"Permaculture, guérir la terre, nourrir les hommes

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"Permaculture, guérir la terre, nourrir les hommes
Bonnes feuilles
Publié le 19/02/2015
"Permaculture, guérir la terre,
nourrir les hommes", Actes Sud
Perrine et Charles Hervé-Gruyer racontent ici leur découverte de la
permaculture en 2008 et le nouvel essor qui s'en est suivi pour leur
ferme
La ferme prend un nouvel essor lorsque nous découvrons la permaculture. Les jardins sont profondément transformés. La production grimpe et notre moral aussi !
En octobre 2008, un ami nous envoie un article qui nous fait découvrir un concept novateur : la permaculture. Cet article nous donne envie d’en savoir plus. Perrine commande des livres, en anglais
car il n’y a pas de littérature française sur la permaculture à l’époque. Elle effectue de nombreuses
recherches. Ce que nous découvrons nous passionne.
La permaculture, comme évoqué dans le premier chapitre, est une approche fondée sur l’observation
du fonctionnement de la nature. Les écosystèmes naturels sont durables, autonomes, résilients.
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Bill Mollison, David Holmgren, Permaculture 1, Debard, 1986, rééd. Éditions Charles Corlet, 2011, p. 15.
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Si nous comprenons en profondeur comment ils fonctionnent, en prenant ces écosystèmes comme
modèles, nous pouvons créer des habitats humains plus durables et autonomes.
L’idée centrale de la permaculture est de créer un réseau de relations bénéfiques entre tous les
composants d’un système. Elle est avant tout une approche conceptuelle. Le design permaculturel
(design est un anglicisme pouvant être traduit par “conception”) est en premier lieu une démarche
d’observation et de réflexion pour positionner correctement les éléments d’un système les uns par
rapport aux autres, de manière qu’ils puissent interagir. Un système soigneusement conçu sera ensuite plus économe en intrants et en énergie, demandera moins d’efforts pour fonctionner tout en
étant plus productif.
La permaculture est donc une invitation à nous mettre à l’école de la nature et à transposer avec
créativité ses enseignements dans tous les secteurs de notre vie. Elle est bien davantage qu’un ensemble de techniques : un cadre conceptuel souple et pragmatique.
Le design permaculturel permet d’intégrer de manière cohérente des technologies empruntées à des
domaines divers, comme l’agro-écologie, l’éco-construction, les énergies renouvelables, mais aussi
des approches novatrices de la gouvernance, comme la communication non violente et la sociocratie2, et de l’économie (économie circulaire, sel3)…
La permaculture est avant tout une affaire de bon sens, une certaine manière de considérer les systèmes dans leur globalité ; un enfant peut en comprendre l’essence intuitivement ! Nombre d’entre
nous sont des permaculteurs sans le savoir, mais prendre conscience de ces concepts essentiels
permet de gagner en efficacité et en cohérence.
Dessiner comme la nature
Voici quelques éléments clés tirés de l’observation des écosystèmes.
➤ Dans la nature, tout est relié.
➤ Les écosystèmes fonctionnent en boucle.
➤ Chaque élément profite aux autres et reçoit d’eux.
➤ Les déchets de l’un sont la ressource de l’autre.
➤ Tout est recyclé.
➤ Chaque fonction importante est remplie par plusieurs éléments, et chaque élément remplit
potentiellement plusieurs fonctions.
➤ Le tout est plus que la somme des parties.
➤ Chaque écosystème fonctionne de manière largement autonome et apporte une contribution
à l’ensemble de la biosphère.
“La sociocratie est un mode de prise de décision et de gouvernance qui permet à une organisation, quelle que soit sa taille -- d’une famille à un
pays –, de se comporter comme un organisme vivant, de s’auto-organiser.” (Wikipedia.)
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“Un système d’échange local (ou SEL) est un échange de produits ou de services qui se font au sein d’un groupe fermé (généralement associatif).” (Wikipedia.)
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Marcher dans le sens de la vie
Dans la suite de ce livre nous nous consacrerons principalement aux applications des concepts de la
permaculture à la sphère de la production agricole, pratiquée dans les jardins familiaux ou les fermes, en apportant sur cette question des éclairages nouveaux issus des recherches menées à la
Ferme du Bec Hellouin et en d’autres lieux. Mais la permaculture, comme nous l’avons évoqué, va
bien au-delà de la sphère agricole !
