Les sourds aveugles à PoitiersCopie
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Langue des signes et surdicécité (Les sourds aveugles à Poitiers Une histoire, une langue, une communauté.) Mémoire de maîtrise de sciences du langage. (2000) 1 Langue des signes et surdicécité la surdicécité ? C’est combinaison des deux déficiences sensorielles, QU’EST auditive et visuelle. Les causes peuvent en être diverses, les degrés aussi, ainsi que l’âge où survient la double déficience : elle peut être congénitale ou acquise, être due à la vieillesse ; ce peut être une surdité et une cécité totale, ou une amblyopie doublée d’une perte auditive légère ou moyenne. Ce n’est pas une déficience surajoutée à une autre, mais une combinaison de déficiences qui, dans l’éducation et la communication, rend inopérantes les stratégies classiques de compensation (les aveugles compensant par l’audition, les sourds par la vue). Divers cas peuvent se présenter : les sourds aveugles de naissance, les sourds devenus aveugles, les aveugles devenus sourds et les devenus sourds-aveugles. Si ils forment une communauté grâce aux structures et aux associations dans lesquelles ils se retrouvent, les sourds-aveugles n’ont pas un mode de communication unique. Ce qui compte est le mode d’expression premier. Les aveugles devenus sourds1, ou les devenus sourds-aveugles, ont eu une éducation orale, et sont extrêmement attachés à la parole. Les sourds devenus aveugles s’expriment généralement en langue des signes. Tout comme les sourds aveugles de naissance. Ces deux dernières catégories sont le sujet principal de cette étude. Mais y a-t-il un langage naturel pour les sourds aveugles ? Un cours international sur Communication et surdicécité congénitale s’est déroulé à Suresnes du 11 au 14 avril 1999, Arnfinn Muruvik Vonen, linguiste norvégienne, et Anne Nafstad, psychologue norvégienne y ont développé le constat qu’aucun langage naturel à modalité tactile « n’a pu être identifié » expérimentalement. Pour autant cela veut-il dire qu’il ne peut exister une langue à modalité tactile ? La linguiste ne le pense pas et ne soutient pas l’idée qu’aucune activité linguistique n’est possible sur le mode tactile ni qu’aucune langue ne puisse apparaître. Elle avait peut-être alors à l’esprit le développement des créoles à partir de pidgin. Les enfants sourds aveugles à un stade prélinguistique sont au contact de leurs parents et d’éducateurs généralement entendants, parfois sourds, jamais sourds aveugles (ou exceptionnellement aux États-Unis, des sourds devenus aveugles, mais pas de sourds-aveugles de naissance)2. Dans la communication qui 1 Dans certains pays (pays scandinaves ou Suisse) la nuance est faite entre sourds-aveugles et aveugles-sourds, selon la déficience première. 2 Ceci est essentiellement valable pour les pays occidentaux, car la situation est très différente dans des pays d’autres cultures, en Afrique notamment. On peut se référer sur ce point à l’article d’Inger Rodbroe sur Expérience d’un projet en Ouganda. (Dans la revue Enfance N°1 / 2000) qui 2 s’instaure, parfois difficilement, ils se trouvent au contact de personnes qui pratiquent divers modes de communication à des niveaux variés, et par des canaux multiples. Ils sont dans une petite tour de Babel où se pratiquent diverses langues et s’élabore un pidgin3. Mais un pidgin peut se transformer en langage complexe structuré et complet comme l’a montré Dereck Bickerton, cité par Steven Pinker : « Il suffit qu’un groupe d’enfants soit exposé au pidgin à l’âge où ils acquièrent leur langue maternelle... Lorsque des enfants font d’un pidgin leur langue d’origine, la langue qui en résulte s’appelle un créole. » Ce phénomène a été observé récemment pour une langue des signes, celle du Nicaragua. Jusqu’en 1979, au Nicaragua, la plupart des sourds vivaient extrêmement isolés, et il ne s’était pas créé une langue des signes nicaraguayenne. Après leur prise de pouvoir les sandinistes ont entamé une forte politique d’instruction publique et ont notamment créé les premières écoles pour sourds du pays. Elles étaient totalement oralistes et, note Steven Pinker, « comme toujours dans ce cas, les résultats furent lamentables ». Steven Pinker raconte : « Dans les cours de récréation, dans les cars de ramassage scolaire, les enfants inventaient leur propre système de signes, mettant en commun les signes de fortune qu’ils utilisaient en famille à la maison. » Ainsi se créa la langue des signes nicaraguayenne qui, selon Pinker, « est fondamentalement un pidgin ... Chacun l’utilise différemment, et les utilisateurs ont plus recours à des circonlocutions suggestives et élaborées qu’à une grammaire systématique». Les enfants entrés à l’école après la naissance de la LSN ont une expression plus fluide, plus spontanée, plus structurée. Ils sont passés du pidgin au créole. Et leur langue est si différente de la LSN qu’elle a un autre nom, l’ISN (idioma de signos nicaragüense). De nombreux linguistes et psycholinguistes américains ont fait des études sur des enfants sourds au contact avec un pidgin (parents entendants, éducateurs entendants, parents sourds éduqués par une méthode totalement oraliste, etc.) ; lorsque des enfants se sont trouvés regroupés, ils ont créé une langue structurée. Steven Pinker, résumant les travaux de ses collègues note : « Les enfants (sourds) qui ont eu la chance d’être exposés à l’ASL (langue des signes américaine) la reçoivent souvent de parents entendants qui eux mêmes l’ont apprise, de façon note : « Les enfants sourds-aveugles de notre petite unité scolaire en Ouganda ont spontanément formé une communauté sociale. Les enfants dont je parle sont pourtant à un niveau de développement de communication pré-langagier et pour nombre d’entre eux l’origine de la surdicécité est la rubéole maternelle. » 3 Steven Pinker dans L’instinct du langage définit ainsi le pidgin : « Lorsque des individus de langues différentes doivent communiquer entre eux pour accomplir certaines taches sans pouvoir apprendre la langue les uns des autres, ils élaborent un jargon de fortune qu’on appelle un pidgin. Les pidgins sont des suites chaotiques de mots empruntés (...) avec beaucoup de variations dans l’ordre des mots et peu de grammaire. » 3 incomplète, pour communiquer avec leur enfant. En fait comme le montre le passage de la LSN à l’ISN, les langues des signes sont certainement des produits de la créolisation. Les éducateurs à différents moments dans le passé ont essayé d’inventer des systèmes de signes, parfois fondés sur la langue parlée environnante, mais ces codes rudimentaires sont toujours impossibles à apprendre et quand, malgré tout des enfants sourds y parviennent un tant soit peu c’est en transformant ces codes en langues naturelles bien plus riches. » En acceptant ces conclusions, et donc en refusant la thèse de la créolisation conçue comme une relexicalisation de la langue d’origine, on peut se demander si, du pidgin qui les entoure dès leur prise en charge, les enfants sourds-aveugles peuvent faire un créole avec tous ses attributs de langue ? Pour tous les auteurs qui ont abordé le problème, ce qui manque fondamentalement c’est la dimension communautaire qui est une des conditions de la création d’un créole. Arnfinn Muruvik Vonen et Ann Nafstad notent : « Les conditions dans lesquelles grandit l’enfant atteint de surdicécité congénitale n’impliquent tout simplement pas d’interactions tactiles avec d’autres enfants ou adultes dans la même situation, sous une forme ou à des degrés permettant l’émergence d’une nouvelle communauté de langage... » C’est à peu près la même chose qu’écrivait, quatre-vingt-dix ans plus tôt, Louis Arnould constatant à propos de Marie Heurtin : « Il est presque superflu de constater que cette enfant était presque trop infirme pour inventer elle même son langage, et que cela ne prouve rien contre l’invention possible du langage par l’homme normal. Les sourds-muets-aveugles ne pourraient inventer une langue que s’ils pouvaient former entre eux une société viable, hypothèse qui est évidemment impossible. » L’hypothèse sous-tendue par la création de créoles par des enfants d’âge maternel est fondamentalement chomskyenne. Sans que cela soit nécessairement contradictoire avec cette idée, les thèses matérialistes de l’école soviétique ne voyait l’émergence du langage que dans une pratique. Pour Sokolianski, fondateur de la pédagogie soviétique pour les sourds-muets-aveugles , qui avait entrepris l’éducation d’Olga Skorokhodova4, « l’hominisation ne part point du langage et de la conscience mais commence par l’établissement de rapports concrets et réels entre l’homme et la réalité ; c’est à partir de la nécessité de communication qui naît sur cette base que se développent le langage et la conscience. » A. Mechtchériakov, successeur de Sokolianski à l’institut pour sourdsaveugles de Moscou, avait une position encore plus claire : « Au début l’enfant [sourd-aveugle] a besoin de l’adulte pour satisfaire ses besoins fondamentaux. La communication apparaît dans d’autres formes d’activités pratiques... Pour que s’épanouisse le besoin [de communiquer] il faut que l’enfant développe son activité, c’est à dire l’habitude de s’occuper de soi-même, ce qui, à son tour, crée les conditions pour la communication. » 4 Née en 1914 en Ukraine, Olga Skorokhodova, tout comme Hélène Keller n’était pas sourde aveugle de naissance mais le devint à cinq ans des suites d’une méningite. 4 Quelle que soit l’école, les sourds-aveugles nécessitent toujours une prise en charge, une aide ou un accompagnement qui, sauf exception à trouver, ne sont pas effectués par d’autres sourds-aveugles. Les signes, codifiés ou non, (même si ce n’est pas encore, ou jamais, de la langues des signes parfaitement maîtrisée) sont la base de la communication dans l’éducation de l’enfant sourd-aveugle. Cette communication qui s’instaure fait des sourds aveugles de naissance une minorité dans l’infime minorité des sourds-aveugles, part infime de la communauté sourde. Ceci va dans le sens d’Arfinn Muruvik Vonen et Anne Nafstad qui pensent que « les enfants sourds-aveugles tendront à acquérir plus facilement la langues des signes [que les langues parlées]... (La langue des signes) peut mieux convenir aux personnes dont la première modalité d’expression est corporelle. A cause de cette potentialité des langues de signes, il serait probablement plus bénéfique pour les parents d’enfants sourds-aveugles d’apprendre la langue des signes de la communauté locale des sourds et aussi la manière dont cette langue est modifiée dans la communication avec des personnes sourdes qui ont perdu la vision. » 5 I. Premières hypothèses, premiers témoignages D ans sa quatrième lettre sur l’éducation des sourds muets, en 1774, l’abbé de l’Epée écrivait: « J’offre de tout mon coeur à ma patrie et aux nations voisines de me charger de l’instruction d’un enfant (s’il s’en trouve) qui, étant sourd-muet, serait devenu aveugle à l’âge de deux ou trois ans. Plaise à la miséricorde divine qu’il n’y ait jamais personne sur la terre qui soit éprouvé d’une manière aussi terrible! Mais s’il en est une seule, je souhaite qu’on me l’amène et de pouvoir contribuer par mes soins au grand ouvrage de son salut. »5 Dans le texte du créateur des signes méthodiques, le sourd-aveugle, sourd devenu aveugle, n’est qu’une hypothèse au service d’un raisonnement et d’une démonstration mais n’est jamais envisagé dans une réalité vivante. A la décharge de l’abbé, il faut dire que la mortalité infantile était très élevée et frappait encore plus les sourds et les aveugles. S’ils survivaient, ils étaient souvent cachés par les familles qui les considéraient comme une malédiction et un châtiment divin. Le christianisme n’était pas pour rien dans cette attitude. La tradition juive de l’ancien testament6 considère les sourds et les aveugles comme des créatures de Dieu, alors que le nouveau testament les a transformés en créatures démoniaques7. L’Abbé de l’Epée connaissait, de par sa formation de prélat, le verset 22 du chapitre XII de l’évangile selon Matthieu: «Alors on présenta à Jésus un démoniaque aveugle et muet, lequel il guérit, de sorte que celui qui avait été aveugle et muet parlait et voyait. » Peut-être ne connaissait-il pas le texte d’Ambroise Paré sur les mendiants, décrivant un sourd muet, « aveugle de surcroît, qui plaçait dans sa bouche un appareil en argent pour déformer la parole »8, mais il était trop au fait des débats philosophiques qui ont traversé tout 5 On pouvait aussi lire dans le Journal de Paris du 18 mai 1785 l’avis suivant : « M. L’abbé de l’Epée, non content d’avoir créé un genre de sens pour les sourds et muets, désire trouver aujourd’hui un enfant sourd-muet et aveugle de naissance. M. le lieutenant général de police s’étant assuré qu’il n’y en avait pas dans les hôpitaux de la capitale, M. l’abbé de l’Epée a recours à la voie des journaux pour s’en procurer un, soit de la France, soit de l’étranger. » 6 « Tu ne maudiras point le sourd et tu ne mettras devant l’aveugle rien qui puisse le faire tomber, car tu craindras ton Dieu. Je suis l’Eternel. » (Lévitique XIX. Verset 14) « Ouvre ta bouche pour le muet, pour la cause de tous les délaissés, ouvre ta bouche, juge avec justice et défends le malheureux et l’indigent. » (Psaume XXXVIII. Versets 14 et 15.) « Qui est aveugle sinon mon serviteur et qui est sourd comme le ministre que j’envoie. » (Isaïe. XLII. Versets 19. 7 « Alors on lui amena un homme muet, démoniaque... » (Evangile de Matthieu. IX. Verset 32.) « Jésus chassa aussi un démon qui était muet... » (Evangile de Luc. XI. Verset 14.) 8 Cité par Aude de Saint-Loup dans sa contribution au Pouvoir des signes. (page 15). 6 son siècle, siècle des lumières, pour ignorer ce que Diderot écrivait en 1749 sans sa Lettre sur les aveugles: «Si jamais un philosophe aveugle et sourd de naissance fait un homme à l’imitation de celui de Descartes (...) il placera l’âme au bout des doigts; car c’est de là que lui viennent ses principales sensations et toutes ses connaissances. Et qui l’avertirait que sa tête est le siège de ses pensées?(...)9 « Faute des cette langue (commune), la communication est entièrement rompue entre nous et ceux qui naissent sourds aveugles et muets. Ils croissent mais ils restent dans un état d’imbécillité. Peut-être acquerraient-ils des idées si l’on se faisait entendre d’eux dès l’enfance d’une manière fixe, déterminée, constante et uniforme; en un mot si on leur traçait sur la main les mêmes caractères que nous traçons sur le papier, et que la même signification leur demeura invariablement attachée (...) Des gens qui auraient le malheur d’être sourds, aveugles et muets, ou qui viendraient à perdre ces trois sens par accident, seraient bien charmés qu’il y eût une langue nette et précise pour le toucher. Il est bien plus court d’utiliser des symboles tout inventés que d’en être inventeur comme on y est forcé lorsqu’on est pris au dépourvu.»10 Et dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau envisage aussi l’hypothèse d’une communication entre personnes sourdes-aveugles: « Chardin dit qu’aux Indes les facteurs se prenant la main l’un à l’autre, et modifiant leurs attouchements d’une manière que personne ne peut apercevoir traitent ainsi publiquement, mais en secret, toutes leurs affaires sans s’être dit un seul mot. Supposez ces facteurs aveugles sourds et muets, ils ne s’entendront pas moins entre eux; ce qui montre que des deux sens par lesquels nous sommes actifs un seul suffirait pour nous former un langage. »11 Quelques années plus tard, dans la préface au Cours d’instruction à l’usage des Sourds-Muets, l’abbé Sicard, successeur de l’abbé de l’Epée et premier directeur de l’Institut national des jeunes sourds de Paris, met aussi les sourds-aveugles au rang des hypothèses, dans un propos pédagogique: « Si, dans l’ordre des exceptions de la nature et parmi ses mutilations les plus affligeantes, nous rencontrons un sourd-muet-aveugle, quels moyens avons nous de lui venir en aide? Quelle distance immense il y a entre cet être cruellement dégradé et les autres hommes! Comme il est difficile à combler l’abîme entre lui et nous! 9 Diderot. Lettre sur les aveugles. pp 52-53. Pp. 56-57. 11 Essai sur l’origine des langues, page 29. Le texte de Chardin auquel Rousseau se réfère, « Voyage de Monsieur le chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient », fut publié en 1711, soit 70 ans avant l’édition de l’essai de Rousseau. Par ailleurs en 1779, deux ans avant la publication du texte de Rousseau (mais un an après sa mort, donc il n’en a pas eu connaissance), Pierre Desloges, dans Observation d’un sourd et muets sur un cours élémentaire d’éducation des sourds et muets, décrit la façon de signer sans voir: « Lorsque je suis dans l’obscurité, & que je veux parler à un sourd & muèt, je prends ses mains & fais avec elles les signes que je ferois avec les miènes, si j’étaois au grand jour. Quand il veut me répondre, il prend à son tour mes mains & fait avec elles les signes qu’il feroit avec les siènes, si nous voyons clair. » 7 10 L’instituteur des muets suffit-il pour un tel enfant? Mais tout son art se borne à rendre l’idée et la pensée visibles. Et notre malheureuse créature est privée du sens de la vue; il lui manque généralement l’ouïe. Ne pouvons choisir ni un langage sonore ni un langage des signes, il faut s’attacher à parler à la main. En tout cas il n’y a pas à dissimuler que les difficultés croîtront nécessairement à chaque pas. Car pour l’élève et le maître, sans que celui-là puisse jamais voir celui-ci et s’entendre avec lui, comment sera-t-il possible de s’accorder sur le symbole qui attache l’un à l’autre l’objet et le signe? »12 Peu après, si on n’a pas encore de trace de l’instruction d’un sourdaveugle, les hasards de l’histoire ont regroupé les deux Instituts chargés de leur éducation a créé une cohabitation entre sourds et aveugles. Les premiers employaient des signes que les seconds ne pouvaient voir, et ces derniers communiquant par la parole que les sourds n’entendaient pas. Et pourtant, ils se parlèrent comme le rapporte la Revue générale de l’enseignement des sourds muets de mars 1923 : « Ce qu’il y a de certain c'est qu’à l'époque où les deux Institutions des Sourds -Muets et des Aveugles étaient réunies dans le Couvent des Célestins, il existait un moyen de communication entre ces deux sortes de déshérités, et dont les élèves faisaient usage. C'était une écriture tracée avec le doigt sur le dos ou dans la main de l'interlocuteur. Ce fait nous est confirmé par Dulaure, dans son Histoire de Paris : « Dans un exercice public qui eut lieu le 26 Juillet 1814, les jeunes aveugles travaillèrent à la casse, et, avec des caractères en relief composèrent les phrases qu’on leur dictait. On y voit pour la première fois, un sourd et muet communiquer avec un aveugle. Une phrase composée par le premier, fut récitée à haute voix par le second: celui-ci, à son tour dicta par signes au sourd et muet une phrase que ce sourd et muet écrivit. » Le docteur Guillié, qui était au début de la Restauration médecin chef et directeur de l’Institution royale des aveugles consacra dans son ouvrage sur L'Instruction des Aveugles13 un chapitre aux Moyens de communication entre les Aveugles et les Sourds-muets. Il y écrit notamment : « On est étonné de la facilité avec laquelle les aveugles communiquent avec les sourds-muets et on ne s'imagine point comment cette communication peut avoir lieu entre des êtres privés des organes les plus indispensables aux fonctions intellectuelles ». Puis l’auteur remonte à l’origine : « Pendant le temps où les Institutions des aveugles et des sourds-muets furent réunies dans l'ancien couvent des Célestins, 12 Dans son Cours élémentaire de l’éducation des sourds muets, publié en 1778, quatre ans après la lettre de l’abbé de l’Epée, l’Abbé Deschamps, pédagogue oraliste, concurrent impénitent de l’Abbé de l’Epée, qui faisait de la prononciation le centre de son programme, écrit, sans nul doute en réponse à la quatrième lettre : «Quoique nous n’ayons jamais travaillé à l’éducation des Sourds, Muets et Aveugles de naissance, nous osons cependant avancer notre sentiment sur cet objet, parce qu’il nous paraît conforme à la raison, très facile dans la pratique et conséquent aux principes que nous avons détaillés pour les autres. » Suivent huit pages dans lesquelles l’Abbé Deschamps décrit sa méthode. 13 Imprimé à Paris par les aveugles, 3e édition, 1820, p. 216. Cité dans la Revue générale de l’instruction des sourds muets de mars 1923. 8 les élèves des deux établissemens, rapprochés par l'habitation, mais séparés par leur infirmité, cherchèrent a établir entr'eux des points de contact... « Quand les aveugles apprirent que les sourds-muets parlaient entr'eux dans l’obscurité, en écrivant sur leur dos de la main, ils pensèrent que ce moyen devait leur réussir, pour les entendre, et il leur réussit en effet. Ce nouveau langage devint bientôt commun aux deux familles. L'auteur écrit ensuite que les sourds-muets tentèrent de faire écrire les aveugles «en l'air, comme ils écrivent eux-mêmes ». Guillié finit ainsi son chapitre : « C'était un singulier spectacle que celui d'une pantomime jouée dans le plus profond silence par cent cinquante enfans, jaloux de se comprendre les uns les autres, et ne le pouvant pas toujours, ennuyés d'avoir fait de longues et inutiles tentatives, et finissant comme autrefois les enfans de Babel, par se séparer sans s'être compris, mais non toutefois sans s'être donné des preuves réciproques de leur mauvaise humeur, les uns en frappant comme des sourds et les autres en criant comme des aveugles. » Octavie-Victorine Morisseau L’abbé Sicard a certainement connu la première sourde aveugle française dont le nom nous soit parvenu: Victorine Morisseau fut éduquée par Massieu, sourd qui fut lui même élève de l’abbé de l’Epée. Mais Victorine n’était pas « née sourde et aveugle », mais, sourde, était devenue aveugle à l’âge 13 ans ou 16 ans, selon les auteurs14. Des éléments de son histoire nous sont donnés par Bébian qui, dans le Journal de l’instruction des sourds-muets et des aveugles de 1827, fait un compte-rendu du procès intenté par l’Institut royal des sourds muets contre la famille de Victorine, « qui l’a abandonnée et spoliée ». Victorine Morisseau est née à Saintes en 1789, un an avant la mort de l’abbé de l’Epée dans une famille très riche.15 « Envoyée à Paris et placée, dès ses plus jeunes années, à l’Institution des sourds-muets, elle y devint encore aveugle en 1805 » écrit Bébian, rapportant la plaidoirie de l’avocat de Victorine, Me De Gérando. « Nommé tuteur en février 1818 » l’oncle de Victorine cesse de payer la pension de sa nièce. Conséquence: « Le Budget ne sympathisant guère avec la philanthropie, le ministère de l’Intérieur exigea le renvoi de Victorine qui fut transférée à l’hôpital gratuit de la Salpêtrière... A son arrivée la soeur supérieure 14 Louis Arnould, en 1904, sans mentionner ses sources, cite « Octavie Morisseau » qui « vivait en 1832 à l’Institution des Sourds-Muets de Paris. Devenue sourde et, par suite muette, dans son âge le plus tendre, elle ne devint aveugle qu’à treize ans. » Il fait peu de doute que c’est la même personne que Victorine Morisseau dont parle Auguste Bébian, qui l’a rencontrée lors du procès contre son oncle. Né aux Antilles la même année que Victorine dont la famille était originaire de Saint Domingue, il devait la connaître avant le procès car, filleul de Sicard, il fut dans les années 1810 répétiteur puis enseignant à Saint-Jacques. 15 Bébian précise: « L’aïeule paternelle de Melle Morisseau avait apporté de Saint-Domingue une fortune considérable, acquis plusieurs immeubles de la Charente-Inférieure, et ses filles avaient été richement dotées. » 9 vient au devant d’elle, lui tend les bras et veut l’embrasser; mais la main de la malheureuse avait touché la robe de bure; il n’y avait pas de doute, elle était reléguée à l’hôpital. Sa douleur offrit alors la scène la plus déchirante... » Ramenée à l’Institution des Sourds-Muets, « Victorine, en retrouvant ses compagnes, ne pouvait contenir sa joie; elle flaire leurs vêtements, elle flaire leurs mains et les serre tour à tour étroitement dans ses bras. » Dans la même livraison du journal, Bébian décrit une scène de la distribution des prix du 14 août 1827, à l’Institut royal des Sourds-Muets: « Une des dames institutrices, prenant les mains de la pauvre aveugle, lui fait exécuter quelques signes, et par ce moyen lui adresse quelques questions sur son âge, l’époque de son entrée dans la maison, etc. L’aveugle trace sa réponse sur le tableau en caractères bien lisibles. On lui demanda si elle est contente de son sort; un sourire de satisfaction entr’ouvre ses lèvres, et une légère rougeur colore ses joues habituellement16 pâles. Elle écrit: Je suis heureuse, M. Gustave de Gérando a gagné mon procès. » On retrouve une autre trace d’une sourde aveugle muette, en 1835 dans un livre signée Angélique Gordon. La sourde-aveugle était-elle l’auteur du livre, ou Angélique Gordon rapportait-elle un témoignage, on ne le sait car l’ouvrage est introuvable17. En 1829 sous le poinçon d’Alexandre Rodenbach18 on apprend l’existence d’une autre sourde aveugle: « Il existait il y a quelques années en France une jeune fille sourde muette aveugle... Tout porte à croire qu’elle avait été dépouillée par des parents avides. Il fut trouvée un soir sur la voie publique couverte de haillons qui semblaient lui avoir été mis à dessein; des personnes charitables la conduisirent dans un hospice... » Le reste du texte de Rodenbach, qui ne dit jamais le nom de cette sourde-aveugle et semble faire état de renseignements de deuxième main, donne des éléments qui font beaucoup penser à la vie de Victorine Morisseau. Seul élément qui laisserait à penser que les deux personnes 16 Habituellement laisse supposer que Bébian connaissait Victorine depuis longtemps. On trouve mention de cet ouvrage dans le catalogue de la bibliothèque de l’Institution nationale de sourds et muets de Paris, établi en 1941, dans lequel il est noté ainsi: Angélique Gordon, Élégies chrétiennes, essai poétique d’une jeune solitaire. Paris . Belin 1835. (Pp 103-117, Réflexions d’une sourde muette aveugle.) La bibliothécaire de Saint-Jacques n’en a malheureusement pas retrouvé d’exemplaire. 