N° 152 - La Contre-Réforme catholique au XXIe siècle

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N° 152 - La Contre-Réforme catholique au XXIe siècle
La Contre-Réforme Catholique au XXI e siècle
IL EST RESSUSCITÉ !
N o  152  -  Juin 2015
Rédaction : frère Bruno Bonnet-Eymard
Mensuel. Abonnement : 30 €
FR A NÇOIS
S
PA P E M I S S I O N N A I R E
ELON le pape François, « la miséricorde est, dans
© O sservatore romano .
l’Écriture, le mot clef pour indiquer l’agir de
Dieu envers nous » ( Misericordiæ Vultus , n o 9 ).
Telle était la pensée de l’abbé de Nantes, notre Père,
et c’est pourquoi il en a fait notre devise par laquelle
nous achevons chacune de nos journées :
« Deus noster, Pater, in Filio Jesu per Spiritum et
Mariam, ad laudem Gloriæ suæ, misericordia nostra !
« Dieu, notre Dieu et notre Père, dans son Fils Jésus,
par l’Esprit-Saint et la Très Sainte Vierge Marie, à la
louange de sa Gloire, notre Miséricorde ! »
En effet, explique le Pape, « Miséricorde est le mot
qui révèle le mystère de la Sainte Trinité. La miséricorde, c’est la loi fondamentale qui habite le cœur de
chacun lorsqu’il jette un regard sincère sur le frère
qu’il rencontre sur le chemin de la vie. La miséricorde, c’est le chemin qui unit Dieu et l’homme, pour
qu’il ouvre son cœur à l’espérance d’être aimé pour
toujours malgré les limites de notre péché. » (n o 2 )
Or, cet amour de Dieu «  n’est pas seulement affirmé,
mais il est rendu visible et tangible. D’ailleurs, l’amour
ne peut jamais être un mot abstrait. Par nature, il
est vie concrète : intentions, attitudes, comportements
qui se vérifient dans l’agir quotidien. » (n o 9 )
Cet amour s’exprime par deux mots hébreux 
:
ḥèsèd qui signifie “ bonté ”, la vertu du cœur, et
raḥamîm, qui exprime l’attachement instinctif d’une
mère pour son enfant né de ses « entrailles », rèḥèm,
dont le “ chahut ”, comme disait notre Père lorsqu’il
nous expliquait les psaumes, a permis à Salomon de
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prononcer son jugement sur le litige des deux femmes
qui se disputaient un enfant :
«  “ Apportez-moi une épée ”, ordonna le roi ; et on
apporta l’épée devant le roi, qui dit : “ Partagez l’enfant
vivant en deux, et donnez la moitié à l’une et la moitié
à l’autre. ” Alors la femme dont le fils était vivant
s’adressa au roi, car sa tendresse ( raḥamey- hâ )
s’était enflammée pour son fils, et elle dit : “ S’il te
plaît, Monseigneur ! Qu’on lui donne l’enfant vivant, qu’on
ne le tue pas ! ” Mais celle-là disait : “ Il ne sera ni à
moi ni à toi, partagez ! ”
« Alors le roi prit la parole et dit : “ Donnez l’enfant
vivant à la première, ne le tuez pas. C’est elle la mère. ”
Tout Israël apprit le jugement qu’avait rendu le roi,
et ils révérèrent le roi car ils virent qu’il y avait
en lui une sagesse divine pour rendre la justice. »
( 1 R 3, 24 -28 )
L’Église est cette mère : « L’Église a pour mission
d’annoncer la miséricorde de Dieu, cœur battant de
l’Évangile, qu’elle doit faire parvenir au cœur et à
l’esprit de tous. L’Épouse du Christ adopte l’attitude
du Fils de Dieu qui va à la rencontre de tous, sans
exclure personne. » (n o 9 )
MISÉR ICOR DE ET J USTICE
« La miséricorde n’est pas contraire à la justice,
mais illustre le comportement de Dieu envers le
pécheur, lui offrant une nouvelle possibilité de se
repentir, de se convertir et de croire. Ce qu’a vécu
le prophète Osée nous aide à voir le dépassement de
la justice par la miséricorde. L’époque de ce prophète
est parmi les plus dramatiques de l’histoire du peuple
hébreu. Le Royaume est près d’être détruit ; le peuple
n’est pas demeuré fidèle à l’alliance, il s’est éloigné
de Dieu et a perdu la foi des Pères.
« Suivant une logique humaine, il est juste que
Dieu pense à rejeter le peuple infidèle : il n’a pas
été fidèle au pacte, et il mérite donc la peine prévue,
c’est-à-dire l’exil. Les paroles du prophète l’attestent :
“ Il ne retournera pas au pays d’Égypte ; Assour deviendra
son roi, car ils ont refusé de revenir à moi. ” ( Os 11, 5 )
Notre Père ne disait pas autre chose dans sa session
de Pentecôte 1992, intitulée Splendor veritatis .
Le peuple d’Israël a-t-il mis le comble à son
infidélité en tuant Jésus ?
Eh bien ! «  Dieu a un Cœur comme nul autre
cœur n’a jamais battu. Comment peut-on souffrir de
tels tourments physiques et moraux, – l’Agonie, la
Crucifixion – et en cela même, inventer cette merveille
de l’amour de l’ennemi, du persécuteur 
! C’est la
richesse de Dieu à laquelle ceux qui souffrent sont
invités à participer et ils découvrent cette splendeur
du Cœur Sacré de Jésus, source de miséricorde pour
ceux qui ne méritent pas miséricorde.
« Pour le comprendre, il faut marcher un jour sur
le chemin de la Croix suivi par Jésus et, dans cette
souffrance, inventer dans son cœur, par la grâce de
Dieu, le pardon des injures. Vous savez qu’il n’y a
qu’une condition au salut éternel, c’est de pardonner
les injures que l’on a subies et que l’on ne peut
pas entrer au Ciel tant qu’on n’a pas pardonné à
ses ennemis. »
« Si Dieu s’arrêtait à la justice, continue le Pape,
il cesserait d’être Dieu ; il serait comme tous les
hommes qui invoquent le respect de la loi. »
Partagez l’enfant  : moitié, moitié  ! C’est mortel  !
« La justice seule ne suffit pas et l’expérience
montre que faire uniquement appel à elle risque de
l’anéantir. C’est ainsi que Dieu va au-delà de la
justice avec la miséricorde et le pardon. Cela ne
signifie pas dévaluer la justice ou la rendre superflue,
au contraire. Qui se trompe devra purger sa peine,
mais ce n’est pas là le dernier mot. C’est le début de
la conversion, en faisant l’expérience de la tendresse
du pardon. Dieu ne refuse pas la justice. Il l’intègre et
la dépasse dans un événement plus grand dans lequel
on fait l’expérience de l’amour, fondement d’une vraie
justice. Il nous faut prêter grande attention à ce
qu’écrit Paul pour ne pas faire la même erreur que
l’Apôtre reproche à ses contemporains juifs :
« Cependant, après cette réaction qui se réclame
de la justice, le prophète change radicalement son
langage et révèle le vrai visage de Dieu : “ Mon cœur
se retourne contre moi ; en même temps, mes entrailles
frémissent. Je n’agirai pas selon l’ardeur de ma colère,
je ne détruirai plus Israël, car moi, je suis Dieu, et non
pas homme : au milieu de vous je suis le Dieu saint, et
je ne viens pas pour exterminer. ” ( Os 11, 8-9 )
« “ En ne reconnaissant pas la justice qui vient de
Dieu, et en cherchant à instaurer leur propre justice, ils
ne se sont pas soumis à la justice de Dieu. Car l’aboutissement de la Loi, c’est le Christ, afin que soit donnée la
justice à toute personne qui croit. ” ( Rm 10, 3-4 )
« Cette justice de Dieu est la miséricorde accordée
à tous comme une grâce venant de la mort et de la
résurrection de Jésus-Christ. La Croix du Christ est
donc le jugement de Dieu sur chacun de nous et
sur le monde, puisqu’elle nous donne la certitude de
l’amour et de la vie nouvelle. » ( n o 21 )
« Commentant les paroles du prophète, saint Augustin écrit : “ Il est plus facile pour Dieu de retenir
la colère plutôt que la miséricorde . ” Il en est exactement ainsi. La colère de Dieu ne dure qu’un instant,
et sa miséricorde est éternelle. » (n o 21 )
Comment amener les juifs eux-mêmes à « prêter
grande attention à ce qu’écrit Paul pour ne pas
faire la même erreur que l’Apôtre reproche à ses
contemporains juifs » ?
Par cette géniale captatio benevolentiæ :
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arabe ” carmélite, sœur Marie de Jésus-Crucifié, palestinienne canonisée dimanche 17 mai par François,
permet d’en douter.
À l’âge de treize ans, Marie répond au Turc
“ ami ” qui l’invite à embrasser l’islam :
« Jamais ! Je suis fille de l’Église catholique, apostolique et romaine, et j’espère, avec la grâce de Dieu,
persévérer jusqu’à la mort dans ma religion, qui est la
seule vraie. »
« Blessé dans son fanatisme, raconte le biographe
de la sainte, le Turc écume de rage ; d’un coup de
pied, il renverse Marie et, saisissant son cimeterre,
il lui coupe la gorge. » C’était le 7 décembre 1858,
l’année des apparitions de l’Immaculée Conception à
Lourdes. Celle-ci apparaît à Marie, soigne et guérit
cette blessure mortelle.
Voilà pour l’islam. Quant au judaïsme, il manifeste
le même fanatisme antichrist dans la vie de FrançoisMarie-Paul Libermann ( supra, p. 7-8 ).
« La valeur de la miséricorde dépasse les frontières de l’Église. Elle est le lien avec le judaïsme
et l’islam qui la considèrent comme un des attributs
les plus significatifs de Dieu. Israël a d’abord reçu
cette révélation qui demeure dans l’histoire comme
le point de départ d’une richesse incommensurable à
offrir à toute l’humanité. Nous l’avons vu, les pages
de l’Ancien Testament sont imprégnées de miséricorde,
puisqu’elles racontent les œuvres accomplies par le
Seigneur en faveur de son peuple dans les moments
les plus difficiles de son histoire.
«  L’islam de son côté, attribue au Créateur les
qualificatifs de Miséricordieux et Clément. On retrouve
souvent ces invocations sur les lèvres des musulmans
qui se sentent accompagnés et soutenus par la miséricorde dans leur faiblesse quotidienne. Eux aussi
croient que nul ne peut limiter la miséricorde divine
car ses portes sont toujours ouvertes.
« Que cette Année jubilaire, vécue dans la miséricorde, favorise la rencontre avec ces religions et
les autres nobles traditions religieuses. Qu’elle nous
rende plus ouverts au dialogue pour mieux nous
connaître et nous comprendre. Qu’elle chasse toute
forme de fermeture et de mépris. Qu’elle repousse
toute forme de violence et de discrimination. » ( n o 23 )
Cet appel sera-t-il entendu des musulmans ? Pour
l’amour de ce Pontife des chrétiens si bon et aimable,
peut-être. Un épisode de la vie de la petite “ sainte
Il n’y a donc pas de recours à l’Onu, ou à la
« communauté internationale » qui tienne. Mais plutôt :
« Que notre pensée se tourne vers la Mère de
la Miséricorde. Que la douceur de son regard nous
accompagne en cette Année sainte, afin que tous
puissent redécouvrir la joie de la tendresse de Dieu.
Personne n’a connu comme Marie la profondeur
du mystère de Dieu fait homme. Sa vie entière fut
modelée par la présence de la miséricorde faite chair.
La Mère du Crucifié Ressuscité est entrée dans le
sanctuaire de la miséricorde divine en participant
intimement au mystère de son amour.
« Choisie pour être la Mère du Fils de Dieu,
Marie fut préparée depuis toujours par l’amour
du Père pour être l’Arche de l’Alliance entre Dieu
et les hommes. Elle a gardé dans son Cœur la
divine miséricorde en parfaite syntonie avec son Fils
Jésus. Son chant de louange, au seuil de la maison
d’Élisabeth, fut consacré à la miséricorde qui s’étend
“ d’ âge en âge ” ( Lc 1, 50 ). Nous étions nous aussi
présents dans ces paroles prophétiques de la Vierge
Marie, et ce sera pour nous un réconfort et un
soutien lorsque nous franchirons la Porte sainte pour
goûter les fruits de la miséricorde divine.
« Près de la croix, Marie avec Jean, le disciple
de l’amour, est témoin des paroles de pardon qui
jaillissent des lèvres de Jésus. Le pardon suprême
offert à qui l’a crucifié nous montre jusqu’où peut
aller la miséricorde de Dieu. Marie atteste que
la miséricorde du Fils de Dieu n’a pas de limite
et rejoint tout un chacun sans exclure personne.
Adressons-lui l’antique et toujours nouvelle prière
du Salve Regina , puisqu’elle ne se lasse jamais de
poser sur nous un regard miséricordieux, et nous rend
dignes de contempler le visage de la miséricorde, son
Fils Jésus. » ( n o 24 )
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LA DÉVOTION RÉPARATRICE
AU CŒUR IMMACULÉ DE MARIE
Les Rogations, que nous avons chantées pour
préparer la fête de l’Ascension, s’achèvent sur une
oraison pour le Pape :
«  O mnipotens sempiterne Deus ...
«  Dieu éternel et tout-puissant, ayez pitié de
votre serviteur, notre pape François, et dirigez- le
avec bonté sur le chemin du salut éternel afin que,
par votre grâce, il ne désire que votre volonté et
l’accomplisse de toutes ses forces . »
La volonté de Dieu est que le Pape recommande
la dévotion des premiers samedis du mois pour le
salut éternel des âmes et consacre la Russie au Cœur
Immaculé de Marie pour la paix du monde.
Dans sa quatorzième catéchèse sur la famille, le
pape François a recommandé, en trois mots, «  la
bonne éducation dans son sens authentique  », et non
pas “ mondain ”, qui est «  déjà la moitié de la sainteté », selon saint François de Sales.
«  Et ces mots sont : “ S’il te plaît », “ Merci ” et
“ Pardon ”. Or, il se trouve qu’ils expriment toute la
“ dévotion réparatrice ” enseignée par Notre-Dame de
Fatima à Pontevedra.
« Réparatrice » de tous « les outrages, sacrilèges et
indifférences par lesquels elle est elle-même offensée »,
par la confession du premier samedi du mois, où
nous lui demandons « pardon » de tous nos péchés.
« Merci » est l’action de grâces, en grec : Eucharistie. C’est la communion du premier samedi.
« S’il vous plaît » est la prière, répétée cinquante
fois par jour : « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour
moi, s’il vous plaît, priez pour nous, pauvres pécheurs,
maintenant et à l’heure de notre mort. »
Pratiquons les “ trois mots ” du pape François, à
la maison, en famille, en communauté, et récitons
chaque jour notre chapelet, comme l’a demandé
Notre-Dame à Fatima, avec insistance. Particulièrement à l’intention du Souverain Pontife, afin qu’il
obéisse aux demandes de Notre-Dame.
LA CONSÉCRATION DE LA RUSSIE
Les Papes n’ayant pas daigné obéir aux volontés
du Ciel, l’effondrement de l’Union soviétique, loin
d’apporter la paix, a donné libre cours à l’hégémonie
des États-Unis, qui ont fomenté la guerre au MoyenOrient, renversant les chefs d’États et favorisant la
prolifération des terroristes, dont la répression à servi
à justifier la guerre en Afghanistan, en Irak, en Syrie,
et en Afrique.
Lorsque la Russie a bloqué, le 9 septembre 2013, l’invasion de la Syrie et le bombardement de l’Iran prévus
par le régime Obama, cette initiative fut le fruit de la
récitation du chapelet organisée par le pape François
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l’avant-veille, 7 septembre, sur la place Saint-Pierre.
Vladimir Poutine révélait du même coup qu’il avait restauré la puissance économique et militaire de la Russie.
Il n’en fallait pas plus pour conduire les États-Unis
à délaisser le Moyen-Orient et tourner leur attention
vers la Russie. Depuis dix ans, Washington investissait en Ukraine des milliards de dollars pour animer
la “ révolution orange ”, en subventionnant politiciens
et O N G .
Dès que le président ukrainien comprit que le
rapport coût-bénéfice de l’intégration de l’Ukraine
à l’Union européenne n’était pas avantageux, il la
rejeta. C’est alors que Washington a fait descendre
les O N G dans la rue. Les néo- nazis ont déchaîné
la violence, et le gouvernement, qui n’y était pas
préparé, s’est effondré laissant la place à un régime
vassal de Washington.
Washington espérait profiter de ce coup d’État pour
évincer la Russie de sa base navale en mer Noire.
La Crimée, qui a fait partie de la Russie pendant
des siècles, a toutefois choisi de la réintégrer. Les
médias occidentaux ont crié à l’invasion russe et
parlé d’annexion. Washington en a profité pour briser
les liens économiques et politiques de l’Europe avec
la Russie en la contraignant à prendre des sanctions
contre celle-ci. Assorties d’une virulente propagande
antirusse et diabolisant Poutine.
Ce ne sont pas seulement des gesticulations : le
chef de l’Otan réclame de plus en plus d’argent, de
troupes et de bases aux frontières de la Russie. La
situation devient critique ; Washington défie Moscou et
s’efforce d’intégrer à la fois l’Ukraine et la Géorgie
dans l’Otan, au nom du droit d’hégémonie sur la terre
entière que s’arrogent les États-Unis.
C’est ainsi que le monde s’achemine vers la
guerre. Ni la Russie ni la Chine n’accepteront le
statut de vassaux auquel se soumettent le RoyaumeUni, l’Allemagne et la France, le Canada, le Japon
et l’Australie.
La Russie et la Chine ont conclu une alliance
stratégique, scellée à Moscou le 9 mai, pour le 70 e
anniversaire de la victoire sur Hitler. Les gouvernements occidentaux ont boycotté cette commémoration,
laissant la place aux Chinois, qui défilaient avec les
soldats russes devant la tribune où le président de la
Chine était assis au côté du président de la Russie.
Si la guerre éclate, elle sera nucléaire. Nous avons
vu défiler les missiles intercontinentaux à têtes multiples.
Mais nous avons vu aussi le ministre de la Défense,
le général d’armée Sergei Shoigu faire le signe de la
Croix avant d’ouvrir le défilé en passant sous l’icône
de la Vierge de l’Intercession.
Que le pape François daigne consacrer la Russie
à son Cœur Immaculé !
frère Bruno de Jésus - Marie.
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LES PÈR ES DU SAINT-ESPR IT
ET DU SAINT CŒUR DE M A R IE ( 2 )
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 
LE VÉNÉRABLE PÈRE FRANÇOIS-MARIE-PAUL LIBERMANN
JUIF CONVERTI AU SERVICE DES PAÏENS
par frère Scubilion de la Reine des Cieux
«  Il y a depuis 1789 et plus vivement encore depuis 1830 dans l’Église, un courant réformateur où se
rencontrent surtout des saints, les uns de droite politique, les autres de gauche libérale parfois utopique, qui
réclame du Pape et des évêques qu’ils dissocient, qu’ils désolidarisent l’Église de pouvoirs temporels désacralisés,
devenus essentiellement ploutocratiques et exploiteurs du peuple, corrompus et corrupteurs d’ailleurs anticléricaux,
protestants ou athées, et francs-maçons. Pie  VIII, Grégoire  XVI, Pie  IX en étaient ! (...) Cette pensée critique, par
rapport à l’ordre établi, pensée de gauche ? n’avait rien de révolutionnaire cependant dans des esprits tels ceux
de Pie  IX et de Pie  X. » ( CRC no 203, août 1984, p. 10 ) Cette citation de notre Père, l’abbé Georges de Nantes,
évoquant Jean-Paul I er, conviendrait tout à fait à notre pape François : elle nous aidera à comprendre la vie et
l’œuvre du Père Libermann qui pourrait paraître par bien des traits un homme de gauche, mais qui fut l’instrument
du Cœur Immaculé de Marie dans l’œuvre de l’Église en faveur des Noirs, dans un esprit contre-révolutionnaire.
L
A Révolution fran-
Monsieur Bertout refusa
çaise a laissé la
d’ abréger leurs études
congrégation des Pères
pour satisfaire le gou­
du Saint-Esprit exsangue
vernement royal qui de( cf. Il est ­r essuscité,
mandait constamment des
o
n 147, de janvier 2015,
prêtres pour les colonies.
p. 19 -34 ). Nous avions
Les évêques de France mantout juste eu le temps
quant de prêtres n’hésitaient
d’évoquer le nouveau supas non plus à prélever les
périeur, Monsieur Jacques
sujets si bien formés du
séminaire pour leur diocèse.
Bertout qui obtint le 23
Monsieur Bertout dut donc
mars 1805 un décret impérial de rétablissement
en chercher ailleurs pour
du Séminaire des Colo­
satisfaire le gouvernement,
nies. Quatre ans plus tard,
mais la qualité médiocre
Napoléon, brouillé avec la
de ces ecclésiastiques de
papauté, revenait sur sa
rencontre qui n’avaient pas
parole : le séminaire dut
suivi la formation soignée
attendre 1816 pour retroudu séminaire rejaillit sur
ver ses droits et 1822 pour
lui lorsque des scandales,
occuper son immeuble. Ces
avérés ou non, éclataient.
vingt-cinq années d’interLe séminaire dut subir
ruption avaient fait le vide V i t r a i l d e l ’ a b b ay e d e L a n g o n n e t, s a l l e c a p i t u l a i r e . une deuxième Révolution,
«  Le vénérable Père Libermann offrant les missions
dans la maison.
celle de 1830, qui lui retira
de la race noire au Cœur Immaculé de Marie.  »
Dès le 8 décembre
toute allocation :
1822, Monsieur Bertout et Monsieur Boudot, les deux
« Le nouveau ministre de la Marine, Sébastiani, écrit
seuls survivants en France des spiritains, reprirent pos- une lettre qui est une charge à fond contre le Séminaire
session des locaux de la rue Lhomond et instituèrent accusé de ne pas remplir le rôle pour lequel il existe, et il
un petit séminaire pour former de futurs prêtres. Tous propose divers moyens pour le remplacer. La lettre est aux
ceux qui y reçurent l’ordination furent irréprochables. archives de la Marine. Elle est d’une écriture officielle
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comme toutes les pièces de ce genre, mais le ministre y
a ajouté une note de sa main, qui éclaire la situation :
“ On soupçonne, en outre, cet établissement d’être hostile
au nouvel ordre de choses. ” Cette petite phrase en dit
long et il se pourrait bien que ce soit là l’unique raison
qui pousse le ministre. Monsieur Bertout était légitimiste : il avait émigré pendant la Révolution et il avait
gardé une âme d’émigré, c’est-à-dire qu’il considérait
comme des usurpateurs tous ceux qui s’opposaient
à la monarchie de droit divin . » ( Père Joseph Janin,
c. s. s. p., Le clergé colonial de 1815 à 1850, p. 173 )
Par suite du choléra, le séminaire resta pendant trois
ans affecté comme hôpital annexe du Val-de-Grâce.
Ces événements anéantirent presque toute l’œuvre de
Monsieur Bertout : il en fut très affecté et mourut en
décembre 1832. Il avait tout de même réussi à envoyer
quatre-vingt-dix-sept prêtres dans les colonies.
Son neveu, Monsieur Fourdinier, fut élu son successeur, mais sa tâche était tout aussi cruelle, d’autant
plus que le gouvernement de Louis-Philippe demandait lui aussi des prêtres, mais pour préparer les
Noirs à l’abolition de l’esclavage, afin de conjurer les
troubles que cela occasionnerait, du moins on le disait
et on paraissait décidé à faire quelque chose pour les
Noirs émancipés des colonies. Mais comme on sapait
le but poursuivi en privant le séminaire de ressources,
le recrutement de prêtres étrangers au séminaire continua donc avec les inconvénients déjà mentionnés. Les
libéraux en profitèrent pour calomnier le séminaire.
En 1845, Montalembert prononça un discours fielleux au Parlement où il accusa le séminaire colonial
d’être un ramassis ne faisant rien pour la mission
des Noirs, et de donner en exemple les pasteurs
méthodistes qui faisaient un meilleur travail dans les
colonies anglaises ! Pour se convaincre du contraire,
il suffit de citer Petit de Baroncourt, professeur au
collège royal de l’île Bourbon, écrivant au duc de
Broglie à la même époque :
« Au jour de l’affranchissement, les Noirs de la Jamaïque
possédaient plus de 36 millions en numéraire, et ceux des
autres colonies anglaises des sommes en proportion. Mais
les choses ont bien changé depuis que les Noirs consomment
plus et produisent moins. La débauche et le jeu ont emporté
leurs épargnes, et ce qui en restait est tombé dans la main
des missionnaires wesleyens, et surtout des méthodistes,
grands spéculateurs de terrain, qui ont su faire entrer la
peur du diable au service de leurs intérêts temporels, et
qui font peser sur les affranchis une servitude non moins
lourde que la précédente. “ Ils ont pompé jusqu’au dernier sou
dans la poche du nègre ”, disait E. Villemain, sous-­i ntendant
militaire. » ( Lettres au duc de Broglie sur les dangers
de l’émancipation des Noirs, 1845 )
Quel beau travail en effet !
La campagne anti-esclavagiste battait son plein en
France, venue de l’Angleterre, et les libéraux emboî-
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taient le pas sans se méfier. La perfide Albion avait
aboli l’esclavage dans ses colonies des Antilles dès
1836, incitant la France à faire de même, mais non
sans avoir au préalable transporté toutes ses productions coloniales dans les Indes, territoires exclus de
l’Emancipation Bill ( article 64 ).
L’Angleterre prétendait ainsi donner l’exemple de
l’abolition tout en se gardant une réserve de maind’œuvre taillable et corvéable à merci sans aucun
contrôle, dans les Indes et à Ceylan, et elle pouvait
laisser se ruiner toutes ses colonies des Antilles
devenues inutiles pour le commerce, comme l’avouera
lord Stanley à la Chambre des Communes en 1842 :
« Je ne peux m’aveugler au point de ne pas reconnaître que ce changement [ l’abolition de l’esclavage] a
produit des conséquences toutes différentes [ de celles qui
avaient été annoncées par l’Angleterre et donc par les
abolitionnistes français ] dans la position des planteurs
qui sont aujourd’hui entièrement ruinés et ont vu périr
tout le capital qu’ils possédaient. »
Lord Stanley en même temps voulait rétablir
l’esclavage, afin de remédier aux désordres de ces colonies et souhaitait même rétablir la traite des Noirs !
