Entretien avec Fanny de Chaillé et Pierre Alferi

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Entretien avec Fanny de Chaillé et Pierre Alferi
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Entretien avec Fanny de Chaillé et Pierre Alferi
Comment a démarré votre collaboration ?
Fanny de Chaillé : J’ai reçu une commande
d’Hubert Colas pour ActOral. Il m’a proposé
de travailler avec un écrivain. A la vérité,
travailler avec un écrivain ce n’était pas une
envie qui me tenaillait mais j’ai pensé que si
je devais travailler avec quelqu’un ce serait
avec Pierre Alferi. Une amie commune, Sarah
Murcia, a organisé un diner…
Pierre Alferi : Je ne connaissais pas Fanny à
l’époque. Au début, j’ai vu cette fille en jeans et
baskets et j’ai cru que c’était la baby-sitteuse.
Bon, ensuite les choses sont rentrées dans
l’ordre. Ce que m’a dit Fanny c’est qu’elle voulait
faire une pièce où figurerait une partition, où
le texte aurait un rôle visible. L’idée m’a plu
parce que la présence du texte, sa visibilité,
m’intéresse. J’ai pensé à ce qui me troublait à
ce moment-là : skype. Avec skype, on a toujours
des problèmes dans les conversations : le son
est coupé ou le débit est trop lent et du coup
l’image est saccadée ou figée. Je me suis dit que
ça serait bien d’inventer un système de secours :
une machine qui lise sur les lèvres et transcrive
le texte à chaque fois que le son est coupé.
Ce serait une transcription phonétique du
français au français. Evidemment, ça aussi, ça
marcherait mal, comme tout. La transcription
reproduirait des phonèmes mais pas forcément
les mots que le locuteur prononce. Il y aurait un
découpage arbitraire des phonèmes tel qu’ils
construiraient d’autres mots.
Fanny de Chaillé : Quand j’ai reçu le texte, je l’ai
lu et l’ai trouvé absolument incompréhensible.
J’avais besoin de le lire à haute voix pour le
comprendre et cette nécessité m’a beaucoup plu.
C’est écrit comme des espèces de rébus, de motsvalises, de mauvais calembours. Ca fonctionne
vraiment comme une partition, on a besoin de
mettre le texte en voix pour qu’il fasse sens.
© Marc Domage
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© Marc Domage
Coloc précédé du Voyage d’hiver
C’est un texte pour l’oreille. Est-ce que c’est
aussi un texte pour l’œil ?
F. de C. : Oui, c’est aussi un texte pour l’œil.
Je voulais le faire apparaître sur scène,
comme si le texte était la scénographie. Je ne
suis pas très intéressée par les innovations
techniques parce que j’aime les choses faites
vite, simplement, les plus claires. À partir du
moment où l’on utilise la technique, je trouve
que l’on est déjà dans la distance. Alors, pour
éviter toutes les complications techniques,
nous avons pris de grands cartons et écrit la
partition dessus, à la main, parce que lorsque
quelque chose est écrit à la main, il est possible
de sentir le corps de quelqu’un. Et puis écrire le
texte à la main, pour nous, c’était une façon de
se l’approprier aussi. Donc le texte est écrit sur
des cartons et présenté au public mais celui-ci
n’y a pas un accès direct. S’il lit les cartons,
il ne les comprend pas. Il faut que Grégoire
Monsaingeon les dise, il faut que ça passe par
la voix de l’acteur. Alors le public reconnaît
lentement la langue qui est dans la langue.
P. A. : C’est intéressant, cette mise en scène à
partir de cartons, parce que ça accentue le fait
que c’est de la langue broyée, mixée, régurgitée.
F. de C. : Oui, j’ai travaillé à partir de la
manipulation de la partition. On joue avec
les cartons, avec la matière carton. Je me
suis amusée à découper la partition de Pierre
sur un grand nombre de cartons de tailles
différentes et c’est le défilé de ces cartons qui
donne son rythme à la pièce.
Est-ce que le texte parle de quelque chose ou
est-ce juste un travail sonore ?
P. A. : Avec skype, il y aussi l’idée que les
distances sont brouillées. On peut avoir le
fantasme que les gens se déplacent aussi
facilement que les signaux. Au moment où
j’écrivais, j’étais fasciné par l’histoire de Luka
Rocco Magnotta, le tueur et dépeceur de
Montréal. Il était à Montréal et tout à coup,
on nous dit qu’on l’a vu à Paris, à la Porte
d’Ivry ; puis à Berlin. Il était comme un virus
informatique. Soudain, on pouvait dire : « il
est là chez toi. Il y a un tueur fou et il est chez
toi. » En fait, ce genre de sujet vient presque
naturellement quand on fait ce type de travail
sur la langue. C’est très difficile de découper
des phonèmes autrement qu’ils ne le sont
dans la vraie phrase, dans la vraie langue. C’est
contre-nature. C’est comme de chercher un
motif abstrait dans quelque chose de concret.
