévolu au locataires) soit clairement définie. Le découpage peut se faire par groupe d’immeubles, par immeuble, et même par cage d’escalier. Des clôtures diversement traitées (murs, haies, grillage, écran végétal) sont dressées afin de bien matérialiser les limites sur la rue ou entre immeubles. L’une des vertus reconnues à ces divisions, outre qu’elles facilitent la requalification des pieds d’immeubles, est qu’elles permettent la réappropriation par un petit nombre d’habitants d’un territoire où ils peuvent éventuellement garer leurs voitures, entretenir des jardins et personnaliser leurs entrées »10. Dans les cités du Neuhof, il est prévu d’ici 2006, la résidentialisation de 50 000 m2 autour des immeubles d’habitat social. L’objectif est de transformer les logements peu attractifs en grands logements (sur un ou deux niveaux) avec jardin privatif et accès direct à partir de la rue. Il s’agit de mettre en relation les immeubles entre eux et de développer des jardins privatifs. Pour les concepteurs du projet « Ces opérations offrent des occasions de repenser le rapport entre l’immeuble et l’espace public en favorisant des espaces appropriables, de créer des locaux collectifs, des locaux d’activités ou des services sur les axes passants ou les lieux où l’on souhaite renforcer des centralités »11. De nombreux pieds d’immeubles seront ainsi restructurés notamment dans les secteurs Solignac, Hautefort et Ballersdorf (cf. fig. 1 : respectivement cités d’habitat social 3, 7 et 10, et fig. 6 et 7). Cet aspect sera renforcé par la création d’une offre de logements individuels avec jardin, pour remplacer des secteurs où les logements seront détruits (500 au total)12. Les constructions neuves sous forme de maisons en bande, jumelées ou individuelles, permettront de diversifier les formes d’habitat. Ces logements seront « en accession très sociale » aussi bien en location qu’en vente. Il s’agit de renouveler pour partie l’offre sociale, mais également de réduire la part du logement social dans le quartier. La proportion de logements sociaux du quartier du Neuhof devrait ainsi passer de 61 % à moins de 50 %13. Les cités situées le long de l’Allée des Déportés (secteur Ballersdorf-Crab- bé) sont concernées par ce processus de renouvellement14 (cf. figure 1 : cités d’habitat social 10 et 12). Il y est prévu la destruction de nombreux immeubles (totale pour l’îlot Crabbé-Résistance) et la construction de logements neufs individuels en moindre densité. Ainsi, d’un côté on aura l’espace public géré et détenu par la collectivité, d’un autre l’espace privé (celui de la résidentialisation) bien délimité qui appartient aux bailleurs. En dehors des grilles, des murets, des portails ce sera l’espace public. L’objectif est de faire disparaître les espaces privés à usage collectif. Désormais, ils seront affectés à un usage précis et clairement délimités. Cette position n’a pas que des défenseurs. Nicolas Michelin, cité ci-dessus, s’élève contre la résidentialisation. Selon lui deux objections majeures sont à opposer à cette vision théorique. La première concerne la prise en compte de l’existence de lieux de convivialité. Pour lui, « Des lieux de convivialité (ou de citoyenneté) existent déjà dans les cités et même s’ils sont polémiques et montrés du doigt par le « sécuritaire », ils n’en demeurent pas moins revendiqués par les habitants et notamment les jeunes qui y voient souvent l’âme de leur cité. La cité possède ses qualités propres qui tiennent essentiellement aux grands espaces, qu’il s’agisse des espaces verts entre les immeubles ou des zones de parkings au pied des tours ». La seconde concerne les conséquences destructrices de la réorganisation urbaine qui accompagne le principe de résidentialisation. La stratégie mise en œuvre implique d’appliquer un modèle d’urbanisme plus traditionnel, c’est-à-dire de découper le sol en rues, îlots