18 Né en 1786 en Flandre occidentale, Alexandre Rodenbach devient aveugle à l’âge de onze ans. En 1811 il est conseiller de Louis Bonaparte, roi de Hollande, pour l’instruction des aveugles. Son éditeur raconte qu’en 1814, il aurait aussi aidé Louis XVIII à regagner la France en lui procurant des chevaux, à Roulers, entre Lille et Ostende. En 1828, il publie une Lettre sur les aveugles et en 1829 Coup d’oeil d’un aveugle sur les sourds-muets, aussitôt traduit en anglais. Après la révolution de juillet en Belgique, il fut journaliste, sans doute un des premiers journalistes aveugles, au journal indépendantiste Le Catholique des Pays-Bas, devenu ensuite Le Journal des Flandres. Élu député de l’arrondissement de Roulers en 1831, il le demeura jusqu’à la fin de sa vie. Il fit voter par la chambre des représentants belge un amendement obligeant les conseils communaux à porter annuellement au budget des dépenses les frais d’entretien et d’instruction des aveugles et des sourds muets. 10 17 n’en feraient pas qu’une l’affirmation de Rodenbach: « A l’âge de vingt à vingtdeux ans, elle expira tranquillement comme une personne qui sommeille. »19 Cette dernière phrase, outre qu’elle montre que Rodenbach ne connaissait pas la personne dont il parlait, tendrait à montrer qu’il ne s’agissait pas de Victorine Morisseau, car elle avait déjà 37 ans, lors du procès contre son tuteur en 1826, et dans Âmes en prison Georges Arnould affirme que Victorine Morisseau se trouvait encore à Saint-Jacques en 1832. Parmi les sourds aveugles connus dans la première moitié du XIXe siècle, Alexandre Rodenbach cite le cas d’une personne devenue sourde-aveugle à l’âge adulte: «Il existe dans le département d’Ille-et-Vilaine un homme (M. Judicelle, ancien directeur des droits réunis à Rennes) qui, après avoir perdu l’usage de ses yeux, est resté pendant dix ans chef d’une administration financière... Il s’est acquitté de ses fonctions avec une sagacité rarement en défaut. Une surdité totale l’ayant obligé à donner sa démission, il s’est borné à la conduite de ses affaires personnelles; on ne pouvait se faire comprendre de lui qu’à l’aide de caractères saillants, déposés entre ses mains... » Rodenbach cite aussi le cas d’Anna Temmermans20, née aveugle en 1818, devenue sourde très jeune, dont l’abbé Carton avait entrepris l’éducation dès 1838, vingt-deux ans avant que les soeurs de la Sagesse n’accueillent à Larnay leur première sourde-aveugle, Germaine Cambon.21 En 1839, Ramon de la Sagra, député aux Cortès d'Espagne, entreprend un voyage en Hollande et en Belgique dont il tire un rapport sur l'instruction primaire, les établissements de bienfaisance et des prisons, dans les deux pays. A Bruges il rencontre l’abbé Carton et il nous donne ce témoignage22 : « Aveugle et sourde-muette de naissance, la jeune Anna Temmermans vivait dans un état difficile à décrire. Considérée comme un monstre à qui la nature avait refusé les moyens de communication avec ses semblables et même les facultés mentales, abandonnée dans un coin d'une misérable demeure, privée d'exercice, couverte de haillons et de souillures, déjà elle était livrée en proie aux maux physiques, lorsque l'abbé Carton découvrit son existence. L'âme philanthropique de ce vertueux prêtre s'enflamma d'un saint enthousiasme à l'idée d'arracher cette victime à la misère et à un sort funeste. Ses efforts ne furent point inutiles; la jeune Anna fut menée dans l'établissement de M. Carton, qui regarda une telle acquisition comme un triomphe inappréciable. Les premières observations par lesquelles sa sagacité parvint à pénétrer dans l'intérieur de cet être dégradé lui révélèrent l'existence de l'intelligence, et il rendit grâce à la Providence d'avoir 19 Alexandre Rodenbach. Les aveugles et les sourds-muets. 1853. Pages 122-123. Le texte sur la sourde aveugle trouvée est repris de son ouvrage de 1829. 20 Dans son catalogue méthodique des principaux sourds-muets-aveugles connus de 1904, Louis Arnould la nomme Anna Temmerman. 21 Pour un aperçu - non exhaustif bien évidemment - on peut se reporter au catalogue méthodique de Louis Arnould, dans Une âme en prison. L’auteur y donne les biographies succinctes d’une soixantaine de sourds-aveugles. 22 Ramon de la Sagra : 1839. Voyage en Hollande et en Belgique. Tome 2, pp. 111 et 112. 11 conservé à sa malheureuse pupille la plus noble des facultés. Durant mon séjour à Bruges, j'ai vu l'élève de prédilection de l'excellent Carton, non plus couverte de lèpre et privée de mouvement comme auparavant, mais propre, vive, et s'exerçant au tricot que déjà elle avait appris. Docile à la volonté de son maître et des bonnes sœurs qui l'entouraient de leurs soins, elle connaissait déjà une certaine quantité de choses, et pour cela il ne lui avait fallu que peu de semaines. La communication était déjà établie, et il ne s'agissait plus que de la perfectionner et d'enrichir son dictionnaire. En effet, l'abbé Carton la dote successivement des moyens employés avec les sourds-muets et les aveugles, des signes naturels comme moyens d'enseigner la langue écrite, de l'alphabet en relief, de l'alphabet digital, etc. Quand je la vis, elle avait déjà divers principes, et le fonds d'observations faites par M. Carton était aussi riche qu'intéressant. Ensuite on a marché plus rapidement, et le même professeur m'explique les nouveaux progrès dans les termes suivants, extraits d'une lettre qu'il m'a écrite tout récemment: «Ma sourde-muette et aveugle marche à pas de géant: rarement il se passe un jour sans qu'elle me demande de nouveaux mots. Son dictionnaire est déjà suffisamment étendu. Elle lit des phrases entières, et montre chaque jour plus d'intelligence et de dispositions pour l'étude. Je lui fais découvrir la nature et ses productions, progressivement les arbres et leurs fruits, les légumes, les instruments, etc.; les noms de ces objets sont maintenant le but de ses études; à mesure qu'elle comprend l'usage d'une chose, je lui dis son nom. Elle ressemble à une petite fille à qui on aurait donné une robe neuve et qui la montrerait à tout venant. Quand elle a acquis une nouvelle expression, quand elle est parvenue à distinguer une nouvelle idée, elle l'exprime dix ou vingt fois le jour et paraît y trouver du bonheur. Elle continue à manifester par ses actions qu'elle me connaît pour son maître. Il y a peu de jours, elle fit entendre par signes à une petite aveugle dont elle est très contente, que j'avais défendu une certaine chose.» Au début du XIXe siècle les cas de surdicécité étaient si rares que leurs descriptions franchissaient les frontières. Rodenbach rapporte un témoignage direct, celui de M. Spurzhiem, « élève et collaborateur du docteur Gall », sur un sourd-aveugle écossais et sa façon de communiquer. Jacques Mitchel Jacques Mitchel est né sourd et aveugle le 11 novembre 1795. La description symptomatique qu’en fait M. Spurzheim peut faire penser qu’il s’agit d’une surdi-cécité due à une rubéole maternelle durant la grossesse. M. Spurzheim précise qu’il « a toujours aperçu la lumière au point de distinguer le jour et la nuit, et les couleurs éblouissantes. Il s’est amusé dès sa jeunesse à regarder le soleil à travers les fentes de la porte, et à allumer du feu. »23 Jacques Mitchel 23 Rodenbach. Pages 123-130 12 subit diverses interventions chirurgicales (déjà à cette époque) durant son enfance et à quatorze ans l’opération de la cataracte lui redonne un peu de vision sur l’oeil droit: « Depuis lors il reconnut plus facilement la présence des objets extérieurs; mais il n’a jamais fait usage de sa vue pour connaître les qualités des corps... Ses sens de relation ont toujours été l’odorat et le toucher... Dans son enfance, il flairait toujours les personnes dont il s’approchait. » D’après le témoignage rapporté par Rodenbach il semble que Jacques Mitchel ait toujours vécu dans un milieu entendant et n’ait pas été en contact avec une communauté de sourds. Mais il se fait comprendre par le mime: « Un jour le cordonnier lui apporte une paire de souliers trop petits; sa mère les renferme dans un cabinet voisin et en retire la clef. Quelques moments après Mitchel demande la clef à sa mère, en tournant la main comme quelqu’un qui ouvre, et en montrant le cabinet. Sa mère la lui donne, il ouvre, apporte les souliers et les met aux pieds du jeune garçon qui l’accompagnait dans ses excursions et à qui ils allaient fort bien. » Et M. Spurzheim précise plus loin: « Les traits de son visage sont très expressifs. En général son langage mimique n’est pas celui d’un idiot, mais d’un être intelligent. Lorsqu’il a faim, il porte la main à sa bouche et montre l’armoire où les comestibles sont renfermés. Quand il veut se coucher, il incline la tête d’un coté sur sa main, comme s’il voulait la mettre sur un oreiller; il imite les gestes des gens de métier pour les indiquer, tels que les mouvements d’un cordonnier qui tire le ligneul en étendant les bras, ou d’un tailleur qui coud. Il aime à monter à cheval; il désigne cet exercice en joignant les deux mains et en les portant sous la plante d’un de ses pieds, sans doute pour imiter l’étrier. Il fait, comme tout le monde les signes de oui et non avec la tête. » Et le témoin s’étonne: « Il est remarquable que presque tous les signes qu’il invente sont calculés pour la vue des autres. »24 M. Spurzheim cite aussi une méthode d’expression plus catégorique: « Plusieurs fois, il a détruit ou jeté dans la rivière ses vieux habits et ses souliers pour empêcher ses parents de les lui faire mettre. Quelquefois en colère, il a aussi déchiré ses vêtements. On a voulu lui apprendre à faire des corbeilles, mais la vie sédentaire lui déplaît: comme cela l’ennuyait, il a jeté les matériaux au feu. La destruction lui sert donc de moyen pour se débarrasser des choses désagréables. » 24 Cette création de signes par des sourds isolés n’est pas une exception. Elle a été étudiée par Shun-Chiu Yau qui rapporte à propos d’un enfant chinois, seul sourd en milieu entendant: « Un petit garçon de six ans, fils unique dont les parents « s’amusent » des gestes qu’il a créés, a réussi à élaborer un système dont j’ai pu recenser plus de cent cinquante signes au bout d’une enquête de deux heures. A quelques exceptions près, ces signes ont tous été inventés par l’enfant luimême. » (Dans Coup d’oeil n° 34, octobre-novembre-décembre 1982). 13 Edouard Meystre Un article non signé paru dans le n°6 de juin 1856 de L’Impartial25, journal de l’enseignement des sourds muets, fait état de l’existence d’un sourd aveugle d’une trentaine d’années vivant à l’asile des aveugles de Lausanne : « Une figure vous frappe plus particulièrement : un jeune homme d’environ trente ans, de forte stature, de taille moyenne, se promène d’un pas ferme et, pour ainsi dire, militaire, la tête haute et par moments tournée vers le soleil comme s’il voulait le regarder bravement ; ses traits mâles et accentués, quoique profondément cicatrisés par la petite vérole, et où manquent des yeux qui sont détruits, expriment la réflexion et l’intelligence : c’est Edouard Meystre, sourdmuet et aveugle. » L’article décrit longuement l’enfance d’Edouard et on apprend qu’il « est le cadet de cinq enfants dont l’aîné est sourd-muet de naissance ; il naquit à Lausanne le 24 novembre 1826 (...) Edouard était né fort bien portant mais, à onze mois, il eut la petite vérole qui le priva de l’ouïe et par suite il resta muet. » Cela n’est pas précisé dans le texte mais on peut supposer que les signes furent le moyen de communication entre l’aîné et le cadet des enfants, jusqu’à ce que lorsque « il avait sept ans (...) un enfant jouant avec un fusil légèrement chargé lui envoya presque à bout portant la charge dans la figure et lui creva les deux yeux... » Jusqu’à l’âge de dix-huit ans Edouard resta chez sa mère à s’occuper de divers travaux. Enfin le 10 juin 1845 il fut admis à l’Asile des aveugles de Lausanne dont le directeur, M. Hirzel, entreprit son éducation. L’Impartial note : « Meystre n’eut pas de peine à se familiariser avec son nouvel entourage, et il parcourut seul toute la maison au bout de peu de jours. On put remarquer très vite que le caractère du sourd-muet prédominait fortement chez lui... « Tous ses mouvements sont nobles et déterminés disait M. Hirzel, tandis que ceux de l’aveugle sont en général lourds et incertains. » Il ne lui restait pas la moindre perception de la lumière et sa perception auditive est absolument nulle de l’oreille droite ; de la gauche il distinguait d’une manière vague un bruit très fort ou un son très aigu. Son toucher était sûr, émoussé quelquefois par le travail des mains... L’odorat, quoique assez fin, n’avait rien de remarquable. » M.Hirzel entreprend l’éducation du jeune sourd-aveugle. Le rôle que tiendra l’eau pour Helen Keller ou le couteau pour Marie Heurtin a été tenu là par une lime et une scie26 : « Il les examina d’abord avec une attention fiévreuse, dit M. Hirzel, puis sa figure devint rayonnante ; il me montra, presque hors de lui, que ces lettres signifiaient une scie et les premières une lime. L’impression que 25 Article reproduit dans le bulletin de liaison de l’ANPSA n° 42 de septembre 1990. Avec cette nuance d’importance : Edouard utilisait certainement des signes pour se faire comprendre, donc, s’il n’avait pas la notion de langue, n’en utilisait pas moins une, ce qui n’était pas le cas d’Helen Keller , et sans doute pas non plus le cas pour Marie Heurtin. C’est la notion de langue écriture que lui donne là son éducateur. 14 26 cette découverte fit sur son esprit l’agita pendant plusieurs jours. »27 Et le journal ajoute : « Le maître en profita pour lui enseigner l’alphabet des doigts de l’abbé de l’Epée dont il se servit bientôt avec facilité. Ces résultats furent obtenus en l’espace de trois semaines. » Edouard Meystre apprend à l’Asile le métier de tourneur et y réussit au delà de toutes les espérances. Devant une telle intelligence le directeur de l’Asile tente d’enseigner la parole à son élève, par une méthode qui préfigure étrangement la méthode tadoma28 . Le journal affirme qu’Edouard Meystre est arrivé, en 1852, à avoir une parole très compréhensible, et il avait si bien assumé la logique de la langue qu’il faisait des erreurs relevant de l’iconicité diagrammatique : « Sous le rapport du langage Meystre en était au point de s’essayer à construire des phrases et ses essais étaient ordinairement très logiques : au lieu de nous écrivons il disait ‘nous plumons’. Il disait vous’ mensongez’ au lieu de vous mentez. » Ce n’est qu’à la fin de l’article que l’on apprend le mode de communication spontané d’Edouard Meystre, par le témoignage d’un touriste anglais : « Je fis la connaissance d’Edouard il y a trois ans, la première impression que j’éprouvais en me trouvant devant lui comme devant un mur, sans aucun moyen de communication, fut humiliante et presque pénible pour moi. Il fallut d’abord lui permettre de me montrer son alphabet manuel, en même temps j’appris le langage plus ou moins intuitif des gestes. » 27 A la même époque aux États Unis, dans l’éducation de Laura Bridgman, sourde aveugle qui utilisait bien les signes, la découverte des mots par le biais de l’écriture en relief est ainsi décrite par son éducateur, Samuel Gridley Howe, : « Elle s’aperçut qu’elle possédait le moyen de donner un nom à n’importe quel objet auquel elle pensait et de communiquer ce nom à quelqu’un d’autre. Tout à coup sa physionomie s’éclaira ; ce n’était plus un chien ou un perroquet, mais une esprit immortel qui saisissait avec avidité le lien qui l’unissait aux autres esprits. » (Cité par Richard F. Snow). 28 M. Hirzel décrivait ainsi les débuts de l’apprentissage de la parole à Edouard : Plaçant une main de Meystre sur ma poitrine, je soufflai contre l’autre ; je lui fis ensuite toucher mon cou pendant que je prononçais la voyelle a et je l’engageai à pousser aussi un courant d’air de la poitrine pour faire vibrer le larynx ; c’est ainsi que j’obtins la première voyelle... » 15 II. De Pont-Achard à Larnay 1. Les soeurs de la Sagesse I L semble que la première institution ayant accueilli et entrepris l’éducation d’une sourde aveugle en France soit Larnay29. L’histoire commence en 1812, près de Lorient à Auray où les soeurs de la Sagesse créent une école pour les sourdes muettes. Le curé de l’établissement est M. Deshayes. En 1832, l’abbé rencontre M. Boulet, le préfet de la Vienne, un Breton natif de Vannes. Ce dernier avait fait procéder à un recensement qui évaluait à 116 le nombre de sourdes muettes dans le département de la Vienne. Il demande alors au religieux de fonder dans la Vienne un établissement semblable à celui d’Auray. En 1833, année où la loi Guizot rend obligatoire pour chaque commune d’entretenir un local scolaire sur son territoire, l’institution, confiée aux soeurs de la Sagesse, ouvre dans l’Hospice de Pont-Achard. Le préfet donne l’assurance aux sœurs qu’elles pourront se préparer à accueillir de trente à trente-six sourdes. La municipalité de Poitiers soutient le projet en votant une aide de 800 francs à l’œuvre pour quatre demi-bourses d’élèves. Sidonie Guy, la première sourde admise au mois d’avril 1833 est âgée de huit ans. Ses parents sont des voisins du maire de Poitiers, M. Régnault. Dans ce même mois d’avril arrive avec d’autres sœurs de la Sagesse, une sœur sourde, Perrine Lebihan.30 Charles-Joseph Chaubier de Larnay en est nommé aumônier. Il apprend les signes pour prêcher et confesser. En 1841 les soeurs ont trente-cinq élèves et les locaux de Pont-Achard deviennent vite trop étroits. En 1847, l’aumônier offre son domaine de Larnay pour agrandir l’école qui s’y installe le 6 novembre de cette même année, sous la direction de la mère supérieure, soeur Saint Emery, qui restera directrice jusqu’en 1883. En 1858, il y a 80 sourdes muettes, et une section pour jeunes aveugles ouverte en novembre de l’année précédente31. L’abbé Guillet, biographe de M. de Larnay décrit le rapport qui s’est établi entre les sourdes muettes et les aveugles: « Les sourdes-muettes peuvent venir en aide aux Soeurs en donnant aux aveugles, ce qu’elle font volontiers, une assistance d’autant plus touchante qu’elles n’ont aucun service à attendre à leur tour de leurs compagnes qui ne peuvent pas les voir et dont la parole frappe inutilement leurs oreilles insensibles. Il s’établit donc une communication des sourdes muettes aux aveugles; il se fait entre les 29 En Belgique, dès 1838, l’abbé Carton, directeur de l’Institut des aveugles et des sourds muets de Bruges, avait entrepris l’éducation de d’Anna Temmermans. 30 L’abbé Guillet note dans « La Vie de M. de Larnay » : « …Perrine Lebihan (prit le nom de ) Sœur Saint-Léon, en souvenir du pape Léon XII qui lui permit(…) de faire les vœux de religion qu’elle exprima par ses signes avec une pleine intelligence de ces engagements sacrés. » 31 Dans une lettre du 3 mai 1859 M. de Larnay écrit: « Nous avons aujourd’hui quatre-vingt-dix sourdes-muettes et cinq aveugles. » Et dans une lettre du 10 juillet: « Quatre-vingt-douze sourdesmuettes, six aveugles! » 16 unes et les autres un échange d’idées. Oui, chose étrange, mais réelle, quoique difficile à expliquer, les unes et les autres se parlent et conversent entre elles en se prenant les mains, chacune donnant aux doigts de la compagne avec laquelle elle s’entretient la position que doit signifier sa pensée. »32 L’auteur ne précise pas mais on peut supposer que le mode de communication décrit ici est la dactylologie et non la langue des signes. M. de Larnay établit pour les sourdes muettes la congrégation de Notre Dame des sept douleurs. Ces soeurs oblates33 vont avoir un rôle important dans l’éducation des jeunes sourdes muettes et sourdes aveugles comme répétitrices dont la langue première est la langue des signes. Germaine Cambon La première sourde-aveugle accueillie à Larnay est Germaine Cambon. Louis Arnould écrit qu’elle est « née en 1847. Trouvée en 1848 à l’hospice de Périgueux à l’âge d’environ dix mois. - Sourde-muette de naissance, devenue aveugle à 12 ans. Entrée à Notre-Dame de Larnay le 1er octobre 1860. »34 L’abbé Guillet officiait lors de la première communion de Germaine Cambon et se souvient: « Au nombre des premières communiantes se trouvait une enfant sourde-muette et aveugle. Une soeur, aidée par une des grandes sourdes muettes était parvenue par le toucher à éclairer son intelligence et à ouvrir son coeur, l’avait préparée au sacrement de pénitence, demeurant forcément son interprète pour le confesseur (...) Nous avions le bonheur de dire cette messe de première communion. Notre allocution que nous étions obligé de mimer pour les sourdesmuettes, en la parlant pour les aveugles, fut traduite au moyen du toucher par la sourde-muette à sa compagne sourde-muette et aveugle, qui dit ensuite à part soi, sur l’avertissement qu’on lui en donna, les actes avant la communion comme aussi ceux d’après. » Et l’abbé Guillet donne une précision importante: « Une soeur au sortir de l’église lui ayant fait cette question: «Notre-Seigneur que t’a-t-il dit dans la communion? » Elle répondit aussitôt par signes... »35 32 Vie de M. de Larnay. Pp 489.490. Un oblat est une personne qui s’est agrégée à une communauté religieuse en lui faisant donation de ses biens et promettant d’observer un règlement , mais sans prononcer les voeux . Les Soeurs de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs émettaient des voeux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance pour un an seulement, et le renouvellement de ces voeux se faisait tous les ans, le troisième dimanche de septembre, fête de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. L’abbé Guillet dans « La vie de M. de Larnay » précise à-propos de la cérémonie: « Chaque Postulante ou Novice aura auprès d’elle une petite sourde-muette qui l’accompagnera comme un ange gardien. » En 1878, il y avait à Larnay onze soeurs sourdes-muettes, « dix professes et une novice ». 34 Arnould. Une âme en prison. (1904). P 129. L’auteur donne comme source La vie de M. de Larnay de l’abbé Guillet. Or dans cet ouvrage de presque 700 pages on ne trouve pas trace du nom ni des dates donnés par Arnould. 35 Vie de M. de Larnay. P 490. 