Les forêts sont une source d’inspiration puissante. Sans aucune intervention humaine et sans intrants, elles produisent généralement deux fois plus de biomasse par hectare et par an que nos
agrosystèmes cultivés. Un hectare de châtaigniers produit autant de protéines végétales qu’un hectare de blé, ce dernier nécessitant de nombreuses interventions humaines, des énergies fossiles, des
intrants… Mais, dans la production de la forêt, une large part de la biomasse n’est pas directement
utile aux humains (les feuilles, les plantes du sous-bois…), tandis que, dans le champ de blé, tout est
valorisable : la paille comme le grain. Comment combiner l’autonomie de la forêt et la production de
nourriture élevée du champ de blé ?
Bill Mollison et David Holmgren, les deux Australiens fondateurs de la permaculture, ont cherché
comment adapter à nos installations humaines les facteurs qui rendent les écosystèmes naturels si
productifs et autonomes. Par exemple, en observant les jardins forestiers de nombreuses populations vivant en régions tropicales, ils ont imaginé une forme de jardin inédite en région tempérée, la
forêt-jardin, dans laquelle tous les végétaux (ou quasiment tous) sont comestibles. La forêt-jardin est
une imitation de la forêt sauvage, adaptée aux besoins des humains.
La culture sur buttes permanentes
Dès nos premières recherches, notre attention est attirée par un système de culture plurimillénaire,
sorti de l’oubli par la permaculture : la culture sur buttes permanentes. Cette approche se fonde sur
un constat simple : dans la nature, le sol n’est jamais labouré, jamais travaillé. De plus, il est généralement toujours couvert par une litière de végétaux en décomposition. En créant des buttes de culture permanentes, nous évitons de détruire le potentiel de fertilité du sol par des passages d’engins
mécaniques ou par le bêchage. Les organismes vivants du sol : vers, bactéries, champignons, algues, etc., vont pouvoir prospérer et améliorer naturellement la structure et la fertilité du sol. Si de
plus le sol est couvert par un paillis, ou mulch, les éléments fertiles du sol ne sont plus lessivés, le
désherbage est réduit, les réserves d’eau du sol sont protégées de l’évaporation, les premiers centimètres du sol ne sont pas stérilisés sous l’action du soleil, et cette litière, en se décomposant, réalise
un véritable compostage en place.
Le fait de réaliser une butte de bonne terre arable présente de nombreux autres avantages : l’épaisseur de la couche d’humus est accrue et les plantes ont davantage à manger. La butte se réchauffe
et perd son excédent d’eau plus vite à la sortie de l’hiver. L’ergonomie du travail est améliorée : la circulation des jardiniers se faisant exclusivement dans les allées permanentes, la butte n’est jamais
tassée, et la terre est moins basse ! Il y a également plus de niches pour les insectes auxiliaires.
D’après Patrick Whitefield et John Jeavons 4, la culture sur buttes est attestée en Chine il y a quatre
mille ans, en Amérique du Sud depuis plus de trois mille ans, chez les Grecs il y a deux mille ans.
Elle est encore pratiquée dans différentes régions du monde, en Mélanésie par exemple, pour les
cultures de tubercules. Dans les potagers traditionnels de chez nous, les planches 5 surélevées constituaient une forme de butte permanente. Je me souviens, dans le jardin de mon grand-père en AlVoir The Earth Care Manual, op. cit., et How to Grow More Vegetables than You Ever Thought Possible on Less Land than You Can Imagine, Ten
Speed Press, 8e éd., 2012.
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En maraîchage, on appelle planche une bande de terre cultivée.
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sace, d’avoir observé des planches surélevées maintenues par des coffrages de briques, pouvant
être couvertes en hiver de châssis vitrés ; de telles installations sont à la fois esthétiques et très productives.
Dans notre quête d’informations sur la permaculture, nous tombons rapidement sur le site Web du
Petit Colibri, la ferme de Richard Wallner. N’ayant pu développer sa production maraîchère à cause
de tracasseries administratives, Richard consacre son énergie à ses recherches et à la diffusion d’informations 6. Il nous envoie des DVD. L’un d’eux représente le jardin d’Emilia Hazelip.