et parcelles. Pour Nicolas Michelin, « La résidentialisation s’accompagne inéluctablement d’un recalibrage des voiries, et surtout, d’une nouvelle organisation des espaces dits publics selon un modèle inapproprié, celui des centres-villes basés sur la rue, le stationnement latéral, les façades et les alignements d’arbres. Tous ces principes censés apporter de l’urbanité aux quartiers, sont particulièrement destructeurs quand ils y sont mis en œuvre. Ainsi le découpage des barres est complété par un nouveau tracé de rues pour désenclaver et de places pour faire « plus urbain ». Ces plans de restructuration inspirés du 46 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 33, “Privé – public : quelles frontières ?” RSS33.indb 46 25/04/05 14:55:54 Bénédicte Gérard modèle néohaussmannien sont désespérément appliqués à un territoire conçu sur le modèle opposé, celui du mouvement moderne. Il faut alors démolir des immeubles qui gênent les nouveaux tracés et construire sur des espaces trop vastes entre les barres pour retrouver des largeurs classiques de rue. Parfois, on assiste ainsi à un véritable massacre. » Ces réflexions d’un architecte-urbaniste praticien éclairent les propositions d’aménagement contenues dans le Grand Projet de Ville pour le quartier du Neuhof à Strasbourg. Elles contribuent à formuler plusieurs questions. D’abord un constat : le Grand Projet de Ville du Neuhof élaboré en ce début du XXIe siècle reste dans la tradition française de réhabilitation physique des grands ensembles d’habitation. Il s’agit principalement d’actions de transformation du cadre de vie, inaugurées au Neuhof en 1977 avec l’opération HVS (Habitat et Vie Sociale). Les effets escomptés n’ont pas été au rendez-vous. Trente ans plus tard, l’urgence de transformations s’avère toujours impérieuse. La volonté d’amélioration de la qualité du cadre bâti et de l’environnement « urbain » du Neuhof ne peut être remise en cause. Ces nouvelles dévolution et gestion des « espaces libres » du grand ensemble avec leurs retombées financières pour les bailleurs et leurs locataires ne peuvent être que positives. Mais, les actions d’amélioration de l’image du Neuhof, entreprises ou projetées, ne sont pas exemptes de risques de déconvenues. Ainsi, la résidentialisation ne peut s’appliquer à tous les types d’immeubles. Que devient l’intimité d’un jardin privatif au rez-de-chaussée d’un immeuble de cinq étages ou plus ? Dans certains groupes de bâtiments, comment obtenir la surface suffisante pour des jardins résidentiels sans diminuer le nombre de places de parking ? Les voitures sont nombreuses au Neuhof ! La nature des espaces publics créés satisfait-elle aux attentes des résidents de Neuhof-Cités ? Les espaces pour enfants et jeunes mis en place (ou en projet) ressemblent fort à ceux des grands ensembles à leur origine. Les moins jeunes des « jeunes » seront-ils heureux longtemps d’être sous les regards de toutes Délimiter l'espace public et l'espace privé ces fenêtres ? Ne feront-ils pas savoir qu’ils regrettent les espaces sportifs plus généreux et moins contraints pratiqués à la faveur de la coupure verte ouest-est aujourd’hui reprogrammée voie de circulation, sous l’appellation « boulevard » ? Quels espaces publics reste-t-il pour la sociabilité spontanée de l’habitant ordinaire ? Les espaces publics majeurs créés à l’échelle de l’ensemble du secteur (boulevard ouest-est ; liaison Cannoniers-Orbey) sont des coupures de nature routière, de par leurs destinations et usages prévisibles, et non des lieux de déambulation et de promenade urbaine. Ils contribuent à cloisonner le Neuhof, à le constituer en unités résidentielles fermées sur ellesmêmes. Les lieux d’animation (animation commerciale privée) sont rejetés en périphérie, en deux lieux de «centralité» externes aux « cités » réhabilitées (liés aux arrêts de tramway, au sud et au nord). La ligne