17 33 On ne sait pas grand chose d’autre de Germaine Cambon. Elle meurt en 1877 après avoir été la première sourde-aveugle éduquée par Sœur Sainte Médulle. Marthe Obrecht On n’a pas d’écrit ni de témoignage direct sur la méthode employée par sœur Sainte Médulle avec Germaine Cambon ; par contre cette pionnière de l’éducation des sourds aveugles, a pris des notes et écrit quelques lettres sur l’éducation de la deuxième sourde aveugle qui lui fut confiée36 : «Cette pauvre enfant avait huit ans quand elle nous a été confiée, à Larnay (en 1875). C’était une masse inerte ne possédant aucun moyen de communication avec ses semblables, n’ayant pour traduire ses sentiments qu’un cri joint à un mouvement du corps, cri et mouvement toujours en rapport avec ses impressions. La première chose à faire était de lui donner un moyen de communiquer ses pensées et ses désirs. Dans ce but nous lui faisions toucher tous les objets sensibles, en faisant sur elle le signe de ces objets : presque aussitôt elle a établi le rapport qui existe entre le signe et la chose...» « Vous nous demandez , quels ont pu être, entre nous et l’enfant, les premiers signes conventionnels puisqu’elle ne voyait ni n’entendait. Ici le sens du toucher (la main) a joué un rôle qui nous a jetées maintes fois dans un grand étonnement... Dès le début, lorsque nous lui présentions un morceau de pain, nous lui faisions faire de la main droite l’action de couper la main gauche, signe naturel que font tous les sourds muets. (...) Quand, à l’heure du repas, on a tardé, tout exprès, à lui donner du pain, elle a reproduit l’action de couper la main gauche avec la main droite. Il en a été de même pour les autres choses sensibles ; et du moment qu’elle a eu la clef du système, il a suffi de lui indiquer un seule fois le signe de chaque objet... » « Elle s’était attachée à une sourde-muette déjà instruite37 et qui s’est dévouée avec beaucoup de zèle à son éducation. Souvent elle lui témoignait son affection en l’embrassant, en lui serrant la main. Pour lui indiquer d’une manière plus générale de traduire ce sentiment de l’âme, nous avons posé sa petite main sur son cœur en l’appuyant bien fort. Elle a compris que ce geste rendait sa pensée et elle s’en est servi toutes les fois qu’elle a voulu dire qu’elle aimait quelqu’un ou quelque chose ; puis par analogie, elle a repoussé de son cœur tout ce qu’elle n’aimait pas. » 36 Ames en prison. (Edition 1934). Pages 10, 183 et suivantes. Sœur Blanche, une des premières sœurs oblates de Notre Dame des Sept Douleurs. Dans une lettre en braille qui nous reste de Marthe Obrecht, elle écrivait : « Sœur Blanche est mère pour Marthe, je prie pour sœur Blanche. » Louis Arnould dit de Sœur Blanche : « C’est elle qui a continuellement suivi Marthe pas à pas, qui lui a révélé le langage des signes, qui lui a appris à lire et à écrire avec une patience infatigable et un dévouement tout maternel. » 18 37 Bien plus tard, Marthe Obrecht s’est souvenu de son éducation dans une lettre (en clair) envoyée à Louis Arnould : « Quand je suis venue ici pour m’instruire, j’étais seule, je ne pensais rien, je ne comprenais rien, pour dire : il faut toucher tout pour bien comprendre, faire des signes et apprendre l’alphabet manuel pendant deux ans. Après pendant un an, j’ai appris pointer comme les aveugles, maintenant je suis heureuse de bien comprendre tout... Depuis deux ans j’ai voulu apprendre écrire comme les voyantes. J’écris bien un peu... » Le témoignage d’un prêtre sur la communion de Marthe Obrecht fait apparaître qu’elle répondait aux questions « par signes ». Marie et Marthe Heurtin Premier ouvrage français consacré à une sourde-aveugle de naissance, Une âme en prison de Louis Arnould, paru au tout début du XXe siècle, raconte l’éducation de Marie Heurtin par sœur Sainte Marguerite , continuatrice de l’œuvre pédagogique de sœur Sainte Médulle. Marie Heurtin était alors présentée comme « l’un des quatre seuls êtres sourds-muets-aveugles de naissance que l’on connaisse actuellement dans l’univers ».38 Née le 13 avril 1885 à Vertou en Loire-Atlantique Marie Heurtin est contemporaine d’Helen Keller. Refusée par les institutions de sourds à cause de sa cécité et par les institutions d’aveugles à cause de sa surdité, la fillette fut admise à Larnay à l’âge de dix ans, en mars 1895. Sœur Sainte Marguerite entreprit l’éducation de la nouvelle élève qui est décrite comme une furie durant ses deux premiers mois à l’institution. Un petit couteau de poche que Marie a apporté de chez elle et auquel elle tient beaucoup sert à lui apprendre le premier signe. Louis Arnould raconte : « Elle le (le couteau) lui prit. Marie se fâcha. Elle le lui rendit un instant et lui mit les mains l’une sur l’autre, l’une coupant l’autre39, ce qui est le signe abrégé pour désigner un couteau chez les sourds muets, puis elle reprit l’objet : l’enfant fut irritée. Mais dès qu’elle eut l’idée de refaire elle même le signe qui lui avait été appris, on lui rendit le couteau définitivement. » La même pédagogie continue avec d’autres objets, œuf, pain, aliments, instruments de cuisine. Le pain pour Marthe Obrecht, l’eau pour Helen Keller, les outils pour Edouard Meystre, le couteau de poche pour Marie Heurtin, la première étape de l’éducation semble immuable. Mais Louis Arnould nous apprend aussi que, comme ce fut le cas pour l’éducation de Marthe Obrecht, « sœur Sainte Marguerite s’aide dans sa tache d’une sœur sourde-muette qui sert à l’enfant de monitrice et lui répète les leçons de la maîtresse principale ». 38 Avant propos de l’édition de 1904. Page 9. La description du signe [COUTEAU] par Louis Arnould est presque la même que celle du signe [PAIN] par sœur Saint Médulle. Les signes ne sont déjà plus considérés comme une langue, mais bien comme une simple technique pour accéder à un autre niveau de langue. 19 39 Dans une lettre adressée au vicaire général de Poitiers, le 17 avril 1910, neuf jours après le décès de sœur Sainte Marguerite à l’âge de cinquante ans , Marie Heurtin écrivait : « A Larnay, je reste entourée de l’affection de ma bonne Mère Marie Sidonie. Elle a déjà conquis mon cœur par sa charité compatissante. J’affectionne beaucoup toutes les Soeurs de la Maison qui connaissent mon langage des signes et avec qui je puis communiquer comme avec ma chère Sœur Sainte-Marguerite.» En octobre 1910 Larnay accueillait une nouvelle pensionnaire dont Sœur Sainte Marguerite avait caressé l’espoir de faire l’éducation, Marthe Heurtin, sœur cadette de Marie, née, sourde-aveugle elle aussi, le 23 juillet 1902. Sœur Saint Louis, avec l’aide de Marie, entreprend l’éducation de Marthe. Luis Arnould précise : « Elle (Marthe) savait déjà quelque chose, car elle avait reçu à Vertou plusieurs leçons de deux anciens frères de Saint-Gabriel, actuellement professeurs à l’Institut des Sourds-Muets de la Persagotière, à Nantes... Elle n’était plus dans l’effroyable ignorance du signe, cette toute petite chose qui est l’énorme base de toute communication entre les humains. Elle s’était même créé spontanément une petite collection de signes, par exemple pour désigner chacune des personnes de sa famille : elle en avait un très familier, qu’elle emploie encore quelquefois et qui consiste à appliquer vivement la paume de sa main droite sur son bras gauche pour signifier : Quel malheur ! » Anne-Marie Poyet Anne-Marie Poyet, deuxième élève de sœur Sainte Marguerite est le deuxième des quatre enfants d’une famille ouvrière d’Izieux, dans la vallée du Giers, à l’ouest de Lyon. Elle n’était pas sourde-aveugle à sa naissance en 1895 mais l’est devenue en 1899 à la suite d’une méningite. Après quinze mois entre la vie et la mort, lorsqu’elle est enfin sauvée, il ne lui reste rien des petites connaissances qu’elle avait auparavant. « Elle ne sait plus dire ni « papa » ni « maman » écrit Louis Arnould qui décrit avec nombre détails le dévouement des parents pour leur « petite infirme » ; le père lui consacre tous ses instants de liberté et invente « des moyens de communiquer avec elle, de lui faire retrouver ses anciens mots et de lui en apprendre de nouveau : il lui rapprend « papa » et « maman » en mettant les doigts de son enfant dans sa propre bouche pendant qu’il prononce les mots. Il lui imprime aussi des signes appropriés sur l’épiderme ; un souffle chaud sur la menotte voudra dire « papa », deux souffles « maman », trois souffles « grand’mère ». On possède aussi quelques témoignages de Louis Poyet sur sa fille : « Anne-Marie, écrit-il, avait l’habitude de toucher mon salaire chaque fois que je l’apportais à la maison pour le remettre à sa mère. J’avais trouvé une 20 Marie Heurtin lisant sur les doigts de soeur Sainte-Marguerite. (Photo extraite d’Ames en Prison, de Louis Arnould.) fois un travail plus rénumérateur (sic) ; fallait voir sa joie lorsqu’elle constata que j’apportais un salaire plus élevé... » Anne-Marie Poyet est admise à Larnay en juillet 1907, et dans une lettre à Sœur Sainte Marguerite , datée du 9 novembre 1907, son père écrit notamment : « Dites lui que pour le jour de l’an, on lui enverra des papillotes et un jouet. Pour lui faire comprendre les papillotes, vous vous tordrez la pointe du doigt : elle comprendra tout de suite... » 21 Un an plus tard, en août 1908, on trouve dans une lettre de Louis Poyet à Sœur Sainte Marguerite : « Anne-Marie a eu une joie immense en recevant votre lettre ; en la lisant, à chaque frase elle riait et nous expliquait par signe ce que vous luis disiez... » Après la mort de Sœur Sainte Marguerite , Sœur Saint-Robert, puis Sœur SaintLouis continuèrent l’éducation d’Anne-Marie Poyet, complétant ses connaissances générales en français, mathématiques, histoire civile et religieuse, et géographie. En 1913, les parents d’Anne-Marie insistèrent pour que leur fille revienne au foyer et son instruction à Larnay se termina cette année là. Marie Heurtin au tableau écrivait en clair pour les voyants. (Photo extraite de « Ames en prison ».) Grâce à Melle F., une amie qu’elle s’était faite presque dès son retour à Izieux, la jeune sourde-aveugle trouva du travail comme ouvrière au service empaquetage d’une manufacture de tresses et de lacets. Elle resta toutefois toujours en contact avec Larnay, où elle fit quelques séjours l’été et eut une correspondance suivie avec Marie Heurtin. Dans une lettre adressée à celle qu’elle nomme « ma petite amie et sœur », on lit : « Depuis que nous sommes revenues toutes les deux, nous parlons bien souvent de toi et de Larnay ; ma chère F. apprend de plus en plus les signes40, tous les jours elle me parle toujours en signes, elle me taquine souvent, elle m’a dit que si j’allais rester à Larnay pour toujours, elle ira me voir. » 40 Le fait que Melle F. apprenne les signes au retour d’un séjour à Larnay avec Anne-Marie Poyet montre l’importance de ce moyen de communication dans la petite communauté sourde aveugle. 22 Pour son œuvre sœur Sainte-Marguerite, l’Académie française lui attribua le prix Motoyon. L’institution de Larnay a reçu encore une quarantaine de sourdes-aveugles jusque en 1969, année de sa fermeture. La dernière éducatrice y fut sœur Anne dont Noëlle Thébault, la mère de François Thébault a ainsi retracé la carrière l’année, peu après sa mort en 198541 : « Soeur Anne n'est plus. Elle nous a quittés en mai à 88 ans. Elle repose dans le petit cimetière de La Chartreuse D'AURAY (Morbihan) aux tombes toutes semblables, nues, nettes. Sur la croix de bois peinte en blanc on lit : "Soeur Anne de Béthléem 19 mai 1985". Elle était née le 21 mai 1897 à PLUVIGNER, pas loin d'AURAY. Je remarque qu'elle a été enterrée juste le jour anniversaire de sa naissance. On se prend à penser ainsi que dans son travail d'amour avec les sourdes-aveugles, elle voulut que tout soit bien et parfaitement fini. Qui était Soeur Anne ? Native de PLUVIGNER, elle était donc une Bretonne, d'une famille bretonne. Elle fait ses études à l'Abbaye Sainte Anne de Kergonan à PLOUHARNEL, près de CARNAC. Elle y passe le brevet ce qui est assez rare à l'époque. Puis se sentant une vocation religieuse, elle entre au couvent des Soeurs de la Sagesse, à Saint-Laurent sur Sèvre. Elle a donc quitté sa Bretagne pour la Vendée ; elle y prononce ses voeux en 1916 et devient institutrice. Elle-même disait :« Dès ma jeunesse, j'étais attirée par l'instruction et l'éducation des enfants : l'obéissance a comblé mes vœux. » Et pendant 25 ans, elle instruira et éduquera des fillettes sourdes à larnay. En 1945, les dix sourdes-aveugles de Larnay font une pétition pour réclamer Soeur Anne près d'elles. Et je laisse parler Soeur Anne : « J'étais "quelqu'un" pour elles, elles devaient être "quelqu'un" pour moi. » « Mais dans ce milieu de silence et de nuit, terrain inconnu, mon éducation était toute à faire : peu de livres, pas de professeur, il fallait pourtant bien s'en sortir ! » Yvonne, sourde à 13 ans, aveugle à 18, intelligente, instruite, très intéressante dans ses conversations intarissables , sera d'abord son professeur, (elle a précédé Soeur Anne de quelques mois dans la mort). A Larnay, ces adultes sont déjà ... "des éducations réussies", mais commencer avec de jeunes élèves, c'est autre chose ! Pourtant de 1945 à 1973, 27 sourdes aveugles seront instruites par Soeur Anne ; instruites : d'abord le signe correspondant à un objet concret ; chaque objet a un nom ; ces noms on peut aussi les indiquer par certaines gymnastiques des doigts: la dactylologie ; puis on peut les parler, les écrire et les lire en braille ; peut-être en noir à la machine « pour faire comme tout le monde et être compris de tout le monde » dira Marthe. Il faut aussi arriver à l'abstrait. 41 Témoignage paru dans le Bulletin de l’ANPSA n°23 de décembre 1985. 23 Soeur Anne saura obtenir de chacune qu'elle acquière, selon ses possibilités, le maximum de connaissances pratiques, manuelles, mais aussi intellectuelles et qu'elle ait une vie spirituelle. On imagine l'ampleur du travail ! "Travail captivant" disait-elle, d'apostolat, de dévouement, d'initiative, de patience, de persévérance, d'amour ! Pourtant le récit de ses résultats ne franchira guère nos frontières. Mais à une gloire, pourtant méritée, Soeur Anne préférait la vie selon l'évangile en cette phrase : " Donnez à quiconque vous demande, faites du bien et prêtez sans attendre en retour". En février 1973, un infarctus terrasse Soeur Anne ; elle est mourante. Par bonheur elle se remettra et elle viendra en convalescence à La Chartreuse. Mais malgré son grand désir, elle ne devra plus penser retourner à Larnay. C'est très dur car cela "rompt ses liens les plus chers", ces liens tissés avec : Marthe, dont Henri Bordeaux a autrefois remarqué "le fin sourire illuminant son visage", Yvonne,professeur, Jeanne, toutes trois décédées maintenant, Lucienne qui veut être mise au courant de tout ce qui se passe en FRANCE, Eugénie qui réalise toujours de ravissants tricots, et les plus jeunes : Agnès, Sylvette, Danielle, Jacqueline, Mireille, Marie-Claire, Isabelle, Floriane et Marie-Thérèse venue de La Réunion. Pendant 12 ans encore, occupant sa retraite à des activités diverses, elle restera constamment en contact avec les sourds et sourdes-aveugles qui lui écrivent et viennent la voir. A chaque période de vacances, François est heureux de venir la saluer et lui apporter toutes les nouvelles des uns et des autres, ces nouvelles qui ne cessent de l'intéresser. Deux jours avant sa mort, elle me dira, parlant des sourds et sourdes-aveugles, de leurs amis et de son départ tout proche : « Je les emporte tous dans mon coeur. » Kénavo, Chère Soeur Anne. Voici quelques phrases relevées et notées par Soeur Anne : "Celui qui, de temps en temps, ne risque pas l'impossible, n'atteindra jamais le possible". "Je voudrais" ... n'a jamais rien fait, "J'essaierai" ... a fait de grandes choses, "Je veux"... a fait des miracles. En cette même année 1969 où l’établissement de Larnay ferme ses portes, le docteur Mechtchériakov , responsable du programme soviétique pour sourds aveugles rendait ainsi hommage à son rôle pionnier : « La méthode éléborée par sœur Marguerite n’accorde pas un rôle privilégié aux mots en général et au langage parlé en particulier. Sœur Marguerite voulait que l’enfant sourd muet et aveugle se familiarise avec le monde des objets qu’il utilise dans sa vie pratique. Elle accordait une valeur particulière aux leçons de choses. L’un des grands mérites de sœur Marguerite est d’avoir appris à ses élèves infirmes le langage des 24 gestes qui permet de communiquer avec les gens. La communication, c’est la clé du développement de l’univers mental. »42 L’éducation des sourds-aveugles à Larnay fut reprise en 1972 par le CESSA (Centre d’éducation spécialisé pour sourds-aveugles) sous la direction de Jacques Souriau. 42 Extrait de la préface des mémoires d’Olga Skorokhodova « Comment je perçois le monde ». 25 2.Les Frères de Saint-Gabriel Le règlement des Filles de la Sagesse interdisait toute mixité et elles ne pouvaient donc pas recevoir de garçons sourds-aveugles qui étaient ainsi privés de toute possibilité d’éducation. Le 21 février 1925, l’Institut régional des jeunes sourds fondé en 1838 et géré depuis par les frères de Saint-Gabriel, avenue de Bordeaux (devenue depuis avenue de la Libération) à Poitiers, met fin à cette situation 43: l’établissement accueille le fils d’un contremaître du Creusot, Bernard Ruez. Victime, à sept ans, d’un violent traumatisme crânien du à la chute d’un outil l’enfant a été frappé d’atrophie générale, perte de l’ouïe et de la vision, oubli du langage articulé. Après dix huit mois d’hospitalisation, il est confié aux frères de Saint-Gabriel à Poitiers. Louis Arnould était encore là : « Nous avons assisté aux efforts fébriles de cette jeune âme qui se débattait dans son cachot (...) trouvant une voie où sa vive intelligence se précipitait comme un retour de flamme. En quelques mois, il apprit (...) l’alphabet typographique, l’alphabet braille et l’alphabet dactylologique, et il a commencé à assembler des syllabes. » « Un jour, le 9 juin 1925, à l’époque où sa communication avec les autres était presque inexistante, après avoir travaillé devant moi, il va prendre un peu d’exercice en faisant pivoter, comme d’ordinaire, telle une énorme toupie, une grandiose mappemonde plus haute que lui. Il l’aborde en disant : « Ah ! c’est bien ça ! », et il tourne en exerçant uniquement ses bras. Brusquement il s’arrête, tâte les reliefs et questionne : « C’est pas un globe de géographie ? » Puis : « Où est la France ? L’Allemagne ? Le Creusot ? (...) L’enfant muré venait de retrouver avec le gros globe, comme Marie Heurtin l’avait trouvée avec le petit couteau, une notion de la représentation, du signe. Toute une éducation, et sûrement une éducation très complète a, peu à peu, passé par là. » Longtemps après, en l’an 2000, Louis Bouvineau décrit ainsi la suite : « Doué d’une intelligence prodigieuse, il deviendra un homme d’une vaste culture, capable de lire des traités de philosophie et de théologie, de voyager sans erreur avec ses doigts sur une mappemonde en relief, de battre aux échecs n’importe quel adversaire... » On possède aussi un témoignage écrit sur Bernard Ruez en 1953. Dans une lettre aux parents de François Thébaut daté du 15 juillet 1953, Frère Thomas écrit : « Quant à Bernard, il éprouve une plus grande souffrance, à la fois physique et morale, qui parfois le déprime, :mais dont il triomphe souvent, héroïquement, et à notre insu. Supporter la cécité et la surdité pendant vingt-huit ans dans un corps brisé. » La langue des signes n’a pas été nécessaire pour l’éducation de Bernard Ruez, car il possédait déjà une langue, le français parlé et écrit. La mappemonde, 43 Auparavant, en 1917 un jeune sourd aveugle âgé de 17 ans avait été accueilli par les Frères de Saint Gabriel, à la Persagotière à Nantes. Mais il était juste venu y apprendre le rempaillage. 26 contrairement à ce que dit Arnould, ne semble pas lui avoir donné la notion du signe, mais bien plutôt avoir ouvert une porte de sa mémoire.44 La présence de Bernard Ruez a permis de créer une section pour sourdsaveugles dans le cadre de l’IRJS. Une trentaine d’enfants sourds aveugles y seront accueillis jusqu’à la création du Cessa de Larnay et le transfert des adultes à La Peyrouse en Dordogne, au tournant des années 70. François Thébaut Cinquante-quatre ans après la parution du livre de Louis Arnould paraît Les mains revêtues de lumière, ouvrage consacré à l’éducation, à l’IRJS, de François Thébaut par frère Thomas, de l’ordre de Saint-Gabriel. Si le texte écrit de la main du colonel Rémi ne présente que peu d’intérêt, il reprend des éléments déjà connus en paraphrasant Louis Arnould à travers un filtre idéaliste et fidéiste, l’intérêt irremplaçable de l’ouvrage réside dans la correspondance entre frère Thomas et les parents de François Thébaut, qui permet d’avoir une idée plus précise des méthodes employées par l’éducateur. François est né en 1944. L’accouchement difficile lui a laissé des séquelles importantes. Sourd très tôt, il est devenu totalement aveugle à huit ans. A partir de 1950, quand il a six ans, son éducation est prise en charge par frère Thomas pour qui l’essentiel est l’apprentissage de la parole, du braille et de la dactylologie. Les signes ne sont qu’une technique au service de l’apprentissage du français sous toutes ses formes. L’éducateur, qui fut pourtant une des importantes mémoires de la langue des signes de Poitiers, pensait sans doute comme l’exprimera plus tard on successeur, frère Auray, que les signes seuls ne permettent que quelques échanges. Le première prise de conscience de la langue par François est notée un an après son arrivée à Poitiers ; le 21 octobre 1951, frère Thomas écrit : « Il a deviné qu’il y a une relation entre l’alphabet des doigts, l’alphabet braille et la parole, mais il y a des éléments difficiles à donner à un sourd-aveugle. Il nous faudra du temps. » 44 Professeur de littérature, aveugle lui même, Pierre Villey notait en 1914 dans Le Monde des aveugles : « Bien des circonstances influent sur l’élaboration des images spatiales de l’aveugle et en particulier l’expérience individuelle qui nous invite à donner plus ou moins d’importance à tel ou tel élément de la représentation (...) Le fait essentiel est que l’aveugle dispose, lui aussi, d’images étendues, synthétiques, très souples , très mobiles, de ce que j’appellerais volontiers une véritable vue tactile. Le mot vue est le seul qui rende ces apparitions qui surgissent dans le cerveau, libre de toute impression musculaire consciente, de toute représentation des doigts ou des mains, moins riches sans doute, moins complexes, moins étendues surtout considérablement que les images visuelles, mais comme elles unes et multiples à la fois, perçues tout entières dans leurs détail par l’œil intérieur de la conscience. » Pierre Villey avait correspondu avec Marie Heurtin pour étudier l’utilisation de l’odorat et la perception de l’espace chez les aveugles et les sourdsaveugles. 27 Travail en classe : Claude et François avec le frère Thomas. (Photo extraite de Frère René Thomas, réalisé par Jean-Louis Michaud et édité par l’association des sourds de Poitiers.) Quatre mois plus tard, dans une lettre du 27 janvier 1952 : « Cette semaine Francinet a pris contact avec mon autorité. Je l’avais prié de copier un texte, occupation qui ne lui plaisait guère, et il a laissé passer le temps sans s’y soumettre. J’ai fait semblant de me fâcher, sans résultat. Alors j’ai mis mon index sur sa planchette (braille), j’ai fait le signe : « Je te commande. » En cinq secondes, il a compris la valeur du signe. » Au fil de la correspondance entre sa mère et frère Thomas, on découvre aussi des signes isolés employés par François, [KEPI], [SEUL], etc. Et dans une lettre de Mme Thébaut du 17 avril 1954 : « Il met son index sur son front en signe de profonde réflexion, puis secoue la tête et m’explique par gestes : « Papa était parti sur un bateau, longtemps, longtemps, je ne l’ai pas vu, je ne sais pas. » Parole, dactylologie, gestes, la communication de François est multimodale comme le montre cette lettre de sa mère du 2 janvier 1955 : « Il parle volontiers de lui même. Si il raconte quelque chose, ou s’il exprime un désir, il parle, tout en épelant machinalement les mots qu’il dit, avec ses doigts (...). Parfois il prononce une petite phrase et je me hâte d’y répondre. Il me fait alors le signe de « Tu as entendu ? » - « Oui. » « Tu sais ? » (ce qui signifie : tu as compris ? » Je dis « oui » encore et il alors un sourire heureux et fier. » Contrairement à ce qui se passe à la même époque dans les établissements pour sourds, les signes ne sont pas interdits dans l’éducation de François. Mais le but ultime reste cependant le parole, comme le répond frère Thomas à Mme Thébaut : « Plus il parlera, plus il faudra lui donner l’envie de parler. Ainsi se 28 Claude, frère Thomas, François et la mappemonde. (Photo extraite de Frère René Thomas, réalisé par Jean-Louis Michaud et édité par l’association des sourds de Poitiers.) fait un rapprochement précieux entre lui et tous ceux qui l’entourent ; ainsi n’estil plus emprisonné dans les signes de la dactylologie ou du braille. » Un écho un peu angoissé apparaît dans une lettre de Mme Thébaut du 28 juillet 1955 : « Quand il parle « petit nègre » je ne le reprends pas toujours, de crainte de briser son désir d’utiliser le langage vocal. L’écriture dans la main ne l’emballe pas du tout. Ou il devine à la deuxième ou la troisième lettre et tourne en dérision ce moyen de communication, ou bien il ne devine pas, et refuse de continuer. » Bien plus tard, au cours du stage d’été organisé en 1983 à Poitiers par l’association 2 Langues pour une Éducation, François Thébaut, alors viceprésident de l’Association nationale pour les sourds-aveugles, a apporté son témoignage sur la situation des sourds-aveugles en France. Il s’est souvenu de son éducation à Poitiers45 : « J’étais entré à l’école pour sourds à quatre ans, à Strasbourg. Je ne voyais pas assez pour lire sur les lèvres. Je suis allé à Poitiers à six ans avec le Frère Thomas. Il m’a appris à lire en noir pendant que je voyais encore en même temps que le braille. Il m’a appris la dactylologie. Avec les sourds voyants, j’ai appris le langage gestuel en bavardant, car j’aime bavarder avec tout le monde. » 45 Témoignage publié dans le n° de juillet 1983 de Vivre Ensemble, revue de Deux Langues pour une Éducation. Repris dans le n° de septembre 1983 du Bulletin de liaison de l’ANPSA. 