Nos vies insulaires
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Nos vies insulaires
Nos vies insulaires On l’attendait. En lisant ses articles, on pensait toujours, cette prose mériterait un papier qui ne noircisse pas les mains. Non que l’on dénigre son journal, au contraire, mais il ne nous habituait pas à cela. Des lignes fortes, enlevées, qui nous faisaient oublier le livre dont elles devaient pourtant bien parler. Philippe Lançon faisait déjà œuvre d’écrivain. On en attendait la confirmation en grand format. La voici. Elle s’appelle Les îles. Il s’agit d’un récit, nécessairement romancé par instants, appelons-le, comme toute chose, roman. Il s’agit surtout d’un œil baladé sur les hommes, les choses, des ailleurs. L’œil de Lançon dépiaute, déniche, éviscère, c’est un instrument d’une intelligence redoutable, d’une profondeur proustienne (la référence n’est pas superflue, elle est à l’œuvre dans tout le livre). Les êtres qui passent devant lui sont tous soumis à un examen attentif et poétique, dont aucun ne sortira indemne, à commencer par l’auteur lui-même. Dans cette fabuleuse galerie de portraits (pour lesquels une phrase suffit souvent, comme pour ces Œdipes cubains : « Ils préparaient peut-être l’avènement discret d’un musée sans visiteur dont ils seraient les pièces uniques. »), deux figures s’imposent : Jad et Ali, deux amies du narrateur auxquelles il rend visite à Hong-Kong. Toutes deux avocates, elles diffèrent par leurs manières de se colleter au réel, qui, dans cette île, est spongieux, évanescent. Le narrateur y vient pour s’y perdre, se ressaisir, il marche dans la torpeur du soir, il essaie d’oublier dans les autres un mariage qui s’éteint. Son amour était cubain, il s’achève sur une autre île, Hong-Kong, nos solitudes. « Il y a des maisons où les autres n’entrent pas : ce sont celles où l’on vit. » Ni les livres (en nombre, ici), ni les voyages ne peuvent rien pour nous. On lit et on voyage malgré tout. Cuba est l’autre île décisive, où le narrateur s’était trouvé quelques raisons de vivre (qu’il perdra, comme tout), où le soleil brille noir, et où Jad perdra, quant à elle, la raison. Le récit de sa descente aux enfers est un morceau de bravoure, effrayant, ou comment la folie naît d’un battement de cils équivoque. L’œil de Lançon, lui, ne cille pas. Il est le moteur de ce livre, auquel il confère un mouvement absolument unique, en déplaçant son faisceau avec une grande aisance. Le livre se développe ainsi en une arborescence étincelante, glissant d’un point à l’autre avec grâce. Ce ne sont plus des digressions, ce sont des passements de jambe. Des poupées russes à perdre la tête, que lie une langue précise et belle. Si un écrivain est quelqu’un qui se dégage, pour lui-même, la plus grande liberté à l’intérieur de sa page, alors Philippe Lançon en est un. L’écrivain est aussi celui qui crée un mimétisme chez son lecteur, dans ce cas celui de l’intelligence. Ils sont rares les livres qui, à chaque page, communiquent la sensation d’avoir saisi, ou peut-être retrouvé, quelque chose. Et de quelle manière : « Il me semblait pourtant avoir payé, et même assez cher, peut-être même trop, la nervosité de mes illusions et l’étroitesse de ses rayons soigneusement astiquées. Mais on ne paie jamais assez cher ce qui vous abaisse, ou vous nettoie et, de toute façon, la passion n’a jamais limité ni le vol ni la médiocrité. » Les voyages nous tuent, l’immobilité aussi, la folie guette, l’amour est mort ; il ne reste que quelques mots, inutiles, désespérés. Ils nous sauveront peut-être. Les îles Philippe Lançon Jean-Claude Lattès, 460 p., 19 €