Victor Schoelcher, franc-maçon et anticlérical vi­
rulent, se fit le relais de cette propagande orchestrée
par la British and Foreign Antislavery Society  : il
prétendait que l’abolition immédiate se passerait sans
trouble et sans conséquence économique pour les
colons ! Pourtant, Schoelcher avait d’abord été opposé
à l’abolition immédiate de l’esclavage, puisqu’il déclarait
dix ans auparavant : « Loin de nous cependant la pensée
de bouleverser le monde et de compromettre les intérêts
et la vie de tant de colons attachés à l’esclavage. »
Il se défendait de vouloir, en libérant les esclaves
de manière immédiate, « infecter la société active
de plusieurs millions de brutes décorés du titre de
citoyens qui ne seraient en définitive qu’une vaste
pépinière de mendiants et de prolétaires ».
Merci pour les “ brutes ” ! mais c’est tout de même
ce qui se passera. Il comptait sur l’interdiction de la
traite des Noirs pour mettre progressivement fin à l’esclavage, sage politique qui fut d’ailleurs celle des rois
Louis  XVIII et Charles  X. La Révolution, elle, avait
provoqué les massacres de Saint-Domingue en abolissant l’esclavage, et elle n’avait même pas supprimé
la traite des Noirs qui continua impunément pendant
toute la période révolutionnaire ! L’historien Petre
­Grenouilleau a d’ailleurs montré que les trafiquants
étaient en majorité des protestants, et des voltairiens !
Mais précisément, cette lutte apparente de Victor
Schoelcher pour l’abolition de l’esclavage cachait mal
un parti pris antimonarchique et anticatholique, qui
se dévoila complètement en 1848 et les causes réelles
de ce revirement de Schoelcher pourraient faire l’objet
d’une démonstration qu’il serait trop long de faire ici,
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mais qui montrerait comment Schoelcher fut l’idéologue et l’instrument du capitalisme révolutionnaire
dans sa mainmise politique et économique sur les
colonies et l’agent apparemment bénévole au service
des Anglais pour détruire nos colonies.
Avec Schoelcher au pouvoir en 1848, le Séminaire
du Saint-Esprit aurait disparu si la Sainte Vierge n’était
intervenue pour contrer cette troisième Révolution.
C’est le Cœur Immaculé de Marie, Reine de France,
qui va reprendre l’initiative et, miséricordieuse pour
les Noirs, susciter un juif, nouveau saint Paul, pour
aller évangéliser ces nouveaux païens ! C’est le seul
juif, semble-t-il, après saint Paul et les Apôtres, qui
soit allé jusqu’au bout de la vocation à l’universalisme
que Dieu avait donnée à ce peuple dans l’Ancien
Testament, en lui donnant toute sa portée. Nous verrons
d’autres juifs, tels M. Drach, les frères Ratisbonne,
se consacrer à la conversion des juifs, mais lui, à
l’exemple de saint Paul, se tournera vers les païens.
« PH A R ISIEN, FILS DE PH A R ISIEN »
Jacob Libermann, né le 12 avril 1802, est le cinquième d’une famille de neuf enfants. Son père est un
honnête rabbin de Saverne. Cette honnêteté ne l’empêchait pas d’enseigner à son fils la haine des goïm et
une peur superstitieuse de la Croix de Jésus-Christ. Son
père lui avait interdit de regarder ce qu’ils appelaient le
signe des goïm, sous peine de recevoir un sort.
LE SONGE DE JACOB !
Un jour cependant, il eut un songe prémonitoire
semblable à ceux de don Bosco : «  S ur un océan illimité, il se trouva seul sur une petite barque. Une tempête
se leva qui le mit en péril. Soudain, une lumière se leva
dans le lointain et vint vers lui en augmentant de clarté.
Et cette clarté semblait venir d’un grand vaisseau qui
tenait bien la mer, malgré les vagues écumantes... S’il
avait pu l’atteindre, il eût été sauvé, mais il lui était
impossible d’en bien distinguer les contours. Cependant la
lumière se rapprochait, toujours plus brillante. Soudain,
au centre de cette lumière, il vit le signe, le signe horrible
des goïm ! avec un homme cloué dessus, un homme blanc,
si blanc et si mort ! Et la lumière approchait toujours
plus près de lui et sa barque allait couler. Il poussa un
grand cri et s’éveilla. » ( René Piancenti, c. s. s. p, Fils
de rabbin, Père d’apôtres )
No 152 - P. 7
bordé de colonnes en pierre et aperçoit une petite
lumière rouge. Dans le noir, il bute sur une espèce de
barrière. Ses yeux s’habituant à la noirceur, il aperçoit
une grande table avec une sorte de petite maison, et
au-dessus de la petite maison... le signe des goïm !
Il est entré dans une église ! Il se met à trembler de
tous ses membres puis d’un seul coup, il cesse de
trembler et se sent paisible, tranquille, regardant la
Croix sans avoir peur. Mais il entend des chants qui
se rapprochent : c’est la procession qui entre dans
l’église. Alors il s’en va, sans peur, mais n’en parle
à personne, certain de n’avoir commis aucune faute.
PERSÉCUTÉ POUR JÉSUS - CHRIST !
Il aimait beaucoup son père et son plus grand
plaisir était d’apprendre la langue hébraïque : il commençait à connaître par cœur toutes les pages de
l’Histoire sainte du peuple juif. Il allait aussi à l’école
juive de Saverne, mais il n’aimait pas ça  ! Isaac
­Wendelbaum, son professeur, était effrayant, grand, sec
et méchant. Comme Jacob était le meilleur élève de
la classe, il était bien traité, mais un jour que ce professeur reprenait son “ enseignement ” favori, la haine
des goïm et la peur du signe des chrétiens, il entendit
une voix fluette s’élever et dire  : «  M oi, je n’ai plus
peur du signe des chrétiens ! » C’était Jacob ! Le professeur n’en croit pas ses oreilles et furieux lui fait
répéter : « Oui, je n’ai plus peur du signe des chrétiens
depuis que je suis entré dans leur synagogue ! » L’enfant
ne peut continuer, le professeur renversant sa chaise,
saute sur lui, le prend par les pieds et par trois fois
le projette contre le mur ! C’est la tête en sang qu’il
rentre chez lui et son père bien embarrassé décide
de ne plus l’envoyer à l’école. Seulement l’enfant va
avoir du mal à s’en remettre et en gardera toute sa
vie des séquelles, en particulier des crises d’épilepsie.
Son père lui apprendra tout ce qu’il sait et envoie
Jacob, alors âgé de dix-huit ans, à Metz, grande
ville où le rabbin espère qu’il y suivra des études
plus poussées pour devenir grand rabbin. Malgré une
lettre de recommandation, il est mal accueilli par ses
coreligionnaires et est obligé de loger sous les toits
dans une pauvre mansarde sans chauffage. Les études
de rabbin commencent aussi à l’ennuyer. Il visite les
beaux monuments, s’intéresse à l’art et rencontre des
juifs émancipés de la tradition rabbinique.
DANS LA “ SYNAGOGUE ” DES GOÏM .
L’ EXODE .
Un autre jour, il était en promenade avec son père
et tombe nez à nez avec la procession de la FêteDieu. Son Père crie : « Les goïm ! » et il prend la
fuite dans une ruelle. Le garçon, qui n’a pas le temps
de le suivre, part dans le sens inverse de la procession
et entre dans un grand édifice en franchissant un
porche immense. Il avance dans le vaste intérieur
À l’époque, il y avait une tendance du judaïsme
désireuse de s’ouvrir à la civilisation européenne et
haïe par les juifs traditionnels qui eux, refusaient
même d’apprendre le français. Et un jour, sans savoir
comment cela s’est fait, lui qui était fermement décidé
à faire la volonté de son père, se laissa convaincre
par un de ces juifs progressistes d’étudier le grec. Un
Juin 2015
ami lui prêta un autre texte : c’était l’Évangile traduit
en hébreu. Cette fois, ce fut le choc.
Ce qui frappa Jacob Libermann, ce n’étaient pas
tellement les miracles, il n’y croyait pas encore, mais
c’était le contact direct avec la Parole de Dieu faite
chair. Il en est bouleversé. Il apprend coup sur coup
la conversion de ses deux autres frères, Felkel et
Samuel. Il se rappelle peut-être le songe du grand
vaisseau qui se rapproche de lui !
Il décide alors de renoncer à sa carrière de rabbin
et sur le conseil d’un autre ami juif, Lazare Libmann
qui deviendra son beau-frère, il écrit à M. Drach,
un ancien rabbin converti qui deviendra prêtre et se
mettra plus tard au service de Pie  IX à Rome. Ce
dernier lui conseille de venir à Paris pour étudier la
religion catholique, mais comment payer le voyage ?
Jacob retourna voir son père à Saverne. Il fut reçu
avec joie, mais aussi avec quelque méfiance, car des
lettres du grand rabbin de Metz l’avaient précédé :
celui-ci racontait à Libermann comment son fils ne
venait plus aux cours et comment il l’avait surpris un
jour à lire des livres en grec !
Le rabbin voulut l’interroger sur ses études et il
est facile de se rendre compte, en matière talmudique,
de la force d’un candidat. Tout y est mémoire et subtilité : pour s’en tirer avec aisance, il aurait fallu une
étude prolongée et assez récente, et le rabbin était
très rompu à ce genre de joute. Or Jacob n’avait pas
étudié depuis des mois et la première question du
rabbin fut une de celles qui devaient impitoyablement
démasquer une préparation insuffisante : «  C ependant,
raconta plus tard le Père Libermann, à peine la question fut-elle posée qu’une lumière abondante m’éclaira
et me montra ce que je devais dire. J’étais dans le plus
grand étonnement tant je m’expliquais avec facilité sur
des choses que j’avais à peine relues ! » L’épreuve se
poursuivit avec un tel succès que son père exultait
et déchira devant lui toutes les lettres sévères du
grand rabbin de Metz ! La permission d’aller à Paris
fut facilement accordée et la bourse du père s’ouvrit
aussi ! Celui-ci croyait que son fils avait toujours dans
l’idée d’être rabbin !
CHEMIN DE DAMAS .
À Paris, M. Drach lui réserva et paya une chambre
au collège Stanislas où Jacob s’installa avec pour
tout livre l’Histoire de la doctrine chrétienne de
Lhomond ! Mais la tristesse s’empara de lui, d’être
ainsi éloigné de sa famille et de son pays.
« Ce moment me fut extrêmement pénible (...). C’est
alors que me souvenant du Dieu de mes Pères je me jetai
à genoux et le conjurai de m’éclairer sur la véritable religion (...) le Seigneur qui est près de ceux qui l’invoquent
du fond de leur cœur, exauça ma prière. Tout aussitôt
No 152 - P. 8
je fus éclairé, je vis la vérité : la foi pénétra dans mon
esprit et dans mon cœur. »
Le baptême ne fut plus différé : il le reçut la
veille de Noël 1826 et prit le nom de ses bienfaiteurs François-Marie auquel il ajouta celui de Paul.
Rien ne fut omis des rites du baptême des adultes et
il avoua plus tard qu’il sentit presque physiquement sa
libération du joug de l’Esprit des ténèbres, et ce souvenir
lui donnait un frisson qui se remarquait. Un autre
témoignage parle en terme très précis d’une sorte
d’extase éprouvée au moment de l’effusion de l’eau
sur son front : il ne vivait plus de sa vie naturelle,
n’entendait ni ne voyait, il avait l’impression d’un
environnement de feu et de lumière.
À l’exemple de saint Paul, toutes ses incertitudes
et ses craintes tombèrent comme des écailles. «  J e me
sentis un courage et une force invincibles pour pratiquer
la loi chrétienne. » Sa répulsion pour le Nom et la
Personne de la Très Sainte Vierge disparut instantanément et sans effort. Dans le même instant, il promit
au Seigneur de se consacrer à lui par le ministère
sacerdotal, alors que, jusque-là, il avait eu une sorte
de phobie pour le costume ecclésiastique. Cela fait
penser au Père de Foucauld : « Aussitôt que je crus
qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais
faire autrement que de ne vivre que pour Lui. Ma
vocation religieuse date de la même heure que ma foi. »
« COMME UNE ÉCHARDE DANS MA CHAIR . »
On lui laissa par charité la chambre qu’il occupait
à Stanislas, et il fit là sa philosophie jusqu’en octobre
1827. Mais Dieu le fit passer par l’épreuve. En mars
1827, il eut une forte crise d’épilepsie, certainement
une séquelle de la punition cruelle de son professeur
juif de Saverne. On ne s’en inquiéta pas outre mesure,
attribuant cela à la fatigue des études. Il dut se reposer
et on lui donna tout de même la tonsure en juin. Mais
une crise terrible survint, alors qu’il se préparait au
sous-diaconat pour les Quatre-Temps de Noël. C’est en
allant à l’infirmerie visiter un de ses confrères malade,
qu’il fut terrassé : on le vit se rouler sur le sol dans
des convulsions qui lui mirent l’écume aux lèvres. On
le recouvrit d’un drap pour ne pas effrayer les malades
de l’infirmerie, mais il n’y avait plus de doute, c’était
bien ce qu’on appelait le haut mal, Morbus sacer et
major disaient les Latins, le mal sacré. Toutefois, après
les crises, il garde un tel calme et une telle absence
d’abattement que les médecins en sont stupéfaits. Ils
n’avaient jamais vu rien de tel et l’un d’eux dira au
supérieur : « C’est un ange ou un saint ! »
Cette maladie est cependant un empêchement à
la prêtrise, mais l’abbé Libermann est résigné, il y
voit une grâce de Dieu et s’en réjouit ! Il n’a plus
rien, il a rompu avec sa famille, il est dans le plus
complet dénuement, il appelle cela sa chère maladie
Juin 2015
et sa chère pauvreté. Quatre ans seulement après sa
conversion, il a déjà acquis les plus hautes vertus !
Ses supérieurs ne s’y trompent pas et au lieu de
le diriger vers la sortie comme il eût été normal,
pour lui permettre de trouver une autre place, ils le
garderont, même quand tout espoir de guérison sera
perdu. Son état aurait pu rebuter ses condisciples,
mais tous au contraire l’admirent, étonnés de la
sérénité de son visage après les crises.
L’abbé Libermann fait ainsi l’apprentissage de la
patience et de la soumission à la volonté de Dieu qu’il
devra enseigner à ses frères plus tard. Sa piété fait
aussi l’édification de tous : un de ses confrères chargé
de régler l’ordre des adorations du Saint-­
Sacrement
pour deux cents séminaristes s’arrangeait toujours pour
faire sa visite en même temps que l’abbé Libermann
qu’il voyait toujours comme en extase.
APPARITION DE NOTRE - SEIGNEUR  :
20 JUILLET 1830, LE LENDEMAIN DE LA RUE DU BAC .
Le 20 juillet 1830, l’abbé Libermann eut une
vision et ce fut pour lui une grande consolation
dans toutes ces misères : ce dimanche, on fêtait au
séminaire le Sacerdoce de Jésus. Pendant la grandmesse, il vit distinctement Notre-Seigneur, sous la
forme du Pontife éternel. Lentement, le Christ passa
dans les rangs distribuant ses grâces, sauf à lui. Mais
quand tous eurent leur part, Notre-Seigneur lui mit en
main le trésor de ses grâces et il se sentit en même
temps appelé à en faire bénéficier ses frères.
Cela ne vous rappelle rien ? La veille, dans la nuit
du 18 au 19 juillet 1830, la Sainte Vierge apparaissait
à sainte Catherine Labouré, lui disant : « Mais venez
au pied de cet autel, là les grâces seront répandues sur
toutes les personnes qui les demanderont avec confiance
et ferveur. » N’est-ce pas tout simplement le trésor des
grâces de la Très Sainte Vierge que Jésus lui donna le
lendemain ? Nous le verrons en effet dans la suite.
L’abbé Libermann fut de nouveau éprouvé par une
décision de l’archevêque de Paris de lui supprimer
sa bourse de séminariste. Mais ses supérieurs ne
voulurent pas se séparer de lui et on l’envoya à Issyles-Moulineaux, la maison de campagne du séminaire
en décembre 1831. Jusqu’en juillet 1837, il fut souséconome et s’acquitta à la perfection de sa tâche
et des tractations compliquées par leur diversité et
leur nombre. Il n’oubliait rien et on le plaisantait à
l’occasion sur son génie juif des combinaisons et des
affaires ! Aux yeux des hommes, il est d’une sérénité
sans faille, mais il souffre beaucoup et confie un jour
à un séminariste qu’il ne passait jamais les ponts de
Paris sans que lui vienne la tentation de se jeter à
l’eau et d’en finir avec ses maux. « Mais la vue de mon
Jésus me soutient et me rend patient », ajoute-t-il.
La révolution de Juillet avait monté les esprits de
No 152 - P. 9
certains séminaristes et la transformation du séminaire
en hôpital pendant l’épidémie de choléra de 1832 avait
provoqué un relâchement qu’on jugula en expulsant les
fortes têtes. Il fallait cependant trouver comment ramener
le séminaire à la ferveur qu’il avait eue sous Charles  X.
C’est vers ce temps-là qu’on voit naître à Saint-­
Sulpice les Bandes de piété. Dès le début, on trouve
l’abbé Libermann au centre de ces Bandits d’un genre
spécial ! Il se trouvait être tout désigné pour ce rôle :
ayant trente ans, il faisait déjà figure d’ancien, là
où les élèves n’avaient guère plus de vingt ans. Il
paraissait plus accessible qu’un directeur, car il avait
rang de simple confrère qu’on ne craignait pas de
déranger à tout moment. Surtout sa piété profonde,
sa patience inaltérable inspiraient confiance et provoquaient les confidences. Chaque mercredi, lorsque les
élèves venaient en promenade à Issy, les plus fervents
lui rendaient visite. Avec charité, expérience et discrétion, il les éclairait et les réconfortait par ses conseils.
Il s’appliqua surtout à modérer le zèle extérieur de ces
jeunes gens pour leur apprendre d’abord à travailler
à leur perfection, il leur enseigna le renoncement à
soi-même, par un travail patient et persévérant, renoncement qui ne s’acquiert que par la paix intérieure
conservée et non par la violence. Sa vie de souffrance
et de patience suffisait à prêcher d’exemple. Et comme
les élèves de Saint- ­
Sulpice étaient destinés le plus
souvent à être évêques, c’est toute une génération
­cléricale qu’il va ainsi former !
MAÎTRE DES NOVICES CHEZ LES EUDISTES .
Ne sachant comment orienter sa vocation, le supérieur des eudistes, le Père Jérôme-Julien Louïs de La
Morinière lui proposa la direction du noviciat des
eudistes dont la congrégation venait d’être restaurée par
le Père Blanchard le 9 janvier 1830. Qu’on ait jeté les
yeux sur lui en dit long sur l’estime dont il jouissait.
Pour se préparer à cette fonction, il fit une étude approfondie de saint Jean Eudes dont il recopia de sa main
les constitutions dans un cahier de quatre cents pages.
Il y joignit une foule de règlements, de coutumiers
montrant combien il prit sa tâche à cœur, mais il n’était
qu’acolyte, et les instructions qu’il donnait aux novices
en froissaient certains qui étaient déjà prêtres. Un jour,
il fit une instruction sur les dangers de l’apostolat en
paroisse : on lui fit de respectueuses observations à la
suite desquelles il demanda pardon à genoux...
Mais le malaise s’installa, car il n’y avait pas de
règle fixe et l’abbé Libermann voulait que les novices
fassent avant tout leur noviciat, tandis que le Père
Louïs de La Morinière insistait pour que les novices
aillent chaque jeudi faire le catéchisme au collège et
accomplissent d’autres apostolats extérieurs nécessitant
une formation achevée. Cette mésentente dura deux
ans, et provoqua plusieurs rechutes dans sa maladie
qui jetèrent l’épouvante dans toute la maison !
Juin 2015
Dans ses lettres, l’abbé Libermann se plaint surtout
d’attaques du démon : « Priez pour moi, le démon me
crible en ce moment pour me faire cesser une chose qui
le fait enrager et qui cependant me paraît tourner contre
moi et dont je suis peut-être grandement coupable devant
Dieu. » La crise était donc aussi violente dans son
âme et, peut-être, rejaillissait sur ses nerfs.
Comment ne pas se rappeler saint Paul : «  I l m’a
été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour
me souffleter » ( 2 Co 12, 7 ) ? Il se dit inutile alors que
tout prouve le contraire, ses confrères eudistes témoigneront de son dévouement au procès de béatification.
En fait, il se rend compte qu’il n’y a rien pour lui
chez les eudistes.
No 152 - P. 10
à 250 000 le nombre de victimes, si on compare le
chiffre de la population avant la révolution  : 550 000
et après l’indépendance : 300 000 . S’étant rendu maître
de l’île, Toussaint ­Louverture nomma Dessaline et
Moyse, ses deux favoris, pour ­inspecter les cultures :
ces deux horribles massacreurs de colons avaient
remis la population noire en esclavage pour l’exploitation des plantations : ils firent de l’île un des ­premiers
goulags de l’histoire, le travail y prenait toute la
place, et gare aux Noirs qui ne s’y prêtaient pas, ils
étaient battus à mort ou enterrés vivants ( Témoignage
du général Pamphile Lacroix ). Les femmes enceintes,
elles aussi forcées de travailler, subissaient le même
sort de la main même de ­Dessalines ( Témoignage du
consul général d’Angleterre ). Et malgré cela, les planU N CR ÉOLE DE L’ ÎLE BOUR BON
tations de canne à sucre et de café furent totalement
ruinées, le pays sombra dans une affreuse misère dont
C’est la Sainte Vierge qui vint le délivrer, d’une
il ne sortira jamais.
façon inattendue : un des séminaristes de Saint-­
Le général Bauvais périt dans un naufrage en
Sulpice, membre des Bandes de piété, vint trouver le
1799, mais sa fille, devenue par son mariage madame
Père Libermann à Rennes en 1837 pour lui confier
Tisserant, était très catholique, désolée des désastres
son désir d’évangéliser les Noirs.
que son père avait causés en Haïti. Son fils, Eugène,
Frédéric Levavasseur était un créole de l’ île
voulut réparer ce qu’avait fait son grand-père.
Bourbon fils d’une famille de planteur et de gros
propriétaires d’esclaves de Sainte-Marie. Son père
NOTR E - DA ME DES V ICTOIR ES
anticlérical s’opposant à son désir de devenir prêtre,
ET L’A BBÉ DES GENETTES
il fait un voyage en France comme tous les fils
de bonne famille, pour compléter son éducation et
Aussi avait-il été l’un des premiers fidèles du
prépare l’école Polytechnique. Il échoue de peu au
sanctuaire de Notre-Dame des Victoires où l’abbé
concours, mais une fatigue cérébrale le contraint au
des Genettes, sans le connaître, lui fit confidence du
repos. Après une période d’indécision, il s’installe
miracle qui eut lieu quelques mois auparavant dans
alors sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris et se
son église le 3 décembre 1836 et dont l’histoire
met au service de sœur Rosalie, la célèbre sœur de
est connue. C’est ainsi qu’Eugène Tisserant entra
la Charité du quartier Mouffetard. C’est elle qui le
dans l’archiconfrérie en 1837 et en devint même un
convainc de devenir prêtre et qui lui remet un peu
temps sous-directeur pendant un an, à la demande de
de “ plomb dans la cervelle ”. Il entre au séminaire
l’abbé des Genettes. C’est lui qui intéressa l’abbé des
en octobre 1836, mais une lettre de ses parents lui
Genettes à l’Œuvre des Noirs.
demande de rentrer à l’île Bourbon, ce qu’il fait.
Et c’est donc providentiellement que nos deux
En quatre mois il a le temps de convertir son père,
séminaristes, sans s’être concertés, se retrouvèrent
mais le triste spectacle des Noirs de son habitation le
auprès de l’abbé des Genettes pour qu’il recommande
renforce plus que jamais dans son désir d’une œuvre
l’Œuvre à l’Archiconfrérie de Notre-Dame des Vicpour les Noirs dont il ne cesse de parler, comme en
toires. Les prières publiques eurent lieu le 2 février
témoignait son confrère Eugène Tisserant.
1839. Dans son sermon, l’abbé des Genettes sou­
ligna cette rencontre en remarquant que dans le rite
LE DÉSASTR E D’H A ÏTI
grec, la fête de la Présentation s’appelle la fête des
ET LA VOCATION D ’ EUGÈNE TISSER A ND
Rencontres. C’était le signe du départ d’une Œuvre
Eugène Tisserant fut l’autre instrument de la Sainte de conquête de l’Afrique par le Cœur Immaculé de
Vierge  : il était petit-fils du général Bauvais, un Marie refuge des pécheurs et miséricordieuse pour
des artisans de l’indépendance d’Haïti, anciennement les Noirs.
Le Père Levavasseur proposa alors au Père LiberSaint-Domingue, la plus heureuse et la plus belle de
nos colonies. Cette indépendance, provoquée par la mann de prendre la direction de cette œuvre. Après
Révolution française à l’instigation de l’Angleterre avoir prié, le Père Libermann reçut, les 25 et 28
et des États-Unis, avait été l’occasion ­
d’affreux mas- octobre 1839, deux grâces extraordinaires, « quelque
sacres des colons par les Noirs mulâtres puis des chose comme une claire vue de l’avenir que Dieu lui
mulâtres par les Noirs et réciproquement. On estime réservait dans l’œuvre ». Sa décision était prise.
Juin 2015
No 152 - P. 11
GR ÉGOIR E X V I PROPHÉTISE :
“ SAR À UN SA NTO ”.
Il prit conseil et quitta les eudistes avec qui
il resta en bons termes et décida de se rendre à
Rome. Son départ fut fixé le 3 décembre 1839. Or,
le jour même, coïncidence frappante, Grégoire  XVI,
par la bulle “ In supremo Apostolatus ”, condamnait la traite des Noirs, donnant ainsi une impulsion
aux œuvres catholiques, mais par prudence, il ne
condamna pas l’esclavage en lui-même.