29 François Thébaut avec frère Thomas dans la cour de Larnay. (Photo extraite de Frère René Thomas, réalisé par Jean-Louis Michaud et édité par l’association des sourds de Poitiers.) Benjamin You, qui interprète pour François Thébaut depuis plus de dix ans, a noté son évolution : « Avec sa mère, avec Frère Thomas, avec les frères de la Peyrouse, François utilisait surtout la dactylologie, avec une rapidité étonnante. Depuis la mort de sa mère, et surtout depuis la mort de Frère Thomas (en 1999 ) François a ressenti le besoin d’un retour à la langue des signes qu’il avait apprise dans son enfance à Larnay, avec les sourds de son âge comme Alain Champigny ou Jean-Louis Michaud. Cela va de pair avec un désir de rencontrer des sourds, notamment ceux de Poitiers. François veut aussi toujours être au maximum en prise avec les gens, il parle aussi avec les gens qui ne connaissent pas la langue des signes, il articule bien, avec sa voix on le comprend. Il parle au téléphone à son frère. Dans ces cas mon travail d’interprète s’arrête.»46 Remarques intermédiaires Tout au long de ces témoignages qui ont entre un demi siècle et deux siècles, apparaissent diverses techniques, divers modes de mise en œuvre de la communication avec et entre les sourds aveugles. Ce sont les mêmes que l’on retrouve encore actuellement dans l’éducation et l’interprétariat. Par exemple la co-action avec Victorine Morisseau quand une institutrice prenant ses mains « lui 46 Entretien avec Benjamin You du 6 juin 2000. 30 fait exécuter quelques signes et par ce moyen lui adresse quelques question sur son âge. » Coaction encore dans la description d’un dialogue entre des sourdes muettes et des aveugles, au début de l’Institution de Larnay : « Les unes et les autres conversent en se prenant les mains, chacune donnant aux doigts de la compagne avec laquelle elle s’entretient la position qui doit signifier sa pensée. » Ou bien l’utilisation de canaux multiples avec M. Judicelle dont « on ne pouvait se faire comprendre qu’à l’aide de caractères saillants déposés entre ses mains » mais qui répondait par la parole. Le mime, que Condillac appelait le langage d’action, avec Jacques Mitchel dont « le langage mimique était celui d’un être intelligent » et dont presque tous les signes étaient « calculés pour la vue des autres. » La création diagrammatique de signes comme Marthe Obrecht qui, ayant appris le geste aimer « par analogie a repoussé de son cœur tout ce qu’elle n’aimait pas. » La langue des signes codifiée est elle aussi omniprésente dans la communication entre sourds aveugles qui utilisent aussi la dactylologie et le braille. Et aussi dans certains cas la voix et l’écriture en clair. La communication est multimodale et l’essentiel est son efficacité et son ancrage dans le monde réel. 31 III. Une minorité dans une minorité L ’estimation du nombre de sourds en France est très variable en fonction des critères employés pour définir la surdité. En prenant en compte toutes les déficiences auditives, mêmes légères, ainsi que les surdités acquises et les surdités dues à la vieillesse, parfois même à la très grande vieillesse on aboutirait au chiffre de trois millions de personnes. Mais ces trois millions de personnes, dans leur diversité hétéroclite, ne constituent pas une communauté linguistique. Celle qui nous intéresse, qui utilise la langue des signes, est beaucoup plus réduite. Au début des années 90, on estimait entre 300000 et 500000 le nombre des personnes utilisant la langue des signes à des degrés et des niveaux divers, et entre 50000 et 100000 les sourds ayant la LSF comme langue « maternelle », comme langue quotidienne, et pour certains comme langue unique. Les sourds signant représenteraient ainsi une petite minorité, entre 0,085 et 0,17% de la population française. Un pourcentage stable Un recensement effectué en Belgique en 1835 donnait 2226 sourds-muets pour une population totale de 3885000 personnes, soit un pourcentage de 0,057%. Les chiffres européens, émanant de statistiques établies entre 1825 et 1843 font apparaître des disparités importantes (réelles ou dues au méthodes de comptage ?) : un sourd muet pour plus de 2000 habitants (moins de 0,05%) au grand-duché du Luxembourg ou en Toscane, à un pour 200 (0,5%) dans le canton de Berne ou le canton d’Argovie en Suisse47. Alexandre Rodenbach note face à ces chiffres : « La Suisse renferme beaucoup plus de sourds muets qu’aucun autre État de l’Europe. Cette inégalité résulte évidemment de la condition misérable où vit une partie de la population de ce pays, habitant dans des vallées profondes, humides... On sait que le surdo-mutisme est un des attributs du crétinisme qui se retrouve dans les vallées étroites des grandes chaînes de montagne et plusieurs autres contrées (...) Piémont, Savoie, Wurtemberg, les Pyrénées, le Béarn, les deux Navarres... » Bref dans « les pays de hautes montagnes et de vallées profondes ». Rodenbach met en cause les conditions de vie de ces régions sans jamais évoquer la consanguinité due à l’endogamie forcée par l’isolement et les difficultés de communication. Dans le même texte édité en 1853, Rodenbach regrette que « la France n’ait pas encore fait procéder à un recensement des ses sourds muets dont on 47 Tous les chiffres cités sont extraits de l’édition de 1853 du livre Les aveugles et les sourdsmuets d’Alexandre Rodenbach (pages 207-227). Rodenbach relève dans les statistiques belges le cas d’une sourde-aveugle. 32 évalue le nombre à 25000 environ ou 1 sur 1369 habitants, la population de ce pays étant de 34230178 âmes. » Cela donnerait 0,073 % de la population. Nous ne sommes pas très loin des 0,8% de l’hypothèse basse envisagée un siècle et demi plus tard. Dans cette communauté, que représentent les sourds-aveugles ? Les premières statistiques concernant la surdicécité sont britanniques et sont incluses dans le recensement général de 1871 qui relève 111 cas déclarés de surdicécité. Aux États Unis d’Amérique, le dixième recensement de 1880 notait 503 cas de surdicécité, répartis en : aveugles sourds-muets, 256 ; aveugles sourds-muets et idiots, 217 ; aveugles sourds muets et fous, 3048. Plus d’un siècle après en France, nous en sommes toujours à l’étape des hypothèses et des extrapolations. Cela est si vrai que le recensement des sourds aveugles fait partie des premières missions confiées au tout jeune centre de ressources pour sourds-aveugles de Poitiers. Les premiers éléments chiffrés sur cette population en France ont été donnés en 1913 par Henri Lemoine49, médecin de l’Institut national des jeunes sourds : « Les cas connus d’après une statistique publiée en 1909 de sourds-muets aveugles en France, seraient de 338. J’ai recueilli des renseignements précis sur une centaine de cas. Parmi eux on trouve douze sourds-muets de naissance. C’est à tous les âges de la vie, sous l’influence d’accidents de toutes sortes et des maladies les plus diverses que les autres ont été frappés d’une aussi grande calamité. Dans ce second groupe de sourds-aveugles par acquisition on trouve des sourds nés de tout âge ; dans une proportion de 15 sur 100 qui perdent la vue à la suite d’accidents les plus divers. Inversement ce sont des aveugles nés qui dans une proportion de 7 pour 100 deviennent sourds par accident. »50 On ne sait pas si l’auteur considère la surdicécité comme une surdité associé à une cécité totale ou comme une combinaison des deux déficits sensoriels, mais des chiffres d’Henri Lemoine on peut extrapoler que, dans une hypothèses basse, au moins 27 sourds aveugles, sur la centaine qu’il a examinés, sont « d’abord » sourds, et donc peuvent être intégrés de façon plus ou moins lâche à la communauté des sourds. Dans une hypothèse haute ils seraient 93 (tous sauf les aveugles nés). Cela donnerait pour l’ensemble des cas recensés en France entre 92 et 314 sourds-aveugles « signants ». Si l’écart semble grand entre les deux hypothèses, basse ou haute, il n’a que peu d’importance au regard du poids de ces chiffres dans la communauté sourde. Elle est estimée à l’époque à 30000 personnes sur une population nationale qui avoisine les quarante millions. Le 48 Chiffres donnés par Regi Theodor Enerstevdt dans « Legacy of the past ». Henri Lemoine. Étude sur les sourds-muets-aveugles. 50 L’auteur note dans le même chapitre que la Suède et la Norvège sont les pays où les sourdsmuets aveugles sont les plus nombreux et que « la consanguinité peut et doit être incriminée. » Il donne aussi les statistiques de 1905 pour l’Allemagne : il y avait alors 340 sourds-muets aveugles. En Prusse le nombre était de 223 « dont 144 sourds aveugles et 79 sourds-muets, aveugles faibles d’esprit. Il y avait 40 sourds-muets aveugles entre 5 et 20 ans. » 33 49 groupe des sourds aveugles « signants » devait représenter alors entre 0,30% et 1% d’une communauté qui forme environ 0,75% de la population française. Plus de soixante ans après, en 1976, lorsque le Comité de liaison des parents d’enfants atteints de handicaps associés veut faire une étude sur les sourds aveugles âgés de 0 à 16ans, il pratique encore par extrapolation à partir de trentedeux cas. Il en tire la conclusion qu’il y aurait à l’époque « entre 328 et 476 enfants ayant une double atteinte visuelle et auditive». Parmi ceux ci, « 70 à 105 sont des sourds-aveugles proprement dits » et «entre 170 et 255 ont une atteinte grave d’au moins un des deux sens » Le fichier de l’association comporte les noms de 126 enfants (de moins de vingt ans) et 85 adultes. En conclusion générale l’étude redonne les chiffres de son estimation et termine : « Quant aux adultes ils sont mal connus, sauf pour les moins de 30 ans. »51 Dix-huit ans plus tard, en 1994, dans une étude sur le fonctionnement du foyer pour sourds-aveugles adultes de la Varenne, on lit : « Nous savons que la surdicécité est un handicap rare. Mais aucune étude n’a pu être menée à ce jour dans un pays de dimension proche de la France... Une étude est en cours actuellement en Italie52. Par contre des études ont été réalisées dans les pays nordiques. En Norvège, en Suède, les études réalisées en 1977 et 1980 font apparaître un taux situé entre 5 et 9 sourds aveugles pour 100.000 habitants. » En octobre 1999, durant la session rencontre de l’Association nationale pour les sourds-aveugles à la Rochelle, Jacques Souriau, directeur du Centre de ressources pour sourds-aveugles créé un an plus tôt, notait : « Dans le cadre des activités du CRESAM nous avons découvert sept personnes sourdes-aveugles de plus de quarante ans dans une MAS (Maison d’accueil spécialisé) et six dans un foyer de vie. Nous découvrons aussi petit à petit l’univers de personnes dont l’autonomie n’exige pas une prise en charge en institution, mais qui vivent un très grand isolement dans leur propre famille. » En extrapolant les chiffres des études scandinaves, on obtient pour la France entre 3000 et 5400, toutes catégories confondues. Mais l’étude sur la Norvège présente un autre intérêt : une fois établie la liste nominative des 202 personnes recensées comme sourdes aveugles à l’issue d’une enquête fine à l’aide de filets aux mailles très serrées, une personne connaissant bien les modes de communication avec les sourds aveugles a rencontré et interviewé toutes les personnes sourdes aveugles répertoriées. Après ces entretiens, les personnes sourdes aveugles ont été classées en quatre catégories : ceux qui sont nés sourds aveugles, ceux qui ont une surdicécité acquise, les surdités premières, et les 51 On trouve dans cette étude au chapitre III, Le point de vue du médecin : « Le langage gestuel des sourds est bien connu. Il a l’inconvénient d’être une gêne pour les rapports avec la famille et l’entourage en dehors du centre. » Le même texte ne trouve aucune gêne à l’emploi de la méthode tadoma. 52 Étude à l’initiative de William Green, qui était déjà un de ceux qui avaient mené l’enquête en Norvège en 1977. 34 cécités premières. L’étude note que les sourds devenus aveugles (35% du total) ont d’abord fréquenté une école pour sourds : « Un grand nombre sont des sourds non démutisés et utilisent le langage gestuel pour leur communication. » Lors des entretiens, 89% d’entre eux ont déclaré préférer le langage gestuel comme mode de communication. Ces signeurs représentent donc 31% de la population totale des sourds-aveugles. Les sourds aveugles de naissance forme 14,4% du total recensé ; ils sont très jeunes, (la moitié a moins de 7 ans), et on n’a pas d’indication sur le mode de communication, sans doute à cause de leur moyenne d’âge très basse53. A contrario, le groupe le plus important (44 %), celui des devenus sourds-aveugles a une moyenne d’âge très élevée, la moitié d’entre eux ont plus de soixante-dix ans. Dans une hypothèse basse, 31,5% des sourds-aveugles utiliseraient la langue des signes, dans une hypothèse haute mais improbable (en ajoutant 89% des membres du premier groupe) on approcherait des 44%. En extrapolant ces pourcentages aux chiffres, donnés aussi par extrapolation, de la population des sourds aveugles en France, on obtiendrait entre 930 et 2300 sourds-aveugles utilisant peu ou prou la langue des signes. En appliquant les mêmes pourcentages à l’estimation norvégienne, « entre 5 et 9 sourds-aveugles pour 100.000 habitants », on aboutit aux mêmes chiffres. En rapportant ces estimations à celles du nombre de sourds locuteurs de la LSF, on a une fourchette large mais significative : les sourds aveugles qui utilisent et comprennent la langue des signes (ou les signes) de façon privilégiée représentent entre 0,93% et 4,6% d’une communauté linguistique qui est elle même estimée entre 0,085% et 0,17% de la population française. Une minorité dans une minorité, trop morcelée, éparpillée sur tout le territoire national, et présentant trop de cas particuliers pour avoir une unité « linguistique ». A Poitiers même le cas est quelque peu différent. Du fait des institutions qui les accueillent, le nombre des sourds aveugles est mieux connu mais non représentatif de la situation nationale. Les foyers de la Varenne, de Neuville et de Larnay, le CAT des Hauts-de-Chaume et le CESSA de Larnay accueillent environ 180 sourds-aveugles. Une des caractéristiques de cette population est qu’elle est majoritairement « signante » car essentiellement composée de sourds aveugles congénitaux ou des sourds devenus aveugles. On trouve ainsi une relative homogénéité dans les signes employés, due sans doute au regroupement de cette 53 Dans l’étude de l’APSA de 1994 , les auteurs notent, page 13 : « Bien que les conceptions classiques n’admettent pas en général qu’il y ait des possibilités d’accession à un système socialisé de communication chez l’adulte, s’il n’a pas réalisé cette capacité étant enfant, l’expérience acquise au Foyer permet d’invalider cette vue. » Et plus loin (page 15) : « Il est démontré que ces personnes (les jeunes adultes sourds-aveugles) sont encore capables d’acquisition sur le plan de la communication, sur le plan de l’autonomie, et sur le plan de la socialisation. » La communication implique un « maximum de composantes », pictogramme, dactylologie, écrit en clair et en braille et aussi signes. 35 communauté et à la fixation des signes dans des lexiques et dictionnaires54 qui servent souvent de références aux professionnels en charge des sourds aveugles en institution. Une étiologie très changeante mais un nombre presque constant En 1913, Henri Lemoine note que sur la centaine de cas qu’il a examinés, 15% des sourds-aveugles sont des sourds devenus aveugles à la suite d’accidents, 8% sont devenus sourds-aveugles des suites de la scarlatine (« c’est là une complication qui, quoique rare, est des plus terribles »). La méningite représente 6% des cas, et la « fièvre cérébrale » 4%, l’ophtalmie purulente chez les sourds 3%. Puis le médecin de Saint-Jacques cite la rougeole, l’influenza, l’anémie, l’ataxie locomotrice, la syphilis et la tuberculose qui « peuvent aussi déterminer des pertes des sens auriculaires et visuels ». Henri Lemoine incrimine aussi la consanguinité dans les cas d’apparition de rétinite pigmentaire et précise que sur 200 élèves sourds à l’INJS de Paris en 1913, 5 étaient atteints de rétinite pigmentaire. En 1977, un questionnaire sur les sourds aveugles 55 reçoit 64 réponses : dans 40 cas (63%), l’origine de la surdi-cecité est la rubéole qui n’apparaissait pas comme cause au début du siècle. Avec 3 cas, la méningite a à peu près le même pourcentage qu’au début du siècle. Les 2 cas d’encéphalite (environ 3%) sont à comparer avec les 4% de cas de « fièvre cérébrale » cités par Henri Lemoine. La scarlatine et la rougeole ont disparu des causes de la surdicécité, remplacées largement par la rubéole. En 1986, sur une population plus restreinte (26), et uniquement d’enfants, celle du CESSA de Larnay, l’étiologie est : rubéole congénitale (72%), syndrome d’usher (12%), souffrance néonatale (12%), origine indéterminée (4%). La rétinite pigmentaire, absente en 1977, réapparaît, mais les données sont si parcellaires qu’il semble difficile d’en tirer une conclusion. Les chiffres les plus récents semblent être ceux établis en 1996 par l’association britannique Sense, concernant 81 enfants sourds-aveugles. Les cas de rubéole congénitale sont en forte régression (2,4%), et les causes du double déficit sensoriel sont dans l’ordre : grande prématurité (14,7%), hypoxie néonatale (9,8%), syndrome CHARGE56 (8,7), anomalie chromosomique (8,6%), virus 54 L’équipe du CESSA de Larnay s’était beaucoup investie dans la création et l’édition du répertoire de langage gestuel de la région de Poitiers. 55 Questionnaire faisant partie d’une étude effectuée par le comité de liaison et d’action des parents d’enfants atteints de handicaps associés pour le ministère de la Santé. 56 Le syndrome CHARGE se caractérise par des atteintes multiples :visuelle, cardiaque, auditive, nasale, génito-uninaire... 36 CMV57 (6,3%), méningites (6,3%)... Dans 32% la cause de la surdicécité n’a pu être déterminée. 57 CMV : le cytomégalovirus (« virus constitué d’une seule grosse cellule) est une infection commune généralement bénigne que la plupart des gens contractent au cours de leur vie. Il est de la même famille que le virus de l’herpès ou celui de la mononucléose. Contracté pendant la grossesse, ce virus peut avoir des conséquences sur le développement sensoriel du bébé à naître. 37 IV. La langue des signes des sourds-aveugles. L es recherches proprement linguistiques sur la langue des sourds ont commencé avec Stockoe au début des années soixante. Chercheur à l’université Gallaudet de Washington, Stockoe reprenait un vieux rêve du XIXe, derrière lequel Bébian avait couru toute sa vie, écrire la langue des signes. Pour cela il fallait d’abord trouver les éléments constitutifs de cette langue : en 1960, il isolait trois paramètres pour la description de la langue des signes américaine, l’ASL : la configuration de la main, son mouvement et sa localisation. A ces premiers critères sont venus depuis s’ajouter la tension, la physionomie, le regard... En France les travaux de Stockoe ont beaucoup influencé ceux qui avaient fait le pèlerinage de Gallaudet à la fin des années 70 : Bernard Mottez, Danielle Bouvet, Paul Jouison, Christian Cuxac... Paul Jouison a relevé le pari de l’écriture de la langue des signes et y a consacré jusqu’aux derniers instants de sa vie. Christian Cuxac a surtout cherché le mode de fonctionnement des langues gestuelles et les critères auxquels elles répondent. Ce sont les critères appliqués ici à la langue des signes des sourds-aveugles pour savoir en quoi et comment elle diffère de la langue des sourds. 1. La langue des signes des sourds « Une langue c’est ce qui permet de traduire une autre langue. »58 Tout comme Paul Jouison, Christian Cuxac ne se pose plus la question de savoir si les langues des signes sont des langues (cette question fut l’objet de ses premiers travaux, maintenant bien lointains). Et, contrairement ou au delà de Paul Jouison qui a une vision encore un peu lexicale de la LSF, Christian Cuxac veut avoir un regard pragmatique. En 1993, dans Faits de langue n°1, il pose la question: « On s’adresse toujours au moins à quelqu’un... L’aspect le plus troublant des langues des signes réside dans le fait que la pratique courante de l’une d’elles permet aux sourds d’avoir, avec qui en pratique une quelconque autre, des échanges aisés et efficaces. » Cuxac pose là une question fondamentale « sur la nature de ce savoir linguistique partagé », indépendant du lexique qui est lui même culturel. Et Cuxac distingue dans cette langue une iconicité de premier, de deuxième et de troisième ordre. L’iconicité de premier ordre «se caractérise par l’utilisation 58 Réponse de Christian Cuxac au cours d’une conférence qu’il avait faite à Poitiers en 1994-95; à une personne qui reprochait à la langue des signes de ne pas pouvoir traduire les idées abstraites, Cuxac avait fait remarquer que toute la conférence et tout le débat avaient été traduits en langue des signes. Cette réponse fait penser à la définition de Charles Morris (cité par Umberto Ecco) : « Une chose n’est un signe que parce qu’elle est interprétée comme le signe de quelque chose par un interprète. » 38 Les dictionnaires poitevins L’ouvrage recense plus de 1200 signes, présentés dans un classement raisonné à prtrir des configurations des signes, établi avec l’aide de Paul Jouison et de Lloyd Anderson. Il est complété par des notes sur la grammaire dues essentiellement à Paul Jouison. Dans l’introduction, l’équipe prend une position « politique » qui contraste avec le discours « oléronien » qui avait jusqu’alors prévalu dans les établissements pour sourds. Après avoir rappelé le congrès de Milan, le texte de l’introduction note : « Première langue pour le petit enfant , la langue des signes l’est aussi pour l’adolescent et l’adulte sourd (...) Elle favorise l’acquisition de plus en plus de connaissance et de concepts, et d’une certaine façon , elle peut aider à l’apprentissage de la langue française, car celui qui possède bien sa propre langue est plus à même d’en apprendre une seconde. » Et toujours la même mise en garde : « Cet ouvrage (...) ne veut être qu’un aide mémoire, car, moins encore que toute autre , la langue des signes ne s’apprend pas dans les livres(...) On ne peut l’acquérir et la pratiquer couramment qu’avec des sourds... » En 1979, pour répondre à une importante demande de parents d’enfants sourds aveugles du Centre d’éducation spécialisé pour sourds aveugles de Larnay, une équipe de l’établissement, autour de Benjamin You et Jacques Souriau élabore et tire à environ 500 exemplaires un recueil d’une centaine de signes qui correspondent essentiellement à des situations pratiques de la vie n quotidienne. Ce lexique répond à une urgence pour de nombreux parents totalement démunis dans la communication avec leurs enfants. Basé sur un classement thématique dans le sens du français vers la langue des signes, ce fascicule comprend 171 signes dont certains sont vieillis, mais ses auteurs ont conscience de ses limites : « L’apprentissage du langage gestuel devrait être envisagé comme l’apprentissage d’une langue étrangère, (...), c’est à dire dans des conversations avec des personnes qui utilisent ce langage. » Le dictionnaire élaboré à la même période dans le cadre de l’établissement pour sourds de Saint-Laurent en Royan dans la Drome, à l’initiative de deux éducateurs sourds, André et Cécile Minguy, contient plus de signes que celui de Larnay (environ 300), mais correspond aux mêmes besoins et à la même urgence de communication ressentie par des parents face à leurs enfants. Toujours dans les années 78-79, un lexique paraît à Bordeaux, éditée par la toute jeune association Ferdinand-Berthier. En 1982, le second ouvrage de l’équipe de Poitiers ne s’appelle plus dictionnaire, mais « Eléments de vocabulaire de la langue des signes (région de Poitiers) ». En deux ans l’équipe s’est renforcée avec la montée en puissance du mouvement 2LPE qui soutient l’initiative, tout comme le Groupe de recherche sur le langage gestuel, émanation de l’Association des sourds de Poitiers. 39 d’éléments linguistiques non discrets59 et donc non susceptibles d’être transcrits exhaustivement au moyen d’unités de type phonologique ». Cuxac inclut la mimique dans les deux types de structures fondamentales, les transferts: « - Transferts situationnels: le locuteur vise à reproduire iconiquement dans l’espace situé devant lui des scènes en quelque sorte vues de loin et qui figurent généralement un déplacement spatial d’un actant du procès de l’énoncé par rapport à un locatif stable. » (...) « - Transferts personnels. Ces structures reproduisent, en mettant en jeu tout le corps du locuteur, une ou plusieurs actions effectuées ou subies par un actant du procès de l’énoncé, humain ou animal le plus fréquemment. Le narrateur « devient » pour ainsi dire la personne dont il parle. 