Aujourd’hui décédée, Emilia fut une pionnière de la permaculture en France. Son jardin est inspiré
des mandalas orientaux. En Inde, un mandala est une forme géométrique centrée qui favorise le
calme et la concentration et remplit une fonction spirituelle. Quelle énergie dans ce design, que nous
retrouverons plus tard sur des photographies par satellite de jardins de la région du lac Titicaca, au
Pérou, datant de trois mille deux cents ans !
Le jardin mandala
Nous sommes en novembre 2008. Malgré l’épuisement de cette fin de saison, nous retrouvons une
belle motivation et, sans attendre, entamons la construction de notre jardin mandala. L’idée d’inscrire
dans le paysage un dessin plurimillénaire nous parle profondément.
À nouveau, notre métier de maraîcher nous donne l’occasion de réaliser une synthèse entre beauté
et production de nourriture ; de croiser, dans notre vallée normande, des influences venues de la nuit
des temps et d’autres cultures, l’Inde et l’Amérique pré-incaïque ! Nous transformons un espace de
800 mètres carrés, jusque-là travaillé en traction animale. Je suis tellement pris par le projet que, réveillé tôt, je piaffe en attendant l’aube, et me retrouve à piocher une terre encore gelée aux premières
lueurs du jour ! Le chantier est entièrement réalisé à la main, avec l’aide efficace de Jean-Claude
Bellencontre, qui a intégré l’équipe et deviendra au fil des ans l’un des piliers de la ferme.
Le jardin mandala est achevé en février. Ce premier chantier est encore imparfait et le design, ainsi
que la manière de cultiver les buttes, sera amélioré d’année en année 7. Mais il se révèle, dès la saison 2009, incomparablement plus productif que le même espace cultivé en traction animale. La surface réellement cultivée a été multipliée par un facteur 5, au moins. Nous sommes passés d’un rang
de légumes tous les 75 centimètres, avec une terre à nu entre deux rangs, à de belles buttes profondes, larges de 1,20 mètre environ, entièrement couvertes par les cultures.
La gestion des adventices (je préfère ce terme à “mauvaises herbes”, qui ne rend pas hommage à
ces végétaux courageux) est considérablement facilitée, et les conditions agronomiques dans lesquelles poussent les plantes, très largement améliorées. De plus, l’impact visuel de ce jardin est fort
et contribue à l’agrément de la ferme, tant pour l’équipe permanente que pour ses visiteurs. Nous
formerons les années suivantes de nombreux stagiaires à la culture sur buttes et les retours d’expériences sont unanimement positifs!
Les îles-jardins
Le printemps s’annonce. Perrine, grande chercheuse sur Internet, a passé l’hiver dans ses études
sur la permaculture. Internet est l’un de nos plus précieux outils à la ferme. Quelle chance de pouvoir
visionner, le soir venu, après une journée de travail dans les jardins, des films tournés en Australie,
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Richard Wallner a publié un Manuel de la culture sur butte (Rustica, 2013). Il traduit et diffuse également divers livres et DVD sur la permaculture.
Le livre que vous avez entre les mains traite des concepts de la permaculture et de l’agriculture bio-inspirée. Nous prévoyons d’écrire un guide
pratique largement illustré qui reviendra en détail sur les applications de toutes les thématiques évoquées dans ces pages, à paraître chez Actes
Sud.
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en Californie, au Népal ou en Afrique… Jamais la circulation des bonnes pratiques n’a été rapide à
ce point, ce qui constitue un véritable espoir pour sauver la planète ! Ce que nous découvrons est
tout simplement enthousiasmant. Perrine quitte (non sans mal !) la famille et la ferme, et part suivre
un cours certifié de permaculture8 de deux semaines en Angleterre.
Nous décidons de transformer la partie ouest de la ferme. C’est un chantier d’envergure. Cet espace
de quelques milliers de mètres carrés est très pauvre, c’est là que la couche de terre arable est la
plus mince. Ce mauvais herbage est tout juste apte à nourrir quelques moutons maigrichons. Il va
devenir au fil des ans une véritable oasis féconde et luxuriante.
Le design appliqué ici est plus audacieux. Il s’appuie sur une longue période d’observation initiale.