Le Père Libermann arriva à Rome le 6 janvier
1840 avec son confrère Monsieur de la Brunière et en
repartit exactement un an plus tard : en ce temps-là,
les initiatives françaises étaient mal vues à Rome,
on craignait le roi des Français qui avait porté sur
le trône les principes révolutionnaires, on redoutait
surtout la coda di Lamennais ( la queue de Lamennais ),
c’est ainsi qu’on appela Lacordaire et ­Montalembert.
Rome en avait assez des fondations d’ordre religieux :
«  Ce ne sont en France que fondateurs et fondations,
disait le cardinal Sala préfet des évêques et réguliers
il nous en arrive tous les mois ! » On ne réalisait pas
à Rome que ces fondations n’étaient que la reconstitution sous forme nouvelle de ce qui avait été détruit
par la révolution. L’abbé Libermann avait aussi omis
de se faire recommander par un cardinal, comme
c’était l’usage, lui pourtant si adroit en affaires. C’est
dire à quel point il ne comptait sur aucun appui
humain. Les entrevues se succédèrent, mais elles furent
défavorables, car Rome se méfiait de ce nouveau
converti soupçonné de vouloir fonder un ordre pour se
faire ordonner prêtre !
Le seul ami qu’il avait à Rome était M. Drach,
devenu bibliothécaire de la Propagande : celui-ci lui
obtint une entrevue avec Grégoire  XVI le 17 février.
M.  Drach raconte :
« Le souverain Pontife posa la main sur la tête de
l’abbé Libermann en appuyant avec une visible émotion.
Quand les jeunes gens eurent été congédiés, le Pape me
demanda : “ Qui est celui dont j’ai touché la tête ? ”
Je fis en quelques mots l’histoire du néophyte. Le Pape dit
alors ces paroles : “ Sarà un santo, ce sera un saint ! ” »
Le 27 mars 1840, l’abbé Libermann présenta son
premier mémoire à la Propagande sur l’Œuvre des
Noirs . Pour l’instant, il n’était question que de l’évangélisation des Noirs de l’île Bourbon et d’Haïti et
le Père ne cacha pas l’obstacle que constituait sa
maladie qui, cependant, s’était beaucoup atténuée.
Mais on lui objecta qu’il fallait être au moins prêtre
pour s’occuper d’autres prêtres !
RÈGLE PROVISOIRE DU SAINT CŒUR DE MARIE
Le Père Libermann attendit pendant trois mois la
réponse. Son compagnon le quitta, découragé.
Il resta seul dans sa pauvre mansarde en compagnie
des pigeons et commençait à croire la partie perdue,
quand il reçut le 6 juin 1840, la permission de Rome
de fonder une vraie congrégation. C’était plus qu’il
n’avait demandé ! Tout joyeux, il partit en pèlerinage
à Lorette, un voyage de 600 km qu’il fit à pied. Il
en revint épuisé et les pieds ensanglantés, mais avec
la certitude intime qu’il guérirait et qu’il serait prêtre.
Il resta à Rome jusqu’en janvier 1841, et en
profita pour rédiger une règle provisoire qu’il n’arriva d’abord pas à écrire : «  J e me donnais bien de la
peine pour en trouver le plan, mais impossible de trouver
seulement une idée : j’étais dans la plus profonde obscurité. Je fis par la suite la visite des sept églises et j’allai
en outre visiter quelque église de dévotion envers la Très
Sainte Vierge. Et alors, sans pouvoir me rendre compte du
pourquoi, je me trouvais à consacrer l’œuvre au très Saint
Cœur de Marie. Je rentrai chez moi et je me mis aussitôt
à l’ouvrage... Or je vis si clair que d’un seul coup d’œil,
j’embrassai tout l’ensemble avec tous leurs détails. Ce
fut pour moi une joie et une consolation inexprimable. »
( Lettre à l’abbé des Genettes, 8 février 1844 )
Les premières lignes de la règle commencent dans
l’esprit qui animera notre Père, l’abbé de Nantes :
« Tout à la très grande gloire de notre Père Céleste en
Jésus-Christ Notre-Seigneur par son Divin Esprit en union
au très Saint Cœur de Marie. » Et il explique :
«  C’est une consécration toute spéciale que nous
faisons de notre société, de chacun de ses membres, de
tous leurs travaux et entreprises au très saint Cœur de
Marie, Cœur éminemment apostolique et tout enflammé
de désirs pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.
« C’est notre modèle et par là, nous apprenons quel
doit être l’esprit de notre société : un esprit intérieur, un
esprit de sainteté. Le véritable zèle apostolique, tel qu’il
se trouvait dans le Cœur de Marie, ne peut résider dans
un esprit dissipé ou un cœur attaché aux créatures. Nous
devons donc pour imiter notre modèle, nous appliquer
à la vie d’oraison, au détachement des créatures, au
renoncement à nous-mêmes, afin que notre cœur devienne
semblable, conforme au Cœur si pur, si saint, si charitable
de notre bonne Mère.
« C’est une règle que je me suis prescrite dans la
conduite des affaires d’attendre en tout les moments de
la Providence. Je suis bien certain qu’avec le secours
des prières de l’Immaculé Cœur de Marie, cette marche
réussira toujours. »
LES MOMENTS DU SA INT CŒU R DE M A R IE
Aussi, tout alla très vite, et souvent hors des
formes canoniques ordinaires. C’est ainsi que procédera le Père Libermann, faisant passer le service
de l’Église et la volonté signifiée du Saint Cœur de
Marie avant toute autre considération.
Juin 2015
LE SAINT PÈRE LAVAL .
Avant même d’avoir achevé la rédaction de la
règle, sur la demande de Mgr Collier, évêque de l’île
Maurice, il avait recruté son premier missionnaire, le
Père Jacques-Désiré Laval, et quel missionnaire ! « De
tous les missionnaires qu’il recruta, il est sans doute celui
qui apporta la vocation la plus parfaite, la sainteté la
plus profonde, le détachement le plus absolu et aussi les
méthodes d’apostolat les plus appropriées. » Curé de Pinterville en Normandie, il avait rencontré auparavant le
Père Libermann au Séminaire d’Issy. Il connut l’Œuvre
des Noirs et s’y engagea en secret, mais ne prit pas
part à sa fondation, par effacement. Il s’enfonça dans
son ministère paroissial, jusqu’à ce que le Père Libermann fît appel à lui. Alors, «  i l quitta sans délai la cure
qu’il occupait depuis deux années. Et la nouvelle de son
départ lui étant arrivée pendant la nuit, il fit un signe de
croix, prit son bréviaire, et partit sur-le-champ, à 4 h du
matin, pour l’Angleterre, s’en allant achever à l’île Maurice
( anciennement appelée île de France, elle était devenue
colonie anglaise ) le noviciat qu’il avait commencé dans
sa petite paroisse de P­ interville. » ( cardinal Pitra, Vie du
R. P. ­F rançois -Marie-Paul Libermann , p. 405 ) À sa
mort, le 9 septembre 1864, il avait fait de soixante
mille anciens esclaves abandonnés par les Anglais une
chrétienté fervente.
ORDINATION SACERDOTALE ET OUVERTURE DU NOVICIAT.
Le Père Libermann fut ordonné prêtre à Amiens le
18 septembre 1841, et le 25 septembre, il célébrait sa
première messe à Notre-Dame des Victoires, considérée
comme la messe de fondation de la Société du Saint
Cœur de Marie. Le noviciat ouvrit quelques jours après,
le 27 septembre, à La Neuville près d’Amiens.
Ce ne fut pas facile. Au début, les épreuves ne
manquèrent pas à cause du Père Levavasseur qui,
dans son ardeur excessive, voulait imposer aux futurs
missionnaires les habitudes de la vie africaine : pas
de petit déjeuner le matin, car disait-il, les Noirs ne
mangent qu’une fois par jour. Des sœurs avaient tout
préparé : leur chambre, les meubles, il fallait voir ça,
mais lui trouva qu’on le traitait trop en petit bourgeois
et commença à tout enlever... quand le Père Libermann
survint pour le remettre dans la droite raison. On ne
pouvait pas tout d’un coup changer de mode de vie, il
y avait parmi eux des malades : lui-même, l’abbé Tisserant. Mais rien n’y fit, le Père Levavasseur tint tête
et la vie devint impossible. Comme ce dernier désirait
commencer la vie missionnaire à l’île Bourbon, le Père
Libermann l’y envoya et la vie reprit son cours plus
calme, sous un régime plus modéré...
L’ ŒUVRE DES PÈRES DU SAINT CŒUR DE MARIE
À L’ ÎLE BOURBON .
Et le Père Levavasseur devint un saint missionnaire.
Lorsqu’il débarqua à Saint-Denis de l’île Bourbon, le
No 152 - P. 12
10 juin 1842, il assista à un spectacle émouvant  : une
file de premiers communiants noirs, vêtus de blanc,
sortaient de l’église où le Père Monnet, grand missionnaire auprès des esclaves, venait de leur faire accomplir la première communion. Le Père Levavasseur
passa quelques mois d’apostolat dans sa famille où il
mit en pratique les conseils de l’abbé Monnet : dès
son arrivée, il embrassa les Noirs de son habitation
les uns après les autres, avec une affection touchante.
C’était une haute faveur ! Jamais Blanc ne la leur
avait accordée. Ils furent conquis et montrèrent plus de
désir d’être instruits. Le Père Levavasseur évangélisa
­l’habitation de son père, celle de son oncle, Boyer de
La Giraudey, et celle de monsieur Sicre de Fontbrune.
En 1843, Mgr Poncelet confie au Père Levavasseur
et à ses deux compagnons, les Pères Collin et Blanpin
( le Père Blanpin est le spiritain qui fut guéri devant
la “ Mère admirable ” de la Trinité des Monts), la
mission fondée par l’abbé Monnet à la Rivière des
Pluies. Très vite, ce dernier lieu devient le quartier
général de la petite communauté. Charles Desbassayns
y fournit le logement et la table en attendant que le
Père ­
Levavasseur puisse faire construire une petite
maison auprès de l’église.
La Mission des Pères se révèle efficace là où
le propriétaire donne libre accès à son habitation.
Ces propriétaires sont pour la plupart légitimistes.
Les missionnaires «  p euvent y pénétrer librement, rencontrer les Noirs, répondre à leur attente. Les visites
pastorales sont décrites comme des opérations faciles à
accomplir et baignées d’une atmosphère joyeuse qui écarte
toute idée de conversion forcée (sic ! ). » ( Claude Prudhomme, Histoire religieuse de la Réunion , p. 92 )
Lors d’une mission se déroulant chez Frédéric
de Villèle, frère du ministre de Charles  X, à SaintLeu, sur vingt et un couples d’esclaves, dix-sept sont
admis au mariage. Les mariages et les baptêmes sont
célébrés solennellement dans l’église paroissiale de
Saint-Leu en présence de Frédéric de Villèle et de
madame de Chateauvieux sa fille. Les missionnaires
se révèlent être de remarquables metteurs en scène
dans l’organisation de belles processions.
La pompe des cérémonies est très appréciée par les
Noirs. Celle qui fut organisée en l’honneur du Saint-­
Sacrement chez Charles Desbassayns en 1844, dans
le fief des missionnaires, en constitue un parfait
­exemple. « L’avenue qui conduit à la demeure de Charles
Desbassayns a été choisie comme décor naturel et luxuriant. Précédé de deux bannières et de la Croix, le dais
y avance au milieu de deux files de jeunes filles qui
chantent le “ Lauda Sion ”. Les rubans de la bannière
étaient tenus par quatre petites négresses habillées de noir.
Tous les Noirs étaient rangés sur double rang des deux
côtés ; ils précédaient le dais. Monsieur le Supérieur avait
formé douze petits Noirs de Saint-Denis à faire quelques
figures et à jeter des fleurs : c’étaient les fleuristes, plus
Juin 2015
No 152 - P. 13
deux thuriféraires. Tout s’est passé à merveille. Nous
étions onze prêtres, grâce aux missionnaires qui passaient
pour aller en Chine. » L’aristocratie de l’île Bourbon
se posait en modèle vis-à-vis des autres colons qui
étaient pour la plupart libéraux et anticléricaux.
LA REPRISE DES MISSIONS D ’AFRIQUE .
Le Père Libermann relança la mission en pays
d’Afrique : le 13 septembre 1843, sept premiers missionnaires furent envoyés en Guinée sous la direction
de Mgr Barron, nommé par Rome.
Le Père Libermann avait tout préparé dans les
moindres détails, y compris des bâtiments en préfa­
briqué pour que les missionnaires aient le moins possible à travailler dans des régions au climat si difficile,
et une masse de médicaments. Il recommanda aux
missionnaires de s’acclimater avant de commencer à
travailler, pendant dix-huit mois, il fallait qu’ils vivent
à l’européenne en particulier pour la nourriture. Le Père
Libermann disait : « Il faut engraisser la victime ! » Et de
victime, de fait, il y en eut : le manque d’expérience et
surtout d’obéissance eut raison de l’expédition : ce fut
d’abord une absence de précaution contre les insolations.
Pour se rapprocher des Noirs, ils se mirent à la vie
indigène, riz cuit à l’eau, avec un peu de viande, ils
avaient pourtant du vin, mais ils burent de l’eau mal
filtrée. Au lieu de se fixer à un endroit, le supérieur,
Mgr Barron, changea plusieurs fois le but de la mission,
achevant d’épuiser leurs forces. Ils tombèrent malades
les uns après les autres. Le Père de Regnier mourut le
premier, en disant : « Que nous vivions que nous mourrions, nous sommes à Dieu et à Marie ! » Personne ne
récrimina contre le supérieur, c’est ce qui est le plus
admirable ! La fièvre les décima.
Le Père Libermann l’apprit par une lettre pendant
la retraite de communauté et n’osa pas la lire tout de
suite. Il en attendit la fin : apprenant la triste nouvelle,
tous les novices qui étaient là se levèrent et proposèrent
de partir immédiatement. « Tous, raconte-t-il, m’ont
demandé d’aller en Guinée ! J’ai dû condamner ma porte
pour les empêcher de me persécuter dans ce dessein. »
Quelques semaines plus tard, le Père Libermann
reçut une petite lettre, signée du Père Bessieux et du
frère Grégoire, qui avaient survécu grâce aux officiers de Marine français ! Ils avaient atteint les côtes
du Gabon où ils furent recueillis par le vaisseau de
guerre le Zèbre, commandant de Mauléon ! Le Père
Bessieux avait réussi pendant ce périple l’exploit
de composer un dictionnaire et une grammaire en
pongwé, qui furent édités plus tard par le gouvernement français lorsqu’il décida d’occuper le Gabon  !
MORT TRAGIQUE ET ÉDIFIANTE D ’ EUGÈNE TISSERANT.
Le Père Libermann envoie Eugène Tisserant comme
préfet apostolique de la Nouvelle-Guinée, car sa
mission de préfet apostolique en Haïti avait échoué.
Impatient de précéder ses confrères, l’abbé Tisserant
s’embarqua sur le bateau à vapeur le Papin, mais le
navire fut pris dans une tempête et s’échoua sur un
banc de sable au large de Mogador. Le vent soufflant
de plus en plus fort, vers les 11 heures du soir, le
navire allait sombrer. L’abbé Tisserant prit le commandement du navire en péril, mais pour sauver les
âmes. Il exhorta les passagers à se préparer à paraître
devant Dieu et presque tous s’agenouillèrent pour recevoir l’absolution in articulo mortis. Les survivants du
naufrage racontèrent comment il convertit un juif et
le baptisa, avant qu’une vague le fracasse contre le
navire, emportant avec elle soixante-quinze passagers.
Ainsi Eugène ­Tisserant fit-il le chemin inverse du
Père Libermann : parti pour convertir les Noirs, il
convertit un juif ! Le Père Libermann apprit cette mort
tragique par hasard dans le journal en janvier 1846 et
écrivit une lettre touchante à madame Tisserant.
Pendant ce temps, sans se décourager, le Père
Libermann préparait la colonisation.
LA DOCTRINE MISSIONNAIRE ET COLONIALE
DU PÈRE LIBERMANN
Ce titre est volontairement provocateur : il est
admis aujourd’hui par les Pères du Saint-Esprit que le
Père Libermann s’est gardé de soutenir la colonisation
française parce qu’il aurait fondé toute la doctrine
de son mémoire de 1846 sur les instructions de la
Congrégation de la Propagande de 1659 prétendument
réactivées par Grégoire XVI en 1845.
Or, il règne actuellement dans les études sur les
missions un asservissement mental à ces instructions
de 1659 adressées à Mgr Pallu et Mgr Lambert de La
Motte, instructions qui sont considérées aujourd’hui
comme la charte des missions modernes parce qu’elles
sont anticolonialistes avant la lettre et favorables à
l’inculturation chère au concile Vatican II.
Pour en comprendre vraiment le sens et le contexte
et ne pas se laisser égarer infailliblement dans les
méandres de la missiologie moderne, il faut absolument écouter les deux passionnantes conférences
de frère Bruno du camp Mission et Colonisation
( PC 11 ) : 4. L’Église organise la mission, 5. L’affaire des rites chinois. Il y démêle l’imbroglio de
la q­uestion du patronat, de la querelle des rites
chinois et de ces instructions de 1659 si progressistes
( cf. notre encart, p. 14 -15 ) qui empoisonneront la
( suite, p.  16 )
Juin 2015
No 152 - P. 14
VATICAN II AU SIÈCLE DE LOUIS XIV ?
LES INSTRUCTIONS DE L A CONGRÉGATION DE L A PROPAGANDE DE 1659
LES ORIGINES DE LA PROPAGANDE :
CONTRE LE “ PATRONATO ” ?
Le “ Patronato ” est un traité
par lequel les Rois Catholiques
obtinrent du pape Alexandre  VI
la souveraineté sur des territoires
à coloniser à condition de les
évangéliser. Georges Goyau, auteur
d’un livre très complet sur les
missions, prétend que saint Pie V
avait déjà essayé de se démarquer
du patronat et qu’il voulait créer
une commission cardinalice pour
s’occuper seul des deux Indes.
Mais Goyau anéantit sa propre
thèse en citant saint Pie V lui-même,
chargeant son nonce Castagna
d’écrire au roi d’Espagne Philippe II :
« Dites au Roi que la conversion des
infidèles est le but pour lequel fut
accordé au roi catholique d’Espagne la
conquête de ces pays. »
Goyau écrit en 1931 au moment
où Pie  XI s’acharne à détruire
l’influence de la France dans les
missions. C’est pourquoi il prétend
que la congrégation de la Propagande a été créée pour contrer la
colonisation. Frère Bruno montre au
contraire qu’il ne s’agit pas d’aller
supplanter les rois du Portugal
et d’Espagne dans leurs empires,
mais d’organiser « dans le Nord et le
Levant de l’Europe » la lutte contre
la propagande calviniste et contre
l’islam. Ces tentatives avaient pour
origine un mouvement missionnaire
dont Thomas de Jésus fut le docteur parmi les carmes, ainsi que
sainte Thérèse d’Avila, hantée par
la pensée des âmes arrachées à
l’Église par le protestantisme et
vouées à l’enfer.
Confirmant le jugement de frère
Bruno, l’historien du droit espagnol
Eutimio Sastre Santos insiste sur la
conjoncture des années 1621-1622 :
« En effet, le début de la guerre de Trente
Ans est très favorable aux catholiques
après la victoire de la Montagne Blanche,
provoquée aussi par l’intervention miraculeuse d’un religieux, Domingo de
Jésus Maria, encore un carme déchaux,
qui exhorta les troupes catholiques à la
victoire contre les hérétiques. Dans ce
contexte, Grégoire  XV (...), qui payait
pour le maintien des troupes en Bohème,
se décida à fonder la Congrégation pour
faire suivre l’action militaire victorieuse
par une initiative missionnaire. Les textes
fondateurs de la Propagande font une
allusion ouverte à cela (...). Les monarchies catholiques européennes réagissent
très favorablement à la fondation du
nouveau dicastère : l’empereur Ferdinand
évidemment, mais aussi Richelieu ( en
réalité le Père Joseph, qui participa
activement à cette fondation ) en vue
de la lutte contre les huguenots. Madrid
aussi approuve : dans les documents de
fondation, i l n ’ y a a u c u n e a l l u s i o n à
l a q u e s t i o n d u P at r o n a g e (...). Bref,
l’Europe et le monde protestant semblent
au centre de l’intérêt de Grégoire  XV
dans la conjoncture de la fondation de la
Congrégation : les missionnaires doivent
compléter l’œuvre commencée par les
soldats (...). La Croisade, l’entreprise
militaire, ouvrent la porte à la mission
et préparent le terrain à la prédication. »
( La Congrégation de Propanganda
Fide et la politique missionnaire du
Saint - Siège, Giovanni Pizzorusso,
24 mars 2014 )
La congrégation de la Propagande
sera fondée le 6 janvier 1622. Mais
c’est seulement à partir de 1623
qu’ elle va organiser la mission
dans les pays où le mouvement
missionnaire précède la colonisation.
Elle va confier ces missions à une
congrégation française protégée
et soutenue par le roi Louis XIV,
les Missions étrangères de Paris,
donnant par la même occasion à la
France, la charge du “ patronat ” sur
ces territoires, afin de se libérer des
querelles entre les ordres religieux
des autres pays.
LES INSTRUCTIONS DE 1 6 5 9
Cependant, Mgr Pallu et Mgr
Lambert de La Motte, les fondateurs
des Missions étrangères de Paris,
reçurent de la Propagande des instructions pour le moins surprenantes
sous le titre : “ I nstructions aux vicaires
apostoliques des royaumes du T onkin et
de la C ochinchine ”. Elles constituent
aujourd’hui la machine de guerre des
progressistes contre la colonisation
et l’européanisation. Ce texte est
de fait très troublant et il faudra
toute la science historique de frère
Bruno pour en saisir le contexte et
le vrai sens.
Citons-en les passages controversés : « Implantez la foi, ne recherchez
rien que les intérêts spirituels et le
salut des âmes. Que vos travaux,
que vos désirs, votre pensée, soient
tournés vers les choses célestes à
l’exclusion de toute autre préoccupation. » Les missionnaires auraient-ils
eu d’autres préoccupations ? Oui,
disent les progressistes, ils étaient
au service du roi du Portugal, du
patronat portugais, horreur !
« Gardez-vous de tout effort et de
tout conseil à ces peuples pour faire
changer leurs rites, leurs coutumes et
leurs mœurs. » On croirait un décret
du concile Vatican  II : « Pourvu
qu’elles ne soient pas très ouvertement contraires à la religion et aux
bonnes mœurs. »
C’est précisément toute la question :
« En effet, quoi de plus absurde
que d’introduire chez les Chinois
la France l’Espagne ou l’Italie ou
quelque autre partie de l’Europe ?
Ce n’est pas cela que vous devez introduire, c’est la foi qui ne repousse
ni ne lèse les liturgies et les coutumes pourvu qu’elles ne soient pas
mauvaises, et qui veut au contraire
qu’elles soient protégées. »
Protéger les liturgies et les coutumes de qui ? Georges Goyau nous
l’explique :
« Au Brésil en 1500, le soir même
du débarquement de Cabral, un de ses
compagnons écrivait assez naïvement
au roi du Portugal : “ Ces bonnes gens
adoptent promptement les dogmes consolants qui doivent leur ouvrir les portes
du Ciel. ” »
Goyau objecte cependant :
« Assurément, des apôtres débarquaient, mais leurs supérieurs ecclésiastiques étaient nommés par le roi
de Portugal, tout comme le vice-roi
et les fonctionnaires  : leur apostolat
dans l’Hindoustan comme au Brésil
apparaissait comme l’un des rouages
de cet état européen qui venait de
faire son apparition dans le sud de
l’Asie. Or, cet État arrivait avec un
appareil de forces, le militaire préva-
Juin 2015
No 152 - P. 15
lait sur le civil, ces nouveaux venus
étaient portés à appliquer vis-à-vis des
indigènes, des méthodes de contrainte
assez brutales, médiocres moyens de
leur révéler l’esprit de l’Évangile !
L’ É tat p o r t u g a i s v i s a i t - i l s o u s s o n
pav i l l o n
à
protéger
la
c i v i l i s at i o n
d e s i n d i g è n e s   ?  »
L’étrange question !
Goyau le reconnaît lui-même :
« Ces bonnes gens étaient des
anthropophages et dans l’équipe de
Cabral, il y avait nombre de repris de
justice. Mauvais début ! »
Les instructions de 1659 n’en
poursuivent pas moins, imperturbablement :
« Mais puisqu’il est presque dans
la nature des hommes d’avoir plus
d’estime et d’amour pour ce qui leur
est propre, et spécialement pour leur
nation même, que pour les autres,
il n’y a pas de cause de haine plus
susceptible d’aliéner les esprits que
la modification de leurs habitudes nationales, de celles surtout, auxquelles
les hommes sont accoutumés d’après
tous les souvenirs des aïeux, surtout
si, à la place des coutumes abrogées,
vous introduisiez par substitution les
mœurs de votre nation. Aussi, ne
comparez jamais les usages de ces
peuples avec les usages européens,
bien au contraire, habituez-vous-y avec
une grande diligence.
« Admirez et louez ce qui est digne
de louanges, quant à ce qui n’est pas
digne de louanges, ce qui ne doit
pas être exalté par des éloges, il
appartiendra à votre prudence de ne
pas porter un jugement ou du moins,
de ne pas condamner à l’aventure
et spontanément. Quant à ce qui est
mauvais, c’est plutôt par des gestes
silencieux que par des paroles qu’il
faut l’écarter. »
Cortès détruisant les temples des
idoles au sommet des pyramides,
avec leurs sacrifices humains,
est condamné ! Et la Propagande
s’étend longuement sur la question
politique, interdisant absolument aux
missionnaires de s’en mêler.
Cette instruction aurait été digne
de figurer dans le décret sur
les religions non chrétiennes de
Vatican II ! Pourtant, c’est Rome
qui parle en la personne du pape
Alexandre  VII en 1659  ! Comment
expliquer cela ?
