Solitude, narcissisme et mélancolie

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Solitude, narcissisme et mélancolie
LA DOUCEUR DE LA DOULEUR : LA DOULEUR QUI S’AIME
Solitude, narcissisme et mélancolie : à propos d'une question décalée
Hans ETTEMA
INTRODUCTION : À PROPOS D’UNE CHANSON DE MOUSTAKI
Mélancolie, dépression et narcissisme. Le sujet de cette présentation m'est venu à
l'attention quand nous avons entendu la chanson « Ma solitude » de Georges Moustaki, il
y a quelques semaines. Effectivement, je me suis demandé si la chanson ne jouait pas sur
le champ narcissique, n’était pas un peu narcissique, comme Georges Moustaki souhaite
la solitude, sa solitude, la bienvenue, comme « presque une amie ». Comme cette question
allait peut-être un peu plus loin, je ne l’ai pas posée, mais l’ai décalée, jusqu’à aujourd’hui.
« Non, je ne suis jamais seul avec ma solitude », c’est le refrain oxymore qui a attiré mon
attention. En rhétorique « l’oxymoron » est la réunion de deux mots de sens opposés. «
Jamais seul avec ma solitude », c’est-à-dire, la solitude est dédoublée et déniée. Le sens ici
est comparable avec par exemple le « soleil noir » de Nerval (El desdichado : La malheureuse,
1853), une belle expression pour dépression et mélancolie. 1 Georges Moustaki présente,
pour qui le veut ou l’accepte, une solution pour la solitude. Il la reconnaît en respect, et
l’appelle : « douce compagne » et « complice ». Le chansonnier partage son lit avec elle et
y partage des longues nuits « face à face ». La chanson fait de la tristesse d’être abandonné
presque une valeur centrale d’une personne affectée. Le chansonnier a l’air de dire: « Je
suis seul et la mélancolie devient ma muse ».
Il se peut bien que la chanson servît comme une manière de considérer sa propre détresse,
comme une consolation pour tous ceux qui sont seuls, une consolation.
Mais si Moustaki ne se console pas lui-même, qui (moi, vous) est-il en train de consoler ?
Et ensuite, comment pourrait-il le faire ? D’où vient son amie, quelle est sa provenance ?
Qui est elle ? C’est pourtant une relation qui n’est pas vacante, ou dégagée ! Est-ce cela la
manière de Moustaki de régler ses comptes avec quelque chose qui se passe si souvent ou
est-ce quelque chose qui nous concerne tous ?
Pour Moustaki, la solitude est une amie qui ne le quitte pas, il doute (« Faudra-t-il que j'y
prenne goût ou que je réagisse? »), mais il sait bien qu’il ne faut pas se se laisser désarmer
1
Kristeva, J. (1987) Soleil noir. Dépression et mélancolie. Paris, Gallimard.
LA DOUCEUR DE LA DOULEUR
par elle, cette femme qu’il pourtant aime. Elle est intime avec lui. Elle restera sa compagne
fidèle jusqu’à son dernier jour. L’image de son amie est plutôt positive.
UNE CHANSON DE BARBARA
Je me souvenais d’une autre chanson avec le même thème, celle de Barbara en 1965,
intitulée : « la solitude », titre presque identique, avec la différence d’une lettre, le L à la
place de M.. Je vous propose le texte et la chanson.
Ici, comme chez Moustaki, la solitude est inévitable, « elle fait toujours escorte » . Barbara
l’a trouvée « devant ma porte, un soir que je rentrais chez moi » . Le rendez-vous est
moins voulu, et la solitude n’est certainement pas une amie, mais une garce. Cette femme
fortement désagréable, avec son air déprimé, a beaucoup d’impact sur celui qu’elle visite.
Contrairement à Moustaki, Barbara fait une description d’elle qui contient bien des
caractéristiques, des vrais symptômes d’une dépression. La garce nous ferait même « l’hiver au plein cœur de l’été » . Barbare prend sa distance et s’adresse aussi à elle. « T’as
la mine du désespoir, tu n’es pas belle à regarder. Aller, va t’en porter ailleurs ! » C’est
une confrontation avec quelqu’un qu’elle n’aime point ; en revanche, elle veut vivre. Dans
le 4e verset, la personne de la solitude ne la laisse pas et reprend le mot. Elle dit : « Je sais
que tes amours sont morts, je suis revenue, me voilà » . Et la solitude ne cesse pas de
gêner, de freiner, d’embêter. C’est une vraie ennemie.