Depuis plusieurs années nous y réfléchissons, y travaillons par petites touches ; la rencontre avec la
permaculture nous donne les outils conceptuels nécessaires pour aller beaucoup plus loin. Le premier élément sur lequel nous nous appuyons est la présence de l’eau, puisque la rivière du Bec
coule en bordure du pré.
Nous avons déjà creusé, deux ans plus tôt, une première petite mare ; la présence d’eau dans le
paysage lui donne une beauté supplémentaire : miroir réfléchissant le ciel, escale pour les hérons,
les aigrettes, les bécassines et les canards, habitat permanent pour les poules d’eau… Nous avons
envie de pousser ce travail plus avant, de développer l’interface terre/eau, qui est, sous toutes les
latitudes, hautement productive.
Je suis depuis longtemps fasciné par les jardins potagers situés juste en bordure de l’eau, comme
les hortillonnages d’Amiens, vaste région lacustre cultivée depuis l’époque gallo-romaine. Le terme
maraîchage vient de marais, car c’est généralement dans ces zones humides que l’on trouve en
abondance la terre fertile et l’eau nécessaires aux cultures vivrières.
Nous nous lançons et creusons, avec l’accord du maire du Bec-Hellouin, un réseau de petites mares
délimitant deux îles-jardins. Puis, pour pallier l’absence de sol, un collègue agriculteur apporte du
compost provenant du club hippique du Bec-Hellouin et l’étale en une couche généreuse. Charles
Barbot, le propriétaire du club, nous permettra toujours de prélever du compost dans ses tas de fumier. Ce transfert de matière organique illustre l’esprit de la permaculture : tout déchet d’une activité,
s’il n’est pas recyclé à l’intérieur du système, devient un polluant à l’extérieur. En valorisant les déchets du club hippique local, nous les transformons en ressource pour la ferme9.
Cet apport nous permet de disposer d’une épaisseur de matière organique suffisante pour créer des
buttes sur les deux îles. Par la suite, sur nos terres caillouteuses et impropres aux cultures, nous ferons à plusieurs reprises appel au compost du club hippique lors de la création de nouveaux jardins.
Cet apport est réalisé en une seule fois, il ne prend que quelques heures et constitue le socle sur lequel nous allons pouvoir ensuite, en douceur, avec patience, créer amoureusement une bonne terre
maraîchère. Le fumier n’est pas forcément disponible localement, mais il peut être remplacé par des
engrais verts et des arbres ou cultures ayant la capacité de fixer l’azote atmosphérique, installés de
façon pérenne.
Le cours certifié de permaculture (CCP), ou Permaculture Design Course (PDC) en anglais, constitue le premier niveau de formation en permaculture. Il a été institué par Bill Mollison et reste le format standard internationalement reconnu. Sa durée est de soixante-douze heures au moins -généralement onze jours d’enseignement. Le CCP donne une initiation aux grandes thématiques de la permaculture. Ce premier niveau d’étude
peut être prolongé par un parcours personnalisé préparant au diplôme de permaculture appliquée, qui valide les compétences nécessaires pour
créer des designs et enseigner la permaculture. Perrine et moi avons obtenu ce diplôme en 2013.
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Certes, il serait préférable de pouvoir acheter le fumier provenant d’un élevage bio, ou de le produire nous-mêmes, ce que nous faisons en petite
quantité avec nos animaux. Mais l’élevage bio le plus proche se trouve à plusieurs dizaines de kilomètres… La législation européenne de l’agriculture biologique autorise l’utilisation de fumier non bio, à condition qu’il ne provienne pas d’élevages industriels. Nous pouvons toutefois espérer que,
dans un avenir proche, l’essor de l’agriculture biologique permettra aux maraîchers de disposer localement de fumier bio.
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La forêt-jardin
Mars est venu. Les deux îles sont maintenant créées, les buttes formées. Il serait peut-être temps de
préparer la saison de maraîchage… Mais Perrine a rencontré, au fil de ses lectures, le concept novateur évoqué au début de ce chapitre, que les Anglo-Saxons appellent food forest, edible forest… Une
forêt qui se mange ? Il n’en faut pas plus pour que notre imaginaire s’enflamme. Le merveilleux concept de forêt-jardin nous parle tout de suite profondément ! Malgré la fatigue et le printemps qui s’annonce, nous nous lançons dans l’implantation de notre jardin forestier. Il occupe une surface de 1 200
mètres carrés, en forme de fer à cheval autour des mares et des îles, du côté des vents dominants.