Par la conjoncture de l’année
1659, moment crucial d’une controverse dramatique appelée la querelle
des rites et des liturgies, dont il
est précisément question dans ces
instructions.
LE PÈRE DE NOBILI
Rome recevait alors des lettres
du Père de Nobili, jésuite, qui inaugurait une nouvelle méthode missionnaire : se démarquant de saint
François Xavier et de la méthode
d’occidentalisation des Portugais à
Goa, Nobili prétendait évangéliser
l’intérieur de l’Inde sans l’aide de la
colonisation portugaise, en entrant
dans le système des castes.
Nobili disait : ce qui est mauvais,
c’est la pranghisation, le mot pranghi
étant la déformation du mot franc au
Levant. Bref le mal, c’est la francisation ! Abandonnant son confrère
qui préférait s’occuper des parias,
il entre dans la caste des brahmes
auxquels il se présente comme un
raja romain venu des lointaines
régions pour faire pénitence dans
l’Inde et s’initier à la langue, à la
littérature, aux usages du pays. Il
en a tout l’accoutrement depuis les
socs de bois jusqu’au turban, y
compris le signe tracé sur le front
avec un mélange de cendres, de
bouse de vache et de santal. Le
saint homme !
Grégoire  XV condamnera cette
méthode si progressiste avant la
lettre, qui paradoxalement tolère une
coutume injuste : « Nous conjurons
ceux qui se vantent de leur noblesse,
de se ressouvenir qu’ils sont devenus
les membres d’un corps dont la tête est
Celui qui est doux et humble de cœur.
De ne point mépriser, surtout dans les
églises, où l’on doit paraître avec le plus
d’humilité, les personnes de condition
viles et obscures en prétendant recevoir
à part les sacrements, entendre à part
la parole de Dieu. »
MATTEO RICCI
En 1631, deux dominicains espagnols, les Pères Moralès et Antoine
de Sainte - Marie, vont découvrir
l’incroyable indulgence des jésuites
italiens installés en Chine depuis
quarante-sept ans envers les rites
chinois !
Arrivé en 1583, Matteo Ricci
avait fait comme le Père de Nobili,
se consacrant avant tout à l’évangélisation des lettrés chinois. Il
remarqua très vite que les Chinois
tenaient leur pays pour le nombril du
monde et il pensa flatter cet orgueil.
Ricci s’efforça de trouver dans
le con­fucianisme une philosophie
acceptable, comme saint Thomas
baptisant la philosophie d’Aristote !
dit Daniel Rops pour le justifier. Mais
les Pères ont baptisé Aristote parce
que c’est une philosophie vraie,
répond frère Bruno. Ricci essayera
d’y trouver le mot dieu : il admit que
“ Seigneur du Ciel ” ( Tien ) en exprimait l’idée à merveille ! On se demande comment puisqu’il n’y a pas
de Bon Dieu dans le confucianisme !
Un autre apologiste de Ricci dit :
On a bien pris le mot theos dans
le Nouveau Testament, qui était le
mot des païens grecs désignant
Dieu, chez Aristote. Mais la différence est que le dieu d’Aristote
est, métaphysiquement, le vrai Dieu.
En 1643, le Père Moralès soumet
au Saint-Siège des objections très
précises touchant aux rites en
l’honneur des esprits, et les jésuites
sont condamnés. Ceux-ci envoient
à Rome le Père Martin Martini qui
affirme que pour saluer les ancêtres,
les Chinois emploient les mêmes
mots que le langage courant ! C’est
donc un culte purement civil !
Il faut se rendre compte de l’embarras de Rome qui devait trancher
ne connaissant pas encore bien la
Chine. En 1656, l’affaire est déférée devant le Saint-Office et Rome
donne raison aux jésuites ! Quand
les missionnaires voudront savoir
quelle décision prévaut, Rome dira :
Étant donné les questions posées
par le Père Martini, la Propagande
a bien fait de lui répondre : C’est
permis. Mais si on présente les
choses comme le Père Moralès,
elle a bien fait de condamner.
Tout cela explique pourquoi trois
ans plus tard, Rome donne encore ces
instructions très “ progressistes ” de
1659. La question ne sera tranchée
définitivement qu’en 1742, par une
condamnation totale des rites chinois,
les jésuites ayant été convaincus de
mensonge par Mgr Maigrot.
Par conséquent, à partir de cette
date, les instructions de 1659 sont
périmées.
Juin 2015
vie missionnaire, même après les condamnations de
Benoît  XIV puisque, perdues par Rome, elles furent
retrouvées en 1846 par un prêtre français, l’abbé
Luquet, dont la doctrine sert à déformer celle du Père
Libermann, dans le sens de l’anticolonialisme.
MGR LUQUET, INSPIR ATEUR DE
GR ÉGOIR E XV I ET DU PÈR E LIBER M A NN ?
Admis au séminaire Saint-Sulpice le 7 juin 1838,
Jean-Félix-Onésime Luquet se mit sous la direction
spirituelle du Père Libermann. Mais des heurts de
caractères avec d’autres membres de l’œuvre des Noirs
le détournèrent d’entrer à la Congrégation du Saint
Cœur de Marie. Le Père Libermann connaissait bien
son entêtement et lui conseillera de modérer sa pensée
et de ne pas l’imposer aux autres. Luquet n’en fit rien
et alla sévir au séminaire des Missions étrangères de
Paris où il entra le 19 juillet 1841, un mois après
Melchior de Marion-Bresillac, le futur fondateur de la
société des Missions africaines de Lyon qui devint son
ami. Ils ne vont pas tarder à mettre le trouble dans le
séminaire : s’étant mis en tête d’étudier l’histoire de
leur société parce qu’ils trouvaient que les missions en
Inde stagnaient, ils ont cru en découvrir la cause dans
l’absence de clergé autochtone !
LE CLERGÉ INDIGÈNE, SOLUTION MIRACLE  ?
Former un clergé indigène devint alors l’unique but
de l’abbé Luquet au point qu’il passait, dit un biographe spiritain, pour un idéaliste révolutionnaire. Dans
leur correspondance, Marion-Bresillac et Luquet se
croient appelés par Dieu à former un clergé indigène.
Mais lorsqu’ils sont tous deux envoyés en Inde, ils
comprennent qu’on ne voulait plus d’eux en France !
Pendant la fête organisée pour son départ le lundi de
Pâques 1842, Marion-Bresillac répond au toast que
venait de lui adresser son directeur en proclamant
qu’il va consacrer toutes ses forces à la conversion
des infidèles par la promotion d’un clergé indigène,
et cette réponse provoqua des remous au séminaire,
parce qu’elle i­nsinuait une fois de plus, avec impertinence, qu’on ne s’était jamais occupé auparavant de
la conversion des infidèles. Assertion que l’archiviste
des Missions étrangères Jean Guennou récuse, preuves
et chiffres à l’appui, pour la bonne et simple raison
que cette obligation était inscrite depuis toujours dans
le Cahier des Décrets que chaque missionnaire des
Missions étrangères devait recopier de sa main.
En attendant de partir pour l’Inde, Luquet écrit des
Lettres à Mgr l’évêque de Langres qu’il publie,
sans que le Conseil du séminaire des Missions étrangères auquel il appartient en soit avisé ! Il y développe les mêmes idées au sujet du clergé indigène et
manque de peu d’être renvoyé du séminaire ! Il est
tout de même ordonné prêtre le 21 mai 1842, et on
l’envoie donc en Inde où, à peine arrivé, le vicaire
No 152 - P. 16
apostolique Mgr Bonnand le prend à son service et
lui confie la préparation du synode de Pondichéry !
Durant ce synode qui se déroula du 18 janvier au 13
février 1844, l’abbé Luquet va réussir à force d’intrigues à en changer le sujet : le synode devait traiter du
sujet des catéchistes, Luquet met en avant... le clergé
indigène et l’établissement d’une hiérarchie épiscopale !
Il traite aussi de la question des rites malabars
qu’il vient à peine de découvrir et qui pose encore de
graves problèmes au dix-neuvième siècle, en raison
de la question des castes, malgré les condamnations
du pape Benoît XIV dans la bulle Omnium sollicitudinum en 1744. Mgr Bonnand, en désaccord avec
Luquet, le chargea d’apporter à Rome les Actes du
synode de Pondichéry et de demander des éclaircissements. Luquet, passant par Paris, soumit son projet
à ses directeurs qui s’opposèrent à la création d’une
hiérarchie qui rendrait les congrégations missionnaires
inutiles. Luquet multipliera les démarches à Rome
Dans un mémoire, “Éclaircissements sur le synode
de Pondichéry ” ( avril 1845 ), Il dénonça la résistance
des jésuites à la constitution d’un clergé indigène et
leur tolérance envers des rites malabars, au moment
où le gouvernement français demandait à Rome de
supprimer les jésuites !
Les “Éclaircissements ” de Luquet furent accueillis
avec enthousiasme par le préfet de la Propagande, le
cardinal Mai, qui obtint de Grégoire  XVI son élévation
à l’épiscopat en tant que coadjuteur de Mgr Bonnand,
à la consternation des missionnaires de l’Inde ! L’abbé
Luquet leur reprochait leur tolérance du système des
castes dans les églises où les hautes castes étaient séparées des basses castes par un banc. Chaque fois, une
émeute éclatait, comme celle de 1847, fomentée par les
chrétiens des hautes castes. Mgr Bonnand dut céder et
faire amende honorable. Lors d’un second synode de
Pondichéry en 1849, le vicaire apostolique interdira tout
changement jusqu’à nouvel ordre.
LE PROBLÈME DES CASTES .
Le problème était insoluble sous la colonisation
anglaise. Celle-ci maintenait ce système des castes.
À la différence des Portugais qui l’avaient supprimé à
Goa, les Anglais protestants approuvaient cette ségrégation qui était conforme à leur racisme, car ils ne se
préoccupaient pas du salut des parias. Même dans les
comptoirs français comme Pondichéry, l’administration
française était impuissante, l’Angleterre ayant restitué
ces comptoirs à regret en 1816 en interdisant à la
France d’y construire des fortifications et d’y installer
des gar­nisons. Seule une police était tolérée.
Et Luquet ne pouvait le résoudre, puisque dans son
mémoire à la Propagande, il cite une lettre de son
ami Marion-Bresillac, hostile à toute européanisation
et tout imprégnée des instructions de 1659 :
« Les Français resteront français dans la Chine et dans
Juin 2015
les Indes (...). Une masse d’hommes ne se dépouille pas de
sa nature. Comment concevoir maintenant que ces prêtres
obtiennent la confiance des peuples qui ont horreur de
leur manière d’être et de leurs usages, plus encore que
nous avons horreur nous-mêmes des leurs ? » Et ailleurs,
Marion-Bresillac sera encore plus explicite : « Je vous
demande, ô mon Dieu, de ne pas être Français pour ce
qui regarde l’Église, mais catholique, catholique seulement, catholique romain. »
Cette pensée manifeste une infirmité de la doctrine
de certains missionnaires de l’époque : car la France,
même sous le joug républicain, reste catholique et donc
universelle. C’est dans sa nature de civiliser les peuples.
Partout où elle s’établit, la France réussit à s’entendre
avec les populations et à les civiliser parce qu’elle est
la forme la plus parfaite de la civilisation chrétienne :
pouvant aller très loin dans l’inculturation, non par
dégoût de sa propre civilisation, mais au contraire
parce qu’elle est consciente de sa supériorité, la France,
par ses missionnaires et ses colons, accomplissait une
sorte d’incarnation dans la population, à l’exemple
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour les élever à
notre civilisation. Le Père de Foucauld est le modèle
accompli de cette mission-colonisation à la française.
L’ INSTRUCTION “ NEMINEM PROFECTO ”,
DE GRÉGOIRE XVI .
Dans son mémoire intitulé Éclaircissements sur le
synode de Pondichéry , il révèle à la Propagande ses
propres instructions de 1659 ! En effet, Rome n’en possédait plus le texte, c’est Mgr Luquet qui les a déterrées
des archives des Missions étrangères. Dans sa précipitation, il ne se rendit pas compte qu’en révélant à la Propagande ces instructions de 1659 si favorables aux rites
malabars, il contredisait sa dénonciation de la tolérance
des jésuites envers ces mêmes rites ! C’est dire à quel
point ces instructions étaient un poison ! De fait, Rome
le comprit et ne publia pas son mémoire trop personnel
et trop polémique contre les missionnaires, mais s’en
servira pour rédiger l’instruction Neminem profecto .
Les instructions de 1659 y sont citées, mais
uniquement dans la partie exigeant des vicaires apostoliques du Tonkin, de Chine et Cochinchine la
formation d’un clergé indigène : tout ce qui concerne
la tolérance envers les rites semble oublié.
On ne peut donc pas conclure que Grégoire  XVI
ait réactivé ces instructions de 1659 comme le prétendent tous les historiens des missions : «  L’expansion
missionnaire à la fin du siècle en lien ( bon gré, mal
gré ) avec les conquêtes coloniales et l’idéologie de la
supériorité occidentale (sic) ne pouvait guère se réclamer
d’un texte prenant vigoureusement parti pour un clergé
indigène à égalité avec les européens et demandant que
les missionnaires ne s’immiscent pas dans les affaires de
la politique séculière. Neminem profecto ne faisait que
reprendre à son compte les célèbres instructions de 1659. »
No 152 - P. 17
( Mémoires spiritaines , n o 3, janvier 1996 )
C’est d’autant plus faux que l’instruction du pape
Grégoire XVI contredit celles de 1659 en demandant
aux missionnaires d’ « inculquer à leurs fidèles tout ce
qui a rapport à la bonne civilisation, conformément aux
règles de l’Évangile, et qu’ils ne dédaignent pas d’imprimer une direction salutaire à leur nature, à leurs travaux,
et aux arts qu’ils cultivent. »
Il y a donc une « bonne civilisation », occidentale,
et supérieure à toutes les autres, que les missionnaires
doivent répandre ! C’est la doctrine de notre Père
l’abbé de Nantes : « Toute mission suppose, pour parler
moderne, une “ différence de potentiel ” entre ceux qui
envoient les missionnaires et ceux à qui ils sont envoyés.
Différence de la religion unique et vraie infiniment supérieure à toute autre possible, différence de la civilisation
fondée sur elle, supérieure à toute autre fondée sur rien
de comparable, seule définitive et universelle. » ( CRC
n o 56, mai 1972, p. 3 )
Le Père Libermann en fera l’objet de tout un chapitre dans son mémoire de 1846. Prenant en compte
les instructions de Grégoire  XVI, il va combler un
manque dans la doctrine missionnaire, gravement compromise par les doctrines de l’abbé Luquet.
LE MÉMOIR E DE 1846 :
DE LA NÉCESSITÉ DE L ’ EUROPÉA NISATION
Le 15 août 1846, le Père Libermann écrit un
­euxième mémoire à la Propagande où il pose les
d
fondements de sa doctrine missionnaire. Pour le rédiger, il demanda conseil au Père Colin, le fondateur
des maristes, et à l’abbé Luquet, lors de longues entrevues en juillet-août 1846.
LA FORMATION DU CLERGÉ INDIGÈNE :
NÉCESSITÉ PRÉALABLE DE LA CIVILISATION .
S’il adopta les vues de Luquet sur le clergé
indigène, il n’en fit pas une idéologie, ni ne lui fit
une grande place dans son mémoire. Grégoire  XVI
avait pourtant résolu «  d ’ordonner dans le Seigneur, et
de décréter d’une manière expresse et absolue (...) que
chacun de ces préfets apostoliques regarde même comme le
devoir le plus impérieux de sa charge de former parmi les
chrétiens indigènes ou les habitants de ces contrées, des
clercs bien éprouvés, et de les élever au sacerdoce ».
Mais le Père Libermann voyait bien qu’il faudrait beaucoup de temps et qu’il y aurait des difficultés. L’expérience des missionnaires ne fera que le
confirmer : les spiritains n’ordonneront que vingt-cinq
prêtres indigènes de 1846 à 1910.
Dans son mémoire de 1846, le Père Libermann
exhortait ses missionnaires à ne pas se montrer impatients  : « Nous nous proposons de former un clergé indigène. Nous dirons tous qu’il faut faire son possible pour
en avoir un ; dans la première ardeur de nos désirs nous
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y travaillerons avec courage ; puis les difficultés surviendront plus grandes, peut-être, que l’impatience du missionnaire n’osait prévoir ; et le plus triste découragement
sera la suite de cet empressement hâtif sans prévision,
sans règle et sans portée (...). Dans les commencements le
nombre de ceux que nous pourrons faire revêtir du sacerdoce sera probablement petit, mais lorsqu’ une fois le
pays sera civilisé, les esprits se développeront davantage
et le nombre des vocations sacerdotales augmentera. »
Cet accès au sacerdoce ne sera rendu possible
que par la civilisation apportée par la colonisation.
COLONISATION D’ABORD  !
Le principe posé par le Père Libermann est qu’il
faut civiliser les peuples avant de les évangéliser.
Rompant avec les instructions de 1659, il préconise
d’imposer à l’Afrique la civilisation européenne :
« Nous croyons que la foi ne pourrait prendre une
forme stable parmi ces peuples ni les églises naissantes un
avenir assuré que par le secours de la civilisation perfectionnée jusqu’à un certain point.
«  D e plus, il nous semble que la formation et la
consolidation de nos églises d’Europe sont dues à l’établissement d’une civilisation complète. Nous croyons que
nos églises auraient été difficilement en état de recevoir,
encore moins de conserver l’organisation canonique si
essentielle à l’Église catholique et si nécessaire pour
garantir sa perpétuité sans cette civilisation (...). Mais
aussi que la civilisation est impossible sans la foi. De là,
c’est la tâche du missionnaire, c’est son devoir, d’y tra­
vailler non seulement dans la partie morale, mais encore
dans la partie intellectuelle et physique, c’est-à-dire dans
l’instruction, l’agriculture, les métiers (...). Si le missionnaire se charge seulement de la partie morale, sans
s’occuper du reste, d’autres s’en occuperont, et il verra
souvent détruire en peu de temps par eux, ce qu’il aura
tâché d’édifier avec beaucoup de peine et de travaux. »
Pourtant, lorsque le Père Libermann écrit “ civilisation ”, les historiens modernes, en particulier les
spiritains affirment que le mot signifie travail, science
et religion et non pas civilisation européenne ! Et l’on
va chercher dans sa correspondance des lettres qui
semblent confirmer cette thèse.
« FAITES -VOUS NÈGRE AVEC LES NÈGRES !
DÉPOUILLEZ-VOUS DE L’ EUROPE ! »
Le 19 novembre 1847, le Père Libermann écrivit à
la communauté de Dakar une lettre dont un passage
a fait couler beaucoup d’encre. Le voici en gras italique, mais situé dans son contexte : « Je suis sûr que
vous jugerez bien autrement de nos pauvres Noirs que tous
ces hommes qui en parlent. Vous savez que si nous avions
écouté ce que, unanimement, nous ont dit tous ceux qui pouvaient nous rendre compte des Noirs des colonies (...), nous
n’aurions jamais osé entreprendre les missions de Bourbon et
de Maurice ; et cependant nos chers confrères y ont fait des
No 152 - P. 18
merveilles et nous ont appris à en juger autrement (...). Ne
jugez pas du premier coup d’œil, ne jugez pas d’après ce
que vous avez vu en Europe (...), dépouillez-vous de l’Europe, de ses mœurs, de son esprit ; faites-vous nègres avec
les nègres pour les former comme ils doivent être, non à la
façon de l’Europe, mais laissez- leur ce qui leur est propre ;
faites-vous à eux comme des serviteurs doivent se faire à
leurs maîtres, et cela pour les perfectionner, les sanctifier,
les relever de la bassesse et en faire peu à peu, à la
longue, un peuple de Dieu. C’est ce que saint Paul appelle
se faire tout à tous, afin de les gagner à Jésus - Christ. »
Si on ne considère que la partie en italiques, « Ne
jugez pas du premier coup d’œil », comme le font
tous les historiens modernes, cette lettre peut sembler
une application des instructions de 1659 lorsque
celles-ci affirment :
«  E n effet, quoi de plus absurde que d’introduire chez
les Chinois la France, ­l ’Espagne ou l’Italie ou quelque
autre partie de l’Europe ? Ce n’est pas cela que vous devez
introduire, c’est la foi qui ne repousse ni ne lèse les liturgies et les coutumes pourvu qu’elles ne soient pas mauvaises, et qui veut au contraire qu’elles soient protégées . »
UN MYSTÈRE D ’ INCARNATION .
Mais si on examine le contexte, on comprend
que le Père Libermann s’en prend aux jugements du
monde sur les pauvres Noirs : esclavagistes, marchands, administrateurs ou même ecclésiastiques, affirmaient que les Noirs étaient inconvertissables à cause
des vices inhérents à leur race. Il recommande donc
aux spiritains de voir en eux aussi des frères auprès
desquels on doit s’abaisser au risque d’encourir les
railleries du monde pour les civiliser et les convertir.
C’est ce que frère Bruno appelle un mystère d’incarnation dans sa conférence La Fondation de la
Nouvelle - France, épopée héroïque et mystique
( PC 11, 6 e conférence ). Il y montre comment saint
Isaac Jogues a subi un martyre à petit feu, en refusant
de fuir sa condition de prisonnier des Iroquois malgré
de multiples occasions, pour avoir ainsi la possibilité de vaincre plus sûrement le démon qui possède
ces peuples et leur culture. Il dut subir des tortures
effrayantes qui faisaient partie intégrante de ladite
“ culture ” des Iroquois. Ces Indiens martyrisaient
leurs prisonniers en leur faisant subir mutilation sur
mutilation dans chaque village où ils passaient pour
fêter leurs victoires ; ils faisaient des sacrifices de leur
sang, c’étaient des actes religieux.
Pour le missionnaire, c’était là une vraie “ inculturation ”, qui fut un mystère d’incarnation et se transforma pour le Père Jogues en mystère de rédemption,
puisqu’en offrant ses membres mutilés en sacrifice,
« se faisant sauvage avec les sauvages », dit frère Bruno,
mais en victime non en complice, « sauvage par le
vêtement et la manière de vivre, et vivant à cause
de l’agitation comme loin de mon Dieu  
», disait le
Juin 2015
Père Jogues, il réussira par son inaltérable patience, sa
piété sans faille, à en baptiser soixante-dix en un an
de captivité et d’esclavage. Peu à peu ils le laissèrent
libre et ces barbares écoutèrent le catéchisme.
C’est à ce même mystère d’incarnation que le Père
Libermann invite ses missionnaires dans sa lettre
de novembre 1847, à la façon que décrit saint Paul
dans l’épître aux Philippiens : « Lui qui était Dieu, ne
s’est point prévalu d’être l’égal de Dieu, mais il s’est
anéanti, prenant la forme du Serviteur. » ( Ph 2, 5-11)
Comme Jésus-Christ n’a pas abandonné sa divinité,
mais s’est abaissé jusqu’à se faire serviteur pour
nous la faire partager, de même il s’agit d’adopter
le genre de vie matérielle des Noirs, non par dégoût
de notre civilisation, mais pour les élever à la nôtre.
Ce serait un anachronisme d’y voir une hostilité
à l’ordre européen et colonial, comme l’affirme sans
preuve le Père Paul Coulon : « La pointe de ce discours
libermannien est éminemment révolutionnaire par rapport à
l’ordre esclavagiste existant, par rapport à l’ordre colonial
en train de s’esquisser. » Non, c’est absolument faux !
Le Père Libermann n’est pas révolutionnaire, ni contre
l’ordre esclavagiste comme on le verra dans le chapitre
consacré à l’esclavage dans nos colonies, ni contre
l’européanisation des Africains et la colonisation.
Pour prouver qu’ils ont raison d’interpréter le
mémoire du Père Libermann dans un sens progressiste,
les spiritains citent des lettres de leur fondateur en
amputant le contexte qui est favorable à la colonisation.
Par exemple, dans la correspondance de Mgr Bessieux,
publiée en 2007, le Père Gérard Morel cite certains
passages d’une lettre du 4 mai 1845 où le Père Libermann parle des enfants accueillis par les missionnaires :
« Là on les instruira plus solidement, on leur fera
prendre peu à peu les mœurs européennes quand ils seront
assez développés pour qu’on puisse juger de leurs capacités, on en choisira quelques-uns pour les études, et aux
autres, on apprendra l’agriculture et les arts et métiers. »
Il ajoute en note : « Cette phrase [ « on leur fera
prendre peu à peu les mœurs européennes » ], sortie de
son contexte, trahit la pensée de Libermann. Cette pensée
est mieux exprimée, quelques lignes plus loin » ! Donc
selon lui, Libermann trahit Libermann ! Et le Père
Morel omet les lignes suivantes montrant que le Père
Libermann était favorable à la colonisation française,
malgré ses défauts :
« Dites-moi quelle est votre position au milieu des
Français, vos rapports avec les agents du pouvoir ? N’êtesvous pas peut-être un peu trop sévère, trop tenace ? Ne
manquez-vous pas de mettre les formes convenables dans
vos rapports avec eux ? Usez toujours de douceur, de
charité, de condescendance avec tout le monde, agissez
avec politesse, avec bienveillance, avec prévenance. Vous
les verriez commettre des péchés très graves et vous vous
fâcheriez ? Cela ne serait pas très bien. Imitez notre bon
Maître qui était si doux envers les pécheurs ; faites-vous
No 152 - P. 19
tout à tous et supportez tous les défauts de tous sans
aigreur et sans raideur. Vous savez que c’est une règle
générale que tous nos missionnaires doivent observer et
qu’ils observent en effet par la miséricorde de Dieu. »
Le passage qui suit convient aux spiritains, car il
traduit, selon eux, la véritable pensée de Libermann,
parce qu’elle va dans le sens de l’inculturation et de
l’éloignement de l’Europe, alors qu’il s’agit seulement de
se faire proche d’eux, comme fera le Père de Foucauld
ou bien le Père de Brébeuf au Canada séjournant au
milieu des Indiens pour apprendre comment survivre :
« Faites-vous aux mœurs et aux habitudes de tous et
ne cherchez pas à ce que l’on se range selon vos goûts
et vos habitudes. Ceux qui sont en rapports de salut avec
les hommes, doivent savoir se plier à tout ; sans cela ils
se brisent ou ils brisent les autres. Vous savez que votre
caractère est un peu difficile par rapport à ces choses.