de tramway qui doit desservir le Neuhof est tracée sur sa frange ouest (allée Reuss) et ne pénètre pas dans les secteurs de réhabilitation lourde. Les responsables du Grand Projet de Ville ont-ils mesuré les effets du renoncement au moyen le plus efficace de transformation et de valorisation urbaine qu’est le tramway pour les Strasbourgeois ? Ce tramway, espace public à part entière, était espéré dans les cités. Le Grand Projet de Ville met clairement en cause la forme urbaine du grand ensemble. Ce faisant il s’attaque à la question du peuplement. Par l’action sur l’espace physique, il compte agir sur le contenu social. La destruction des immeubles les plus dégradés ou les plus impropres à une réhabilitation « rentable » est sans doute utile au but poursuivi in fine, la baisse de la proportion de logements sociaux. Autrement dit, l’objectif est d’attirer au Neuhof des couches sociales moins démunies par l’offre de logements en accession à la propriété : maisons individuelles avec jardin. Ce but peut-il être atteint avec les moyens proposés ? Le Neuhof, et particulièrement les lieux destinés aux programmes de maisons individuelles en remplacement des immeubles démolis, sont porteurs d’images très négatives (secteur Ballersdorf-Crabbé). Combien d’années seront nécessaires à la revalorisation de ces secteurs, dans l’esprit des Strasbourgeois ? Le raisonnement est peut-être plus cynique. Il est peut-être escompté que la rareté et le coût du foncier à Strasbourg finiront par avoir raison du désir d’accession à la maison individuelle et que des familles se laisseront piéger ? Mais ces nouvelles familles apporteront-elles de la diversité sociale ? Notes 1. Ce travail a été initié par la préparation du cours « Démographie des villes », prononcé dans le cadre du DESS « Villes et Conflits » depuis octobre 2002, à l’UFR des Sciences Sociales , Université Marc Bloch de Strasbourg. 2. Prolongements du logis : espaces verts, espaces de jeux pour les enfants, parkings ; équipements de proximité : écoles, commerces, centre socioculturel, accueil de la petite enfance) 3. Les conditions économiques et financières ne sont pas abordées ici. 4. Egalement lorsque le grand ensemble est construit par tranche financière succesive. 5. A l’exception de la cité jardin du Stockfeld, réalisée en 1911. 6. Les quatre programmes d’action sont : la promotion de la personne, la gestion urbaine de proximité, la valorisation du cadre de vie, la dynamique économique. 7. Convention territoriale du quartier du Neuhof 2000-2006. Grand Projet de Ville de Strasbourg, février 2003, C.U.S., p. 60. 8. Commentaires illustrant l’opération déjà réalisée : le square Nontron. 9. Le rachat de ces parcelles se ferait au franc symbolique. 10. Michelin Nicolas (2002), « Comment éviter de passer de la barre à l’îlot ou les logiques interprétatives contre la résidentialisation », L’archipel métropolitain, sous la direction de J. P. Pranlas Descours Picard ; Edition Pavillon de l’Arsenal et Picard Editeur. 11. Convention territoriale du quartier du Neuhof 2000-2006. Grand Projet de Ville de Strasbourg, février 2003, C.U.S., p.60. 12. Les cités du Neuhof comptent 3 405 logements au 31/12/2000 (sans la cité du Stockfeld) (Source : le document public intitulé « Convention territoriale du quartier du Neuhof 2000-2006. Grand Projet de Ville de Strasbourg », février 2003, C.U.S.) 13. «Il est convenu que le nombre de logements résultant du solde entre le nombre de logements locatifs aidés démolis et le nombre de logements aidés reconstruits sur le Neuhof (y compris pour l’accession sociale) devra faire l’objet d’une reconstruction du même niveau numérique en dehors du Neuhof. » Convention territoriale du quartier du Neuhof 2000-2006. Grand Projet de Ville de Strasbourg, février 2003, C.U.S., p. 63. 14. A l’exception de la cité Raoul Clainchard. 47 RSS33.indb 47 25/04/05 14:55:55