Moi, je trouve les images de Barbara plus poétiques et plus réelles à la fois. Pour elle la
solitude est quelqu’une qu’il faut mettre à la porte. Il y a dynamique dans le poème et les
images sont profondes, bien travaillées et reprises. Les symptômes, issus de la solitude
dans la mélancolie qui suit, sont concrets. Elle, Barbara, ne cède jamais pour cette garce
avec laquelle elle se doit combattre.
En comparaison avec les paroles de Moustaki le poème de Barbara est plus à distance,
voire objectif, mais aussi plus vécu, il paraît. Il y a une relation avec la solitude, qui donne
l’impression qu’elle est trop connue – même en intimité - , mais détestée. Chez Moustaki,
on peut parler d’une douleur douce, qui soude avec Moustaki lui-même. Chez lui pas de
distance, mais en revanche une douleur pas très concrète, plutôt une humeur implosive,
pas trop symbolisée, pas trop connue. C’est quelque chose qu’on peut connaître comme
soi-même. Subjectif. Une tristesse qui est intériorisée et qui par la muse est soutenue dans
sa mélodie mélancolique et douce.
2
LA DOUCEUR DE LA DOULEUR
SOLITUDE, NARCISSISME ET MÉLANCOLIE
La Solitude
La solitude, le sentiment d’être seul, d’être séparé, isolé, sentiment de déréliction et de
délaissement, est quelque chose qui peut nous envahir. Mais c’est également un sentiment
basal qui est propre à la condition humaine.
Quand je suis effectivement délaissé par ceux qui me sont chers, quand je ne connais
personne qui peut recevoir mes plaintes et personne qui puisse écouter mes appels, je me
sens vraiment seul.
Mais il est aussi vrai que la condition humaine est précisément cet abîme qui se déploie en
moi-même, qui me sépare de ce que je m’imagine d’être, ce que je désire. L’identité est cet
entre les deux : dette différence entre ce que je suis momentanément et que je serai ou
serais. Cette altérité et fissure en moi-même, qui me sépare toujours de ce que je peux être
et de ce qui je m’imaginai maintenant que j’ai été. La solitude provient aussi du fait que
nous sommes qui nous sommes, des êtres qui sont capables de parler, à l’autre, à soimême (comme un autre), qui sont capables d’entendre les autres, de comprendre et être
conscients de notre position et perspective à l’égard de tout et de tous ceux qui sont
présents. Conscience aussi de notre présence, qui soit limitée. Mais la conscience n’est pas
tout et la subjectivité n’est pas autonome ! Le sujet est selon l’expérience de la
psychanalyse un être qui désire, et son désir ne se laisse jamais réduire à ce qu’on peut
objectiver dans la raison.
La communication avec l’autre et moi-même n’est jamais directe, mais toujours assujettie
aux images, aux possibilités du langage, à la position que l’autre prend dans mon
discours.
Il y a une différence entre réalité, imagination et parole ! Et, pour être capable de parler à
un autre, il faut que je me puisse déplacer à la place de cet autre, sans me perdre dans
l’identification avec mon prochain, c’est-à-dire, respecter la différence, assumer ma
position unique, pour objectiver et mettre les choses à leur place, assister à un monde
commun, notre monde, le monde (c’est-à-dire, la réalité en symboles). Cela est la
condition de notre existence, qui entraîne une certaine solitude qui est le sol de notre
sentiment de n’être pas complet et de notre responsabilité. Comme cela la condition
humaine contient aussi la disposition à la mélancolie, sans laquelle il n’y aurait pas de
psychisme.