Priez la charité divine de se communiquer à vous, afin
de réformer ce qu’il y a de défectueux en vous, afin que
votre caractère ne nuise pas au bien de nos pauvres Noirs
par les oppositions qu’il susciterait. »
De nouveau, le Père Morel omet le passage suivant :
«  S oyez bien avec les autorités, c’est la volonté de
Dieu, et le bien des âmes l’exige ; favorisez leurs desseins,
­p rêtez-leur votre secours, tant que ces desseins restent
dans les limites de la justice et de la vérité, et qu’ils
ne sont pas opposés à la propagation de la Foi et des
bonnes mœurs. »
Donc il faut participer à la politique coloniale,
vérité que les missionnaires actuels ne supportent plus !
Enfin, il conserve ce qui suit, qu’il sollicite dans
son sens :
« Prenez garde cependant, et ne sortez pas de la sphère
d’un ministre du saint Évangile. Il ne faut pas que les
peuples considèrent en vous l’agent politique du Gouvernement français, mais qu’on ne voie en vous que le prêtre
du Très - Haut et le docteur de la vérité. » Et le Père
Bessieux expliquera dans une lettre du 30 avril 1848
au Père Libermann que «  l es Noirs lui ont exprimé des
soupçons que les missionnaires ne soient les émissaires
du Gouvernement qui désire s’emparer du pays. Ce sont
les marabouts qui soufflent ces idées. » Mgr ­Bessieux
préconise alors ce qui n’est qu’une tactique et non
une hostilité à la colonisation : « Il importe grandement,
je crois, tant au bien de la Mission qu’à l’intérêt de la
France que le Gouvernement fasse semblant de n’être pour
rien dans notre œuvre. Bientôt, quand la civilisation et
l’instruction auront fait apprécier aux peuples les biens
inestimables que la religion aura apportés par l’intermédiaire de la France, quand les arts et l’industrie leur
auront procuré le bien-être, ils seront bien aises alors
d’avoir avec la France les relations commerciales que
leurs travaux auront rendues nécessaires. Ainsi la France
ne tardera pas à recueillir les fruits que lui apportera
cette portion de l’Afrique, abandonnée d’abord aux soins
des missionnaires. »
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On voit donc que tout l’art des historiens actuels
est de citer des passages des lettres de façon éparpillées dans leurs ouvrages pour faire accroire que le
Père Libermann est de leur idéologie.
Mais dans une autre lettre, qu’ils ne citent pas,
les choses sont sans équivoque. Or, elle date d’après les
instructions de 1845 et après son mémoire d’août 1846 :
«  Cette mission ne consiste pas seulement dans
la parole de la foi que nous avons à annoncer, mais
dans l’initiation des peuples à notre civilisation européenne. La foi, la morale des chrétiens, l’instruction,
la connaissance de l’agriculture, des arts mécaniques,
se prêteront un secours mutuel, et se propageant et
se perfectionnant peu à peu sur les côtes d’Afrique,
amèneront enfin les peuples noirs à prendre part aux
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pas de soupçons, de défiance, d’opposition entre eux et
vous. Il y en aura qui seront portés à se défier des
prêtres ; agissez envers eux avec franchise, simplicité,
confiance et douceur. Tâchez de les gagner. Vous vous
épargnerez beaucoup de tracasseries, et vous aurez une
plus grande liberté pour votre ministère, si vous êtes bien
avec l’autorité civile. Il faut sacrifier l’amour propre à la
gloire de Dieu et au salut des âmes. »
Cependant, chez certains missionnaires amis du Père
Libermann, la découverte des instructions de 1659
a produit une autre doctrine missionnaire qu’il faut
distinguer de celle du Père Libermann parce qu’elle
les a conduits à des aberrations. Elles pourraient bien
expliquer l’anticolonialisme actuel des missionnaires
qui auraient pourtant dû en tirer d’autres leçons.
bienfaits du christianisme, aux mœurs et à la civilisation des peuples d’ Europe . »
( Lettre du 19 octobre
1846 à M. de Saint-Antoine, ND 8 , p. 317-318 )
Voilà qui est très clair et qui condamne les spiritains opposés, encore aujourd’hui, à la colonisation
française.
Citons aussi un passage d’une thèse de doctorat de Michel Assoumou Nsi, où sont mentionnées
des instructions du Père Libermann retrouvées aux
“ Archives nationales du Gabon ”, instructions plus
précises encore en faveur de la colonisation française :
« Vous seconderez en tout temps l’œuvre de l’administration
coloniale chaque fois que votre conscience vous le recommandera. Nous aussi avons le devoir d’implanter la culture
et la civilisation française chez ces peuples d’Afrique. »
( L’Église catholique au Gabon, de l’entreprise
missionnaire à la mise en place d’une église locale ,
février 2011, Université de Pau)
NÉCESSAIRE SOUTIEN DE LA MARINE
ET DE L’ADMINISTRATION FRANÇAISES .
Le Père Libermann avait dès le début insisté à
temps et à contretemps pour que ses missionnaires
s’entendent avec l’administration coloniale. Dans une
lettre écrite en novembre 1843 aux premiers missionnaires envoyés sous les ordres de Mgr Barron, jointe
à l’accord passé avec le gouvernement, on peut lire :
« Je vous supplie très instamment et par les entrailles
de la charité de Jésus-Christ, notre adorable Maître, de
conserver la paix et la bonne intelligence avec les commandants des comptoirs et avec les autres principaux
agents du ministre.
«  Ayez bonne amitié avec eux : le bien de la Mission
et le salut d’un grand nombre d’âmes en dépendent. Favorisez leurs vues, tant qu’elles ne seront pas opposées aux
intérêts de Dieu et à la voix intérieure de votre conscience.
Supportez leurs défauts avec patience et ne vous irritez ni
de leur incrédulité, ni de leur irréligion, ni même de leurs
mauvaises dispositions à votre égard ; n’ayez pas l’air de
vous en apercevoir.
«  P renez surtout si bien vos mesures, qu’il ne s’élève
MGR BENOÎT TRUFFET, U N V R A I
PR ÉCURSEUR DE VATICA N I I
Le Père Libermann cherchait toujours quelqu’un
pour remplacer Mgr Barron au vicariat apostolique
des Deux Guinées. L’abbé Truffet, Savoyard et prêtre
depuis douze ans, entra dans la congrégation le 6 janvier 1846, et ses qualités attirèrent l’attention du
Père Libermann qui le proposa comme candidat à la
congrégation de la Propagande. L’abbé Truffet recevra
sa nomination le jour de ses vœux, un an seulement
après son entrée dans la congrégation ! Sacré évêque
à Notre-Dame des Victoires, Montalembert assistant à
la cérémonie, il partit pour la Guinée le 15 avril 1847.
SON HOSTILITÉ À LA COLONISATION FRANÇAISE .
Avant de quitter la France, Mgr Truffet écrivit au
Conseil central de la Propagation de la Foi, à Paris :
«  Nous n’allons pas établir en Afrique l’Italie, la
France ou une autre contrée de l’Europe, mais uniquement
la sainte Église catholique, en dehors de toute nationalité
et de tout système humain. » On est surpris de trouver
déjà de telles idées au milieu du dix-neuvième siècle !
« Malgré de bonnes dispositions apparentes, une visite
de courtoisie au ministre de la Marine, le jeune évêque
souhaitait par-dessus tout protéger son vicariat contre
toute ingérence de l’administration. Il ne s’en ouvrit,
semble-t-il, jamais à Libermann, mais il en parlait souvent
et longuement avec la communauté de Dakar, qui après
sa mort, se fit l’écho de ses préoccupations. » ( Paul
Coulon, Libermann , p. 861 ) Les missionnaires suivirent ses directives et Monsieur Arragon, bouillant spiritain qui donnera bien du fil à retordre au
Père Libermann, écrivit au ministère que les missionnaires refusaient tout appointement, mais qu’ils
accepteraient bien une aumône du gouvernement  !
L’insolence de la lettre indisposa le gouvernement.
Mgr Bessieux ne mâchait pas ses mots : « À quoi
peut conduire ce beau plan qu’on ne veut plus rien de
France ? plus d’Europe ? On n’est plus Français, mais
Africain et purement. Mais quel titre présenter pour obtenir
Juin 2015
un passage quelconque à bord des navires de guerre ? Il
en faudrait écrire au ministère : quelles misères ! Quelles
longueurs ! voilà cependant où nous allions avec tous les
beaux plans de liberté ! »
En une autre occasion, lors de l’inauguration d’une
église construite par le Père Briot, le commandant
Brisset très heureux d’être invité vint avec un piquet
de soldats amenés du Sénégal, dont des musulmans.
Le Père Briot refusa de les admettre et se brouilla
avec le commandant qui pourtant s’entendait parfaitement avec le Père Bessieux, mais ce dernier était en
France et ce furent les instructions de Mgr Truffet qui
prévalurent ! Le Père Libermann dut consulter l’abbé
des Genettes : le saint prêtre confirma que la discipline excluant les païens des églises était une coutume
désuète. Le Père Libermann désavoua la conduite du
Père Briot et lui recommanda de s’entendre à l’avenir
avec les commandants.
Le Père Libermann pensait que Truffet serait arrivé
à une rupture avec la France, ce qui se serait traduit
par une perte de 25 000 FF pour la mission, fait d’autant plus grave qu’à la suite de la révolution de juillet
les ressources de la Propagation de la Foi étaient
presque taries, et cette hostilité de Truffet aurait
fait considérer les missionnaires comme des ennemis
du gouvernement. Libermann y voyait la ruine de
la mission alors qu’à son avis, rien ne justifiait les
inquiétudes de Truffet.
UN CLERGÉ INDIGÈNE INDÉPENDANT
ET SANS FORMATION .
Dès son arrivée, Mgr Truffet publia des instructions à ses missionnaires leur imposant des méthodes
détachant les enfants de la France, dans l’esprit des
instructions de 1659 : « Ils apprendront à ces enfants la
langue latine combinée avec leur idiome maternel (...). Les
missionnaires n’oublieront jamais qu’ils sont venus établir
le règne de Dieu et de l’Église et non les idées et les
usages de l’Europe. »
Il refusait que les enfants “ destinés au sacerdoce ”
apprennent le français pour ne pas les mettre en
contact avec les colons certes très corrompus, mais
aussi pour qu’ils aient le moins possible de contact...
avec les missionnaires français ! Pourquoi ?
« Le commerce trop fréquent avec eux pourrait avoir
pour résultat d’inspirer aux missionnaires eux-mêmes moins
de respect pour l’indépendance des enfants (sic) ; ils leurs
commanderaient de petites choses d’abord, puis en exigeraient des services puis finiraient par les regarder comme
des serviteurs, conduite qui serait triplement funeste en ce
qu’elle tiendrait les enfants dans un état d’humiliation qui
les empêcherait de s’estimer comme doivent le faire des
aspirants au sacerdoce ( sic ), en ce qu’elle éloignerait les
parents de donner leurs enfants ; en ce qu’elle tiendrait à
tenir le clergé indigène dans un état d’infériorité relativement au clergé européen, ce qui est contraire aux pres-
No 152 - P. 21
criptions de la Propagande. » Avec de tels principes, nul
doute que Mgr Truffet aurait formé un clergé indigène
plein d’orgueil et refusant de travailler ! Il contrevenait
lui-même aux recommandations de la Propagande.
En effet, l’instruction Neminem Profecto de 1845
avait prescrit « de fonder des séminaires, dans lesquels
les jeunes aspirants au sacerdoce seront longuement et
soigneusement formés et initiés aux sciences sacrées ». Or,
Mgr Truffet avait baptisé “ petit séminaire ” un embryon
d’école primaire, dans sa précipitation à appliquer les
directives de Grégoire XVI sur le clergé indigène. Mgr
Bessieux, reprenant la mission après la mort de Truffet,
écrira au Père Libermann : « Dans la maison appelée petit
séminaire sont onze enfants : deux grebo, deux serer, sept
wolof ( il s’agit des différentes peuplades de la région ).
Quelques-uns sont à l’ A. B. C. Voilà les séminaristes qui
doivent être prêtres. On les a nourris dans cette pensée
jusqu’ici : comme si la maison qui les loge faisait les vocations ! Le petit séminaire ne sera tel que quand il réunira
dans son sein les enfants choisis dans les écoles primaires
et qu’on aura jugés capables, et par leur sagesse et par
leurs talents, d’aspirer à l’état ecclésiastique. Il n’ y a aujourd’hui qu’une école primaire ! »
UN NOUVEAU MATTEO RICCI, POUR LES MUSULMANS !
Plus grave : lorsque Mgr Bessieux prit la suite de
Mgr Truffet, il eut la mauvaise surprise de découvrir, comme le dominicain Moralès enquêtant sur les
jésuites en Chine, l’étrange conduite du Vicaire apostolique avec les marabouts musulmans dont il fit un
rapport au Père Libermann :
« Dans l’enseignement du peuple mahométan, Monseigneur a défendu de dis­c uter ; le principe me paraît bon ;
c’est la méthode la plus utile : instruire sans discuter. Mais
avec les marabouts qui font des objections, leur dire qu’il
faut prier, que Dieu leur fera connaître la lumière intérieure, ne leur dire jamais que leur religion est mauvaise
de crainte de les blesser, leur dire ce qu’il y a de bon dans
leur religion, sans attaquer fortement ce qu’il y a de mauvais, c’est, me semble-t-il, une charité mal entendue. Dire
qu’on ne vient pas changer la religion, mais la compléter,
c’est une erreur funeste, enfantée par un excès de ménagement. Les missionnaires passent pour des ignorants, quand
le chef a écrit de telles paroles. Comment donc venez-vous
compléter ce que l’Église, au jour du baptême, ordonne de
rejeter avec horreur : Abhoresce mahumeticam ! » “ Avoir
en ­horreur l’islam ” : formule que les catéchumènes
devaient ­prononcer avant leur baptême dans les missions.
Pire encore : Mgr Truffet tomba dans les mêmes
erreurs que Matteo Ricci en Chine, en composant un
catéchisme en langue wolof après seulement six mois
d’étude ! Mgr Bessieux, qui l’avait fait avant lui pour
la langue pongwé, savait de quoi il parlait en écrivant
au Père Libermann : « Quel que soit le talent de l’auteur,
il n’offre guère de garanties dans les expressions, étant fait
avec un interprète mahométan ! J’en défendis l’enseigne-
Juin 2015
ment (...). Hier au soir, en soupant, Soleiman ( l’interprète
en question ), qui était avec nous, nous donna des explications sur quelques mots employés dans le catéchisme. Il a
dicté à Monseigneur : pour le mystère de la Trinité, on a
employé Leukale qu’on a jugé technique. J’en ai demandé
l’explication : “ Supposez, m’a dit ­Soleiman, Monseigneur,
Monsieur Warlop et le frère Siméon. Monseigneur plus
grand, premier ; Monsieur Warlop avant le frère Siméon,
mais tous trois venir ici avec même intention ; ainsi le
Père plus vieux que le Fils, Saint-Esprit, lui, plus petit ;
­c ependant la même chose : voilà Leukale, Trinité. Trois
verres liés ensemble, même paquet : Leukale. Fourchette
à trois pointes : voilà encore Leukale » !
MORT DE MGR TRUFFET.
L’article 7 des instructions de Mgr Truffet à ses
missionnaires leur défendait de parler des affaires
de la mission au Père Libermann qui avait pourtant
signé avec lui une convention laissant de fait l’administration de la mission au Vicaire apostolique, mais
pas les affaires internes de la communauté. Truffet
ne respecta pas cet accord et se prétendit supérieur
religieux. Or il imposa un régime alimentaire de
trappiste aux missionnaires. Les conséquences furent
immédiates  : il mit en danger sa vie et celle de
ses missionnaires qui tombèrent malades. Lorsqu’il
consentit enfin à faire appeler un médecin, il était
trop tard pour lui. Pourtant, l’amiral Baudin précise
que son bateau mouillait en face de la mission...
Mgr Truffet mourut le 22 novembre 1847, de ses
propres erreurs. Le jugement de l’amiral Baudin fut
impitoyable, parlant du « peu de jugement ou, tranchons
le mot, d’intelligence du chef supérieur de cette mission
qui vient de mourir. »
Douze ans plus tard, Mgr de Marion-Bresillac
mourra à Freetown en Sierra Leone, pour la même
raison : son opposition à toute assistance de l’administration française. L’amiral Bouët-Willaumez, ami de
Mgr Bessieux, écrira au Père Planque, successeur du
Père de Marion-Bresillac :
« Déplorable chose, monsieur l’Abbé, d’envoyer des
hommes précieux mourir sans fruit sur le point le plus
inhospitalier d’une côte déjà si meurtrière ! Pourquoi ne
pas vous adresser aux hommes qui connaissent, aux
officiers de marine qui aiment et estiment les missionnaires et qui vous auraient dit tout le danger ?
Pour moi, je ne consentirais jamais à débarquer à Sierra
Leone des missionnaires pour y demeurer toute l’année : on
ne peut sans une mort certaine y faire sa résidence fixe. »
Cet avertissement aurait pu être adressé à Mgr Truffet...
Les vrais disciples du Père Libermann continueront son œuvre en favorisant la colonisation française.
Mgr Bessieux entrera pleinement dans les vues de son
supérieur et par sa correspondance informera fidèlement le Père Libermann qui tiendra compte de ses
avis et de son expérience.
No 152 - P. 22
MGR BESSIEUX, HÉROÏQUE MISSIONNA IR E,
V R A I DISCIPLE DU PÈR E LIBER M A NN
En restant au Gabon après la mort des huit autres
missionnaires en 1844, Mgr Bessieux avait pris une
décision héroïque et historique : c’est à lui qu’on doit
l’ouverture de l’Afrique à la mission et à la colonisation françaises. En effet, au dix-neuvième siècle, au
sud du Sénégal, en dehors des côtes, l’Afrique était
totalement inconnue. Elle était divisée en deux régions
aux limites imprécises : la Guinée supérieure ou septentrionale, qui s’étendait du Sénégal jusqu’au Congo
et la Guinée inférieure ou méridionale, qui comprenait
le Congo. Le Gabon faisait partie de la Guinée supérieure, c’est là que s’établit le Père Bessieux, dans un
lieu situé près du Fort d’Aumale qu’il appela Mission
Sainte-Marie du Gabon.
«  M e voici dans le sixième mois de mon séjour au Gabon.
Je n’ai rien reçu depuis notre arrivée en Afrique. Monseigneur ne m’a donné aucune nouvelle, aucun ordre. Je n’ai
que la bonté de Dieu qui me console et me for­t ifie (...).
J’agis, mon Père, comme si j’étais sûr que vous me devez
laisser toujours ici et que bientôt je verrai de zélés missionnaires encourager et soutenir nos pas languissants. Le
pays ici n’est pas malsain, personne n’est mort au poste...
nous retirer après un premier essai malheureux, ce serait,
il me semble, manquer à Dieu et à ces pauvres peuples... »
Mgr Bessieux passa ainsi deux ans sans recevoir de lettre alors qu’il ne cessait d’écrire au Père
Libermann. Celui-ci avait pourtant bien écrit, mais
les lettres s’étaient perdues ! Quand il reçut enfin des
nouvelles, ce fut une joie immense.
Au début, il vécut dans des conditions misérables :
« La maison où habite Monsieur Bessieux est une mauvaise case, moins belle et moins habitable que celles du
pays. C’est un rez-de-chaussée bas, divisé en cinq petits
appartements, mais le pire c’est qu’elle fait de l’eau
comme un panier. Voilà sa demeure pendant près de deux
ans... Il est placé dans l’endroit le plus malsain de bien
loin à la ronde, un marigot entoure la maison. Des millions de moustiques vous dévorent, il y en a de gros et de
petits comme la poussière. »
Lorsque le Père Libermann apprendra la mort de
Mgr Truffet, il reconnut que le seul missionnaire
capable de lui succéder était le Père Bessieux. Il fut
choisi parce que, seul survivant de la première expédition, il était humble et vertueux et entretenait les
meilleures relations avec les autorités. « Sans jamais
manquer à la charité, il a toujours eu le mérite de dire la
vérité sur les personnes et les événements, avec toujours
pour premier souci, la réussite de la grande entreprise de
l’évangélisation du vaste Vicariat apostolique des Deux
Guinées. » ( Michel Assoumou Nsi, op. cit. )
Ainsi, Mgr Bessieux eut un jugement des plus justes
lorsqu’il écrivit au Père Libermann au sujet des plans
de son prédécesseur : «  J e n’approuve nullement les plans
formés par Monseigneur. J’approuve son esprit qui condui-
Juin 2015
No 152 - P. 23
sait tout par la foi, la pauvreté, la confiance en Dieu, la
misère, mais sa manière de voir le gouvernement n’était pas
raisonnable. Il s’est trompé, je ne crains pas de le dire. »
Mgr Kobès lui fut donné comme coadjuteur pour
ses qualités administratives et son sens de l’ordre,
dont Mgr Bessieux était dépourvu !
Par sa collaboration avec l’administration française,
Mgr Bessieux sauva la mission. « Le gouvernement est
l’instrument dont la Divine Providence veut se servir pour
nous aider à planter la religion en Afrique ; que nous
importent ses intentions ? Ne jugeons pas sa politique ;
occupons-nous de l’œuvre de Dieu et sachons l’intéresser
à notre œuvre et l’associer à nos intérêts religieux ! »
(Lettre du 19 février 1848 au Père Libermann)
Quelques jours plus tard, la monarchie de juillet
était renversée. Mgr Bessieux n’en continua pas moins
son heureuse concertation avec l’administration. En
témoigne une lettre du gouverneur du Sénégal :
« S’il était possible que l’autorité (de la mission) fût
définitivement confiée à celui qui l’exerce si bien (Mgr
Bessieux) et qu’on put lui donner le titre d’évêque je ne
désespère pas autant de la Mission. J’ai connu longtemps
Monsieur Bessieux au Gabon, c’est un homme dévoué,
tolérant, cependant pas encore autant qu’il conviendrait
(sic) et d’un zèle infatigable. »
De retour en France pour refaire sa santé, il en
profite pour rencontrer mère Émilie de Villeneuve,
fondatrice des Sœurs de l’Immaculée Conception de
Castres, dites les Sœurs bleues, canonisée par le pape
François le 17 mai 2015. Elle accepte d’envoyer des
Sœurs bleues au Gabon et, le 19 février 1849, Mgr
Bessieux s’embarque avec les premières religieuses. Leur
couvent sera construit par l’administration coloniale.
Le travail manuel n’étant pas en honneur chez
les Noirs, Mgr Bessieux donna l’exemple : il voulait
supplanter les missionnaires américains qui, disposant
de fonds considérables, avaient une mission florissante
et réussissaient à faire travailler les Noirs dans leurs
plantations. Il se préoccupa de stabiliser les populations qui étaient surtout adonnées au commerce, en
initiant les plantations de coton. Il va aussi pallier
la famine qui sévira en 1857. Le 15 janvier 1873,
arrivaient par le paquebot anglais, les naturalistes
français Marche et Compiègne, qui furent hébergés
un temps à Sainte-Marie. Comparant les missionnaires
de ­Bessieux aux moines défricheurs et bâtisseurs du
dixième siècle, le marquis de Compiègne ne cache
pas son admiration pour l’œuvre accomplie, « la plus
florissante au point de vue de toutes les missions établies
sur la côte d’Afrique », louant les potagers, « les vastes
jardins remplis des fruits les plus rares », insistant sur
l’élevage qui « en dehors de cet établissement fait absolument défaut dans cette colonie ».
Dans son journal de voyage, il raconte l’émotion
qu’il ressentit lorsqu’allant rendre visite à Mgr Bessieux, on lui dit que Monseigneur était en brousse
en train de travailler : « L’évêque vint, tout couvert de
sueur et de poussière, mais avec une distinction suprême.
À l’heure qu’il est, Mgr Bessieux est au Gabon, fait sans
exemple pour un Blanc, depuis trente ans. Épuisé par
l’âge et la fatigue, il n’est que l’ombre de lui-même, mais
quand on lui parle de ses fleurs, de ses fruits, de ses
arbres, il se ranime et semble revivre le passé. »
Et lorsque le gouvernement français voudra abandonner le Gabon à l’Angleterre en échange de la
Gambie, le Père Bessieux s’y opposera avec une telle
détermination qu’il obtiendra gain de cause.
Ce grand dévot du Très Saint Cœur de Marie
mourut le 30 avril 1876, un an après sa rencontre
avec Savorgnan de Brazza qui venait d’entreprendre
l’exploration du Haut Ogooué.
POUR LA « NOUVELLE ÉVANGÉLISATION » :
LA DOCTRINE MISSIONNAIRE DU PÈRE LIBERMANN
Le Père Libermann n’avait pas le dogmatisme d’un Truffet ou d’un Luquet. Selon sainte Émilie de
Villeneuve, « il ne tenait pas à ses idées », son humilité le prédisposait à prendre les bonnes décisions dans
les situations difficiles. Si le Père Libermann a paru adopter certaines erreurs, c’est à cause de certains de
ses missionnaires ou de ses amis, mais il a corrigé son jugement en fonction des retours d’expérience venant
d’autres missionnaires au jugement plus sûr. Ainsi apprenant de Mgr Bessieux les circonstances de la mort
de Mgr Truffet le 22 novembre 1847, il nuança la fameuse phrase : « Faites-vous nègres avec les nègres », qu’il
avait écrite quelques jours auparavant, le 19 novembre 1847 à sa communauté de Dakar, en ordonnant aux
missionnaires de se nourrir correctement, car les missionnaires ne pouvaient pas adopter le mode de vie des
Noirs sans compromettre leur santé et donc leur mission. C’est à ce réalisme que notre Père souhaite ramener
l’Église par un concile Vatican III, loin de toute utopie. Dans la CRC n o 56 de mai 1972 reproduite dans P r é pa r e r
V at i c a n   III , p. 149 -174, notre Père décrit la crise dont souffre aujourd’hui les missions et il est étonnant de
constater que les idées fausses qu’il dénonce dans le concile Vatican  II étaient déjà présentes au milieu du
dix- neuvième siècle, prêtes à être exploitées par des utopistes et des démagogues : Vatican II n’a rien inventé !