60» L’iconicité de deuxième ordre affecte le vocabulaire standard. Pour les nominaux « elle est pour l’essentiel métonymique » (encodage d’un trait saillant. « Concernant les verbes, l’iconicité est plutôt métaphorique... Ainsi la plupart des activités mentales comme [PENSER], [SAVOIR], [IMAGINER], [CROIRE], etc., se localisent au niveau du crâne. » L’iconicité de troisième ordre est une rubrique fourre-tout dans laquelle Cuxac classe le rôle du regard, de la mimique, les répétitions de signes pour le pluriel, de nombreux signes d’appui « naturels » (et qui ne le sont pas tant que ça), les pointages anaphoriques61, les relations syntaxiques exprimées au moyen de signes sémantiquement pleins (Ex: [FINI] pour l’accompli ou [TOUCHER] pour la relation d’expérience). Dans cette catégorie Cuxac classe aussi « l’ordre canonique d’apparition des signes: - localisant avant le localisé, - le fond avant la figure en cas de simultanéité d’actions.62 » Christian Cuxac n’a pas oublié les leçons de René Thom qui notait dans Modèles mathématiques de la morphogenèse (p 270): « Il ne faut pas oublier qu’avant tout les signes sont des formes de l’espace temps, et qu’en conséquence leur localisation spatio-temporelle est un des premiers facteurs à considérer. » 59 C’est à dire qu’ils peuvent être plus ou moins présents ou plus ou moins absents mais toujours signifiants: séparés du signe ou intégrés ou inclus dans une mimique, un déplacement, inclus de façon sous-jacente, mais non explicite. On peut prendre comme exemple [PETIT]: dans [PETITE MAISON], [PETIT] est exprimé par la forme des mains, le regard, la mimique, mais n’existe pas de façon autonome. Dans [PETIT ENFANT] il est totalement intégré dans le signe... 60 Christian Mas, professeur pour sourds à Bordeaux, qui fut longtemps l’interprète de JeanFrançois Mercurio, premier enseignant sourd dans les classes bilingues de Poitiers, raconte qu’un jour, dans une messe, interprétant le chemin de croix du Christ au moyen du transfert personnel, il s’est - nécessairement - retrouvé les mains clouées à la croix. Et de conclure : « Tu crois pas que ça a l’air con un interprète qui a les mains clouées? » 61 Très importants pour la cohésion du discours. Christian Cuxac en a relevé plus de 1200 sur un enregistrement d’une heure. Mais Christian Cuxac parle aussi de pointages cataphoriques dont on ne voit pas très bien le contenu sémantique autre que la désignation d’un lieu. 62 On n’entre pas dans une maison qui n’existe pas et qui n’est posée nulle part! 40 41 Cuxac aborde le va-et-vient entre signifié et référent qui s’exerce par le regard. Il se sert de l’exemple [BATEAU]: « La partie pour le tout qui est la caractéristique de la forme de ces signes (qui encodent une saillance physique), redevient la partie d’un tout si le signe est regardé (l’avant du bateau). » « Les rapports entre la direction du regard et la mimique permettent de manifester l’intrusion dans le discours des marques de l’énonciation. Dans une activité dialogique où « je » et « tu » sont les protagonistes du procès de l’énoncé, il importe que le regard de l’émetteur soit dirigé vers le visage de son interlocuteur. » 2. Quelques éléments lexicaux de la langue des signes employée par les sourds-aveugles de Poitiers En 1996, dans sa contribution au colloque tenu à la Sorbonne sur la diversité des langues et les représentations cognitives, Christian Cuxac notait à propos des signes standards qui forment le lexique de la langue des signes : « Ce sont des unités discrètes susceptibles d’être transcrites sans trop de problèmes au moyens de systèmes de notation ad hoc Ils sont formés de quatre paramètres simultanés : emplacement, configuration des mains, orientation des mains et mouvement effectué. » Ce sont ces éléments qui vont permettre de comparer quelques signes des sourds aveugles et ceux des sourds de Poitiers, accessoirement de Paris et de la LSF, de façon diachronique et synchronique. A la fin des années 70, l’équipe du CESSA de Larnay édite un recueil de gestes utilisés à l’Institution de Larnay avec63 des enfants sourds aveugles. « Ces gestes, affirme le court texte d’introduction, sont en fait ceux qu’utilisent les sourds, bien qu’il n’y ait pas de langage gestuel officiel. »64 Ce petit lexique, présenté comme un aide mémoire de 171 signes, classés par rubrique, répond à une situation d’urgence, un besoin exprimé par les parents des enfants accueillis au CESSA, qui se trouvent extrêmement démunis dans les situations familiales de communication. L’ouvrage de 24 pages présente des photos avec un fléchage élémentaire et ne comporte pas de textes explicatifs. 63 L’introduction au recueil dit bien avec et non par. Dans son Essai de grammaire de la langue des signes, qui a été écrit en 1996, presque vingt ans après le premier dictionnaire de Larnay, François Xavier Nève semble avoir une analyse un peu différente en justifiant le choix du corpus qui a servi de base à ses analyses : « Aucune personne sourde et aveugle n’a été retenue pour l’enquête : il se serait agi d’une autre langue, la langue tactile des sourds aveugles (apparemment ici dérivée de la langue des signes. » (p. 402). Il avait aussi affirmé dans l’introduction à son ouvrage : « A première vue, les signes tactiles des langues des sourds aveugles dérivent des signes gestuels des langues des signes des sourds, mais on les réalise dans les mains de son interlocuteur. » (P 47). F.X. Nève ne précise pas si la différence se situe uniquement au niveau du canal de perception ou si cela implique aussi une évolution lexicale. 42 64 Une rencontre entre les sourds-aveugles de Poitiers et les sourdes-aveugles de Larnay avec frère Thomas. (Photo extraite de Frère René Thomas, réalisé par Jean-Louis Michaud et édité par l’association des sourds de Poitiers.) Quelques années plus tard, en 1982, le même groupe de professionnels, des parents de Larnay et le Groupe de recherche sur le langage gestuel de l’association des sourds de la Vienne publient « LES MAINS QUI PARLENT. Éléments de vocabulaire de la langue des signes (Région de Poitiers) ». Ce gros ouvrage de 200 pages qui présente environ 1100 signes a bénéficié des conseils de Lloyd Anderson, linguiste de l’université de Gallaudet, et utilise le code international de fléchage du Gestuno65 . Il est complété par un court exposé intitulé Grammaire : quelques exemples, directement inspiré des travaux de Paul Jouison à Bordeaux, et qui donne une idée de l’état de ses recherches à la fin 1981. L’introduction à l’ouvrage précise : « Nous avons volontairement laissé figurer des signes spécifiques à la section des sourds-aveugles de l’Institution de Poitiers (notés ’’Larnay S.A.’’), car il s’agissait surtout de signes très concrets, très couramment employés par les jeunes sourds-aveugles. » Les signes présentés dans ces deux publications sont datés, ils étaient tous en usage avant 1982. Ils ont évolué depuis cette date. Certains ont disparu, d’autres ont changé de sens, de nouveaux signes sont apparus. Dans un premier 65 GESTUNO, langue des signes internationale, est une langue très codifiée, qui sert en situation de conférences, ou de rencontres de signeurs de diverses origines. C’est une langue de contact qui ne correspond à aucune communauté sourde. On pourrait la comparer à l’espéranto, ou mieux à l’arabe classique dans le monde arabe : tout le monde le comprend mais personne ne le parle. 43 temps nous allons tenter de comparer des éléments lexicaux qui apparaissent dans ces deux ouvrages, de façon synchronique, en 1982, et diachronique lorsque ces éléments ont subi une évolution jusqu’à nos jours (l’an 2000). Tout comme les éléments du Répertoire du langage gestuel des sourdsmuets de Pierre Oléron ont souvent une valeur archéologique et parfois étymologique, on trouve dans les signes du recueil de Larnay sourds-aveugles des signes vieillis, périmés, et quelques uns qui ont disparu. Certains perdurent dans la langue des sourds-aveugles qui ont été éduqués à Larnay (notée LSA), après avoir depuis longtemps disparu de la langue des signes des sourds de Poitiers (notée LSP). En premier est donné une description du signe en LSA 79, puis celle du signe en en LSP 82 et éventuellement de celui en LSP2000. (A/B) indique que la forme de la main dominante est en forme de A dactylologique, celle de la main de base en B. (A//A) signifie que les deux mains sont en A, et qu’il n’y a pas de main dominante. (A/-) note que le signe est effectué à une seule main en forme de A dactylologique. Les éléments du lexique de Larnay sourds-aveugles sont notés LSA79. Ceux extraits des Mains qui parlent sont notés LSP 82. Le dictionnaire bilingue élémentaire de Bill Moody est noté IVT86. Lorsque les signes LSA79 et LSP82 sont les mêmes c’est l’illustration LSA79 qui a été choisie. Lorsque les signes LSP82 et IVT86 sont les mêmes, le dessin a souvent été préféré à la photo. Quand les trois signes diffèrent, les trois sont donnés. LSA79 : [MAMAN] [MAMAN] LSA 79: (M//M). Les deux mains à l’horizontale, paumes vers le corps, en contact du bout des doigts, effectuent un léger balancement. Étymologie iconographique : le mouvement de bercer. Signe toujours en usage conjointement avec le signe LSP, ci dessous. Au début des années 80 on trouvait aussi le vieux signe d’Asnières, la main en M ou B, paume vers le haut, frappait la poitrine en dessous du sein, l’étymologie iconique étant sans doute l’allaitement. Mais dès 1986 ce même signe est donné par Bill Moody avec le sens [UN AMI], [ETRE AMI]. Dans l’acception [MAMAN] ce signe pourrait être classé dans les signes archéologiques. Bill Moody donne pour [MAMAN] : la main en configuration A pouce ouvert, vers le haut, le pouce frotte plusieurs fois la joue en descendant. IVT86 : [ETRE AMI] 44 LSP 2000 : (G/-). L’index appuie sur la narine. Étymologie d’oralisation : on demandait (on demande) à l’enfant sourd de mettre l’index sur la narine pour apprendre à dire les nasales, dont le m de maman. Ce signe semble s’être généralisé chez les sourds et les sourds-aveugles et être compris partout en France. [PAPA] LSA 79: (A/-). Le poing fermé se colle au menton et effectue une rotation répétée. Variante : le poing fermé frappe une ou deux fois le menton. (La répétition du mouvement, éventuellement suivie d'une indexation sur l'interlocuteur, peut marquer une interrogation.) Étymologie iconique: la barbe. Toujours en usage. IVT86 : [MAMAN] LSP 2000: (20/-). Le pouce et l’index d’une main frise une moustache imaginaire. Étymologie iconique: la moustache. LSA79/ [PAPA] [VIEUX] LSA 79, LSP82: (A/A, A//A) . Les poings fermés posés l’un sur l’autre font un mouvement répété de bas en haut. Le menton suit le mouvement. Une étymologie iconique donnée est le menton qui s’appuie sur la canne ( ?). Ce signe est presque le même que celui décrit en 1865 dans le dictionnaire de l’Abbé Lambert : « Tenir comme un bâton avec les deux mains sous le menton et se voûter un peu avec un léger tremblement. » LSP 2000: (A/-). Le poing fermé frappe une fois le menton qui s’abaisse simultanément. Ce signe est similaire au signe [PAPA] LSA.Le signe [VIEUX] employé à Paris (Asnières) en 1986 est ainsi décrit par Danielle Bouvet : « Faire venir à deux reprise au contact du menton une seule main fermée en poing . » IVT86 : [PAPA] LSA79 : [VIEUX] 45 IVT86 : [VIEUX] LSA79 : [GRAND-MERE] IVT86: [GRAND-MERE] LSA79: [AMI] [GRAND-PERE] LSA 79 : combinaison des deux signes LSA, [VIEUX] + [PAPA]. Mais le signe [VIEUX] est effectué sans mouvement vers le haut, un poing se posant sur l’autre, puis le poing dominant s’élève pour effectuer le signe [PAPA] LSA. LSP 2000: combinaison des deux signes LSP, [VIEUX] + [PAPA]En l’an 2000 la dérive des sens donne une sentiment de décalage des générations. Le signe [PAPA] en LSA peut être interprété comme [VIEUX] ou [GRAND-PERE] en LSP. Et le signe [GRAND-PERE] en LSA peut s’interpréter comme [ARRIERE-GRAND-PERE] en LSP. Chez les sourds aveugles adultes éduqués à Larnay on trouve une coexistences des signes LSA et LSP. [GRAND-MERE] On trouve le même phénomène que pour [GRAND-PERE]. [AMI] LSA79 : (G//G). Les deux index en crochet s’agrippent. En LSP 82, avec un mouvement latéral cette configuration est donnée pour [TIRER] LSP.2000 : (M//M). Les deux mains se serrent, représentant la poignée de mains. On trouve aussi le signe décrit dans le dictionnaire LSF d’IVT86, où les deux mains s’agrippent fermement. Chez les sourds-aveugles le signe LSA79 semble avoir presque disparu ; il est remplacé par les signes LSP ou LSF. IVT : [AMI] 46 [CHEVAL] LSA LSP en 1982 : (M/M). et Les deux mains l’une sur l’autre avancent par bonds successifs. Dans le répertoire de 1982, ce signe est donné comme celui de la langue des signes de la région de Poitiers. Dix-huit ans plus tard, il demeure tel quel chez les sourds-aveugles mais semble avoir disparu de la communauté sourde de Poitiers où il a été remplacé par le signe (parisien ?) de l’index qui dessine un demi cercle sur le coté du crâne (l’oreille du cheval ?), et par un autre signe plus iconique où une main attrape par derrière le pouce levé de l’autre main (étymologie iconique avancée : le pommeau de la selle). [CHIEN] LSA et LSP en 1982 : (M/-). La main frappe la cuisse plusieurs fois. Ce signe semble avoir disparu de la langue des sourds de Poitiers, mais il demeure employé par les sourds-aveugles adultes conjointement avec le signe parisien importé en LSP (la main en M, à angle droit, poignet contre la poitrine effectue un mouvement alternatif dont l’étymologie iconique serait le mouvement de la queue d’un chien).66 LSA79 : [CHEVAL] IVT86 : [CHEVAL] IVT86 : [CHIEN] 66 Le signe [CHIEN] en LSA a été utilisé à l’école des chiens guides d’aveugles de l’Ouest à Angers pour le dressage d’un chien guide pour un sourd amblyope. Pour l’animal un claquement de la main droite sur la cuisse du maître signifiait demi-tour. Le dressage et les signes employés sont décrits dans le bulletin de liaison de l’ANPSA n° 21 de juin 1985, pages 20 à 26. 47 LSA79 : [CHIEN] Une des pages du dictionnaire de langue des signes de Poitiers de 1982 : Les mains qui parlent. 48 [BEURRE] LSA 79: (M/M) . La main dominante étale quelque chose sur la paume de la main de base. (En 1982, et toujours actuellement, ce signe est donné en LSP avec le sens de [CONFITURE].) LSP 2000: Le médium de la main dominante frotte le dessus de la main de base. On trouve chez certains sourds-aveugles ce signe avec le sens de confiture. Les signes étant les mêmes il y aurait alors une interversion de leurs emplois en LSA et LSP. [CHOCOLAT] LSA 79: (G /G). L’index dominant frotte l’index dominé dans une mouvement de va et vient . LSP 2000: (N/N). Même mouvement qu’en LSA mais avec l’index et le majeur de chaque main. Les deux formes ont toujours employées par les sourds-aveugles mais la forme (G/G) semble en nette régression car seule l'orientation de la main de base peut la différencier du signe [CAROTTE]. Même évolution pour le signe [NOM], [QUI ?], qui est donné, en 1979, en LSA avec la forme (G/G), et en LSP, en 1982, avec la forme (N/N). La forme (G/G) semble avoir disparu au profit de (N/N). LSA79 : [BEURRE] IVT86 : [BEURRE] LSA79 : [CHOCOLAT] IVT86 : [CHOCOLAT] 49 LSA79 : [REPARER] IVT86 : [REPARER] LSA79 : [ALLER] [REPARER] LSA 79: (A/A). Un poing fermé au dessus de l’autre de même configuration. Celui du dessus frappe plusieurs fois celui du dessous. Ce signe est donné avec le sens [TRAVAILLER] en LSP. LSP 82: (N/G). Les doigts en N de la main dominante frottent d’arrière en avant l’index de la main de base en G. LSP 2000 : (N/N). Mêmes configurations et même mouvement que pour [NOM] en LSP, mais le dessous de l’index et du majeur de la main dominante frappe de façon répétée, dans un mouvement arrondi, le dessus de l’index et du majeur de la main dominée. Dans [NOM] le contact est sur la tranche et non sur le plat. En l’an 2000 le signe LSA [REPARER] de 1979 a perdu son sens originel et a pris le sens LSP de [TRAVAILLER]. Les sourds-aveugles emploient maintenant le signe LSP pour [REPARER]. [ALLER] LSA79 : (G//G). Les paumes vers le corps, les index tournent l’un autour de l’autre, décrivant un mouvement circulaire. C’est le même signe que l’on trouve dans le dictionnaire de l’abbé Lambert de 1865. LSP82 : (G/-). La main index pointé fait un mouvement de rotation vers l’avant. L’index peut simultanément et éventuellement pointer le lieu ou la direction où l’on va. LSP2000 : (G/-), (G//G). Même signe que LSP82. Parfois effectué à deux mains, pas nécessairement pour exprimer un pluriel, mais pour insister. Le signe LSA 79, semble avoir disparu chez les sourds aveugles dans le sens de [ALLER]67. Il apparaît encore parfois avec le sens de [FONCTIONNER] pour une machine, un instrument... 67 IVT86 : [ALLER] A propos de M. , une pensionnaire de la Varenne qui a pour famille d’accueil le week-end Paulette, une ancienne éducatrice de la Varenne, maintenant retraitée, Nicole Bourgerie, éducatrice à la Varenne, disait : « Je me demande comment M... peut comprendre Paulette. Avec elle, elle emploie l’ancien signe aller de Larnay. » Mais comme de nombreux sourds aveugles, M... doit posséder plusieurs signes pour une même notion, mais ne les emploie pas indifféremment mais bien en fonction de l’interlocuteur. 50 [FROMAGE] LSA79 : (G->x/ -). L’index se plie vers l’avant sur la joue du coté dominant, puis se plie vers l’arrière sur la joue opposée. LSP82 : (M//M). 1. La main dominante ouverte, pouce tendu, tape l’autre main à l’angle du pouce et des autres doigts. 2. La main de base devient dominante et effectue le même mouvement.68Le dictionnaire de langue des signes de Bill Moody, édité par IVT en 1986 donne pour [FROMAGE] un signe différent avec cet avertissement : « Attention, il existe beaucoup de signes différents selon les régions. » Mais sans doute moins que de fromages, quoique... ans la communauté des sourdsaveugles, les deux signes LSA79 et LSP82 sont employés, mais le premier semble en régression. Certains sourds-aveugles emploient des idiolectes (telle la main en F dactylologique sous le nez) avec certains interlocuteurs.69 En 2005, le signe LSA 79 (G->x/), qui semblait en régression, a refait surface et est à nouveau utilisé, notamment par les enfants des classes bilingues de Poitiers. [AVOIR MAL, SOUFFRIR] LSA79 : (G/M). L’index de la main dominante vient frapper la main de base entre le poignet et la naissance du pouce. LSP82 et IVT86 : (A//A). Les deux poings tournent lentement l’un autour de l’autre. Un nouveau signe est apparu depuis les années quatre-vingt chez les sourds et les sourds-aveugles de Poitiers et est employé concurremment. De la même famille que les signes LSF [PATIENCE] ou [ETRE OBLIGE], il se fait à une main en A pouce tendu, le pouce vient frotter une fois, lentement le menton, pas tout à fait en son milieu ; en même temps les lèvres s’abaissent dans une mimique de douleur. LSA79 : [FROMAGE] LSP82 : [FROMAGE] LSA79 : [AVOIR MAL] LSP82 : [AVOIR MAL] 68 Ce signe LSP82 a le sens de fromage dans la région de Poitiers et aurait le sens de homosexuelle dans le lexique des sourds de Marseille. 69 Arnould écrivait en 1903 : « Les sourds-muets-aveugles ne pourraient inventer une langue que s’ils pouvaient former entre eux une société viable, hypothèse qui est évidemment impossible. » Les faits semblent avoir donné raison à son analyse et tort à son pessimisme ! 51 LSP82 et IVT86 : [AVOIR MAL] L’initialisation dactylologique Dans le dictionnaire LSA de 1979, on trouve nombre de signes initialisés en dactylologie. Il y a parmi ceux ci un certain nombre de signes indiquant des liens de famille et que l’on retrouve identiques en LSP : [COUSIN], [FRERE], [SŒUR], etc. Certains de ces signes LSA initialisés ont la même position et le même déplacement que les signes LSP ayant le même sens, seule la configuration de la (ou des ) main(s) diffère. Quelques exemples : LSA79 : [POUVOIR) LSP82 : [POUVOIR] IVT86 : [POUVOIR] LSA79 : [VOULOIR] [POUVOIR] LSA 79 : (P/-). La main en configuration p dactylologique , paume vers le bas, avant bras vers l’avant perpendiculaire au corps, fait un mouvement court et répété de haut en bas. LSP 82: (A//A). Partant à hauteur des épaules, les poings, paumes vers le bas, s’abaissent vers l’avant dans un mouvement répété. LSP2000 : Le signe LSP est toujours le même et il a été adopté par les sourds-aveugles, le signe de LSA 79 semble avoir disparu. [VOULOIR] LSA 79: (V//V)., (V->X//V->X). Les deux mains en configuration v dactylologique, paume vers le visage, s’abaissent en reculant vers le corps. Parfois elles terminent en configuration x dactylologique. Cette configuration (V->X) se retrouve en LSP et LSF dans le signe [NE PAS VOULOIR] mais le mouvement est bien évidemment différent. LSP 82: Les mains large ouvertes paume vers le haut s’abaissent en reculant vers le corps, dans un mouvement de traction. 70 LSP2000 : Le signe LSP82 inchangé est aussi employé par les sourds-aveugles conjointement avec celui LSA79 initialisé en v. 70 Selon le mouvement, la rapidité, l’énergie, ces deux signes peuvent prendre le sens de [DESIRER], [ESPERER]... 52 IVT86 : [NE PAS VOULOIR] LSP82 : [VOULOIR] [VACANCES] LSA79 et LSP82 : (V//V). Les avant-bras sont croisés sur la poitrine. Les mains, paumes vers le corps sont en V dactylologique et viennent frapper les épaules en un mouvement répété. Ce signe est le seul donné par Les mains qui parlent, mais il existait déjà à l’époque concurremment avec celui de la LSF, qui diffère par sa configuration (main à plat doigts légèrement écartés). Actuellement les deux configurations sont employés chez les sourds-aveugles, mais celle en V semble toujours la plus usitée. [POURQUOI, PARCE QUE] LSA79 et LSP82 : (P/-). La main en P paume vers le haut effectue un mouvement court et répété à l’horizontale dans un plan parallèle au corps. IVT86 et LSP2000 . [POURQUOI]: (G/-). L’index d’un main vient frapper deux fois la tempe. IVT86 et LSP2000. [PARCE QUE] : (M/M). Le tranchant de la main dominante vient frapper une fois la paume de la main de base, orientée vers le haut71. On trouve parfois ce signe (accompagné d’une mimique interrogative) employé pour [POURQUOI], tout comme en langue parlée on peut entendre « parce que quoi ? ». Le signe de 1979-1982 demeure employé chez les sourds aveugles, avec le sens de [POURQUOI] conjointe- LSA79 : [VACANCES) LSA79 et LSP82 : [POURQUOI, PARCE QUE] IVT86 et LSP2000 : [POURQUOI] 71 Dans La langue des signes, tome 2, (1986), Bill Moody note : « Attention, en langue des signes l’idée de [parce que] s’exprimera souvent soit par un haussement d’épaules et une expression du visage appropriée (ex : « il mange, bon [parce que] il a faim) soit avec une question rhétorique (ex : « il mange pourquoi ? il a faim »). 53 LSP2000 : [PARCE QUE] LSA79 et LSP82 : [DIFFICILE] IVT86 et LSP 2000 : [DIFFICILE) -ment avec le signe LSP2000, qui est en fait le signe commun LSF décrit par IVT86, désormais adopté par les sourds de Poitiers. Les sourds-aveugles emploient le signe [PARCE QUE] LSP2000. [DIFFICILE] LSA79 et LSP82 : (D/-). La main est en D dactylologique paume vers l’avant. L’index frotte la tempe dans un mouvement répété vers le haut. LSP2000 : (G /-). L’index recourbé dessine une sinusoïde sur le front. (Étymologie iconique de la ride ?) Ce signe est celui de la LSF, à l’origine signe utilisé à Paris et Asnières. Le signe en D semble en forte régression dans la langue des sourds de Poitiers, mais il est encore employé chez les sourds-aveugles conjointement au signe de LSF72. L’un des promoteurs des deux lexiques, Benjamin You, faisait remarquer, lors du stage 2LPE de Poitiers en juillet 1983 : « L’enfant sourd-aveugle, limité dans sa vision (acuité visuelle et champ visuel) ne peut pas recevoir un certain nombre d’informations qui font partie intégrante de la LSF (expression du visage, amplitude du mouvement, etc.) » Et Benjamin You explique l’utilisation de signes initialisés : «On nomme les choses ou les actions par le geste, mais on a besoin, pour être compris le mieux possible de montrer, d’agir avec l’enfant. » On utilise « plusieurs systèmes de communication : l’écrit sous toutes ses formes (dessin, photos, tableau ‘’temporel ‘’, calendrier), le geste aussi, qui seul serait insuffisant mais qui confirme et renforce l’écrit. » 73 72 Lors d’une conversation, fin juin 2000, avec un sourd de Poitiers, celui ci a employé le signe [DIFFICILE] en d dactylologique (LSA 79 et LSP82). Mais mon interlocuteur a longtemps travaillé avec des sourds-aveugles à La Varenne. 73 Dans Bulletin de liaison de l’ANPSA n°15, décembre 1983. Page 20-22. 