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LA DOUCEUR DE LA DOULEUR
La Mélancolie
Mais il est possible d’être malheureux à cause des événements qui suscitent ma
dépression. La liste des malheurs, qui nous accablent tous les jours, est infinie. Mais pas
tous les malheurs suscitent une dépression. Parfois il se passe que je suis blessé par un
événement dans lequel est suscité en moi quelque chose qui me fait revivre une blessure,
une perte plus originale. Selon la psychanalyse classique, la dépression, comme le deuil,
cache une agressivité contre l’objet perdu.2 À propos d’une perte (d’un objet perdu) le
dépressif semble dire : « Je l’aime, mais plus encore, je le hais. Parce que je l’aime, je
l’installe en moi ; mais, parce que je le hais, cet autre en moi est un mauvais moi, je suis
mauvais, je suis nulle, je me tue ». Quand un déprimé subit un malheur par exemple est
abandonné, cela éveille une autre situation d’antan, un théâtre plus archaïque, en lui. Le
déprimé garde ce théâtre avec toutes ses forces en lui.
La dépression, appelée « mélancolie » avant notre époque, est psychologiquement
caractérisée par une représentation négative sur soi-même, une vue négative du monde et
un pressentiment pessimiste vis-à-vis de l’avenir. Négligence, lenteur, tristesse, indolence,
pessimisme, troubles du sommeil sont pour partie les symptômes de cette détresse,
comme nous avons déjà vu chez Barbara. Souvent il y a plusieurs symptômes corporels.
Mais ce sont surtout un malaise dans l’estime de soi et des sentiments de désespérance,
d’impuissance (on ne peut plus en on ne veut rien) et culpabilité, qui sont frappant. Le
patient juge la souffrance insupportable pour les autres et soi-même. Un sentiment de
perte de tout et de tous est au centre. Et les déprimés sont cependant souvent très attachés
à leur sentiment, qui leur donne une certaine identité. Une identité dans la douleur. Il est
pourtant difficile de parler de leur expérience, comme il soit innommable et menaçant
pour nous autres. C’est surtout le déni de leur souffrance, c’est-à-dire le déni de leur vécu
intérieur ou de leur âme, qui est soutenu par l’opinion commune que la mélancolie soit
une maladie et qu’elle devrait préférentiellement être soigné par des médicaments. Mais
c’est mieux aussi de considérer la dépression sous l’aspect de la « défaite du sujet » qui
cherche désespérément à vaincre le vide de son désir. 3 C’est-à-dire oublier soi-même,
dénier la vie intérieure.
2
Freud, S. (1917) Trauer und Melancholie, GW 10.
3
Roudinesco, E. (1999) Pourquoi la psychanalyse ? Paris, Fayard.
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LA DOUCEUR DE LA DOULEUR
Le Narcissisme
C’est dans le narcissisme que nous trouvons les sources cachées du sujet blessé, refusant
de se (re)connaître. L’histoire psychologique de ce concept est encore jeune et aujourd’hui
ce concept est, bien autrement, aussi une catégorie dans le grand système de DSM-IV. Le
traitement des personnalités dites « narcissiques » a rendu aux psychanalystes une autre
modalité de la dépression. Loin d’être une attaque dissimulée contre un autre, imaginé
hostile parce que frustrant, la tristesse serait le signal d’un moi primitif blessé, incomplet
et vide. Le dépressif a l’impression d’être déshérité d’un suprême bien innommable, de
quelque chose non représentable, qu’il sait bien préserver en soi même, sans y être
conscient. L’imaginaire dépressif est narcissique. Le monde narcissique peut être
caractérisé par un retrait du monde des autres, déni de la réalité extérieure, repli sur leur
désir traumatique donc innommable et refus de langage, suite à une blessure, une
séparation, un deuil. L’objet, la chose perdue, est transformé en objet idéal tout aussi
imaginaire, le Grand Tout au sein duquel le perdant s’unifie avec le Perdu, s’englobant
tous les deux.4 Ni moi, ni toi, vases communicantes, déni de la séparation. Le narcissisme :
Une fascination, concentrée autour de l'identité de soi-même (comparé, comparable, avec
et comme un autre) qui ne se connaît pas et qui ne veut pas admettre le champ de l’autre.
Dans ce narcissisme, la douleur est retrouvée comme le trait archaïque de sa propre
identité. Une douleur qui s’aime, une douleur douce, crypte incompréhensible de soimême.
Annexes :
Barbara (1965) La Solitude
G. Moustaki (1969) Ma Solitude
Groningue, octobre 2008
4
Kristeva, J. (2008) Thérèse mon amour. Sainte Thérèse d’Avila. Paris, Fayard, p. 68.
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LA DOUCEUR DE LA DOULEUR
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