L’ HÉRÉSIE DE LA “ KÉNOSE ”.
Mgr Truffet ou Mgr de Marion-Bresillac sont bien
les précurseurs de cette erreur que les progressistes
transformeront au vingtième siècle en hérésie, la
“ kénose ”, dénoncée par notre Père : « Il est séduisant
de trouver dans l’Incarnation du Verbe un modèle de la
Juin 2015
manière vraiment évangélique dont l’ Église doit épouser
la mentalité et les mœurs des peuples où elle s’implante,
encore que l’ analogie soit lointaine et d’ une application
délicate. Mais cette théologie mys­t ique ne doit pas servir
de paravent à des passions révolutionnaires et des vues
utopiques, toutes destinées à flatter l’ orgueil des
païens au lieu de les convertir, selon lesquelles il
n’ y aurait plus de missions que dans le reniement par
l’Église de ses attaches européennes et la rupture de sa
tradition romaine. »
« La “ philanthropie ” divine dont parle saint Paul
( Tt 3, 4 ) n’a rien à voir avec l’hérésie de la “ kénose ”
selon laquelle le Verbe se serait dépouillé de sa divinité
pour être homme seulement, comme nous. Parallèlement,
l’adoption d’un peuple par les missionnaires ne passe pas
forcément, pas du tout, par leur détestation du monde
civilisé dont ils viennent. Jésus n’a manifesté ni “ culte
de l’homme ” ni mépris de Dieu. On ne construit pas
l’Église sur l’exaltation de toute négritude dans le mépris
masochiste de l’homme blanc ! »
Les missionnaires ne peuvent pas se maintenir
en dénigrant et en se dépouillant de la civilisation
européenne, car les peuples de couleur en tirent
les conséquences : « Dans la période intermédiaire de
la décolonisation, l’Église s’est flattée de “ passer aux
barbares ” et, elle seule, de survivre au rejet de l’Occident par la vertu de son “ catholicisme ”, de son
universelle fraternité évangélique. Mais le mouvement de
bascule a continué sur sa lancée. Les peuples de couleur
ont chassé les Blancs. Ils se prétendent maintenant plus
civilisés que leurs anciens maîtres. Rien ne vaut de ce qui
vient d’ailleurs, et le missionnaire, par définition, vient
toujours d’ailleurs ! Comment le christianisme pourrait-il
renier ses origines ? »
L’ EUROPE, C’ EST L’ ÉGLISE, C’ EST LA CHRÉTIENTÉ !
Notre Père remarque que tout est et reste européen. Surtout les idées subversives contre l’Europe  !
« Chrétien ou communiste, le monde entier est digéré
par l’Europe : soutane ou bleu de chauffe, vin ou cocacola, les idées et les modes occidentales subsisteront bientôt
seules. Tout le reste tombe au niveau du folklore. L’Église,
en y faisant retour pour se “ déseuropéiser ”, travaillerait
à sa perte : c’est son européisme premier, privilégié, qui
est son meilleur atout naturel pour demain... À vrai dire,
l’Europe c’est elle ! »
Comme le Père Libermann, notre Père prévoit que
le concile Vatican  III de nos espérances reviendra à
« l’évangélisation sur les bases de l’effort séculaire, à partir
de la Chrétienté et en jonction avec son œuvre civilisatrice. »
Mais notre Père y ajoute sa doctrine de Contre-­
Réforme : « Foi et réalisme vont de pair, à l’encontre des
hésitations actuelles de Vatican II sur la foi et sur tant de
ses bienfaits temporels, au bénéfice de l’utopie... Tant que
l’Église condamnera la Chrétienté qui est son propre fruit,
elle ne portera aucun fruit chez les païens. “ Cherchez le
Royaume de Dieu et sa Justice, le reste vous sera donné
No 152 - P. 24
par surcroît. ” ( Mt 6, 33 ) Il faut que l’Église puisse dire
à tous les peuples païens : voyez la Chrétienté, voyez ces
peuples qui ont reçu l’Évangile, et admirez les bienfaits
qu’ils en ont reçus ! »
« La Mission ne pourra jamais se fonder que sur la
réussite de la Chrétienté et à partir de celle-ci comme de
son unique, sa nécessaire et incomparable base de départ.
À l’encontre de l’orgueil humain, Vatican  III dira aux
Occidentaux : Vous n’êtes grands que par le Christ et
l’Église qui vous ont faits ce que vous êtes. Et elle dira
à tous les autres peuples : Votre salut passe par votre
soumission à cette admirable Chrétienté séculaire, romaine,
latine, européenne, occidentale, qui détient tous les trésors
du Ciel et de la terre pour vous les communiquer. »
DE L’ INDIGÉNISATION PRÉMATURÉE DU CLERGÉ ...
L’exaltation du clergé indigène selon Mgr Luquet
et Mgr Truffet sera portée à son comble par les papes
Benoît  XV et Pie  XI, et se doublera d’une détestation
des ordres missionnaires français qu’ils s’efforceront
de contrôler en déplaçant toutes les maisons-mères à
Rome, y compris l’Œuvre ( française ) de la Propagation de la Foi qui avait bien résisté aux tentatives de
Léon  XIII.
Le concile Vatican  II a confié la mission à tous,
c’est-à-dire à personne et abandonna le missionnaire qui « sera invité avant tout à “ se dépouiller de
lui-même ”, à s’écraser et à disparaître devant le clergé
autochtone qui, au contraire, n’aura qu’à laisser parler
en lui la nature, la culture antérieure au colonialisme, le
vieux fonds païen, pour “ incarner le Christ ” ».
Le Concile a rêvé « d’un merveilleux clergé autochtone qui, de son propre fonds et libéré de l’odieuse tutelle
des Blancs, aura toutes capacités et devra faire preuve de
toutes les vertus. On édicte d’admirables lois de perfection
en tous genres pour les ( derniers ) missionnaires : Blancs
au service des Noirs, des Jaunes et des Rouges, par
racisme inversé. »
Et l’échec est aujourd’hui retentissant :
« Visiblement, la chute vertigineuse des Missions catholiques s’en est suivie. Elle trouve dans le Concile sa
cause adéquate et proportionnée. Certes, les difficultés
étaient antérieures ; les solutions mauvaises étaient
déjà préconisées et mises en œuvre en bien des
endroits. Mais le Concile les adopta toutes et les pro-
mulgua avec l’autorité souveraine qui lui est et lui reste
encore ( bien à tort ) reconnue. »
... À LA NÉCESSITÉ DES INSTITUTS MISSIONNAIRES .
Il n’empêche que « pour longtemps encore, le missionnaire sera l’aventurier du Bon Dieu, l’explorateur,
l’homme fort qui a tout donné, prêt au martyre. Les
utopies sur la mutation du monde moderne sortent de
bureaux parisiens, elles ignorent la réalité du tiers monde.
À celui-ci, il faut des spécialistes...
« La nouveauté est que ce missionnaire même sera d’autant plus utile et efficace qu’il aura une forte culture scien-
Juin 2015
No 152 - P. 25
tifique, philosophique et théo­l ogique, pour préserver sa neuve
chrétienté de l’invasion des idées européennes subversives,
dont le prosélytisme est im­p ressionnant et rivalise à l’aide
de moyens formidables avec sa propagande chrétienne. »
« Les instituts missionnaires resteront longtemps encore
le plus parfait, le plus nécessaire des instruments des
Missions. Quand la bouffée d’orgueil qui enivre les peuples
les aura menés aux catastrophes, l’humilité reviendra (...).
Pour des dizaines d’années et plus, le cadre des jeunes
Églises restera celui des instituts missionnaires, même si
la hiérarchie est prématurément autochtone. »
Les Pères du Saint-Esprit ont donc encore de
beaux jours devant eux, à condition de renoncer à
leurs chimères.
MAIS AVANT TOUT, RESTAURER LA FOI DANS L’ ÉGLISE !
« L’un des meilleurs signes de la vitalité de l’Église,
c’est son élan missionnaire. On ne donne que ce qu’on
possède avec surabondance, on ne persuade les autres que
de ce dont on est soi-même pleinement convaincu et très
satisfait. Parce que la vraie religion est plénitude de grâce
et de vérité, elle doit faire le bonheur spirituel et même
la prospérité temporelle des peuples qui l’ont adoptée dans
leur généralité. Il est plus que naturel, il est nécessaire et
idéal que la christianisation des personnes privées s’achève
en christianisation de la société comme telle, produisant
une différenciation croissante, tant politique que religieuse,
entre la Chrétienté royaume du Christ, et le monde païen,
royaume de Satan. Dès lors, les pays chrétiens, fervents
et prospères, se feront par leurs élites les propagandistes
et diffuseurs, les “ missionnaires ”, de cette Voie, de cette
Vérité, de cette Vie. »
Mais pour cela, l’œuvre de Contre-Réforme est
indispensable : « Gardons la foi, proclamons la foi. Gardons
le sens des réalités historiques et respectons - les.
L’avenir des Missions dans notre monde difficile en dépend. »
CONCLUSION :
RÉVOLUTION DE 1848 ET ABOLITION DE L ’ ESCLAVAGE
U NE LETTR E DÉCONCERTA NTE
Le 20 mars 1848, le Père Libermann écrivait à un
candidat souhaitant entrer dans la Congrégation une
lettre qui pourrait nous paraître très déconcertante :
« Vous me demandez ce que je pense de notre révolution. Je pense que c’est un acte de justice que Dieu a
exercé contre la dynastie déchue, parce qu’elle a plutôt
cherché son propre établissement que le bien du peuple
qui lui était confié (...). Les Bourbons de la branche aînée
ont déjà mérité d’être châtiés pour leurs infidélités. Ils ont
vendu l’Église par faiblesse ; la branche cadette l’a livrée
par prévarication. Je croirais que Louis  XVI a été puni
pour l’orgueil de Louis  XIV et la conduite de Louis  XV.
Ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour subjuguer l’Église de Dieu et pour accabler leur peuple, le
premier par des maux temporels, et le second par des
maux moraux (...). Cet acte de justice atteint tous les
souverains d’Europe. Tous, par leurs orgueilleuses prétentions voulaient s’élever au-dessus de Dieu ; tous traitaient
l’Église comme une esclave ; tous aussi aggravaient les
maux des peuples et ils ne craignaient pas de les démoraliser pour consolider leur pouvoir et pour s’acheminer de
plus en plus vers l’absolutisme ou s’ y affermir (...).
« Vouloir se cramponner au vieux temps, et rester dans
les habitudes et l’esprit qui régnaient alors, c’est rendre
nos efforts nuls, et l’ennemi se fortifiera dans l’ordre
nouveau. Embrassons donc avec franchise et simplicité
l’ordre nouveau et apportons-y l’esprit de l’Évangile, nous
sanctifierons le monde, et le monde s’attachera à nous. »
On trouve ici une pensée tout à fait parallèle à
celle de Mgr Freppel à la même époque. ­Alsacien
comme lui, l’abbé Freppel fut formé au même sémi-
naire de Strasbourg quelques années après. Frère
Pascal montre comment « l’abbé Freppel était pleinement acquis au nouveau régime et s’il faut en croire
certains souvenirs d’élèves, il ne se serait même pas
montré défavorable à 1789, qu’il acceptait comme préparation aux événements de 1848. On trouve en effet,
dans ses notes, ce parallèle emprunté ou établi par lui :
“ La Révolution de 1789 avait la mission de détruire et
de renverser, la Révolution de 1848 a la mission d’édifier
et d’ organiser. Celle - ci a un caractère positif, réalisateur, celle-là un caractère négatif et démolisseur ; c’est la
marche naturelle des événements, c’est le cours ordinaire
des choses et des affaires : il faut abattre avant de bâtir
et de relever. ” » ( frère Pascal du Saint-Sacrement,
Mgr Freppel , tome  2, p. 41) « 
Comme beaucoup de
prêtres, l’abbé Freppel croit que république est synonyme
de liberté religieuse, que l’Église va profiter des événements pour baptiser la Révolution. » L’abbé Pie sera
encore plus dithyrambique : « La vraie Liberté, la vraie
Égalité, la vraie Fraternité, fruit de l’arbre chrétien.
Celui qui mangera [ de ce fruit ] vivra éternellement » !
Il ne faut donc pas s’étonner de voir le Père
Libermann suivre ce courant qui était général dans
l’Église à l’époque, courant que Pie  IX lui-même avait
suivi avant que son ministre libéral Rossi soit assassiné
par les révolutionnaires le 15 novembre 1848.
Formé au moule libéral du séminaire Saint-­Sulpice,
le Père Libermann n’a pas vécu assez longtemps pour
prendre la mesure de l’absurdité et de l’impiété du
régime républicain, comme Mgr Freppel, et Mgr Pie
dans une moindre mesure.
En revanche, par sa prudence, le Père Libermann
montre un vrai esprit contre-révolutionnaire.
Juin 2015
No 152 - P. 26
LA PRUDENCE DU PÈRE LIBERMANN
LES CONTRADICTIONS DE LA MONARCHIE DE JUILLET.
« Bien qu’il fût au loin, Libermann avait d’avance
senti toute la complexité du problème : il avait, dès 1844,
précisé que le rôle des missionnaires n’était pas de prêcher
l’abolitionnisme. » ( Georges Goyau, La congrégation
du Saint-Esprit )
Déjà, dans une lettre au directeur des colonies
datée du 22 septembre 1842, il assurait que lorsque
les missionnaires rencontreront des Noirs esclaves, ils
les inciteront à la soumission à leurs maîtres, tout en
essayant d’obtenir qu’ils soient traités selon les règles de
la charité chrétienne. C’est la même prudence que mère
Javouhey ( Paul Coulon et Paule Brasseur, Libermann,
une pensée mystique et missionnaire , 1988, p. 327 )
Dans les instructions qu’il donnait cette année-là à
ses missionnaires, le Père Libermann les incitait à une
prudente réserve sur la question de l’esclavage. Contrairement à l’impétueux Père Monnet, qui fut expulsé
de l’île Bourbon par un Conseil colonial anticlérical
pour avoir dénoncé trop brutalement à la chambre des
Pairs les abus très réels des mauvais colons envers
leurs esclaves, les Pères du Saint Cœur de Marie ne
se déclaraient pas ouvertement contre l’esclavage, mais
en dénonçaient les abus. «  L’idée d’un combat pour
l’abolition de l’esclavage n’apparaît jamais sous leur plume
(celle d’Eugène Tisserant et de Frédéric Le Vavasseur),
ni sous celle de Libermann (...). La référence spirituelle du
Père Libermann n’est pas la propagande abolitionniste, mais
l’épître aux Philippiens : “ Il s’anéantit lui-même, prenant la
condition d’esclave et devenant semblable aux hommes. ” »
Cependant, le Père Libermann rencontra des obstacles liés au régime de 1830 : Louis-Philippe avait
demandé d’instruire les esclaves et de les catéchiser
pour les y préparer, mais les colons prétextèrent la
liberté de croyance instaurée par l’usurpateur luimême, pour refuser d’imposer une religion à leurs
esclaves. Le Père Libermann écrivait au Père Levavasseur : « Les malheureux Blancs doivent sentir amèrement
le mal, irréparable peut-être, qu’ils ont fait en s’opposant à l’instruction des Noirs, mais j’en doute encore,
un grand nombre d’entre eux ne seront pas capables
de le comprendre. » Il faut tout de même préciser
qu’avec les révolutions de 1789 et 1830, la plupart
des colons étaient devenus anticléricaux et résolument esclavagistes. La perspective de l’abolition de
l’esclavage les rendit plus durs envers leurs Noirs et
c’est à cette époque que l’on trouve le plus de documents sur les mauvais traitements envers les esclaves
( Prosper Ève, Du torchis à la pierre, la congrégation des Filles de Marie ). Une minorité influente
de légitimistes s’occupait bien de leurs esclaves. Ils
furent d’ailleurs les seuls colons à bien accueillir les
missionnaires sur leurs habitations ; le Père Monnet
appréciait beaucoup les Desbassayns.
DES MESURES PRUDENTES .
En 1844, le Père Libermann aurait voulut qu’on
mette en place des ateliers où les Noirs apprendraient
certains métiers. Il voyait là un moyen plus efficace
que le travail forcé établi par la République après l’abolition de 1848. Il souhaitait que ni les maîtres ni les
esclaves ne se doutent qu’on les préparait à l’abolition :
« Cette préparation, écrivait-il au Père Levavasseur,
se ferait par le fait, sans qu’on eût l’air d’y toucher. Je
voudrais même que nos missionnaires n’y pensent pas, cela
se ferait de soi-même. Agissant ainsi, si l’émancipation est
retardée, nos pauvres esclaves resteront dociles ils obtiendront par là le moyen de gagner un peu plus d’argent,
et de se délivrer peu à peu de l’esclavage. S’ils viennent
à être émancipés en masse, vous aurez acquis un certain
pouvoir sur l’esprit d’un grand nombre et surtout des plus
influents et par là vous arrêterez bien des désordres. »
On ne pourra qu’admirer la justesse de ces conseils
lorsqu’on comparera dans les chapitres suivants ce qui
s’est passé à l’île Bourbon où ces consignes furent
appliquées à la lettre par le Père Levavasseur et ses
confrères, avec les troubles qui se déroulèrent dans
les Antilles où les Pères du Saint-­Esprit n’étaient pas
encore bien implantés.
LA NÉCESSAIRE FUSION AVEC LE SÉMINAIRE DU SAINT - ESPRIT .
La nomination à la direction des colonies de Victor
Schoelcher inquiéta beaucoup les spiritains qui songèrent sérieusement à leur fusion avec les Pères du
Saint Cœur de Marie. Le Père Libermann lui-même
s’était rendu compte très tôt qu’il ne pourrait rien
faire dans cette période difficile sans la fusion de sa
société avec la congrégation du Saint-Esprit chargée
du clergé colonial. Il avait vainement tenté des démarches auprès des différents supérieurs, Messieurs
Fourdinier et Leguay, mais ces prêtres très dévoués ne
pouvaient se résoudre à voir disparaître l’institut fondé
par Claude Poullart des Places dans une fusion avec
une congrégation religieuse. Ils refusèrent l’union.
La nomination du Père Alexandre Monnet à la
tête des spiritains allait tout arranger. Elle désarma
­Schoelcher qui trouva à qui parler. En effet, le Père
Monnet, missionnaire hors pair, le Père des Noirs,
avait subi la persécution des colons libéraux de l’île
Bourbon et pouvait passer pour un abolitionniste à ses
yeux. Mais le missionnaire n’aimait pas cet agitateur
républicain qu’il appelait “ le despote Schoelcher ”,
et s’opposa à la nomination de préfets apostoliques
de tendance républicaine, tels les abbés Dugoujon et
­Castelli en Martinique et en Guadeloupe.
Très favorable à l’union avec les Pères du Saint
Cœur de Marie, le Père Monnet céda sa place au Père
Libermann qui préféra garder l’ancien nom de la congré-
Juin 2015
gation, afin qu’elle ne soit pas considérée comme une
nouvelle fondation et qu’elle bénéficie des mêmes privilèges que celle fondée par Claude Poullart des Places.
Cette seule disposition fut providentielle, car elle sauvera
plus tard la congrégation de l’anéantissement lors des
lois contre les congrégations de 1881. Mais en 1848,
cette fusion permit de faire face aux désordres créés
par la révolution et l’abolition de l’esclavage.
L ’ IMPRUDENCE CRIMINELLE DE SCHOELCHER
ATTÉNUÉE PA R LE PÈR E LIBER M A NN
En février 1848, la révolution grondait à Paris.
­Victor Schoelcher, revenu du Sénégal, est appelé au
gouvernement provisoire où il convainc Arago, ministre
de la Marine, de décréter l’abolition immédiate de
l’esclavage. Cette mesure, prise sans aucune prépa­
ration, mit le Père Libermann dans une situation
inextricable. Il n’en augurait rien de bon. Il écrivait
au Père Levavasseur : « S’il est impossible qu’on échappe
à la liberté, il faut prendre les moyens les plus sages
pour en tirer le meilleur parti possible, et il n’ y a que
la religion qui puisse faire ce miracle. »
L’abolition de l’esclavage de 1848 fut une décision prématurée, il faut le dire malgré l’idéologie qui
veut nous faire croire que la liberté est le premier
des biens. Car elle entraîna la désertion massive des
plantations ou des sucreries, et la misère des colons et
des Noirs : à l’île de la Réunion, « sur 45 698 esclaves
travaillant le 1 e r janvier sur les grandes propriétés, il ne
restait plus que 15 483 affranchis engagés chez ces mêmes
propriétaires ». Et cela, malgré les efforts de Sarda
Garriga, représentant de Schoelcher, pour les maintenir
au travail : trente mille Noirs se répandirent dans les
campagnes vivant de chapardage, de vols ou de petits
travaux pris aux Blancs. «  L a plaie de l’après 1848,
constamment dénoncée, était le vagabondage, l’oisiveté
avec ses dangers, l’alcoolisme en particulier. La consommation d’alcool, sous forme de rhum surtout, doubla en
cinq ans ( 1847-1852 ). »
Aucune mesure ne fut prise pour aider les Noirs
libérés ou pour les instruire et leur donner les moyens
d’avoir un travail. Les projets élaborés par Schoelcher pour la gratuité de l’école pour les Noirs ne
virent pas le moindre commencement de réalisation,
d’autant plus que ce dernier s’exila en Angleterre,
sa chère patrie, lors du coup d’État de Napoléon  III
qui mit fin au désordre, mais ne changea rien à la
situation sociale. Schoelcher laissa les colonies dans
un tel désordre économique et social qu’il fallait
s’attendre à la guerre sociale. Les desseins humanitaires de Schoelcher cachaient mal une mainmise
du c­apitalo - socialisme sur les colonies françaises
par l’institution de banques et d’usines centrales qui
volèrent littéralement aux colons le fruit de leur
travail en les ruinant.
No 152 - P. 27
En effet, pour remplacer les Noirs, on introduisait
dans les îles toute une population d’Indiens, engagés
moyennant des salaires inférieurs à ceux qu’on accordait
aux Noirs. Ces derniers ne furent donc pas embauchés
et nombre d’entre eux s’installèrent dans les Hauts de
l’île pour cultiver un lopin de terre peu fertile, abandonnée ou difficile d’accès. D’autres se firent marchands
ambulants ou bien vendaient charbon de bois et bois
à brûler qu’ils tiraient de vastes forêts, entraînant un
déboisement très dommageable. Quant à la nouvelle
population indienne, elle était parquée et maintenue dans
un état de semi-­captivité qui ressemblait, au dire de mère
Marie-­Madeleine de la Croix, étrangement à l’esclavage.
LES TROUBLES EN MARTINIQUE ET EN GUADELOUPE .
Lorsque l’abolition de l’esclavage fut décrétée le
27 avril en France, un délai de deux mois était prévu
pour sa mise en application. Mais la nouvelle de la
révolution de février 1848 provoqua une révolte chez
les Noirs à qui on avait fait espérer une libération
prochaine. Les gouverneurs de la Martinique et de
la Guadeloupe prirent peur et décrétèrent l’abolition immédiate pour calmer les Noirs. Ils prirent des
mesures de réorganisation du travail, de maintien de
l’ordre public. Mais la révolte persista en particulier
en Guadeloupe où Marie-Léonard Sénécal, un homme
de couleur, régisseur de plantation libre organisa un
mouvement indépendantiste se voulant une répétition
des événements de Saint-Domingue. Lors de son
procès en 1850, on évoqua ses liens avec la police
locale, certains milieux politiques parisiens et avec
Schoelcher qui ne cacha pas son soutien à Sénécal en
lui écrivant une lettre en 1851. Les révoltés étaient
membres de loges maçonniques dites schoelchériennes.
Ces révoltes firent plusieurs dizaines de victimes.
Schoelcher trouva une oreille favorable auprès des
préfets apostoliques de Martinique et de Guadeloupe,
les abbés Castelli et Dugoujon qu’il avait contribué
à nommer dès 1848, candidats soutenus par le nonce
lui-même, au grand désespoir de l’abbé Monnet. Républicains convaincus et abolitionnistes militants, ils
mirent le trouble dans les colonies antillaises. L’abbé
Dugoujon avait publié des Lettres sur l’esclavage
chez Pagnerre, l’éditeur de Schoelcher, où il se prononçait pour l’abolition. Dugoujon suggérait le 15
octobre 1848 à Schoelcher : « II faudrait que les gens
de couleur et les nouveaux libres formassent un journal à
eux, un journal ami de l’ordre, de la liberté et du progrès
(sic). Quelques mois plus tard paraissait à Pointe-à-Pitre
le premier numéro du journal républicain schoelchériste
Le Progrès (...). Comme dans le cas du Progrès de Guadeloupe, La Liberté de Martinique émanait des loges maçonniques républicaines schoelchéristes des “ hommes de
couleur ”, respectivement les “ Disciples d’Hiram ” en Guadeloupe et “ l’Union ” en Martinique » ( Nelly Schmidt,
1848 dans les colonies françaises des Caraïbes ).
Juin 2015
L’abbé Casimir Dugoujon fut expulsé de la colonie
en janvier 1849 par le gouverneur pour incitation « à
l’anarchie et au communisme ».
Quant au Père Libermann, son action fut toute
différente : il soutint secrètement Cyrille Bissette, un
homme de couleur abolitionniste qui avait fait de la
prison pour sa cause, mais qui s’était assagi. Bissette
avait compris le jeu de Schoelcher qui ne cherchait
qu’à attiser la lutte entre les races et devint son
ennemi le plus acharné. Bissette rencontra le Père
Libermann à Paris et lui confia des pétitions pour
l’abolition de l’esclavage adressées au clergé. Le Père
Libermann lui donna son soutien, mais refusa de le
faire publiquement par souci de prudence. Bissette, de
retour à la Martinique, battra Schoelcher aux élections
en s’entendant avec les colons blancs, contribuant
ainsi à l’apaisement des révoltés en Martinique.
LES FRUITS DES INSTRUCTIONS DU PÈRE LIBERMANN
À L’ÎLE BOURBON .