54 Des signes « archéologiques » On note enfin que des signes depuis longtemps disparus de la langue des sourds se sont maintenus chez les sourds-aveugles. Tout comme pour certains signes recensés par Pierre Oléron dans son répertoire du langage gestuel des sourds-muets, on pourrait presque parler de signes archéologiques. [DAME] LSA 79: (C//C). Les mains étant aux hanches, tout le corps effectue un léger mouvement de rotation « évoquant » la démarche d’une femme. En LSP ce signe serait interprété comme aguicheuse, allumeuse ou prostituée. Est-ce un reste des origines religieuses de l’éducation des sourds-aveugles ? LSP82 : Les deux mains devant la poitrine dessinent des seins. En l’an 2000 ces deux signes ont disparu, tout au moins dans un emploi non connoté, et ont été remplacés par le signe LSF - parisien que l’on trouve dans le dictionnaire de langue des signes de Bill Moody en 1986 : la main en G, l’index frotte une fois la joue en descendant (Deux fois = [FILLE])74. [MONSIEUR] LSA : (Â//Â). Poings fermés pouce écartés, les pouces descendent verticalement sur la poitrine, décrivant de virtuelles bretelles. Ce signe donné en 1982 comme LSA et LSP, est de plus en plus remplacé par les signes équivalents de LSF mais il survit chez les sourdsaveugles. L’existence de très vieux signes peut s’expliquer par la petite taille des communautés de sourds-aveugles, leur manque d’ouverture sur l’extérieur, et l’importance dans leur éducation de personnes dont la langue des signes, sauf très rares exceptions, n’est pas la langue maternelle. 74 Le signe [FEMME] du dictionnaire édité par IVT est donné avec le sens [FILLE] en LSP82. 55 LSA79 : [DAME, FEMME] LSP82 : [FEMME] IVT86 : [FEMME] La situation change très rapidement : des éducateurs sourds interviennent auprès des enfants sourds-aveugles , les rencontres entre sourds-aveugles de France et aussi d’Europe se multiplient , les sourds sont plus nombreux à considérer que les sourds-aveugles font partie de leur communauté75, le lexique des sourds-aveugles s’enrichit et tend de plus en plus à être le même que celui des sourds. L’évolution actuelle risque de faire disparaître les signes fossiles de la communauté sourde-aveugle qui jouait parfois un rôle bien involontaire de conservatoire. Il est bien évident que cette comparaison est limitée, mais elle se base sur des signes fixés sur la pellicule il y a entre 23 et 27 ans, à une époque où la vidéo était encore rare. Ces deux publications permettent d’estimer une évolution de la langue et de comprendre l’origine de certaines différences. Il est vrai que la langue n’y est décrite que sous son aspect manuel et que nombre de paramètres manquent. On remarque que de nombreux signes LSA et LSP ( [CHOCOLAT], [REPARER], [POUVOIR], [VOULOIR], [VACANCES]) ne diffèrent que par la configuration des mains qui effectuent le même mouvement dans les deux cas. Économie et matérialité Enfin, deux derniers signes semblent intéressants à analyser, bien qu’ils figurent sous la même forme dans les deux recueils. D’abord le signe [TRAIN]. En LSA79 et LSP82, il est ainsi décrit (avec les deux mains en A ) : l’ensemble des deux poings effectue un mouvement circulaire d’avant en arrière, évoquant le mouvement des boggies de la locomotive. En LS2000 on trouve toujours ce signe souvent effectué à une seule main.76 Simultanément à ce signe, en 1982 au moins, (des notes, des dessins et des témoignages peuvent le montrer) un signe à une main était employé avec et par certains sourds-aveugles : la main en /X/ l’index et le médium en crochet effectuent des rotations sur la joue. C’est en fait le résumé à une main sur un espace restreint du corps, d’un geste ample effectué à deux mains dans un espace assez vaste. Cela répond sans doute à certaines capacités d’appréhension des sourdsaveugles, mais aussi à une règle d’économie des langues des signes : lorsque les deux mains effectuent un mouvement symétrique, le signe peut toujours être effectué à une seule main si il n’y a pas d’ambiguïté. Ensuite le signe [SUCRE]. Dans Les mains qui parlent, pour [SUCRE] on trouve uniquement le signe marqué (Larnay S.A). Il est ainsi décrit : les deux mains sont en « U » paumes 75 Lors de la rencontre nationale des sourds-aveugles organisée par l’ANPSA en octobre 1999 à La Rochelle, de nombreux sourds de Charente-Maritime servaient d’interprètes individuels pour des sourds aveugles. 76 Il a été employé dans cette configuration lors du XXe anniversaire de 2LPE en juillet 2000 à Poitiers. 56 vers le sol ; index et majeur de la main dominante effectuent un mouvement de va-et-vient (avant-arrière) sur le dos de la main de base. Ce signe était plus simplement exécuté par nombre d’enfants sourds-aveugles par un frottement ( vaet-vient ou circulaire) du bout des doigts de la main dominante (en /U/ ou en /M /) sur le dos de la main de base (en /U/ ou en /M/), les deux mains étant paumes vers le bas. Ce signe reproduit le mouvement originellement co-actif d’un éducateur versant du sucre cristallisé sur le dos de la main d’un enfant sourd-aveugle, et le faisant frotter le sucre avec l’autre main avant qu’il y goûte du bout de la langue. La méthode de connaissance de la matière de la texture et du goût a aussi créé le signe. A la même époque, en encore maintenant, le signe le plus commun en LSP pour dire sucre, se fait à une main (en /G/). Le bout de l’index vient appuyer sur le coté du menton, au niveau des dents, et effectue un léger mouvement de rotation. L’étymologie iconographique de ce signe serait l’évocation d’une carie. Dans ce cas le signe LSA privilégie la mimique de l’expérience matérielle de l’objet, à son évocation métonymique. Actuellement, dans la communauté sourde-aveugle, on trouve les deux signes pour [TRAIN] et les deux signes pour [SUCRE]. LSA79: [TRAIN] 57 3.Les éléments non manuels de la langue des signes Au cours du même colloque à la Sorbonne, Christian Cuxac avait noté que, outre les paramètres manuels, lorsqu’un message est émis en langue des signes, d’autres paramètres interviennent pour construire le sens : « postures, mouvements du corps et du visage, mais surtout le regard et sa direction, la mimique faciale... » Comment les sourds-aveugles reçoivent et utilisent ces éléments que la main ne peut appréhender par le contact et qui, même lorsqu’ils ont des restes visuels, sont souvent trop fugaces et rapides pour être perçus. Avant que la mimique du visage, et les expressions faciales soient intégrées comme des éléments constitutifs des langues des signes, de nombreux chercheurs avaient tenté de trouver si, au delà des langues spécifiques, il existait des gestes, des attitudes, des mimiques portant un sens indépendant des cultures ? En quelque sorte des universels basiques de communication, au delà ou soutien de la parole, que l’on retrouverait comme des éléments à part entière ou comme connotations des diverses langues. Darwin et l’expression des émotions Tentant de dépasser une simple intuition, Darwin, au cours de ses voyages, a collectionné les exemples d’expressions faciales des sentiments. Il en a tiré un livre publié en 1870, The expression of the emotions in man and animals, dans lequel il soutient que l’expression faciale des émotions est universelle. Si l’on croit voir l’origine du langage dans l’expression gestuelle d’une déictique, les observations de Darwin remontaient un peu plus le temps et la phylogenèse et intégraient dans la communication des éléments jusque-là presque ignorés et dont les recherches, anciennes et récentes, ont montré l’importance dans la langue des sourds. Dès le premier chapitre de son ouvrage, il commence par établir « les trois principes qui (...) paraissent rendre compte de la plupart des expressions et gestes involontaires de l’homme et des animaux, tels qu’ils se produisent sous l’empire des émotions et des sensations diverses. » Le premier principe est celui « de l’association des habitudes utiles: certains actes complexes sont d’une utilité directe ou indirecte, dans certains états d’esprit, pour répondre ou pour satisfaire à certaines sensations, certains désirs, etc.; or toutes les fois que le même état d’esprit se reproduit, même à un faible degré, la force de l’habitude et de l’association tend à donner naissance aux mêmes actes, alors même qu’ils peuvent n’être d’aucune utilité. » Le second principe de Darwin est celui de l’antithèse: « Certains états d’esprit entraînent certains actes habituels, qui sont utiles, comme l’établit notre premier principe; puis quand se produit un état d’esprit directement inverse, on est fortement et involontairement tentés d’accomplir des mouvements absolument 58 opposés quelque inutiles qu’ils soient d’ailleurs; dans certains cas, ces mouvements sont très expressifs. » Darwin illustre ces deux premiers principes par des exemples d’attitudes d’animaux, et notamment de chiens (agressifs, méfiants, affectueux...) puis d’expressions de la souffrance chez l’homme, avant d’aborder, dans le chapitre X, ce que ces exemples ont de commun, en décrivant la haine et la colère chez l’homme. Le titre du chapitre est Ricanement, acte de défi, acte de découvrir la dent canine d’un coté: «L’expression que nous allons étudier maintenant diffère très peu de celles qui ont été décrites et dans lesquelles les lèvres sont rétractées et les dents serrées mises à découvert (...) La lèvre supérieure ne laisse apercevoir que la canine d’un seul coté; en même temps le visage regarde d’ordinaire un peu en haut. (...) On observe parfois cette expression chez un individu qui se moque d’un autre ou le défie, alors même qu’il n’est pas à proprement parler en colère; on la voit par exemple sur le visage d’une personne qui est, par plaisanterie, accusée de quelque chose et qui répond: ces imputations sont au-dessous de moi: je les méprise. » Tout en cherchant un caractère universel à l’expression, Darwin veut démontrer aussi la filiation entre l’animal et l’humain (il a précédemment fait une longue description de l’attitude de défi chez le chien.). Pour étayer sa thèse, Darwin s’appuie aussi sur un questionnaire qu’il a élaboré et envoyé à des « voyageurs, observateurs, missionnaires et protecteurs des indigènes » pour établir jusqu’où les expressions humaines, comme les mouvements de tête, les signes de dénégation, d’affirmation, de désignation..., sont ou non universelles. Le troisième principe proposé par Darwin est celui « des actes dus à la constitution du système nerveux, complètement indépendants de la volonté et jusqu’à un certain point de l’habitude ». Il met là l’expression spontanée de nombreux sentiments tels Joie-gaieté-amour-sentiments tendres-piété (chapitre VIII): « Une joie très vive provoque divers mouvements sans but: on danse, on bat des mains, on frappe du pied, etc.; en même temps on rit bruyamment. Le rire parait l’expression proprement dite de la joie ou du bonheur. C’est ce qu’on voit clairement chez les enfants qui rient presque sans cesse en jouant.(...) On sourit (...) lorsqu’on rencontre un vieil ami dans la rue; on sourit sous l’influence du plus léger plaisir, par exemple lorsque l’on flaire un parfum suave. Laura Bridgman, aveugle et sourde, ne pouvait avoir acquis aucune expression par imitation: lorsqu’on lui communiquait, à l’aide de certains signes, une lettre de quelque ami, elle riait, battait des mains et ses joues se coloraient. Dans d’autres occasions on l’a vue frapper des pieds en signe de joie. » Après avoir examiné en détail le déclenchement et la signification des pleurs, du rougissement et des froncements de sourcils, Darwin émet l’hypothèse « qu’aucun des mouvements héréditaires qui servent aujourd’hui comme moyens d’expression ait été , à l’origine, accompli de manière volontaire et consciente, dans ce but spécial, à l’instar de certains gestes employés par les sourds muets et de leur langage figuré à l’aide des doigts. Au contraire, chaque mouvement inné 59 ou héréditaire de l’expression parait avoir eu quelqu’origine indépendante et naturelle. Mais, une fois acquis, ces mouvements peuvent très bien être employés d’une manière consciente et volontaire comme moyens de rendre la pensée. » Néo-darwinisme et darwinisme neuronal L’optique de Darwin est antifinaliste, et il ne voit dans les émotions que des conséquences d’une évolution sélective des structures. C'est la même position qui est défendue par Edelman77, plus d’un siècle plus tard, dans Biologie de la conscience, mais avec des arguments démonstratifs affinés par le microscope électronique et les progrès de la biochimie. A cause de leur matérialisme, et parce qu’elles introduisaient un pont entre humain et animal, ces thèses de Darwin furent largement combattues dès leur apparition, par tous les religieux et spiritualistes78. Un siècle plus tard, des auteurs comme Birdwhistell79 remirent en cause le schéma darwinien pour d’autres raisons que philosophiques. Cet anthropologue et linguiste considérait que les expressions faciales et les mouvements corporels constituent un langage comme le langage parlé et qu’il n’existe donc pas de signes universels: « Il n’y a pas de mouvements du corps, d’expression du visage ou de gestes qui déclenchent des réponses identiques dans le monde entier. » Thèse saussurienne de l’arbitraire absolu du langage étendue à toute forme d’expression. A la fin des années 70 et au début des années 80, pour trancher entre les deux conceptions rivales de l’expression faciale des émotions, universalité ou modelage culturel, Paul Ekman80, psychologue, chercheur à l’université de Californie, effectua de multiples expériences avec une rigueur méthodologique scrupuleuse, et en prenant en compte l’expression et la perception des sentiments81. 77 Dans sa théorie de sélection des groupes neuronaux, Edelman pense cependant, et c’est sur ce point que Stokoe s’est opposé à lui, que le langage oral a précédé les signes : « Bien que le langage articulé ait probablement été nécessaire à la sélection des modifications de la morphologie du cerveau au cours de l’évolution, une fois celles-ci apparues, n’importe quel système gestuel (comme par exemple le langage des sourds-muets) aurait pu être utilisé si nécessaire par une communauté linguistique donnée. » 78 C’est aussi par rejet du matérialisme « qui ne prouve rien » ou « prouve le contraire de ce qu’il veut prouver » que le neurologue Dominique Laplane essaie de condamner Edelman après l’avoir pillé. Mais il n’éprouve pas le besoin de prouver l’existence de Dieu qu’il remercie une bonne dizaine de fois dans La pensée d’outre-mots, et s’en tire finalement par une pirouette en affirmant : « La thèse néo-darwinienne est spiritualiste. » Tout comme il est bien connu que JeanPaul II a toujours été un agent du KGB et l’est encore. 79 R.L. Birdwhistell. « Expression of the emotions in man ». International universal press. (1963). Cité par Paul Ekman . 80 Paul Ekman. « L’expression des sentiments ». Dans La Recherche N° 117, décembre 1980. Pages 1408 à 1415. 81 Les travaux d’andré Holley ont mis en évidence que la même zone du cerveau entre en jeu dans l’expression et la perception d’un sentiment comme la peur.( André Holley. Éloge de l’odorat. Odile Jacob. 1999.) 60 Ces expériences renouvelées sur les cinq continents avec des échantillons représentatifs (sauf en Afrique, reconnaît-il) ont confirmé statistiquement les intuitions de Darwin; ces recherches «mettent en évidence l’existence à la fois de différences culturelles et d’invariants dans le jugement de l’expression faciale des émotions (...) Les résultats que nous avons obtenus militent fortement en faveur de la thèse selon laquelle l’expression faciale des émotions est universelle. Une mimique faciale interprétée comme reflétant une émotion particulière par la majorité des sujets d’une certaine culture est identifiée de la même façon par la majorité des sujets des autres cultures. » Dans les années 60-70, des études sur les comportements des enfants aveugles et sourds-aveugles de naissance ont fait apparaître chez eux la présence de nombreuses manifestations émotionnelles qui ne peut pas trouver son origine dans un quelconque apprentissage. Ces actes et mimiques formeraient une compétence expressive de base, commune à tous les êtres humains indépendamment des modulations que peuvent instituer les différentes cultures. Pour Claire Maury-Rouan82, qui passe en revue les diverses recherches dans ce domaine, « la présence très importante des haussements de sourcils chez des locuteurs aveugles de naissance, distribués de la même façon que chez les locuteurs voyants et aux points du discours qui les rendent utiles comme coverbaux chez les voyants, apportent une confirmation aux positions convergentes de ces différents auteurs ». A. Primel83 a noté chez les enfants aveugles « l’élévation de la tête en fin de question et un haussement de sourcil » et Ekman souligne que « ce type de mouvements de sourcils est un comportement peu conscient et qui (...) échappe largement à la conscience des locuteurs ». Eibl-Eibesfeld et les gestes universels Dans les années soixante-dix, le disciple de Konrad Lorenz, EiblEibesfeldt, a aussi voulu mettre en évidence dans les attitudes la part du patrimoine héréditaire commun. Il a pris 76 kilomètres de film dans une trentaine de tribus d’Amérique, d’Afrique, d’Asie et d’Océanie. Il a aussi travaillé avec des enfants sourds et aveugles de naissance et répertorié les gestes des anthropoïdes. Il a cherché à prouver que l’homme naît avec une série de programme phylogénétique qui engendrent des gestes universels : « Nos mimiques et nos gestes se sont développés dans un but de communication associative (....) C’est une « entente » entre l’émetteur et le récepteur du signal. Le maintien rigoureux du code établi concernant les comportements universels laisse supposer qu’il s’agit dans ces cas d’adaptations phylogénétiques. » 82 Claire Maury-Rouan. Mimogestualité émotionnelle et coverbale chez des enfants aveugles. In Oralité et gestualité. 83 A. Primel. La question chez l’enfant aveugle. Lyon Presses Universitaires. Cité par Claire Maury-Rouan. 61 Ainsi Eibl-Ebeisfeldt considère de nombreuses mimiques comme universelles, et présentes aussi chez les sourds-aveugles. Dans celles-ci, il inclut le « langage des yeux » : un haussement rapide des sourcils accompagné d’un sourire se retrouve partout pour exprimer un salut ou une surprise agréable ; ce haussement de sourcils peut aussi exprimer l’interrogation ou l’indignation, et leur froncement apparaît comme une menace. En rejetant la tête en arrière, paupières baissées, le haussement de sourcils devient expression de mépris ou de refus. Si certaines mimiques ne sont pas ontogénétiques, elles n’en sont pas moins universelles, car elles correspondraient à une expérience commune des humains. Et Eibl-Ebeisfeldt prend l’exemple de la négation qui s’exprime par un mouvement de la tête : « Ce geste largement répandu remonte probablement aux mouvements de refus du nourrisson qui détourne sa tête du sein de sa mère quand il n’a plus faim. Si la mère continue à lui offrir le sein, l’enfant exécute alors des mouvements d’oscillement latéraux avec sa tête. Il est très possible que nos gestes de négation remontent à ce « non » primitif. » L’auteur affirme aussi que chez les enfants sourds-aveugles de naissance « certains attitudes sociales de base se développent en dépit de tous les efforts des éducateurs. Bien que tout le monde s’efforce d’être aussi gentil que possible avec eux pour leur donner un sentiment de sécurité, ces enfants s’écartent des inconnus qu’ils distinguent par l’odorat. »84 Pour Eibl-Eibesfeld, des universaux mimiques existent et se développent dans un but de « communication associative »85. Or, nombre d’entre eux se retrouvent comme constituants non manuels des langues des signes. Si ces constituants ne sont pas perçus par les sourds-aveugles, on peut ainsi supposer que certains d’entre eux sont toutefois émis. Ce seraient des éléments discrets, mais leur interprétation n’est pas immédiatement disponible hors contexte car si certaines mimiques sont largement répandues dans les langues des signes, (tout comme certains phonèmes dans les langues orales, le /A/ existe partout), elles n’ont pas une interprétation monosémique. Par exemple, tirer la langue, expression que l’on retrouve couramment chez les sourds-aveugles, est considéré comme une mimique universelle, mais son sens ne l’est pas : moquerie en France, défi à Naples, interrogation en Chine, cette attitude est considérée comme une négation par Marc-Alain Descamps86 qui voit son origine dans le refus du sein 84 Eibl-Ebeisfeldt considère comme ontogénétique des attitudes qui semblent en fait culturelles comme tend à le prouver l’expérience d’Inger Rodbroe en Ouganda : « Ce qui m’a le plus frappé quand pour la première fois j’ai rencontré des enfants sourds-aveugles en Ouganda, c’était que ces enfants accueillaient très bien les initiatives de contact, y compris de la part d’étrangers.(...) Je n’ai jamais rencontré un enfant qui ait manifesté ce que, dans le jargon de l’éducation des sourds aveugles, on appellerait un refus tactile. (...) Les mains des enfants sourds-aveugles que j’ai rencontrées en Afrique ont presque toujours été curieuses et intéressées . » (Dans Enfance N° 1. / 2000). 85 Pamela Rosenthal-Rollins de l’université de Dallas a tiré les conséquences pédagogiques de ce constat dans Pragmatique de l’interaction précoce (Communication et surdi-cécité. Pp 56 à 65). 86 Marc-Alain Descamps.. Le langage du corps et la communication corporelle. 62 maternel, origine qu’Eibl-Eibesfeldt donnait aux mouvement d’oscillements latéraux du menton. Comme règle de trois confirmant la justesse de ces observations, Paul Ekman les a testées en Nouvelle-Guinée: là, loin de tout, dans un monde clos, isolé de l’influence du reste des nations, les expressions de la joie, du dégoût ou de la surprise sont interprétées comme partout ailleurs87. Ekman en tire la conclusion que « si l’on admet (...) qu’il existe au niveau du système nerveux un programme qui établit une connexion entre des émotions spécifiques et des mouvement musculaires faciaux donnés, on peut concevoir que les conditions de déclenchement des émotions, c’est à dire les événements qui activent le programme, sont largement déterminés par les apprentissages sociaux et culturellement variables, mais que , par contre, les mouvements musculaires faciaux associés à une émotion particulière sont régis par le programme, tant que des règles d’expression ne créent pas d’interférence, et ils sont universels. » Shun-Chiu Yau ne se prononce pas sur l’universalité ontogénétique des expressions du visage, mais il considère que la recherche en ce domaine est prometteuse et nécessaire car « les sourds continuent à exploiter l’expression faciale pour enrichir leur langage aussi bien au niveau lexical que syntaxique ». Après avoir rappelé l’importance de l’expression faciale dans les langues gestuelles spontanées qu’il a étudiées, il affirme que celles ci « constituent des éléments morphémiques donc distinctifs dans la formation lexicale » Mais il a constaté qu’en Langues des signes conventionnelles, on tend à remplacer certaines expressions par des mouvements manuels. La deixis A la fin des années 20, Lev Vygotski 88, psychologue soviétique pourfendeur de Piaget (déjà !) attribuait un caractère universel, parce qu’originel, à la deixis : « Les gestes d’indication qui constituent le degré le plus primitif dans le développement du langage humain (...) restent (...) à une sorte de degré intermédiaire entre le mouvement de préhension primitif et le mouvement d’indication... Ces gestes de transition (sont) un pas génétique très important dans le processus qui conduit du langage purement émotionnel au langage objectif. » Nous ne sommes pas loin de Darwin. Ce qui semblait toutefois qu’une hypothèse fut largement illustré quelques années plus tard par les travaux de 87 Dans Création gestuelle et début du langage, Sun-Chiu Yau considère que les six types d’émotion de base exprimés par le visage, retenus par Ekman, (joie, tristesse, colère dégoût, surprise et peur) « ne correspondent pas vraiment aux besoins de l’analyses de l’expression faciale du langage gestuel. Par exemple les expressions comme celles de l’interrogation, du doute, de l’attention ou le regard fixe qui constituent souvent des modaux en langage gestuelle, - et pour les sourds isolés les seuls moyens - ne trouvent pas leur place dans la liste d’Ekman. » 88 Lev Vygotski. Pensée et langage. La Dispute. 1993 (pour la traduction française). 