La forêt-jardin est le royaume de Perrine. Elle passe ses jours et ses nuits dans la recherche de végétaux adaptés. En France, les fournisseurs potentiels se comptent sur les doigts d’une main. Finalement, ce seront une centaine de variétés d’arbres fruitiers, d’arbustes à petits fruits, de fruits à coque, de plantes fixatrices d’azote, de couvre-sols, de lianes comestibles qui seront plantés. Une partie de ces végétaux proviennent de l’Agroforesty Research Trust de Martin Crawford, en Angleterre 10.
En avril nous sommes sur les rotules -- il y a un principe de la permaculture que nous avons très mal
intégré, c’est celui de faire les choses lentement ! Mais nous ne sommes pas peu fiers du résultat. Il
est fascinant de voir comment, en deux mois, le médiocre herbage s’est transformé. Il compte maintenant quatre milieux différents : la forêt-jardin, à l’ouest, en bordure de parcelle, abritant de sa
courbe généreuse les mares et les deux îles, et un petit pré-verger qui sert de paddock à Winik, notre
cheval de trait, à Alice, notre ânesse, et aux poneys des enfants. Ces quatre milieux sont étroitement
imbriqués. Les zones de lisières sont nombreuses. L’interface terre/eau est maximisée, elle court sur
plusieurs centaines de mètres de long.
Le tout est plus que la somme des parties
Deux mois plus tard, les récoltes de la grande île sont vraiment étonnantes. Cette île, dont la fertilité
ne cessera de croître, devient l’espace le plus productif de la ferme. Quant à la forêt-jardin, au fil des
ans elle prend de l’ampleur. Faute d’expérience, nous gérons mal le couvre-sol et rapidement les orties gagnent. Mais nous apprenons à les considérer comme une ressource : riches en sels minéraux
et en azote, elles forment un excellent paillis pour les buttes de culture.
Nous avons travaillé dur pendant deux mois, fait appel à une pelleteuse, un tracteur, importé du
compost. Maintenant, la récompense est là : nous pouvons nous mettre légèrement en retrait, travailler uniquement à la main -- plus aucun engin mécanisé ne pénètre cet espace -- et observer la
manière dont la vie vient coloniser l’agro-écosystème ainsi formé. Les mares se peuplent de grenouilles et de plantes aquatiques. Curieusement, les truites, les épinochettes et même les écrevisses
à pattes blanches arrivent spontanément ! L’éblouissant martin-pêcheur devient un visiteur quotidien.
Une cane colvert et ses douze canetons nagent dans le petit ruisseau qui sépare la forêt-jardin des
îles…
Les années passent et cet espace devient de plus en plus beau, fécond et productif. Nous sommes
récompensés au-delà de tout ce que nous pouvions imaginer. Nous vérifions la justesse de l’adage
permaculturel : le tout est plus que la somme des parties. Ces petits milieux interagissent. La matière
organique circule. Les ressources sont nombreuses : les roseaux des mares poussent rapidement,
formant une biomasse abondante, comestible tant pour les humains que pour les animaux ; la vase
des mares, concentré de fertilité, permet de recharger les buttes ; les orties, consoudes et bardanes
sont des pompes à minéraux qui croissent à foison, nous n’avons qu’à les faucher pour les déposer
en paillis sur les buttes ; les tailles de la forêt-jardin et celles des osiers têtards que nous avons bou-
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Voir www.agroforestry.co.uk.
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turés autour des mares peuvent être broyées pour faire du bois raméal fragmenté 11 ; le crottin des
équidés vient alimenter les tas de compost ; les branches des frênes qui poussent le long de la rivière constituent un excellent bois-fourrage… L’ensemble forme un tout petit système agro-sylvopastoral12 qui devient de plus en plus autofertile.
Les microclimats
Nous observons également un microclimat favorable aux cultures légumières : la forêt-jardin abrite
les îles des vents dominants, de secteur ouest, tandis que la surface des mares réverbère une partie
des rayons du soleil. Le microclimat est donc moins venteux, plus chaud, plus humide, les écarts
thermiques sont régulés par la présence de l’eau. Tout cela est favorable à la culture des légumes.