À l’île Bourbon, il n’y eut aucun trouble semblable
à ceux qui eurent lieu aux Antilles, car le Père Leva­
vasseur et ses successeurs avaient tous les Noirs sous
leur paternelle gouverne. C’est aux congrégations religieuses seules, et principalement à l’action du Père Libermann qu’on devait le calme des Noirs après l’abolition de
l’esclavage. C’est au Père Libermann qu’on doit la mise
en place des évêchés coloniaux, qui permirent l’expansion du catholicisme, des paroisses, des congrégations
et de tout un réseau d’écoles et d’œuvres sociales
telles les conférences de Saint-Vincent-de-Paul, qui
firent beaucoup de bien auprès des affranchis et qui
désamorcèrent la guerre sociale qu’aurait provoquée la
misère dans laquelle se trouvaient les Noirs. Les Filles
de Marie, fondées par le Père Levavasseur et mère
Marie-Madeleine de la Croix, furent les premières à
accueillir de jeunes filles noires comme religieuses de
leur congrégation. Elles s’occupèrent avec un héroïsme
surnaturel des lépreux noirs que les fonctionnaires
du gouvernement avaient parqués dans un asile, sans
aucun soin. Elles subirent pourtant l’hostilité de Sarda
­Garriga, le représentant de Schoelcher !
MALADIE ET MORT DU PÈRE LIBERMANN .
La santé du Père Libermann fut toujours précaire.
À Pâques 1847, il a de continuelles fièvres qu’il
appelle “ ma chère migraine ou quelque ami qui lui
ressemble ”. Ses fils le voient dépérir. Malgré cela,
pendant les intervalles de rémission, il s’accable de
travail, écrit, voyage, va même jusqu’à Rome pour les
besoins de son œuvre. En décembre 1851, son état
devint plus alarmant. Son frère, le docteur Libermann
reconnut qu’il n’y avait plus d’espoir. Aussitôt, le
Père Levavasseur le prévint :
«  Cher Père, le Bon Dieu vous appelle.
– Dieu soit béni », répondit le Père Libermann.
No 152 - P. 28
Quelques jours avant sa mort, il tomba dans un
assoupissement profond, interrompu par des moments
de grandes souffrances. Quand on lui suggérait de les
offrir pour ses enfants, il répondait : « Oui, au Bon Dieu,
pour vous tous... pour la Guinée, pauvre Guinée, pauvre
Guinée ! » Quand on lui demandait ce que devait faire un
bon religieux, il disait : « Être fervent... toujours fervent...
et surtout la charité... Ferveur, charité, sacrifice... »
Le 1er février était la fête de l’Archiconfrérie de
Notre-Dame des Victoires. Le séminaire du Saint-­
Esprit s’y rendit et l’abbé des Genettes y prêcha : « Je
perds en lui, mes frères, un ami et un saint. »
Il mourut en la fête de la Présentation, 2 février
1852, un lundi jour consacré au Saint-Esprit. Vers 3 h
de l’après-midi, il entra dans une sorte d’extase. La
communauté chantait les vêpres à la chapelle, c’est au
moment où on entendit très distinctement le verset du
Magnificat : « Et exaltavit humiles », qu’il expira.
Le 1er juin 1876, Pie  IX signait le décret d’introduction de la Cause de béatification du Père Libermann. Le 16 juillet, Mgr Freppel fit un magnifique
panégyrique du fondateur des spiritains en l’église
Sainte-Geneviève à Paris. Son discours commença par
le verset du Magnificat et il poursuivit :
« En m’invitant à célébrer en ce jour les vertus de
votre vénéré fondateur, vous avez fait appel à des souvenirs qui me sont restés chers. C’est un grand honneur
d’avoir pu toucher la main d’un saint, entendre le son de
sa voix, et sentir les battements de son cœur ; et ce qui
double cet honneur, c’est d’avoir été uni à lui par les
liens d’une commune patrie, vous avez voulu ajouter à
ces réminiscences d’un passe déjà lointain, en choisissant
pour témoin de vos joies cette église qui, plus que toute
autre, parle à mon cœur, et dans laquelle il fait bon
célébrer l’humilité triomphante ; car du haut de son dôme
qui couronne la capitale, elle répète nuit et jour dans
son langage muet ce verset du cantique de la Vierge :
qui potens est, exaltavit humiles . »
Déclaré vénérable par saint Pie  X le 19 juin
1910, son procès n’a pas encore abouti. Ce ne sont
pourtant pas les miracles qui manquent. Mais avec
Benoît XV puis Pie XI, l’heure n’était déjà plus à
l’exaltation des congrégations missionnaires françaises.
Vatican  II ne fera qu’entériner ce coupable oubli,
la conversion de Jacob Libermann faisant sans doute
obstacle au rapprochement avec les juifs.
Le pape François vient de canoniser mère Émilie
de Villeneuve qui avait rencontré plusieurs fois le
Père Libermann : «  J ’ai vu très souvent le Père Libermann. C’est un homme animé du véritable esprit de Dieu,
d’une prudence consommée, et je n’ai encore rencontré
personne qui m’ait inspiré autant confiance. » Espérons
que les Pères du Saint-Esprit en profiteront pour
demander aussi la béatification de leur saint fondateur.
frère Scubilion de la Reine des Cieux.
Juin 2015
No 152 - P. 29
PÈLERINAGE AU ROYAUME DE MARÍA DE GUADALUPE
A
UJOURD’ HUI ,
vouloir faire un
voyage au Mexique est peu
recommandé. Il suffit d’ouvrir le journal
pour apprendre que là-bas, il n’y a
que misère, assassinats, enlèvements,
affrontements entre l’armée et les
trafiquants de drogue, etc.
Cependant grâce à l’enseignement
de notre Père qui donne l’amour du
passé de nos nations catholiques, sur
lequel nous pourrons un jour rebâtir ces
nations plus belles, plus conquérantes,
j’ai eu la grâce de faire pèlerinage au
Mexique du 26 mars au 15 avril, en
tant que petit frère du Sacré-Cœur,
sur les traces de notre frère Bruno
qui s’y était rendu voilà trente-cinq
ans. Je fus reçu par le clergé local,
qui se montra très accueillant.
Dès mon arrivée, j’ai pu voir un
entretien du pape François avec
une journaliste mexicaine, au cours
duquel celui-ci expliquait que les
maux de ce pauvre pays ne viennent
pas seulement du fait d’un mauvais
gouvernement, mais surtout du fait que
cette nation est haïe par le démon,
car elle a reçu l’Image de Celle par
qui le Verbe s’est incarné. De plus,
c’est une nation qui a donné tant de
missionnaires et de martyrs.
Il va de soi que la première chose
à faire, fut de rendre hommage à la
Reine du pays, dans son sanctuaire
du Tepeyac, bien entretenu, avec un
nouveau parvis qui vient de doubler
sa capacité pour recevoir les pèlerins.
LA PAUVRETÉ SAUVERA LE MONDE.
La première semaine du pèlerinage
se passa loin de la ville, dans la
campagne profonde du Mexique, avec
quelques membres de ma famille et
des amis. Là, nous eûmes la joie de
rencontrer un vieux curé mexicain,
ayant le souci des âmes. Au long des
offices de la Semaine sainte, où se
pressait une grande foule, il exhorta
son troupeau à se ranger sous la
bannière du Roi des rois, qui est
Jésus. Non seulement en chantant
Viva Cristo Rey, mais en vivant en
enfants de Dieu, c’est-à-dire en renonçant à l’union libre, en pratiquant les
sacrements régulièrement. Il rappela
la miraculeuse présence de Jésus
parmi nous jusqu’à la fin des temps
par son Eucharistie. Il dit fermement
que le péché engendre la damnation
éternelle, mais que la mort avec Jésus
est le passage à la Vie éternelle. Il
rappela que la vocation de l’Église est
de témoigner de la mort et la résurrec-
tion de Notre - Seigneur Jésus - Christ.
Et si malheureusement, l’Église a vu
des papes, des évêques, des nonces
apostoliques et des prêtres ne pas
vivre à la lumière de cette résurrection,
c’est la preuve que l’Église est divine
et non humaine. Sans quoi il y a bien
longtemps qu’elle aurait disparu.
Malgré les six messes qu’il doit
célébrer le dimanche, dans des églises
bondées, ce bon curé ne se fait pas
une gloire d’un tel ministère, car il sait
que beaucoup de brebis sont encore
loin du bercail, que les vocations sont
rares et que les sectes abondent. Mais
se rend-il compte des vraies causes
du drame ?
Au long de notre Semaine sainte,
nous essayâmes d’imiter, en famille, à
notre toute petite mesure, les campsvélos de frère Gérard. Prière du matin,
oraison sur le message de Fatima,
puis vélo. Non pour améliorer la forme
physique ou faire une randonnée
plaisante, mais pour mettre en pratique
les petites demandes de Notre-Dame
qui en échange nous promet la paix
dans le monde : réciter le chapelet
tous les jours, cesser d’offenser Dieu,
prier et se sacrifier pour les pauvres
pécheurs. Le soleil et les montagnes
du Mexique nous en fournirent bien
des occasions !
Cependant, notre surprise fut de
découvrir les petites chapelles mexicaines. En effet, chaque jour, nous
prîmes la route vers un des bourgs
qui environnent le village. Arriver dans
le tiers monde n’est pas surprenant,
mais y trouver une chapelle avec un
magnifique retable du seizième siècle,
ce l’est dans une région si pauvre !
Ce n’est pas un lieu touristique mais
la maison du Bon Dieu, où le pauvre
peuple vient déposer les épreuves
de la vie au pied des crucifix, des
images de Notre-Dame de Guadalupe
et des statues des saints. Cela se
voit par les multitude de fleurs, les
cierges allumés et la propreté du
lieu ! C’est la seule vraie richesse
des habitants, qu’ils nous offrirent
avec joie, en apprenant que nous
venions réciter le chapelet.
Ce fut aussi très émouvant de
toucher la foi si profonde de ces
gens. Le malade à qui on parle du
Ciel, de la grande valeur du sacrifice
offert avec Jésus en Croix, répond
par un torrent de larmes de joie.
Le monsieur qui constate que toute
la politique est corrompue, à qui on
explique qu’il n’est de salut qu’en
Notre-Dame de Guadalupe, et qu’on
va la prier afin qu’Elle nous envoie
un homme providentiel qui ait le
courage et la sagesse de nous sortir
de l’anarchie, acquiesce avec joie.
Devant le Tabernacle, les dames prient
à mi-voix, montrant par là leur foi qui
sait que, derrière la petite porte d’or,
Jésus les voit et entend leur prière.
La grand-mère apprend à son petit-fils
à dire bonjour à Jésus...
En 1980, lors de son pèlerinage à la
Villa de Guadalupe, notre frère Bruno
avait dit avoir touché et compris le
fond de l’âme mexicaine « au contact
de cette foule misérable, sale, sousalimentée mais fervente et infatigable,
qui chantait la “ parfaite et toujours
Vierge Marie Mère de Dieu ” avec une
foi entière et naïve, et lui prouvait son
amour par toutes sortes de pénitences
héroïques ».
Cette foi bien ancrée n’est autre
que le résultat de l’évangélisation et
de la colonisation si fécondes que
réussirent les missionnaires espagnols
avec l’aide et la protection de NotreDame de Guadalupe.
LES VESTIGES D’ UNE CHRÉTIENTÉ
MAGNIFIQUE.
Si les ennemis de l’Église n’ont pas
réussi à éteindre la foi des Mexicains,
ils ont réussi à leur inculquer une
haine viscérale pour l’Espagne. C’est
l’Espagne qui a tué des millions
d’Indiens, qui leur a volé leurs biens.
Et pourtant il suffit de regarder autour
de soi pour que ce mensonge se
dissipe.
C’est ainsi que la deuxième semaine
de notre pèlerinage fut marquée par la
visite de quelques magnifiques églises
du temps de la Nouvelle - Espagne.
Chaque église vaut un livre d’explication ! Nous commençâmes par deux
monastères fondés par les augustins
au seizième siècle. Chaque fois ce
fut le même scénario. Nous arrivions
dans une petite ville enlaidie par une
croissance mal organisée ( la population
du Mexique est passée de 15 millions
d’habitants en 1925 à 115 millions en
2015 ). Mais il suffit d’avancer vers
le centre de la ville, pour se trouver
face à un monastère digne de faire
concurrence à ceux de l’Espagne.
En effet, les missionnaires qui arrivèrent au Mexique furent des moinesmissionnaires ( franciscains, dominicains,
augustins, jésuites ). Ils commençaient
par fonder un monastère d’où ils évangélisaient les Indiens et desservaient
Juin 2015
les paroisses environnantes. Plusieurs
paroisses équivalaient à une région.
Plusieurs régions à une province, pour
enfin aboutir aux trente-trois provinces
qui forment le Mexique.
Un autre jour, nous parcourûmes
toute la rue Madero, dans le centreville de Mexico. Cette simple rue
donne une idée de ce que dut être
la Nouvelle-Espagne. Dans cette seule
rue se trouvent trois églises, plus
belles les unes que les autres, ainsi
que le palais de l’Empereur et de
multiples maisons coloniales.
La rue débouche sur la place
centrale de la ville, où se trouve une
magnifique cathédrale baroque ainsi
que le palais présidentiel, rappelant
les heureux temps où l’Église et l’État
étaient concertés. Concertation qui a
disparu officiellement depuis 1857, où
la nouvelle Constitution mit fin à cette
“ funeste ” entente.
À l’intérieur de la cathédrale, nous
nous arrêtâmes dans la chapelle du
premier saint mexicain, saint Philippe
de Jésus, martyr du Japon, et patron
secondaire de la ville. Dans cette
même chapelle se trouve la dépouille
du premier Empereur du Mexique,
Agustín Iturbide ( 1783-1824 ).
Ce jeune officier commença par
combattre victorieusement les deux
prêtres indépendantistes ( 1810 -1813 )
qui voulaient en découdre avec les
Espagnols. C’est ainsi qu’il monta
jusqu’au grade de général. Cependant,
en 1820, voyant arriver d’Espagne
des lois qui combattaient les droits
de l’Église, il leva une armée pour
se rendre indépendant de l’Espagne
libérale. Pour cela, il établit le plan de
Iguala, qui garantissait que la religion
catholique serait la seule religion, ainsi
que l’indépendance du pays en offrant
la couronne au roi Ferdinand  VII, et la
fidélité à l’héritage de l’Espagne catholique. C’est ainsi que le Mexique obtint
son indépendance en fille aînée de
l’Espagne. Mais comme Ferdinand  VII
refusa la couronne de l’Empire du
Mexique, ainsi que les autres princes
de la famille royale, toute la population
en liesse se tourna vers Iturbide qui
fut couronné à la cathédrale. Mais
hélas ! très peu de temps après,
voyant quelques généraux se retourner
contre lui ( ils étaient francs-maçons ),
il abdiqua sans lutter, à la plus grande
consternation des Mexicains. Il ne se
rendait pas compte qu’il venait de
jeter le Mexique dans les mains des
libéraux et des États-Unis.
Nous poursuivîmes donc notre
pèlerinage ( dans le même quartier ),
jusqu’à l’église de Jésus - Nazaréen
No 152 - P. 30
où se trouve la dépouille du
grand conquistador Hernan Cortes
( 1485‑1547 ). Nous le priâmes afin
qu’il intercède auprès de Notre-Dame
de Guadalupe, pour qu’ Elle fasse un
miracle pour ce pauvre pays.
Notre Père écrivit un jour : « J’ai
beaucoup parcouru, avec bonheur, ce
berceau de notre proche Chrétienté,
de La Chaise-Dieu à Saint-Denis, de
la Grande Chartreuse à Saint-Remi
de Reims, de Cluny à Fontenay et
à Clairvaux. Dans leurs solitudes, au
profond des forêts jubilantes de hêtres
et de chênes immémoriaux, j’ai évoqué
leurs antiques règles et coutumes.
Sous les voûtes basses des églises
romanes qu’ils ont construites dans
les villages qui existent encore, tout
de même qu’en leur temps, je me suis
senti relié à travers les générations aux
fondateurs de notre Église et de notre
monarchie très chrétienne, et adopté
par eux, chez moi chez eux [...]. Je
ne vis pas mille ans en arrière comme
m’en brocardaient mes confrères. Je
vis de ces mille ans qui ont bâti mon
univers – et le leur, hélas ! qui leur
indiffère à moins qu’il ne leur soit
étranger et ennemi –, et qui lui ont
mérité de Dieu et de son Christ de
survivre. J’y puise toute ma sagesse,
à leurs cent cinquante vérités et bontés, beautés humaines et chrétiennes,
ou pour mieux dire monastiques et
monarchiques. » ( G eorges de N antes ,
D octeur mystique de la foi catho lique , p. 82-83 ) Cela ne s’applique-t-il
pas au Mexique ?
VIVA CRISTO REY Y LA VIRGEN DE
GUADALUPE !
La dernière fin de semaine, nous
fîmes pèlerinage au Cerro del Cubilete, sur les pas du Bx Anacleto
González Flores ( 1888-1927 ). Lorsqu’il
était encore jeune, il prit conscience,
lors d’une mission prêchée dans son
village, que le Mexique s’engageait
sur le chemin de l’apostasie. Il décida
de communier tous les jours puis entra
au séminaire. Se rendant compte que
là n’était pas sa vocation, il étudia le
droit. Rapidement, il se montra un chef
de file. Il fit la théologie de l’histoire
du Mexique, concluant que « notre
vocation, traditionnellement, historiquement, spirituellement, religieusement et
politiquement, c’est la vocation de l’Espagne. C’est le secret de notre force,
de nos victoires, de notre prospérité,
comme peuple et comme race, mais
aussi avec l’Espagne, arrive sur notre
terre l’Église catholique... » Il fustigea
les responsables de nos malheurs :
la Révolution, les protestants et les
francs - maçons. Enfin, il secoua les
catholiques attiédis, qui voulaient que
Jésus règne dans les sacristies et non
sur les places publiques. C’est ainsi,
qu’après de longues années de luttes
intellectuelles, il finit par signer son
œuvre avec son propre sang. Il fut
martyrisé le 1er avril 1927, en s’écriant :
« Que les Amériques entendent pour
la deuxième fois ce saint cri : “ Je
meurs, mais Dieu ne meurt pas ! Viva
Cristo Rey ! ” » Il reprenait la parole
de Garcia Moreno.
Le Cerro del Cubilete, dédié au
Christ-Roi, se trouve dans le centre
géographique du pays. Les catholiques
mexicains reconstruisirent ce monument
cinq fois à cause des interdictions du
gouvernement. Ce n’est qu’en 1942
qu’ils parvinrent à édifier au sommet de
la montagne ( 2 700 m ) un sanctuaire
où se dresse une statue de 17 m du
Christ-Roi en bronze, qui domine toute
la région. C’est là que se garde encore
la mémoire des Cristeros.
Il ne nous était pas demandé
de verser notre sang mais afin de
nous unir à nos chers martyrs, nous
montâmes à pied la côte de 13 km en
récitant notre Rosaire. Nous revenait
alors en mémoire ce qu’une visitandine
mexicaine écrivit dans son journal,
au 13 juin 1932 : « Hier, le SacréCœur m’a fait voir combien il aime
le Mexique, sa prédilection pour lui.
Aujourd’hui tout est comme voilé, mais
un jour à la vue de tout l’univers, se
découvriront des secrets d’amour qui
laisseront les nations ébahies, et l’on
saura que si Jésus aime le Mexique,
le Mexique aime Jésus, qu’ils s’aiment
de manière indicible. »
Mais en ces temps si difficiles
notre prière fut celle qu’écrivit cette
même religieuse en pleine révolution
de 1914 : « Je viens à vous ma
Souveraine, pour vous prier pour
mon pays 
; aujourd’hui le Mexique
attend de vous la consolation. Plus
il est coupable, plus il mérite de
compassion ! Souvenez-vous, aimable
Mère, que c’est votre Royaume et
possession... »
Arriva enfin le jour de dire au revoir
à la Reine du pays. En la remerciant
pour ces trois semaines de grâces,
nous lui rappelions la grâce reçue jadis
par notre Père, le Jeudi saint 1948,
sur la Vigne qui porte du fruit, afin
qu’après son long chemin de croix,
son œuvre puisse parvenir jusqu’au
Mexique. En attendant, il fallait rentrer
à la maison Saint-Joseph, où le devoir
m’appelait !
fray Juan Pablo de Guadalupe.
LA LIGUE
No 152 - P. 31
E
« NOUVE LLE PE NTECÔTE »
LLE a bien eu lieu, car
ceux qui l’ont prophétisée
étaient “ grands prêtres ” au
moment du concile Vatican  II...
Le “ Défenseur ” est bien descendu, mais comme d’habitude
« pour confondre le monde en
matière de péché, de justice
et de jugement... » ( Jn 16, 8-11)
Il suffit de lire les œuvres de l’abbé de Nantes et
notamment la biographie réalisée par notre frère Bruno
pour s’en convaincre : Georges de Nantes docteur
mystique de la foi catholique .
La foi dans nos authentiques pasteurs, va-t-elle
nous pousser à croire en l’aggiornamento hier, et en
la nouvelle évangélisation aujourd’hui ? Oui, pareillement, car avant que d’être par eux diaboliquement
désorientés, ces aspirations et appels de l’Église furent
mis en œuvre par un disciple du très saint réformateur
pape Pie  X, l’abbé de Nantes en personne, avec une
prodigieuse intelligence de la foi catholique et des
besoins des hommes de notre temps. Le défi d’une
telle démonstration pourrait être facilement relevé.
Dans le cadre qui nous est imparti, contentons-nous
de remarquer que les articles de ce numéro et la
prodigieuse session de Pentecôte des 23-25 mai à
la maison Saint-Joseph le donnent aussi à entendre.
Dans son éditorial : François pape missionnaire ,
notre frère Bruno souligne une fois de plus la parfaite
communion de pensée de notre Père et de François.
Ces deux hommes d’Église témoignent à eux deux,
que non, l’Église n’a pas failli à sa mission. Elle
est toujours une, sainte, catholique, apostolique et
romaine. Après cinquante années de stagnation conciliaire, elle reprend son bond en avant. Il faut tout
de même la soutenir dans sa démarche vacillante,
douloureuse résultante de cinquante ans d’ankylose
conciliaire. C’est un travail d’accompagnement filial
dont notre frère Prieur s’acquitte à merveille. C’est
ainsi qu’il pointe délicatement du doigt ce mois-ci
l’obstacle à éviter, la contradiction lourde de conséquences puisqu’il s’agit du sang de nos frères et
sœurs qu’on assassine ( cf. supra p. 3 ). Tandis que
les bruits de guerre s’amplifient, notre frère Prieur
rappelle aussi au Saint-Père que le salut de l’Église
et la paix du monde en très grand péril sont toujours
entre ses mains...
«  Pauvre Saint-Père  », quelle lourde et immense
croix a-t-il eu le courage de charger sur ses épaules
le 13 mars 2013... Car l’Église dont il a hérité est
comme un « hôpital militaire de campagne après la
bataille », « à moitié en ruine », avec des générations
entières d’enfants, et même de religieux qui ont
perdu la foi... Voilà le nouveau et vrai regard qu’il
a osé poser sur l’Église, avec au cœur la ferme
volonté de la sauver et de la lancer de nouveau dans
l’évangélisation, jusqu’aux « périphéries »... L’article
de référence de notre frère Scubilion ( supra p. 5-28 ),
est bien fait pour lui venir en aide, tant il illustre
concrètement les difficultés de l’évangélisation, et
quel chemin le pape François doit aussi parcourir, à
l’exemple du vénérable Libermann, pour redonner à
la Mission ses vrais principes, et par conséquent sa
fécondité apostolique, sa pérennité surtout.
PENTECÔTE DE TOUJOURS
Cette année, frère Bruno voulut que nos jeunes
gens – ils étaient plus de deux cents – regardent la
magnifique session prêchée par notre Père en 1992 :
Splendor veritatis, un nouveau regard sur la vie .
UN NOUVEAU REGARD SUR LA VIE .
Soucieux d’enrayer la corruption morale de l’humanité, et des enfants de l’Église en particulier,
­Jean-Paul  II écrivit l’encyclique Splendor veritatis .
L’abbé de Nantes n’en retint que le titre, magnifique ;
mais vérité oblige, pas question pour lui de suivre
Jean-Paul  II, et de fonder la morale sur la Déclaration
– athée – des droits de l’homme, pas plus que sur la
Déclaration – déiste – d’indépendance des États-Unis.
«  Ce que nous vous proposons, dira-t-il dans
son sermon d’introduction, nous, c’est la révélation
chrétienne, c’est le Christ, c’est le mystère de Dieu,
Père, Fils et Saint-Esprit, c’est notre religion (...).
Je me suis donné la charge, en trois jours, de vous
redonner le culte de la beauté humaine, de l’ordre
humain et de la vérité divine. Je ne vais pas passer
mon temps à faire des anathèmes contre l’horreur,
la corruption... Je veux vous faire aimer les vertus
contraires aux vices qui ravagent le monde.
« Comment arriverai-je à cela ? En vous donnant
un nouveau regard sur la vie ! Oui, parce que je ne
veux pas de l’ancien ! L’ancien, le traditionnel, était
tout de même juste ; il était catholique, français,
civilisé. Mais je dirais que l’ancien a été souillé
par tellement de calomnies, tellement de diffamations
dans vos jeunes esprits, que si l’on vous rappelle la
morale antique du Décalogue, des Droits de Dieu,
il me semble que vous aurez comme un éteignoir
sur l’esprit, ça ne “ mordra ” pas. Et puis, c’est vrai,
l’ancien avait fini par être tellement déformé dans
des hérésies qu’on appelle le jansénisme, le quiétisme,
que nous voulons quelque chose de nouveau et nous
avons raison !