63 Leroi-Gourhan89 qui lie développement de l’outil et du langage, affinement moteur et expression manuelle de la déictique. Pour Yau Shun-Chiu 90, cette phylogenèse du langage est identique à son ontogenèse: « Je prétends que les gestes commencent par la deixis, c’est à dire pointer la main vers un objet, voire le toucher91. Il s’agit d’un stade prépantomimique de dépendance de l’objet presque absolue (‘presque’ parce que la présence de l’objet peut-être anaphorique, par exemple pointer vers un oiseau qui vient de passer). » Après le stade du pointage, l’auteur distingue la création de pantomimes et dans celles-ci celles qu’il nomme « des pantomimes lexicales qui désignent un objet, soit par manque d’un signe établi, soit par souci de faciliter la compréhension d’un étranger, et dont résulte finalement un lexique à dominance monogestuelle. » Yau note toutefois : « La deixis est intéressante sur le plan du langage chez les jeunes sourds mais elle ne présente pas grand intérêt sur le plan lexical. » Tension et vitesse Si certains éléments non manuels de la langue des signes sont émis par des sourds-aveugles, et peuvent être interprétés comme parties intégrantes du message, comment ces mêmes éléments peuvent-ils être transmis aux sourdsaveugles. La chercheuse finlandaise Johanna Mesch 92 s’est intéressée à la langue des signes pratiquée par des personnes sourdes signantes devenues aveugles. « Elle a constaté, note Arnfinn Muruvik Vonen, que la position des mains des interlocuteurs, tant sur le plan horizontal que vertical, permet de transmettre de précieuses informations à propos de la structure de la conversation : elle permet de signaler que la personne qui signe a terminé de s’exprimer, fait une simple pause dans son discours, attend une réaction ou des commentaires de son interlocuteur... » Beaucoup de ces indications sont données en langue des signes visuelle par le regard ou la mimique. Cette transformation a été plus formalisée par Steven Collins et Karen Petronio dans leur article « What happens in tactile sign language » contribution à « Pinky extension and eye gaze » 93. Ils ont constaté que les morphèmes codés visuellement (ex : l’expression du visage) sont exprimés par la tension musculaire et la vitesse. De même les questions doivent être marquées plus explicitement (en 89 Leroi-Gourhan. Le geste et la parole. Yau Shun Chiu. La genèse e la syntaxe et du lexique d’un langage gestuel créé par une Amérindienne sourde isolée. (Dans Coup d’œil). 91 Pourtant dans la simple deixis d’autodésignation, l’Européen pointe son index sur sa poitrine alors que le Chinois le pointe sur son nez. 92 Citée par Arnfinn Muruvik Vonen et Anne Nafstad dans Communication et surdi-cécité congénitale. 93 Edité par Gallaudet university press. (1998).Cité sur le site internet du CRESAM. Collins est linguiste. Petronio est responsable d’un service de formation d’interprètes pour sourds-aveugles. 64 90 ajoutant oui ou non à la fin de la phrase), et le destinataire de la question doit être marqué explicitement. L’expérience de Benjamin You, dans sa pratique d’interprète de François Thébaut confirme les constats des linguistes de Gallaudet : « La différence de l’interprétation pour un sourd-aveugle par rapport à celle pour un sourd est le fait de parler dans la main. Mais à niveau égal entre François Thébaut et un sourd ordinaire il y a très peu d’écarts dans la langue des signes que j’emploie. François écoute avec sa main gauche. La configuration exacte du geste ne lui est pas indispensable, le mouvement lui suffit souvent pour comprendre l’ensemble du signe et même de la phrase. Par exemple quand je signe table j’emploie le signe normal de LSF, à deux mains : François ne le perçoit que de sa main gauche sur ma main droite et il comprend sans le moindre problème, le mouvement suffit. Mais ce qui existe comme éléments autres que manuels dans la langue des signes ne peut être perçu visuellement et l’interprète l’exprime par la tension de la main, la tension musculaire, parfois la vitesse ou la lenteur avec lesquelles on effectue le signe . » François Thébaut disait d’ailleurs souvent à Frère Thomas : « Je sens si celui qui me guide m’aime ou ne m’aime pas à sa façon de faire. » Benjamin You précise : « De temps à autre quand je traduis, François me tapote la main pour signifier s’il comprend et que je peux continuer. Si il ne comprend pas quelque chose il passe sa main sous la mienne et fait [QUOI] ? » Cette nécessité de feed-back a aussi été formalisée par Collins et Petronio, qui ont constaté que le sourd aveugle tape dans la main de celui qui parle pour marquer qu’il a compris. Nicole Bourgerie qui travaille avec des sourds aveugles adultes au foyer de la Varenne témoigne dans le même sens : « L’interrogation est toujours marquée manuellement, par [ ?] ou par [OUI] ou [NON] en fin de période. Les éléments extramanuels comme le regard passent souvent par l’exagération de la vitesse, de la longueur ou de la lenteur des signes. Tout ce que tu ne peux faire passer par le visage tu le fais passer par l’influx des mains, c’est vague et pourtant très précis. Par contre les mouvements du corps peuvent être ressentis. Certains sourds-aveugles me tiennent une main et gardent l’autre en contact avec mon 65 François Thébaut en conversation avec une des résidentes du Foyer de Larnay, lors de la rencontre annuelle des sourds aveugles organisée par l'ANPSA à Eymoutiers (Haute-Vienne) en juin2005. corps. Dans les activités avec une musique forte, mon corps suit le rythme tandis que je discute d’une main. » Le constat de Sarah Reed est le même. Elle travaille pour Sense (Grande Bretagne) et lors du symposium international sur « l’interprétation pour les sourds-aveugles », aux Pays Bas en juin 1999, elle est intervenue sur l’utilisation de la langue des signes avec un champ visuel réduit. Elle a insisté sur la nécessité de « transposer l’expression du visage au niveau de la main, ou bien de pointer sur son visage l’endroit qui est important ( par exemple les joues)... On peut aussi accentuer le signe en le faisant plus lentement. » Ainsi pour indiquer le temps, le mouvement circulaire de l’index ou du pouce de la main dominante sur le poignet de la main dominée est accompagné d’une mimique faciale qui en indique l’écoulement et la « qualité ». Dans la langue des signes des sourds-aveugles, cette mimique faciale est souvent remplacée par l’ampleur, la rapidité (ou la lenteur), la tension du mouvement. 66 De même la direction du regard94 qui, dans la langue des signes des sourds, marque la détermination ou l’indétermination, est souvent remplacée par un simple pointage manuel. Les dangers de l’interprétation initiale Le rôle des mimiques spontanées ou du pointage par des sourds aveugles adultes signants est le même que dans la langue des signes des sourds, mais leur interprétation est plus difficile dans le cas d’enfants sourds aveugles se trouvant à un stade prélinguistique comme le soulignent Arnfinn Muruvik Vonen et Anne Nafstad dans leur contribution au séminaire de Suresnes sur Communication et surdi-cécité congénitale : « Si l’enfant produit par hasard une expression qui ressemble peu ou prou à un symbole linguistique culturellement adéquat dans un contexte donné, il y a de grandes chances que les parents interprètent l’expression prélinguistique de l’enfant comme s’il s’agissait de l’expression linguistique correspondante. » Elles considèrent que cette « sur-interprétation linguistique » n’entraînerait pas d’amélioration de la communication. Pour elles « lorsque l’enfant aveugle et sourd fait un geste, exécute un mouvement ou émet un son, la question que l’adulte se pose immédiatement n’est pas : « est-ce un mot et si oui, quel mot ? », mais plutôt : « Qu’est ce que cet enfant essaye de me dire? » La première question implique un rétrécissement du champ de la communication en ce sens que le récepteur recherche et choisit une interprétation. La seconde question, au contraire, préserve l’ouverture de l’adulte quant à l’intention de l’enfant et lui permet d’entrer dans un processus de négociation qui aura pour but de rechercher un signifié partagé avec l’enfant. »95 94 Dans Les voies de l’iconicité Christian Cuxac note : « La présence/absence de regard porté [sur les mains qui signent] produi(sait)t le même effet que la présence/absence de démonstratif en français : « ce sous-bois au petit matin » ou « sous bois au petit matin ». Il est question dans l’exemple donné du titre d’un tableau. 95 On peut à ce sujet se reporter aux études de Yau sur la polysémie des signes, et à celles de Vygotski considérant que l’enfant passe de la phrase au mot, et non du mot à la phrase, c’est à dire qu’au début du langage ou de la communication, un mot ou un signe ont bien le sens que l’adulte attribue à toute une phrase. Ce n’est qu’après dans son développement que l’enfant découpe sa phrase-mot en mots moins polysémiques, jusqu’à arriver à une quasi monosémie des mots en contexte. La même idée était développée par Merleau-Ponty dans son cours à la Sorbonne sur l’acquisition du langage, et on retrouve la même chose dans l’expérience de Nicole Bourgerie avec une pensionnaire sourds-aveugles complète: «Elle fait beaucoup de signes phrases : Quand elle va prendre sa douche et qu’elle fait shampooing cela veut dire « toi tu viens avec moi d’ans la salle de bain, m’aider pour me laver les cheveux et après m’essuyer. » En sortant de la salle de bain, passer la main sur la joue en pointant vers sa trousse de toilette cela veut dire qu’elle veut que je lui passe de la crème sur le visage et tout le corps. » On trouve de nombreuses observations et de nombreux témoignages qui vont dans la même sens, notamment dans le bulletin de l’ANPSA. 67 La langue des signes ayant démontré dans son fonctionnement que le langage ne dépend pas d’un canal de réalisation particulier, les deux chercheuses pensent que « on serait en droit de s’attendre à ce qu’existe quelque part un langage naturel à la modalité tactile. Malheureusement aucun langage de ce type n’a pu être identifié expérimentalement ». Mais elles nuancent aussitôt : « Nous ne soutenons pas pour autant qu’aucune activité linguistique n’est possible sur le mode tactile. » Leur intervention au séminaire de Suresnes s’est terminée par un plaidoyer pour la langue des signes : « Il y a au moins deux raisons de croire que les sourds aveugles congénitaux tendront à acquérir plus facilement la langue des signes que les langues parlées. Premièrement, les langues des signes utilisent un espace tridimensionnel (...) Le terme général que les chercheurs en langue des signes utilisent alors habituellement est localisation (...) Cette charge significative de l’espace signé peut relativement facilement être transférée à l’espace des signes tactiles (...). et nous nous attendons à ce qu’elle soit transférable à l’espace tridimensionnel du corps. Deuxièmement, la production des intonations dans une langue des signes induit une plus grande participation du corps (...) et peut ainsi mieux convenir aux personnes dont la première modalité d’expression est corporelle. » 68 Pédagogie et évangélisation Les filles de la Sagesse F ONDES essentiellement dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, sous la clarté du roi Soleil, les Hôpitaux généraux, contrairement au sens moderne du terme, ne sont pas des établissements de soins, mais d’accueil ( et aussi dans certains cas d’enfermement) des pauvres. Ils ont été établis par l’édit du roi d’avril 1656 et la déclaration royale de juin 1662 « pour l’établissement d’un hôpital général dans les villes et gros bourgs du royaume » dans le but d’éliminer mendicité et vagabondage, ou au moins de rendre moins visibles mendiants et vagabonds. Le texte de 1662 ordonne que chaque ville assure à ses pauvres la subsistance qu’elle leur doit par la création d’hôpitaux « pour y loger, enfermer et nourrir les pauvres mendians invalides, natifs des lieux ou qui y auront demeuré pendant un an, comme aussi les enfans orphelins ou naiz de parents mendians. Tous lesquels pauvres y seront instruits à la piété et religion chrestienne et aux mestiers dont ils pourront se rendre capables, sans qu’il leur soit permis de vaguer. »96 Les hôpitaux généraux sont donc aussi des terres de mission pour l’Église. Et c’est bien avec un esprit missionnaire que Louis-Marie de Montfort, ordonné prêtre en juin 1700, arrive à Poitiers au mois de juin de l’année suivante, et devient en septembre aumônier de l’Hôpital général situé dans le quartier de Montierneuf. Il y trouve un établissement presque sans ressources qu’Agnès Richomme 97 décrit ainsi: « Budget en déséquilibre, anarchie dans la direction, insubordination dans le personnel, mécontentement chez les pauvres mal nourris, peu surveillés, dégoûtés du travail. » Début 1702, pour mettre de l’ordre dans l’établissement, le nouvel aumônier crée un groupe de gouvernantes, recrutées parmi les pauvres de l’Hôpital général. Elles sont une douzaine et forment le premier noyau d’une congrégation hospitalière et enseignante qui sera reconnue par Rome en 1705. Louis-Marie Grignon de Montfort décide de leur donner le nom de filles de la Sagesse et établit une aveugle du groupe comme supérieure de ses compagnes qui, précise Agnès Richomme, «sont toutes plus ou moins infirmes comme elle, qui boiteuse, qui défigurée par les « écrouelles », qui 96 Pour plus de détails sur la législation de cette période et la fondation des hôpitaux généraux, on peut se reporter à l’article de Jacques Depaw, « La législation royale concernant les pauvres » dans la Revue d’Histoire moderne et contemporaine, tome XXI, juillet - septembre 1974. Pages 401 à 418. 97 Agnès Richomme. « Marie-Louise Trichet et les filles de la sagesse ». Page 21. 69 souffrant de faiblesse l’empêchant de vivre dans la vie normale, ou de tous autres maux. » Le 2 février 1703, Marie-Louise Trichet devient supérieure en prenant l’habit gris98 . Pendant dix ans, elle est la seule soeur de la Sagesse. A la Rochelle en 1715 les soeurs prennent le nom de communauté des filles de la Sagesse pour l’instruction des enfants et le soin des pauvres, et elles créent une école gratuite. Elles s’installent à Saint-Laurent sur Sèvre en 1718 et y ouvrent une école en 1722. Suivront la création des écoles de Rennes, de Poitiers ( faubourg Montbernage) . Les soeurs prennent aussi la direction des Hôpitaux généraux de Poitiers, de la Flotte-en-Ré, de Chateau d’Oléron, de Dinan et de Lorient. En 1812, à Auray, près de Lorient dans le Morbihan, elles créent une institution pour l’éducation des sourdes muettes et des aveugles. Et elles s’installent à Pont-Achard à Poitiers en 1833. Les Filles de la Sagesse n’ont pas admis de sourdes dans leur congrégation. Toutefois, avant la création de l’ordre de Notre Dame des Sept douleurs (voir note n° 27) il y eut une sourde dans l’ordre, Perrine Lebihan, ancienne chartreuse qui avait obtenu une dispense spéciale du pape. Elle fit ses voeux sous le nom de Sœur Saint Léon, et se trouvait dans le premier groupe de religieuses qui s’installèrent à Larnay en 184799. 98 Auparavant Marie-Louise Trichet avait été novice à Châtellerault chez les soeurs converses, une congrégation enseignante influencée par le jansénisme. Selon Louis Bauvineau, elle aurait quitté le couvent châtelleraudais « pour raison de santé ». 99 Aude de Saint-Loup rapporte dans Le pouvoir des signes que lors du concile d’Orange au V e siècle l’Église a d’abord autorisé les sourds-muets à utiliser les signes pour demander le baptême, puis pour se marier ( fin XII e) , et enfin au XVI e siècle pour prononcer les voeux monastiques. 70 Gabriel Deshayes : « C’est la gloire de Dieu que j’ai en vue. » G ABRIEL DESHAYES naît le 6 décembre 1767 à Beignon, petit bourg breton proche de Ploërmel. Son père est cultivateur et boucher. Sa mère meurt en couches en 1773, Gabriel n’a pas encore six ans. A la petite école de Beignon, il apprend à lire, écrire et compter et devient berger des troupeaux de son père. Il a dix ans quand l’abbé Girard, curé de Saint-Malo de Beignon, commence à lui enseigner le français et le latin. Fort de ces acquis, à quinze ans en 1782, il entre au petit séminaire de Saint-Servan tenu par les lazaristes, et en octobre 1787, il est admis au grand séminaire de Saint-Méen-le-Grand. Début juin 1789, six semaines avant la prise de la Bastille, il reçoit les ordres mineurs. Un an plus tard, le 27 mai 1790, il est nommé sousdiacre à Saint-Méen puis, le 18 septembre 1790, diacre à Saint-Malo. Cette même année 1790, en avril, l’assemblée des représentants de la commune de Paris déclare l’abbé de l’Epée bienfaiteur de l’humanité et décide de continuer son œuvre en fondant l’Institution nationale des jeunes sourds, installée dans le couvent des Célestins. Mais la mesure qui frappe Gabriel Deshayes cette année là, c’est le vote par l’Assemblée constituante, le 12 juillet, du statut du clergé qui oblige les prêtres à prêter serment aux autorités civiles. Le diacre de Saint-Malo prend parti aussitôt pour les prêtres réfractaires. 1792 : Gabriel Deshayes choisit l’exil. Celui-ci est très court : le bateau qui le mène en Angleterre, pris dans une tempête, doit faire relâche à Jersey. Mgr Mintier, évêque de Trégier qui s’est réfugié dans l’île anglonormande, ordonne Gabriel Deshayes prêtre, le 4 mars. Huit jours plus tard, le nouveau prélat réfractaire débarque à Granville. Sous le pseudonyme de Grand Pierre. Il va prêcher en Bretagne jusqu’en 1801, année où il peut à nouveau exercer son ministère au grand jour. Le 10 avril, il devient curé auxiliaire de Paimpont-lès-Forges. En mai 1803, il est nommé vicaire à Beignon, son village natal. En 1804, Mgr de Pancemont, évêque de Vannes lui demande de l’accompagner dans ses visites pastorales. 71 En 1805 l’évêque le nomme curé de Saint-Gildas d’Auray. Tout comme à Beignon, il se consacre à soulager toutes les formes de pauvreté : il participe la restauration de l’hospice qui accueille les plus miséreux ; il crée une filature et organise, avec la municipalité, des travaux de voirie pour faire travailler les chômeurs ; il reprend les visites dans les prisons. Mais c’est dans cette paroisse de 3000 habitants qu’il va véritablement trouver sa vocation : la défense, l’organisation et le développement de l’enseignement chrétien. Il rachète le « Père éternel », ancien couvent des cordelières pour y ouvrir, en août 1807, une école de filles dont l’éducation est confiée aux sœurs de la charité de Saint-Louis. En 1811, il obtient la nomination de trois frères des Ecoles chrétiennes dans sa paroisse et, grâce à leur présence, crée une école pour garçons, Le Manéguéen. En 1813, pour éviter la fermeture du collège, il fait nommer l’abbé Guillevin comme principal, et le remplace même temporairement en 1815. Il participe également à l’ouverture de l’école ecclésiastique de Sainte-Anne d’Auray. Contre l’école mutuelle En 1815, c’est la chute de l’Empire et la Restauration. Les campagnes sont désolées par la saignée des guerres napoléoniennes, les enfants errants ou orphelins sont nombreux. Et la nouvelle classe qui va s’enrichir dans l’industrie commence à avoir besoin d’ouvriers sachant un tant soit peu lire et compter. Le ministre de l’Intérieur Carnot prône un développement des écoles mutuelles. Ce système, créé par l’Anglais Joseph Lancaster associe les élèves les plus avancés au maître dont ils deviennent les adjoints et les répétiteurs. La commission de l’instruction publique autorise la méthode dans les écoles primaires par une ordonnance du 17 juin 1816. Le succès est immédiat et ne se dément pas, au moins dans les premières années. Le curé d’Auray, Gabriel Deshayes, ne peut accepter cette « école sans Dieu ». En 1816, comme les frères des Ecoles chrétiennes ne répondent pas à ses demandes d’enseignants pour créer de nouveaux établissements afin de lutter contre les écoles mutuelles, il fonde les frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel. Le 10 mai 1817 à Saint-Brieuc il rencontre JeanMarie de la Mennais, supérieur général des Ecoles chrétiennes. Une étroite collaboration s’établit entre les deux institutions : un frère d’Auray est nommé à Pordic, dans les Côtes d’Armor, dans une école géré par les frères des Ecoles chrétiennes. Début juin 1819, l’abbé Deshayes fournit quatre frères pour l’ouverture de l’école de Dinan. A cette occasion, le 6 juin 1819, les deux abbés signent un traité d’alliance qui commence ainsi: 72 « Au nom de la Très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, "Nous, Jean-Marie Robert de la Mennais, vicaire général de Saint-Brieuc, et Gabriel Deshayes, vicaire général du diocèse de Vannes et curé d'Auray, « Animés du désir de procurer aux enfants du peuple, spécialement à ceux des campagnes de la Bretagne, des maîtres solidement pieux, nous avons résolu de former provisoirement à Saint-Brieuc et à Auray deux noviciats de jeunes gens qui suivront, autant que possible, la règle des Frères des Ecoles chrétiennes et se serviront de leur méthode d'enseignement ; mais, considérant que cette bonne oeuvre naissante ne saurait s'accroître et se consolider qu'avec le temps, et que chacun de nous peut mourir avant l'époque où cette bonne oeuvre sera assez avancée pour se soutenir par ellemême… » Suivent les modalités pratiques de cette alliance. En septembre 1820 sort d’Auray la première « promotion ». Vingt frères, pour la première fois, font des vœux d’obéissance. Leur devise : Dieu seul et la Règle. Peu après, le 17 janvier 1821, Gabriel Deshayes est élu supérieur général des ordres monfortains en remplacement du père Duchesne, dont il était l’assistant, et qui vient de décéder. Gabriel Deshayes laisse donc la direction des frères de l’Instruction chrétienne à La Mennais100, mais il en restera le co-supérieur jusqu’à sa mort. Les ultraroyalistes, les « ultras » qui voulaient rétablir l’ancien régime, s’opposent dès le début à l’école mutuelle. Ils sont partisans du monopole de l’Eglise sur l’école et soutiennent tous les frères chrétiens (frères de l’Enseignement chrétien, frères de la Doctrine chrétienne, frères de l’Instruction chrétienne). En 1820, après l’assassinat du duc de Berry, ils reviennent en grâce. Leurs aides, notamment financières, ne seront pas étrangères au succès des congrégations enseignantes101. En 1828, ce soutien se traduit par une visite de la duchesse de Berry des deux communautés montfortaines à Saint-Laurent-sur-Sèvre. La représentante emblématique des ultras achève là une tournée triomphale en Vendée légitimiste. Quatre ans plus tard, en 1832, Louis-Philippe est roi des Français, la duchesse de Berry est proscrite et se cache en Vendée. La justice soupçonne les ordres montfortains de lui donner asile et des 100 Jean-Marie de La Mennais était le frère de Félicité de Lamennais, abbé rebelle, « prêtre insurgé »comme le nomma Théophile Briant (dans « Les pierres m’ont dit », 1955). Quand Félicité fut condamné sans appel par l’Eglise pour Paroles d’un croyant, Jean-Marie de La Mennais désavoua son frère, préférant la fidélité à l’Eglise à la fidélité fraternelle. 101 Les communes ont la charge du salaire des maîtres. Comme les frères de la Doctrine chrétienne se contentent généralement d’un salaire de 600 francs par an alors qu’un instituteur laïque coûte le double, les municipalités font souvent appel aux congrégations pour de simples raisons budgétaires. Les religieuses coûtaient encore moins cher : en 1826 les « Filles de la Croix », sœurs de Saint André de la Puye (Vienne), ne demandent que 300 francs par enseignante et par ans pour ouvrir à Saumur « une école de charité pour les jeunes filles indigentes ». 73 perquisitions ont lieu à Saint-Laurent, en perturbant pendant quelques années le fonctionnement. D’Auray à Poitiers Mais c’est pour son action pour l’éducation des sourdes-muettes que Gabriel Deshayes est le plus connu. En 1808 il avait racheté la chartreuse d’Auray, ancien couvent menacé de destruction. Dès 1810 il y accueille trois sourdes muettes. En 1812 il en confie l’éducation aux sœurs de la Sagesse et fait appel à une disciple de l’abbé Sicard, Melle Duler, pour former les religieuses à la communication avec les petites sourdes. En 1824, la petite structure a bien grandi et devient une école reconnue par le ministère de l’Intérieur. Gabriel Deshayes reste toujours soucieux du sort des sourds muets même lorsqu’il se trouve loin d’eux. En 1825, il entreprend un voyage à Rome pour plaider auprès du pape la cause de la béatification de LouisMarie Grignon de Montfort. Sur la route de l’Italie, à Aix, dans un courrier daté du 16 janvier, il demande à la mère supérieure des sœurs de la Sagesse qu’elle lui écrive « une lettre très détaillée et bien remplie, et dans laquelle vous me ferez connaître tout ce qu’il y a de nouveau chez vous à Auray… Vous y parlerez de chacune de vos Sœurs, des sourds et muets, des pensionnaires, des Frères. » (Il demande qu’on lui adresse son courrier chez les Filles de la sagesse à l’hôpital maritime de Toulon.) Et toujours à la même, dans une lettre de Rome du 8 mars 1825 : « Depuis ma dernière lettre, j'ai eu une audience particulière de notre St Père. Je ne puis pas vous exprimer avec quelle bonté il m'a reçu. Les Filles de la Sagesse n'ont point été oubliées. Quand j'en suis venu à demander des bénédictions, les Missionnaires ont aussi eu leur tour, nos petits Frères et nos petites Sœurs ont été mis en ligne de compte, les Sourds et les Muets ont aussi eu part aux Bénédictions de Sa sainteté. Il m'a dit les choses les plus encourageantes pour les Missions, pour l'éducation de la jeunesse et surtout des sourds et des muets, mais il est bien d'avis que les sexes soient séparés dans les Établissements de sourds et muets. Quand j'ai vu que notre St Père prenait tant d'intérêt à cette classe d'infortunés, je lui ai dit que je me proposais de former d'autres Établissements pour les Sourdes-muettes. Il m'a beaucoup approuvé et leur a donné par avance sa bénédiction. » Dans la même lettre il joute : « Pour lui donner une idée de l'instruction que nos Sœurs donnent à ces êtres malheureux, je lui ai dit que nous allions admettre dans notre Noviciat une Sourde-muette, et cela d'après l'avis de Monseigneur de Vannes. »102 102 Il s’agit certainement de Perrine Lebihan, seule sourde qui fut admise, par dispense spéciale, dans les sœurs de la Sagesse. Elle fit ses vœux sous le nom de sœur Saint-Léon, et faisait partie des premières sœurs de la Sagesse à s’installer à Larnay en 1848. 