Au bout de cinq ans, nous pouvons constater une véritable création d’humus sur les îles, notamment
dans les allées qui sont paillées en permanence. Une couche de bon terreau de près de 10 centimètres d’épaisseur s’y est formée, que nous utilisons pour accroître le volume des buttes. La terre de
celles-ci est profonde et meuble, pleine de vie. Elle sent bon le sous-bois !
La vie sauvage s’est également développée, l’ensemble formant une incroyable oasis de biodiversité. Les ornithologues et les naturalistes sont surpris du nombre d’oiseaux rares vivant dans cet espace où les humains sont pourtant très présents, et par la vitalité des milieux aquatiques.
À la recherche de fermes permaculturelles
Nous avons mené ces travaux tambour battant, persuadés qu’il existe des légions de fermes permaculturelles en France et dans le monde et que nous allons pouvoir travailler en réseau avec d’autres
praticiens. Pourtant, durant les années suivantes, nous cherchons en vain des possibilités d’échanger avec des fermes permaculturelles qui soient véritablement des lieux de production.
Nos recherches en France, en Angleterre ou aux États-Unis nous donnent le sentiment que les fermes se revendiquant de la permaculture sont essentiellement des lieux d’autonomie alimentaire,
mais pas vraiment de production commerciale. Bien évidemment, il est extrêmement souhaitable que
des lieux d’autosuffisance se multiplient. Toutefois, en tant que jardiniers-maraîchers, notre intérêt se
porte également sur la production vivrière effectuée dans un cadre professionnel. À ce jour, la permaculture et l’agriculture biologique se sont encore peu rencontrées.
Il nous semble dès lors trouver un peu notre vocation, notre “niche”, comme dirait notre ami Bernard
Alonso, professeur de permaculture qui viendra enseigner à la ferme : favoriser les connexions entre
agriculture biologique et permaculture. Cinq années plus tard, la situation a évolué et un nombre
croissant de projets et de réalisations s’inspirent de la permaculture dans le monde agricole, même si
les fermes en production restent rares dans notre pays. L’intérêt est exponentiel, et plus d’une centaine de maraîchers et de porteurs de projets sont venus se former à la ferme. Nous sommes invités
également à intervenir dans des formations de maraîchage biologique.
Changer de paradigme
Revenons à l’époque de notre récit, en ce printemps 2009. La rencontre avec la permaculture nous
fait basculer progressivement dans un autre monde, celui de la microagriculture. Mais il nous faut du
temps pour mettre au rancart nos anciens formatages ! Nous sommes encore à cheval entre deux
Le bois raméal fragmenté (brf) est une manière, mise au point par des chercheurs canadiens, de valoriser les rameaux de bois de petite section
(moins de 5 centimètres). Les jeunes rameaux broyés vivants sont un concentré de minéraux, de protéines, d’hormones et de bio-catalyseurs. Disposé en paillage sur le sol ou incorporé, le brf permet d’aggrader (améliorer) des sols appauvris.
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Un système agro-sylvo-pastoral intègre des cultures, des arbres et des animaux
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conceptions de l’agriculture. Dès que nous avons pris le statut d’agriculteurs, nous avons été imbibés
d’une croyance largement répandue : plus tu es gros, mieux tu te portes ! Une seconde croyance
marche avec la première : plus tu es mécanisé, plus tu gagnes !
Nous avons évoqué notre refus de la mécanisation. Mais nous sommes toujours désireux de grandir
-- ce qui, à notre échelle, ne signifie pas racheter quelques dizaines d’hectares ou la ferme du voisin… En cette troisième année de maraîchage, nous ne gagnons toujours rien, et pensons sincèrement que c’est parce que nous ne produisons pas assez -- donc que nos jardins sont trop petits.
Nous cherchons à mettre en culture de nouveaux espaces. C’est ainsi que nous avons créé des
bandes de cultures entre nos arbres fruitiers. Et nous avons entamé un projet plus ambitieux : installer des jardins sur le terrain très pentu que nous avons pu acquérir au-dessus de l’abbaye.