Et donc il faut travailler à voix haute, envisager
le langage comme une matière sonore. Et
forcément quand on travaille comme ça, ce
sont tous les trucs dont on ne veut pas qui
apparaissent, toutes les choses qu’on refoule
plus ou moins fortement : sexe, violence,
mort. C’est un texte obscéno-scato-morbide.
Il fonctionne sur une sorte de régression,
d’abêtissement pulsionnel.
Est-ce que le texte comportait des didascalies ?
P. A. : À vrai dire, je n’avais aucune idée
de mise en scène. Je n’ai donné aucune
indication parce que j’espérais plus des idées
de Fanny que des miennes.
Coloc précédé du Voyage d’hiver
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F. de C. : Au début, Pierre est venu mais en
fait sa présence me gênait, me perturbait,
m’empêchait d’avoir des idées. Alors j’ai
travaillé sans lui.
Vous avez choisi de travailler avec Grégoire
Monsaingeon et Christophe Ives : l’un est plutôt
acteur, et l’autre plutôt danseur. Est-ce une façon
de jouer sur l’opposition du corps et de la voix ?
F. de C. : Pas vraiment. Je savais que je
voulais travailler avec ces deux personnes
qui auraient parlé ensemble. Et puis au fil
du travail, je me suis aperçue que Grégoire
prenait naturellement en charge le texte et
Christophe lui donnait une existence spatiale,
en mouvement. C’est plutôt devenu le discours
d’un seul. Il y a deux personnes sur scène mais
il n’y en a qu’une qui parle. C’est un peu une
histoire de double ou de schizophrénie.
P. A. : Au fond, le désosseur a le fantasme de
tout liquéfier, d’enlever les os pour que tout
devienne fluide, liquide, circulatoire comme
si tout était déconstruit. C’est un peu ce que
cherche la pièce.
— Propos recueillis par Stéphane Bouquet,
novembre 2013
© Anne-Lise Broyer
© Marc Domage
biographies
Parallèlement à ses recherches universitaires sur la poésie sonore,
Fanny de Chaillé travaille avec des chorégraphes et metteur
en scène : Daniel Larrieu, Rachid Ouramdane, Emmanuelle
Huynh, Alain Buffard, Gwenaël Morin. Depuis 1998 elle réalise des
installations : Le Karaokurt, La Pierre de Causette, mais aussi des
performances : Le Robert, Le Voyage d’hiver, Wake-up, ou des pièces
chorégraphiques : Underwear, pour une politique du défilé, Ta ta ta,
Amerique, Nos illusions perdues, Gonzo conférence.
De 2009 à 2012, elle est artiste associée au Théâtre de la Cité
internationale. Elle y a créé en juin 2010 Human Library, projet de « bibliothèque vivante » mené
avec 23 résidents de la Cité universitaire internationale, Je suis un metteur en scène japonais et
plus récemment Passage à l’Acte co-signé avec le plasticien Philippe Ramette, et Mmeellooddyy
Nneellssoonn avec Grégoire Monsaingeon.
Qu’il s’agisse de langage dramatique, conférence ou interview, ses pièces n’ont de cesse de donner
— retrouver — corps à la langue, prendre en compte sa matérialité, penser sa physicalité, la
contraindre, l’épuiser, la faire rebondir, la porter, et se détourner par là des questions de dramatisation
et d’interprétation. Dans tous les cas, il s’agit de jouer, de distordre les codes — de préférence avec des
danseurs — pour toucher au plus près ce qui constitue la théâtralité.
www.fannydechaille.fr
Pierre Alferi est né en 1963. Il a publié, principalement chez
P.O.L, une dizaine de livres de poésie, quelques essais et cinq
romans, dont le dernier, Kiwi, est un feuilleton illustré. Il a cofondé la revue Détail et la Revue de littérature générale. Depuis
2000, il réalise des cinépoèmes – une vingtaine à ce jour –, et il
dessine autour des mots. Son travail, parfois en collaboration avec
des musiciens ou des plasticiens, a donné lieu à un grand nombre
de lectures, performances et expositions, et sa partie graphique
fait l’objet d’une archive en ligne (alferi.fr) Il enseigne à Paris, à
l’École des arts décoratifs et à l’École des beaux-arts.

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