74 Dans une lettre du 21 mars 1825, il précise : « Ce que vous me dites des vos Sœurs me fait grand plaisir. Je désire que les Sœurs prennent pour modèle celle dont vous me parlez. Il m'est venu une idée sur son compte, la voici : ne pourrait-on pas en faire une Maîtresse pour les Sourds et muets ? Voyez ce que vous en pensez, elle ne peut guère remplir un autre emploi (…) J'ai eu une audience particulière avec Sa Sainteté, l'article des Sourds et Muets dont nous avons beaucoup parlé va vous servir de réponse : le St Père m'a beaucoup encouragé à propager ce genre d'instruction, mais il est bien d'avis que les sexes soient séparés. Je lui ai dit que mon intention était de former quelques nouveaux établissements pour les filles sourdes et muettes. Il leur a donné par avance sa bénédiction. Il l'a donnée aussi à tous les muets et muettes déjà instruits… » Le père Deshayes n’est pas non plus étranger aux débuts de l’instruction des sourds à Poitiers. Déjà en 1823, au nom des deux ordres qu’il représentait103, il avait accepté l’hospice de Saint-Zacharie104 à PontAchard. La gestion en fut confiée aux sœurs de la Sagesse. En janvier1833, Gabriel Deshayes est à Poitiers pour visiter les nombreux établissements des sœurs105 . A cette occasion il rencontre le préfet Boulet, un Breton originaire de Vannes, qui connaît l’institution d’Auray. Le préfet fait part au prélat de son intention de créer dans la Vienne un établissement pour les jeunes filles sourdes muettes qui sont alors, selon un recensement sommaire, 116 dans le département. PontAchard semble le lieu idéal pour cette fondation. Le père Deshayes envoie aussitôt au préfet sœur Marie-Victoire106 qui, venant de la Chartreuse d’Auray, arrive à Poitiers le 2 février 1832. L’établissement ouvre le 1er avril et la première sourde muette admise est Sidonie Guy. Sœur Marie-Victoire a été rejointe par une autre sœur d’Auray, sœur Sainte-Sophie, qui est accompagnée de Perrine Lebihan, religieuse sourde muette qui a prononcé ses vœux en langue des signes. Selon le père Guillet, au cours de la cérémonie d’ouverture Gabriel Deshayes aurait dit : « On s’étonne de mon affection pour ces infortunés ; 103 Les sœurs de la Sagesse et les frères du Saint Esprit ; ces derniers ne deviendront frères de Saint Gabriel qu’en 1835 avec l’élaboration d’une nouvelle règle et la prépondérance des frères eneignants. 104 Zacharie Guillé, dit Galland, ouvrier qui s’était enrichi, avait fondé à Pont-Achard un foyer composé d’une maison et d’une chapelle. Ainsi que le relate l’abbé Guillet, en 1878 dan sa Vie de M. Charles-Joseph Chaubier de Larnay, Zacharie Guillé avait donné ces bâtiments « à la Congrégation de Saint-Laurent, à condition qu’il y aurait toujours neuf lits pour autant de pauvres ouvriers. » 105 A l’époque à Poitiers, outre l’hospice de Saint-Zacharie, les sœurs de la Sagesse avaient la charge de l’école de Montbernage, de l’hospice des Pénitentes, de l’Hôpital général, de l’école de la Cueille, des Incurables, devenu depuis l’hôpital Pasteur, et de l’Hôtel Dieu. 106 Sœur Marie-Victoire était la nièce de Melle Blouin, institutrice pour sourds-muets, qui avait reçu l’enseignement de l’abbé de l’Epée et fondé à Angers une maison pour sourdsmuets et sourdes-muettes où sœur Marie-Victoire avait travaillé dès l’âge de treize ans. 75 mais c’est la gloire de DIEU que j’ai en vue. » Peu après M. de Larnay est nommé directeur spirituel de l’établissement. Bientôt sera aussi créée une école pour les garçons sourds muets. Depuis 1825 dans le quartier du Martray à Loudun, deux frères du Saint Esprit étaient instituteurs communaux, appointés par la mairie. Ils faisaient l’école dans l’ancien hospice. En 1835, Gabriel Deshayes envisage de créer un établissement pour sourds muets dans les bâtiments des Carmes que les frères viennent d’acheter. Il vient donc à Loudun accompagné de Poidevin, un sourd instruit à Auray. L’école est fondée grâce à un legs de 10.000. F et au soutien financier des notables et de la municipalité. Par ailleurs en 1837, les frères de Saint Gabriel sont chargés de l’école communale de Rouillé où sont accueillis deux enfants sourds-muets. En 1838, ceux-ci rejoignent l’école de Loudun avant qu’elle ne soit transférée à Poitiers, faubourg de la Tranchée en 1856. A la mort de Gabriel Deshayes, en 1841, les frères montfortains, qui sont devenus frères de saint Gabriel en 1834, ont la charge de cinq écoles pour sourds, Auray, Rouillé-Loudun, Orléans, Lille et Soissons. L’enseignement pour les sourds a débuté dans la Vienne. En 1860, les sœurs de la Sagesse accueilleront leur première sourde-aveugle, Germaine Cambon. Mais ceci est une autre histoire… 76 Le prêtre qui pleure L ’ESSENTIEL de ce que nous savons de la vie de Charles-Joseph Chaubier de Larnay provient du livre que lui a consacré M. Ath.- Aug. Guillet, archiprêtre de Niort, en 1878, seize ans après sa mort. La famille de Larnay était une ancienne famille du Poitou et d’Anjou, catholique et royaliste, qui avait transcrit en Larnay le nom de son fief, Narnai ou Larnai, relevant du comte de Poitiers. Le père de CharlesJoseph, Gabriel de Larnay, membre d’une compagnie des gens d’armes de la garde du roi, avait émigré en 1791. Après un bref retour et un nouvel exil, en 1801 il était revenu définitivement de Suisse où il avait survécu, dit le biographe, en donnant des leçons de grammaire française. De la fortune passée de sa famille ne restaient que les terres de Larnay. Il y épouse Catherine de Belle-Touche, d’une vieille famille parthenaisienne qui , après le concordat, resta fidèle à la petite Eglise. C’est aussi dans le domaine familial que naît Charles-Joseph Chaubier le 8 août 1802. C’est un nourrisson fragile et A.-A. Guillet affirme que « malade dès l’enfance, cela lui a forgé le caractère ». Quand il a six ans et demi, la famille s’installe à Poitiers, chez une parente sur le plan de l’Etoile. Mais les parents ne veulent pas confier l’aîné de leurs trois enfants à l’école de l’Empire ; il est donc d’abord éduqué par M. Audios, prêtre de Poitiers, originaire de Ruffec. Ce docteur en théologie travaillait à l’hospice des incurables et s’y chargeait de l’éducation des enfants pauvres. Dans ces lieux où un siècle plus tôt avait été créé l’ordre des soeurs de la Sagesse, et où une aveugle avait été nommée supérieure du premier groupe des filles de la Sagesse, Charles-Joseph a peut-être rencontré des enfants sourds mais on n’en trouve pas trace dans sa biographie. A onze ans, Charles-Joseph va au petit séminaire, rue Corne-de-Bouc. A la Restauration en 1814, ses parents l’inscrivent à la toute nouvelle école des pères de la Grand’Maison. Après les Cent jours et la fermeture à nouveau des écoles religieuses juste créée, en novembre 1815, il fréquente, comme externe, le collège de Poitiers, ses parents ayant acheté une maison à coté de l’établissement scolaire, rue de la Celle. Le 30 août 1820, il a son baccalauréat de philosophie et s’inscrit en faculté de droit pour ne pas contrecarrer la volonté de son père qui rêvait pour lui d’une carrière à la cour. Mais son biographe précise : « Cette étude ne lui allait pas, il en éprouvait un invincible dégoût. » 77 M. de Larnay. (Gravure extraite de La Vie de M. de Larnay, de l'abbé Guillet.) Son père meurt le 19 avril 1822, et Charles-Gabriel entre au séminaire Saint-Sulpice de Paris fin septembre de la même année. En 1824 il est sousdiacre à la Trinité. Malade, il et obligé d’interrompre ses études théologiques et rentre à Poitiers où sa sœur meurt quelques mois plus tard, fin 1824. Il fait alors le catéchisme aux enfants pauvres à l’hôpital général. Ordonné diacre, il entre en 1827 dans la congrégation de la Très Sainte Vierge, branche de la compagnie de Jésus établie en Poitou en 1825. La plupart des membres de la 78 congrégation étaient chargés d’enseignement. Il est ordonné prêtre le 27 juin 1827 et peu après nommé directeur du grand séminaire et chanoine honoraire de la cathédrale de Poitiers. Il aurait alors voulu donner son domaine de Larnay pour y établir la préparation à la cléricature. Le 11 juillet 1830, il devient directeur de la congrégation de la Très Sainte Vierge, juste avant que celle-ci soit suspendue par la révolution de juillet. La congrégation n’est pas autorisée à reprendre ses activités, mais CharlesGabriel de Larnay la continue en fait sous le nom de « Réunion des jeunes gens. » Depuis 1828, il s’occupe de l’œuvre de la propagation de la foi. Il s’y charge essentiellement de recueillir les aumônes et de les redistribuer. C’est un domaine dans lequel il va exceller et qui sera d’une grande importance pour la suite de sa vie et les établissements qu’il va soutenir. Sous sa direction les recettes de l’œuvre passent de 237 F en 1829 à 27646 F en 1862. M. de Larnay contrôle étroitement toutes les quêtes faites dans le diocèse afin qu’elles servent bien au but qu’elles se donnent. L’abbé Guillet raconte cette anecdote : « Nous étions une fois avec lui au séminaire, lorsqu’un prêtre arménien se présenta et le pria de vouloir bien, étant le Directeur diocésain de l’œuvre, le recommander afin qu’il put prêcher ou faire des visites et quêter pour les besoins de sa propre église. « Je m’en garderai bien » répondit vivement M. de Larnay, « je ferai précisément tout le contraire. » Et comme le vénérable prêtre était tout interdit, M. de Larnay lui expliqua comment son titre de directeur général de l’œuvre dans le diocèse l’obliger à marcher d’accord avec le conseil central. « Du reste, mon bon père », ajouta-t-il, « moi, en particulier, je puis vous donner une petite aumône. » Et ce disant il lui remit vingt francs. » Il s’occupe aussi successivement et simultanément de l’œuvre de la sainte enfance, de l’œuvre des églises pauvres du diocèse (« l’œuvre des deux liards »), de l’œuvre du Bon-Pasteur pour le repentir des libertines107. Partout M. de Larnay se charge de récupérer dons et aumônes et son talent est grand qu’il va bientôt mettre au service de ce qui sera l’œuvre de sa vie, celle de l’éducation des sourdes muettes et des jeunes aveugles. Quand l’établissement pour sourdes ouvre à Pont-Achard, la directrice, sœur Marie-Victoire cherche presque aussitôt un « directeur spirituel » pour l’établissement. Elle s’adresse à l’évêque, Mgr de Bouillé qui lui recommande de prendre contact avec M. de Larnay. Celui-ci accepte la tâche, d’autant qu’il connaît déjà deux des élèves, Sidonie Guy dont le parrain, M. de la Sayette est un de ses amis, et Rosalie Cellier, de Lusignan, qu’il a eu l’occasion de rencontrer dans ses tournées pastorales. Sa première action pour la nouvelle école est d’écrire à nombre de curés de paroisses où ont été recensées des sourdes muettes en âge d’être scolarisées. 107 A Poitiers existait déjà, rue des Fille-Saint-François, une « maison du repentir » dirigée depuis 1739 par les sœurs de la Sagesse. 79 Il les incite à faire des démarches pour obtenir quelques-unes des bourses qui ont été instituées pou l’éducation de ces enfants. Souvent après la messe qu’il dit dans la chapelle de Pont-Achard, il entre en classe. L’abbé Guillet raconte : « Il leur apportait des images et leur disait par signes comme il pouvait : si vous êtes bien sages, si vous étudiez bien, la maman à moi vous donnera elle aussi des bonbons et vous viendrez avec elle vous promener à Larnay, et vous y ferez collation (…) Il voulut un jour leur raconter une histoire. Comme il ne savait pas les signes, sœur Marguerite-Victoire lui servit d’interprète. Il trouva les signes si expressifs qu’il en fut touché au point que des larmes roulèrent dans ses yeux et il fut obligé de les laisser couler. Les enfants s’en aperçurent et se dirent entre elles avec une naïve sympathie : « Le prêtre pleure. » Puis elles lui demandèrent pourquoi il pleurait. – « Je pleure, mes enfants », leur répondit-il, « parce que je ne puis vous exprimer moi-même mes sentiments. Je sens au fond de mon cœur tout l’intérêt que je vous porte, et je ne puis rien vous dire. » (…) Elles lui dirent alors : « Il faut que vous appreniez les signes. » - Il répondit : « C’est trop difficile, je ne le peux pas. » « Depuis ce moment les enfants désignèrent toujours M. de Larnay en mettant leur index sur la joue au-dessous de l’œil pour signifier le prêtre qui pleure. » M. de Larnay se laisse convaincre et, pendant trois ans, trois fois par semaine, prend les cours de signes de sœur Marie-Victoire. « Après ce temps », affirme son biographe, « il put enfin confesser les sourdes muettes et les prêcher assez convenablement. » Il reste attaché à Pont-Achard jusqu’en 1838 quand il est remplacé par le père Ratureau dans ses fonctions de « directeur spirituel ». C’est cette même année qu’est créée à Loudun l’école des sourds-muets, pour les garçons, sous la direction des frères de Saint-Gabriel. L’abbé Guillet précise que « M. de Larnay ne fut pas étranger aux ressources qui rendirent possibles la fondation de Loudun ». M. de Larnay se démène aussi pour que les prêtres lui signalent la présence de jeunes sourdes ou sourds dans leurs paroisses et il les aide dans leurs démarches auprès des autorités pour obtenir des bourses pour l’éducation de ces enfants108. 108 M. de Larnay terminait ainsi une lettre circulaire envoyée à tous les curés du diocèse de Poitiers en 1844: « Chacun de nos chers et vénérables confrères est prié instamment de faire inscrire, dans un bref délai, à Poitiers et à Loudun, tous les sourds-muets de sa paroisse quels que soient leur âge t leur position social. S’ils sont pauvres, ils profiteront en temps utile des bourses accordées à l’Etablissement ou bien des largesses que la charité voudra bien verser dans nos mains… » 80 L'ancien château de Larnay en 1847 Et dans le discours qu’il prononce lors de la cérémonie de distribution des prix à Pont-Achard, le 14 juin 1843, il rend un hommage appuyé et ému à la langue des signes dans l’éducation et le développement intellectuel du sourd qui « ne voyant que le signe qu’il perçoit par les yeux, arrive à exprimer des pensées telles que celles-ci : La reconnaissance est la mémoire du cœur. – L’espérance est la pensée de l’imagination. – La pense éclôt sur la tige du hasard ou sur celle de l’attention. – La vivacité est l’éclair des opérations de l’esprit. – L’homme franc est l’honneur en relief. – Le geste est à la parole ce que le sentiment est à la pensée… » M. de Larnay multiplie les exemples qui lui ont fait comprendre que les signes sont une langue, bien qu’il ne l’exprime jamais ainsi. La révolution du chemin de fer atteint Poitiers avant celle de 1848. Dès 1847 la construction de la ligne ferroviaire Paris – Bordeaux coupe les bâtiments de Pont-Achard en deux et l’institution doit trouver refuge ailleurs. Les sœurs de la Sagesse demandent alors un asile temporaire à M. de Larnay dans sa propriété aux portes de Poitiers, « une très simple maison de maître bâtie en 1837 sur l’emplacement du vieux château qu’on avait dû raser parce qu’il menaçait ruine ». Il y consent bien volontiers et fait aussitôt entreprendre des travaux de rénovation et d’agrandissement. Et l’abbé Guillet raconte : « Quand il eut fait en conséquence les premiers 81 aménagements de sa maison, il sentit au cœur un mouvement irrésistible qui le portait à fixer les sourdes-muettes dans le domaine de Larnay. » Ce qui devait n’être qu’un accueil transitoire devient une installation définitive. Le déménagement de Pont-Achard à Larnay se fait le samedi 6 novembre 1847. Il y a trente élèves, six religieuses dont une sourde-muette, sœur Saint-Léon, et deux frères employés à l’entretien et aux courses diverses. Mais l’œuvre est appelée à se développer (trente ans plus tard, en 1878, il y aura 167 pensionnaires, vingt-quatre sœurs et quatorze frères) et M. de Larnay s’y emploie. Dès juillet 1849, il écrit aux curés des paroisses du Cher, de l’Indre, d’Indre-et-Loire, de la Vendée, de la Charente, de la Haute-Vienne et de la Creuse : « … La Providence peut m’offrir, par votre intermédiaire, trois ressources pour recueillir ces pauvres enfants dans notre établissement de Poitiers : 1° le concours de parents par le paiement de la pension ou d’une partie de la pension… ; 2° le concours de quelques personnes charitables qui suppléeraient les parents lorsque ceux-ci sont trop pauvres… ; 3° enfin la concession de quelques bourses ou demibourses obtenues à votre instigation du conseil général du département ; toutefois comme cette dernière mesure peut offrir de nombreuses difficultés, je me réserve de faire à cette égard, de concert avec vous, des démarches ultérieures auprès du préfet. » Et toujours soucieux de ne pas gaspiller l’argent collecté pour ses œuvres, le prélat ajoutait : « Les lettres que j’adresse aujourd’hui à Messieurs les curés des six diocèses ci-dessus devant provoquer une multitude de réponses, je sollicite de vous une grâce, celle de vouloir bien affranchir votre lettre. » En janvier 1851, M. de Larnay récidive et envoie une nouvelle lettre, sollicitant leur aide, à tous les prêtres du diocèse de Poitiers. Jusqu’à sa mort il renouvela l’envoi de telles circulaires. 82 Les frères de Saint-Gabriel L ES frères de Saint-Gabriel ont une histoire plus récente que les soeurs de la Sagesse. En 1821, quand Gabriel Deshayes, l’ancien curé d’Auray, devient le supérieur des oeuvres montfortaines, les soeurs sont presque huit cents réparties en 96 maisons, mais la congrégation masculine, les missionnaires du Saint-Esprit, est moribonde et ne comporte que sept pères et quatre frères. Le nouveau supérieur promet aux prêtres du diocèse de Luçon de leur envoyer « de bons maîtres d’école » si eux mêmes envoient des recrues vers le nouveau noviciat de Saint-Laurent sur Sèvre. En 1824, les frères de SaintGabriel sont 42, et presque 100 à la fin 1841. Dans la Vienne des frères de Saint Gabriel sont instituteurs communaux à Loudun à partir de 1825, et en 1837, ils sont chargés de l’école communale de Rouillé où sont accueillis deux enfants sourds-muets. En 1835, les frères achètent un ancien monastère de moines carmes, au lieu dit « Le Martray » à Loudun et y installent une école pour enfants sourds-muets. Parmi les enseignants se trouve un jeune sourd-muet instruit à Auray, Poidevin. Le but de la congrégation est autant religieux que pédagogique, car les sourds sont le nouveau peuple à évangéliser comme en témoigne une lettre envoyée de Rome aux frères de Loudun le 8 décembre 1854 : « Nous regardons ces malheureux non seulement d’un œil philanthropique mais aussi avec un sentiment chrétien, déplorant l’ignorance absolue de la religion où ils se trouvent partout (...) Seule l’autorité suprême de l’Église (...) pourrait avoir assez d’influence pour pousser la chrétienté et surtout les pasteurs de l’Église à participer efficacement à l’évangélisation de ce peuple nouvellement acquis. »109 Venant de Loudun, les frères s’installent rue de la Tranchée à Poitiers en 1856110 , avec seize élèves sourds. En 1874, ils emménagent dans 109 Extrait d’un document prêté par Michel Lamothe. L’original est en italien, la traduction de Monique Colas. 110 La même année 1856, à Saint-Hyppolite-du-Fort dans le Gard, un notable protestant de la ville créa une école pour sourds. Comme le note Pascale Gruson dans D’une surdité, l’autre, (In L’expérience du déni) : « Lorsque les protestants revinrent peu à peu à la vie publique, ils s’inquiétèrent passablement de l’emprise de l’Église catholique sur la détresse en général :- la promptitude des prêtres à imposer les derniers sacrements à des malades qui, s’ils avaient été conscients, les auraient refusés, leur empressement à convertir des protestants handicapés, faute d’oeuvres protestantes appropriés. Il paraissait important de soustraire les enfants protestants à de tels endoctrinements. » On le voit, le « peuple sourd » n’était pas terre de mission que pour les catholiques. Et Saint-Hyppolite allait défendre la méthode orale, car les enseignants catholiques utilisaient les signes ! 83 une maison qui leur est donnée avenue de Bordeaux, et qui deviendra plus tard l’IRJS. Une section d’aveugles complète l’établissement en 1897. En 1905, après la séparation de l’Église et de l’État, des frères décident de se séculariser. La raison en est clairement exposée dans une du 12 septembre 1908 que le frère Privat, redevenu en 1903 M. Constantin, adresse au Cardinal Vivés, préfet de la congrégation des religieux à Rome : « Après l’avis de mes supérieurs et d’hommes compétents et profondément religieux, il fut jugé nécessaire de demander la sécularisation pour empêcher l’œuvre si importante des sourds-muets et des jeunes aveugles de tomber dans des mains de professeurs laïcs et athées... »111 La section pour sourds aveugles mise en place en 1925 reste toujours une œuvre d’évangélisation. Frère Thomas écrit dans une lettre en date du 25 juin 1955 à la mère de François Thébaut : «...Il est impossible de faire un travail en profondeur chez les sourds-aveugles si le milieu familial n’y répond pas étroitement par la piété et l’amour de Jésus et Marie (...). Les mains jointes font plus que nos balbutiements maladroits de bien portants adressés à des infirmes... »112 Cette affirmation de Frère Thomas continue la pensée de nombreux philosophes spiritualistes du début du XXe siècle qui considéraient l’éducation des sourds-aveugles non comme un « miracle » du travail et de la pédagogie mais une preuve de l’existence de l’âme et donc de Dieu. L’éducation de Marie Heurtin a fait couler des flots d’encre dans la presse chrétienne du monde entier qui trouvait là argument pour combattre le matérialisme. La conclusion d’un article d’Oscar Jacob dans une revue suisse en 1902 est significative de ce mouvement de pensée : « Vous, Kantiens, vous Schopenhauriens, vous partisans de Nietzsche, vos systèmes peuvent assurer un contentement temporaire à celui qui trône, exempt de soucis, dans sa chaire de parade : aux malheureux , ils ne peuvent offrir absolument rien ! »113 Seul à l’époque Henri Lemoine s’est opposé, pour des raisons autant pédagogiques que philosophiques, à cette optique spiritualiste, mais il a été l’objet de violentes critiques de la presse catholique et n’a reçu aucun soutien des enseignants laïques que le sujet n’intéressait guère. Il écrivait en 1913 : « L’éducation d’un sourd-muet aveugle n’est que la copie de ce qui se passe dans l’âme d’une mère lorsqu’elle apprend les premiers mots et qu’elle dirige les premiers pas de son enfants. A quoi bon abonder, pour des 111 Cité par Louis Bauvineau dans « Libérer » sourds et aveugles. Cité par Rémy dans Les mains habillés de lumière. 113 9 L’affirmation semble contredite par ce qu’écrit Olga Skorokhodova, sourde-aveugle soviétique, dans son livre Comment je perçois le monde lorsqu’elle raconte sa visite du musée de Léningrad : « M.N me montre un visage en relief et me dit qu’il s’agit du Christ. Je découvre moi-même qu’il s’agit du Christ crucifié (...) Je ne suis pas croyante mais je me figure simplement combien le supplice a dû être horrible. » 112 84 choses si simples et si douces, où le sentiment, l’intuition servent autant que la raison, dans des sentiers battus de la rhétorique ou de la métaphysique miraculeuse... » 85 Les mots du poète En juillet 1990 au palais des congrès du Futuroscope se tint pendant une semaine un colloque international sur la langue des signes. Organisé par 2LPE Poitiers, il accueillait plus de six cents sourds d’une vingtaine de pays, la plupart leaders chez eux, le représentant d’un pays, la Palestine en la personne de Mahmoud Mawid, poète, écrivain, responsable de l’enseignement spécialisé et des universités de l’OLP et un poète, Dany Reynaud. Il avait été invité par Jean-François Mercurio, président de la conférence, à porter un regard neuf et libre sur les travaux et la langue qui les portait. Certains sourds-aveugles de Poitiers participaient à ce colloque, et parmi eux Jacky à qui Dany Reynaud dédia le texte qui suit. MOTS DU COMMENCEMENT POUR JACKY Compagnon du sommeil du grain je te salue Cousin du tonnerre éteint dans le ventre froid des pierres je te salue Jumeau des volcans qui rêvent je te salue Frère de tous les éléments je te salue En toi fulgure l’Esssentiel ! 86 Bibliographie F. Amstrong, William C. Stokoe, Sherman E. Wilcox. Gesture and the nature of language. Cambridge University Press. (1995). APSA. 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