Un projet un peu fou
Aucun agriculteur sain d’esprit n’aurait tenté de cultiver une pente aussi abrupte -- du reste, deux
tracteurs y chavireront. Le terrain, à l’abandon depuis une cinquantaine d’années, était absolument
impénétrable lorsque nous l’avons acquis. Le défricher a pris deux années ! Puis nous y avons planté un verger conservatoire avec environ trois cents variétés de pommiers, poiriers, cerisiers, pruniers,
pêchers, abricotiers, figuiers… Durant plusieurs années nous avons cultivé en traction animale les
parties les moins pentues, au prix de beaucoup d’efforts, mais avec des résultats minables. Travailler
en traction animale sur un terrain en pente oblige à soulager le poids de l’outil, qui a tendance à glisser. Je me suis souvent senti gros et vieux ces jours-là !
Sur les traces de Sepp Holzer
En creusant la question, nous découvrons que la permaculture a beaucoup réfléchi sur l’aménagement des pentes. Un fermier autrichien, Sepp Holzer, est devenu une star dans ce domaine13 ! Cet
autodidacte a, depuis 1962, transformé le Krameterhof -- la ferme familiale qu’il avait reprise à dixneuf ans seulement -- en suivant son intuition. Il a redessiné les contours de sa montagne, les pentes abruptes d’une froide vallée. Là où ses voisins ne plantent que des conifères, Sepp cultive une
grande diversité de fruits et légumes, et fait pousser, entre 1 000 et 1 500 mètres d’altitude, des cerisiers et des vignes. Il y est parvenu en créant de nombreuses terrasses et des lacs, favorisant l’apparition de microclimats bénéfiques. Sepp élève des poissons dans ses mares, du bétail et des porcs,
sème à la volée des légumes au milieu des plantes sauvages, fait tout à l’encontre des canons de
l’agriculture productiviste. Longtemps décrié, il est aujourd’hui devenu un expert mondialement reconnu dans la régénération d’espaces dévastés par l’agriculture industrielle. Il a réussi, dans des zones désertifiées d’Espagne et du Portugal, à implanter des “paysages d’eau”, créant des dizaines de
lacs importants grâce à des techniques simples et peu coûteuses.
Nouveaux jardins en terrasses
L’exemple de Sepp Holzer nous pousse à aménager des terrasses sur notre pente. Une dizaine sont
progressivement formées en suivant autant que possible les courbes de niveau. Onze mares sont
creusées, qui se remplissent avec les pluies et les eaux qui ruissellent sur les chemins. Nous apportons également du compost car, après le creusement des terrasses, il ne reste guère que des
caillasses. Des arbres fruitiers sont plantés le long des talus, en alternance avec des buissons de petits fruits ; ils procurent une récolte et tempèrent les ardeurs du soleil en été. Après six années d’efforts, ces jardins commencent à prendre fière allure.
Son livre La Permaculture de Sepp Holzer : guide pratique pour jardins et productions agricoles diversifiées, paru aux éditions Imagine un colibri
en 2011, n’a pas fini de faire rêver !
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Il leur faudra encore quelques années pour atteindre leur maturité. Les arbres fruitiers poussent et
donnent leurs premières récoltes. Des buttes de culture ont été réalisées sur une moitié des terrasses, les autres sont cultivées avec le cheval. La terre devient fertile et les récoltes plus substantielles.
Quelques ruches profitent d’une bonne exposition à l’orée du bois. Nous n’avions pas réalisé, en entamant ce chantier six ans plus tôt, que ces jardins jouissent d’un microclimat exceptionnel. Nous
pouvons observer que le gel arrive deux à trois semaines plus tard, à l’automne, dans ces jardins,
que dans ceux de la vallée, et nous gagnons de même quelques semaines au printemps.
Or, pour un maraîcher, pouvoir démarrer ses cultures aussi tôt que possible au printemps est d’un
grand intérêt. Dorénavant, dès février, nous commençons à mettre en culture ces jardins de la colline, avant de redescendre dans la vallée. Les plantes aromatiques s’y plaisent beaucoup. Nos moutons broutent les espaces les plus pentus, entre les terrasses. Ces jardins, qui ne sont reliés ni à
l’eau de la ville, ni à l’électricité, sont maintenant conduits en totale autarcie. Nous tirons parti, pour
les fertiliser, de ce que la nature nous donne : les feuilles mortes et les fougères, abondantes dans
les bois alentour. Les orties et plantes sauvages des talus sont régulièrement fauchées et mises en
paillis dans les allées ou sur les buttes. Nous n’avons plus besoin d’énergie fossile et profitons des
dons de la nature : le soleil, l’eau de pluie, la biomasse qui pousse localement sans rien demander à
personne !
Faucheurs volontaires
Une chose en amène une autre et le travail est toujours en mouvement. Nous nous interdisons maintenant tout passage d’engin mécanique et cherchons des alternatives. Nous avons appris à faucher
à la main, remplaçant avantageusement l’horrible débroussailleuse par des faux fabriquées artisanalement en Autriche, les meilleures d’Europe, commercialisées par notre ami Emmanuel Oblin14. La
faux est tellement agréable à manier qu’elle devient une addiction ! La lame tranchante fait monter
les parfums des menthes sauvages et de l’origan qui, par endroits, prospèrent sur les talus.
La vue est de toute beauté, avec l’abbaye et le village blottis en contrebas et les collines boisées à
perte de vue. Lors des offices, les cloches de l’abbaye emplissent l’air de puissantes vibrations. Atteler le cheval, monter travailler une journée en silence dans ces jardins, y faire cuire le déjeuner au
feu de bois sous l’if centenaire nous donne le sentiment d’avoir un pied sur terre et un pied dans le
ciel. C’est tout sauf un travail -- un ressourcement, des vacances ! Lorsque la charrette regagne la
vallée dans la chaude lumière du soleil couchant, chargée des récoltes, de brassées de fougères qui
serviront de paillis, de tiges de noisetier pour réparer une clôture, le caractère intimiste de la petite
ferme nichée autour de sa rivière, l’accueil des animaux qui ne manquent pas de saluer notre retour,
chacun à sa manière, nous réjouissent d’une nouvelle façon.
Nous avons de la chance d’avoir deux terrains aussi différents, même si la distance qui les sépare
reste une gêne. Ces deux terrains ont en commun d’être tous deux considérés comme impropres
aux cultures. Les concepts de la permaculture nous ont permis de les mettre en valeur. Nous apprenons qu’un design permaculturel -- même s’il cherche en premier lieu à valoriser l’existant et à éviter
l’apport d’éléments extérieurs -- demande souvent plus de travail et d’investissements qu’une mise
en culture classique, dans un premier temps. Planter des arbres, des haies, creuser des mares, tirer
parti des mouvements du terrain pour renforcer des microclimats favorables représente un effort certain. Mais ce travail est également jubilatoire, car co-créer avec la nature un paysage comestible est
l’une des plus belles aventures que l’on puisse vivre. Une fois ces aménagements effectués, observer comment la nature s’empare des lieux et joue sa partition, dans le sens de plus de vitalité, de
biodiversité, d’autonomie, de luxuriance, année après année, est un émerveillement sans cesse renouvelé.
Emmanuel Oblin commercialise le meilleur matériel qu’il puisse trouver dans ses recherches. Son site est illustré de nombreuses vidéos qui permettent de s’initier à l’art du fauchage et à celui du battage et de l’affûtage de la lame. Pour en savoir plus : www.comptoirdelafaux.com.
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Un autre rapport au temps
Finalement, dans une approche permaculturelle, c’est le rapport au temps qui est différent. Comme
les peuples premiers, nous ne cherchons pas à tout prix un profit maximal à court terme, mais plutôt
un équilibre dans la durée. Si je meurs demain, j’aurai beaucoup travaillé et peu récolté dans ces jardins de la colline. Mais ceux qui viendront après moi pourront vivre pendant des générations dans un
lieu magnifique, travailler une terre saine, des jardins autofertiles. Si le monde entre dans des temps
troublés, ils pourront manger à leur faim. Moi, j’ai eu la joie de créer ces jardins. C’est déjà beaucoup.
“Permaculture, guérir la terre, nourrir les hommes” Perrine et Charles Hervé-Gruyer. Actes Sud, sept.
2014
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➤ Perrine Hervé-Gruyer, "Une autre agriculture, la permaculture, est possible"
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