Juin 2015
« Le regard d’hier, c’est-à-dire le regard tout à
fait moderne qu’on vous a inculqué et qui est encore
le vôtre, implique qu’on en change, car ce regard
est absolument détestable, c’est celui précisément, où
tout est corruption, laideur, et erreur ! Vous en avez,
j’espère, ras le bol, et vous voulez autre chose. Alors,
un nouveau regard sur la vie, je suis partant, vous
l’êtes. Je vous le montrerai. »
L’assistance pouvait voir notre bienheureux Père
sur écran, aussi fut-elle captivée et sous le charme
trois jours durant, au fil de conférences et de sermons
tous plus passionnants, accrocheurs les uns que les
autres. En voici une synthèse qui atteindrait son
objectif si vous vous résolviez à commander ce
monument de doctrine élaboré par notre bienheureux
Père pour « désembourber notre existence chrétienne
de l’ornière sexuelle. C’est de cela que notre jeunesse,
et notre deuxième ou troisième âge ! ont besoin. »
SAMEDI 23 MAI : LA PUDEUR, BEAUTÉ VOILÉE .
Après une vigoureuse réfutation et répudiation
des turpitudes freudiennes, et une analyse tellement
pénétrante du cœur, du corps humain, notre Père puisa
dans le trésor inépuisable de son cœur de prêtre,
tant et tant d’exemples vécus, savoureux, tellement
édifiants. C’est sous l’aimable invite de tant d’onction
que tous entrèrent à la suite de notre bienheureux
Père dans l’univers radieux de la pureté, de la pudeur,
et surtout, récompense de notre renoncement à toute
luxure, de la tendresse :
« Tendresse filiale envers nos parents, nos pères et
mères spirituels, temporels ; tendresse conjugale aussi,
de nuit et de jour, de jeunesse et de vieillesse, de joie
et de peine, de travail et de repos, avec des moments
d’effusion charnelle aussi tendres et expressifs, qu’ils
sont éloignés de toute turpitude (...). Tendresse amicale
enfin, entre frères et sœurs, et toutes sortes de proches
qui en ont chacun le vif désir, qui en ont le besoin...
surtout les enfants, les vieillards, les pauvres, les
malades, les agonisants.
« Ah ! que l’on est heureux d’avoir des lèvres
pour poser ses lèvres sur le visage enfiévré d’un
homme qui va mourir ! (...) Qu’est-ce que cela coûte
donc d’être chaste, pudique, effarouché même par les
moindres désordres sensuels ! Moi, je veux bien qu’on
baisse les yeux parce qu’il y a une affiche, là ! Je
baisse les yeux, parce qu’il ne faut pas que je regarde
ça ! C’est privatif ! Mais, au contraire, je baisse les
yeux parce que cela va troubler ma paix du cœur et
l’admirable joie spirituelle où je suis. Cette affiche,
c’est un ennemi, c’est un mal tout simplement. Et
donc, qu’est-ce que cela coûte d’être chaste, pudique,
si c’est pour connaître la tendresse envers le prochain,
et beaucoup plus encore la tendresse qui, si bien
pratiquée dans la vie, se trouve encore plus exaltée
et permise dans la dévotion ? La dévotion, c’est
No 152 - P. 32
la tendresse, car il y a un rapport exquis entre la
tendresse filiale de la terre et celle qui pareillement
ose s’adresser à Dieu, notre si bon Père du Ciel,
lui-même Créateur de toute paternité, surtout de celle
qui par les liens religieux du baptême fait du père de
famille une image, pour ses enfants, du Père Céleste.
« Même rapport exquis entre la tendresse des époux
de la terre, sanctifiée par le sacrement de mariage
et par l’onction du Saint-Esprit, et ce colloque très
aimant de l’âme avec le Christ, spécialement dans la
sainte communion eucharistique. Car enfin, qu’est-ce
qu’il y a de plus proche du baiser des époux dans
leur amour le plus pur et le plus spirituel, mais le
plus ardent et le plus charnel, que la communion ?
Y avez-vous déjà pensé ?
« De même encore, rapport exquis de la tendresse
entre amis intimes, maître de vie et disciple confiant,
avec la tendresse de l’Esprit-Saint et de l’âme qui se
confie à ses inspirations, lui demandant ses lumières
et ses consolations.
« Les labeurs et tourments d’une nécessaire ascèse
sont donc sans comparaison possibles avec le bonheur
d’une âme qui accède à la paix du cœur par la sublimation de tous ses amours humains, et qui va jusqu’à
ne plus vouloir même en connaître que les amours
mystiques ayant Dieu seul, Père, Fils et Saint-Esprit
pour objet. » Et Jésus, conclut notre Père, triomphe et
dit : « C’est ce que je vous dis depuis deux mille ans :
“ La chair ne sert de rien, c’est l’Esprit qui vivifie. ” »
DIMANCHE 24 MAI : LA PITIÉ, BONTÉ SACRIFIÉE .
Le deuxième jour, deuxième libération, celle de l’esclavage du cœur, et de l’insolence du barbare vulgaire.
Notre Père nous montre les différentes facettes d’un
cœur dépravé en puisant ses exemples dans la Bible,
dans l’histoire de France, et jusqu’en notre actualité
révolutionnaire, libertaire avec cette incroyable complicité des chefs de l’Église depuis Vatican  II. Le remède
pour rompre avec tant d’iniquités et pour ramener le
cœur rebelle dans l’humilité de sa condition, c’est
d’abord de « remettre les idées en place pour que
la vie reprenne, dans l’ordre de la justice et de la
charité, en famille, à l’école, à l’armée, à l’église. »
« Le cœur est roi, mais l’intelligence est son
ministre », comme disait Maurras après l’avoir expérimenté lui-même. C’est sous sa guide que le barbare se
civilise et trouve en son cœur les sentiments de bonté
qui vont le pousser à servir l’ordre qu’il critiquait
auparavant. Tout cela commence très prosaïquement,
et notre Père ne craint pas d’entrer dans les détails
de cette modification évangélique de tout l’être : Propreté, soin du vêtement, régularité de la vie, la tenue
en public, le choix des camarades et des amis, les
lectures, la télévision, le cinéma, les loisirs !
Mais la modification évangélique d’un cœur gagné
par la bonté va forcément rayonner, et l’ordre que l’on
Juin 2015
met en sa propre vie va vite se muer en service des
autres, de sa paroisse, de sa commune, des pauvres,
des malades, des grands intérêts de la France et de
l’Église, sans chercher de récompense sinon celle
des Béatitudes évangéliques. La bonté sacrifiée, la
souffrance de l’amour non payé de retour, sinon de
refus, de mépris, d’ingratitude, donne alors à ces
prédestinés de connaître le secret mystère de l’amour
divin. Comme le Christ broyé, jeté en terre, immolé
en victime, ils vont donner beaucoup de fruits. Telle
fut la vocation de notre bienheureux Père, et celle
aussi d’un de ses incomparables disciples, qui venait
juste de rendre sa belle âme à Dieu, notre cher ami
canadien, monsieur Pierre Lambert.
LUNDI 25 MAI : LA PIÉTÉ, VÉRITÉ ADORÉE .
Durant ce troisième et dernier jour, notre Père se
montra plus percutant que jamais dans la mise à nu
philosophique, psychologique de l’impiété sous toutes
ses formes : athéisme, agnosticisme et libéralisme. Au
rebours de l’idéaliste qui adore ses propres idées au
point de se prétendre, en rival de Dieu, le créateur
de l’univers ; au rebours du fidéisme protestant ou
catholique qui méprise la raison pour se livrer plus
aisément aux caprices pseudo-mystiques de son faible
cœur ; à mi-chemin de ces deux excès, de ces deux
outrages à Dieu, notre Père nous résumera en quelques
minutes le réalisme de nos grands docteurs de l’Église.
Ce dernier jour de conférence n’est pas réservé aux
seuls philosophes. Notre bienheureux Père l’a rendu
accessible à tous, plus, très enthousiasmant...
De même que le Bon Dieu a créé la différence
des sexes pour nous donner une certaine analogie
de l’amour intime qui circule en les Trois Personnes
divines de la Sainte Trinité, de même la mécanique
des persécutions est-elle voulue par Lui pour faire
entrer ses vieux amis dans le Cœur de son Cœur, la
fournaise de son amour rédempteur ; de même aussi
la raison et ses opérations sont-elles de merveilleux
instruments, délicats, limités certes, mais performants
que Dieu a bien composés pour nous mener, de
proche en proche, jusqu’à la contemplation du Ciel.
« Et donc, il ne faut pas seulement croire que
notre religion consiste à maîtriser, à mater sa chair
et mettre de l’ordre dans son cœur, dans ses amours ;
notre religion est une œuvre intellectuelle, elle doit
nous mener jusqu’à la vie mystique en ce monde, une
mystique pratique, active, parce que nous ne sommes
pas tous des mystiques de contemplation infuse, mais
là, déjà, notre intelligence doit pressentir, grâce à la
foi, les splendeurs de Dieu auxquelles nous sommes
invités, et cela pendant l’éternité : joie perpétuelle de
l’intelligence sans cesse renouvelée par les infinies
perfections et l’infini Amour de Celui qui est notre
Père, qui sera notre Époux et notre Roi plus que
jamais, qui sera l’Intime de notre âme ! »
No 152 - P. 33
On pourrait dire de cette session ce que saint
Thomas d’Aquin disait du Cantique des cantiques en
soupirant de bonheur : Lapides pretiosi... Pour acheter
de si précieuses perles, vivre dans une telle lumière,
vite ! Envoyez promener vos talons aiguilles, et “ venez
avec nous sur la montagne, c’est merveilleux... ”
ET NOTR E FR ÈR E BRU NO ?
Si notre bienheureux Père a assuré l’ensemble des
prédications et instructions de la session, frère Bruno
n’eut pas moins de travail pour autant. Outre le fait qu’il
prépare les conférences du prochain camp dans la nuit
du très tôt matin, il fut assailli le jour, et durant tous les
repas, par une foule de jeunes gens venus lui demander
conseil. C’est que le Père l’a dit : « Malheur à l’homme
seul ! » Il faut donc prendre une bonne direction dans
la vie et y cheminer bras dessus, bras dessous, cahincaha, avec elle ou lui, du Ciel ou de la terre...
Notre frère Prieur anima surtout le cratère du
dimanche soir où il parut détendu, avec un “ je ne sais
quoi ” qui devait auréoler saint Jean quand il faisait,
lui aussi, l’apologie de son cher Seigneur et Maître
devant ses premiers chrétiens. Notre frère dira à nos
jeunes gens qu’il voyait le triomphe de la Renaissance,
là, dans cette session : « Vos parents ont écouté ces
conférences et les ont appliquées si bien, que vous
êtes là ! C’est le triomphe du Père ! » Ces paroles
furent saluées par un tonnerre d’applaudissements...
Nous regardâmes ensuite l’audience du 6 mai
2015 où le pape François compare l’amour des
époux à celui du Christ et de l’Église, en insistant
sur le sacrifice, preuve de cet amour. « Vous voyez,
commentera notre frère, le pape François a institué
un synode sur la famille où chacun a dit ce qu’il
voulait, puis il a dit que la suite se déroulerait à la
fin de l’année. Entre les deux, il fait ses catéchèses,
et elles sont catholiques ! Il déclare que ce qu’il dit
est “ pour tous ” ce qui fait pièce au mariage pour
tous. Il affirme l’indissolubilité du mariage, et il remet
ainsi les choses en place, petit à petit, et cela pour le
monde entier ! Ce n’est pas à nous à bouder cela ! »
Notre frère Prieur était très content de cette session,
des jeunes si attentifs, si admiratifs du Père, si assidus
aux offices liturgiques qu’ils chantèrent avec nous avec
beaucoup d’enthousiasme. Ce n’est pas dit dans les
lettres de nos sœurs, mais il a dû être bien contents
d’elles aussi, car outre les deux cents bouches et plus à
nourrir, elles ont dû faire, dans le champ clos de leur
petite cuisine une guerre totale, victorieuse finalement,
à une nuée de moustiques. Quant à nos frères de
la technique ils nous ont permis de revoir et bien
entendre notre Père dans la plénitude de sa maturité
et charité sacerdotale, grâce prodigieuse, bonheur que
nous partagerons avec toutes les générations de CRC
pour les siècles des siècles... Deo et Mariæ gratias...
frère Philippe de la Face de Dieu.
Juin 2015
No 152 - P. 34
L A GR ÂC E DU SA I N T SUA I R E
Mon très cher frère Bruno de Jésus-Marie,
Quant au Saint Suaire, ce fut vraiment « une rencontre avec Jésus », pour parler comme le pape François.
L’image est pâle, mais justement, cela me semblait
comme un secret d’amour que Jésus nous murmurait,
à nous qui pouvions le comprendre. Je ne m’attendais
ni à cette impression de présence, ni à la longueur du
temps que nous avons pu y passer en prière. Grâces et
béatitude. Je suis rentrée comblée et je vous remercie de
tout avec une très vive gratitude, mon bien cher frère.
Sœur G. de N.-D. de L.
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Mon très cher frère Bruno,
J’ai une attache et une dévotion toute particulière
au Saint Suaire, tout d’abord parce que c’est grâce à
cette sainte relique que j’ai voulu faire de la chirurgie
( les travaux du docteur Barbet y sont pour beaucoup ! ).
Et puis, durant ce pèlerinage, mettant de côté toutes
les polémiques scientifiques puisque nous savons que
c’est la véritable image de Notre-Seigneur, Elle m’a
permis de regarder vers le Ciel. Je voulais dire avec
notre Père, “ mais moi aussi je veux Le voir ! J’irai
Le voir, j’irai La voir un jour ! ”
T. R.- B.
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Mon Frère,
La contemplation du Saint Suaire m’a profondément
émue. J’étais heureuse d’avoir visionné les D V D que
vous nous indiquiez afin d’être préparée au mieux à
cette rencontre. J’ai pu retourner deux fois dans la nef
avec profit : je n’avais pas vraiment envie de Le quitter.
La fréquentation de don Bosco, don Cafasso, don Rua,
don Cottolengo de sainte Marie-Dominique Mazarello,
etc., nourrit le cœur, l’âme et l’esprit.
Comme le dit notre Père dans un de ses sermons :
«  C’est magnifique cette Église du dix- neuvième
siècle ! » Je me sens un mini-moucheron face à ces
géants... Il va bien falloir, cependant, essayer de les
suivre !
C. D.
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Mon bien cher Frère,
Comment vous remercier ? À cette question posée
à la descente du car samedi soir, frère Thomas a
répondu : “ En priant. ” Nous voilà donc chargés de
cette mission : “ Prier en méditant sur les Saintes
Plaies et la Sainte Face. ” Car c’est bien le grand
fruit, la grâce des grâces de ce pèlerinage : découvrir,
nourrir, ancrer notre dévotion aux Plaies et au Visage
de Jésus. Je n’imaginais pas que l’on puisse avoir
autant d’enseignements et de méditations. C’est pourtant
mon troisième pèlerinage à Turin !
Mon très cher Frère,
D. B.- C.
Nous venons vous remercier de tout cœur pour ce
magnifique pèlerinage à Turin auprès de la Très Sainte
Face de Notre-Seigneur et son linceul vénérable.
Nous avons été ravis de toutes les conférences de
préparation à notre face à Face avec Notre-Seigneur
et nous avons été très impressionnés par vos deux
conférences, particulièrement celle que vous avez faite
à Chieri où vous nous avez parlé, après la Miséricorde bienfaisante, de la Miséricorde souffrante ou
douloureuse dont plus personne ne parle et qui nous
a fait comprendre ou peut-être mieux réaliser que la
Miséricorde bienfaisante se paie par le sang versé !
Je n’avais pas réalisé à ce point combien Jésus était
rentré volontairement dans sa Passion, malgré l’effroi
ou le trouble de son âme.
Après, on ne pouvait qu’adorer Notre-Seigneur en
son Saint Suaire différemment.
Après votre deuxième conférence, qui nous interpréta à la suite du Père les songes de don Bosco,
nous sommes plus que jamais poussés à prier pour
que le Saint-Père consacre la Russie au Cœur Immaculé de Marie.
En continuant notre pèlerinage, nous avons confié
à don Bosco tous ces nombreux adolescents qui nous
entouraient, lui qui a sauvé les âmes de tant de voyous.
J. B.
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Mon très cher Frère,
Vous auriez pu vous dire que nous étions déjà
allés vénérer le Saint Suaire par deux fois, que vous
aviez suffisamment à faire à la maison Saint-Joseph et
dans nos prieurés, qu’il fallait se consacrer à ... 2017,
que sais-je encore. Mais non, vous nous avez ramenés
devant ce Linge imprégné du vrai Sang de Jésus,
celui qui a coulé pendant sa Passion, dans ce Turin
magnifié par les œuvres du Cœur Immaculé de Marie
au Valdocco, au Cottolengo. P. J.- B.
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Très cher frère Bruno,
J’ai énormément aimé vos deux conférences, mon
frère ! Je ne sais pas comment vous faites ! On voit
bien que Notre-Seigneur et Notre-Dame vous assistent.
La première sur la lettre sur la Miséricorde, du pape
François, était claire en ses trois points : miséricorde
bienfaisante, douloureuse, triomphante.
Édifiante, vous nous avez montré le Cœur de Jésus
nous montrant Celui du Père qui nous a d’abord fait
miséricorde, et Jésus payant pour nous comme nous
avons pu le voir sur cette Sainte Relique de nos
amours ! Et vous nous avez aussi montré le cœur
Juin 2015
No 152 - P. 35
du pape François qui a écrit cette Bulle, “ si loin
du culte de l’homme ”, comme vous l’avez dit. De
quoi méditer et “ retrouver la valeur du silence pour
contempler ”. C’était une grande charité une grande
joie de pouvoir nous unir au Saint-Père, notre Père !
Et j’ai été enthousiasmée, passionnée par votre
deuxième conférence. Votre explication des songes de
don Bosco, avec “ l’entrée ”, si on peut dire, du pape
François dans ces prédictions.
Tout cela nous a tellement conduits vers le Saint
Suaire, sommet du pèlerinage !.
Quant à la messe au Cottolengo, de l’avis de tous,
c’était un avant-goût du Ciel ! tous ensemble, tous
unis avec vous avec les frères, les sœurs, notre Père
si présent parmi nous.
J’ai beaucoup, beaucoup aimé que nous ayons aussi
été plongés dans la vie de tous ces saints de Turin :
saint Jean Bosco, maman Marguerite, don Rua, don
Cafasso, saint Benoît-Joseph Cottolengo, saint Dominique Savio, etc. Nous étions comme embaumés du
parfum de leurs vertus, de leur piété, de leur charité.
C’est merveilleux, et c’est pour moi une source d’étonnement renaissant de pouvoir bénéficier de toutes ces
conférences sur les saints. Ce que le Père faisait si
génialement, et que vous mes frères et les vôtres, faites
dans ses pas et qui est de remettre les saints dans leur
contexte relationnel. Ça a été, et reste à chaque fois , une
découverte d’autant plus heureuse que je l’espérais sans
la connaître ! Donc, merci ! merci ! merci ! mon frère.
A. N.
Cher frère Bruno,
Nous avons fait le plein de grâces au pied de cette
si touchante relique et nous sommes revenus pleins
de bonheur, avec de bonnes résolutions, avec une foi
renouvelée et la joie de l’avoir contemplé donc consolé.
V. et I. L.
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Mon Frère,
Un de nos cousins se trouvait par hasard à Turin
en même temps que vous. Il nous a avoué avoir été
très déçu. Car selon lui : « Beaucoup de “ publicité ”
en ce moment mais, au final, une fois sur place,
on ne voit pas grand-chose et c’est l’usine. » Quel
dommage !... si seulement il avait pu être préparé
comme vous nous avez tous préparés... Le plus triste
est qu’il avait hâte de voir le Saint Suaire et que
maintenant il décourage ses parents d’y aller, eux qui
avaient programmé de le faire en juin, leur disant que
ça ne vaut pas le coup.
Nous mesurons ainsi encore plus la grâce qu’est
l’héritage du Père et celle que nous avons de vous
avoir. Car ainsi préparés, l’image de Notre-Seigneur
en face à Face, ne peut que ravir nos âmes et
nous transporter au Ciel, même un court instant. Et
surtout Elle ne peut que nous inciter à offrir nos
pauvres croix, Lui qui a tant souffert pour nous.
M. B.
IN MEMOR I A M
RENÉ LEG RAND.
« La vraie sainteté, c’est d’être ce que l’on est, transformé petit à petit par l’amour de Jésus et du prochain. »
Cet humble idéal dicté par notre Père à l’un de nos
frères le jour de sa prise d’habit a été la voie suivie
par René Legrand.
« L’amour de Jésus », il en témoigna en se joignant
à toutes nos démarches romaines, et dès 1973. Il le
vivait maintenant humblement à la dernière place, celle
de sacristain, et sous l’autorité d’un curé qui, « ne
voulant rien avoir à faire avec la CRC », commença
par le mettre à la porte.
« L’amour du prochain », nous en avons bénéficié
pendant la plus grande partie de sa vie et nous
comprendrons à quel point il nous était précieux quand,
pendant les camps, nous chercherons notre route à un
carrefour douteux et qu’il ne sera pas là pour nous
faire le geste discret mais sauveur.
« Le bien ne fait pas de bruit », mais c’était la paix
de son âme qui rayonnait paisiblement, et sur sa famille
d’abord qu’il garda, plus par son exemple que par des
discours, dans la droite ligne de la foi. Et chacun de
ses enfants gardera ou découvrira un jour que c’est le
plus bel héritage qu’il leur aura laissé.
Quand frère Bruno le visita, la veille de sa mort,
il lui trouva un cœur d’enfant :
«  Vous allez bientôt au Ciel.
– Je l’espère. »
« Je prie pour le Saint-Père »... furent ses dernières
paroles. Et puis :
« J’ai soif », comme Jésus sur la Croix.
« Le Ciel, l’unique but de nos travaux », était
sa seule pensée. Son curé le rappela le jour de ses
funérailles, et il en parla comme d’un ami. Il fit l’éloge
de la fidélité de son paroissien à la messe quotidienne,
sa foi puisée à la source de « la Contre-Réforme
catholique... même si l’on n’en partage pas toutes les
convictions », et disant encore le bien qu’il fit auprès
de nos enfants « dans les camps CRC ». René Legrand
avait gagné son cœur.
Il l’assista avec admiration jusqu’à la dernière heure,
se faisant l’instrument du Cœur Immaculé de Marie,
selon sa promesse, le 13 juin 1917.
frère Gérard de la Vierge.
Juin 2015
No 152 - P. 36
D EN I S RAGOT.
Allocution prononcée le 15 mai au cimetière
de Villemaur par frère Bruno de Jésus - Marie.
Chère Madame,
Ma chère sœur Marie-Marthe de Jésus
couronné d’épines,
Chers enfants,
Votre, notre cher Denis, phalangiste de l’Immaculée, nous a quittés le 11 mai, en ce beau mois
de Marie ensoleillé, lui qui naquit en la vigile de
l’Immaculée Conception de l’an 1946. Ce patronage
manifeste de la Sainte Vierge est-il la raison du
nom que vous avez reçu, ma sœur Marie-Marthe,
au jour de votre baptême ?
Et nous venons de célébrer ses funérailles en
cette église de la fondation de notre communauté,
consacrée à Notre-Dame, comme un rendez-vous
avec monsieur le curé de Villemaur, qui l’accueille
en ce moment aux pieds de Notre-Dame.
Les jeunes gens de nos camps d’été ont découvert Denis Ragot quand ils l’ont vu jouer Œdipe
à Colone avec sa fille Ariane pour Antigone, et
déclamer de sa belle voix grave l’hymne à la grandeur de l’homme pieux – qu’il était lui-même en
toute vérité – dans le texte grec ! ... Impressionnant !
Quelle distinction, quelle culture raffinée cachée
derrière une discrétion excessive qui le rendait intimidant autant qu’intimidé... Sous les dehors d’un
calme souverain, son âme vibrait et s’émouvait de
toute vilenie dont les petits pâtissaient. Il avait le
don des larmes.
Plusieurs de nos amis de la CRC l’ont connu
aux camps d’Action française ; il en a même
retrouvés il y a quelques années... après cinquante
ans ! Car il était bon Français, donc naturellement
royaliste, catholique, communautaire ! Il gardait un
souvenir très vivant de ces camps ; les noms des
participants lui étaient restés gravés, les uns pour
le réjouir, les autres pour l’attrister. Particulièrement
quelques cas lamentables illustrant ces paroles de
Notre-Dame de Fatima navrée de voir les âmes se
perdre parce qu’elles « n’ont personne qui prie et se
sacrifie pour elles ». Lui, se souvenait, pensait à ces
âmes, les aimait, et se sacrifiait pour elles.
Et comme l’amour se prouve par les œuvres,
combien de fois ne l’a-t-on pas vu conduisant
madame Nonnat en son grand âge, percluse, à la
maison Saint-Joseph, attentif jusqu’à lui façonner
une marche pour descendre de voiture.
En son entreprise, il se montra bon et plein
de compassion pour son personnel ; quelle peine
d’avoir à le réduire, d’autant que le travail de tous
lui donnait pleine satisfaction. C’était un modèle
de patron chrétien, à donner en exemple à notre
jeunesse, pour la remettre au travail et reconstruire
la France.
Son acte d’allégeance à la Phalange que vous
avez fait ensemble, Madame, comme un renouvellement de votre alliance sous l’égide de l’Immaculée,
marqua l’adhésion d’un disciple. Disciple de notre
Père, il aimait tout ce qu’il aime, je parle au
présent, puisque ceux du Ciel sont dans la vraie
vie. Aussi aspirent-ils au triomphe du très unique
et Sacré-Cœur de Jésus et Marie, au service duquel
travaille la Phalange de l’Immaculée.
Lorsque lui fut administrée ­l’extrême-onction, la
Croix était là, mais embrassée dans la paix, avec
le sourire ; la douceur, la bonté rayonnaient de
son visage émacié, illustrant cette parole de sainte
Thérèse : « Mon Dieu, y a-t-il une joie plus pure
que de souffrir pour votre amour ? Oui, souffrir en
aimant est le plus pur bonheur. » Nous lui avons
recommandé d’obtenir des vocations religieuses,
appelées à goûter ce bonheur-là en nos maisons.
Il acquiesça ! Et il allait de soi aussi qu’au Ciel
il prierait pour que la France retrouve son rang de
fille aînée de l’Église.
« Je ne meurs pas, j’entre dans la vie et tout
ce que je ne puis vous dire ici-bas, je vous le
ferai comprendre du haut des Cieux. » Ces paroles
de sainte Thérèse nous revenaient en mémoire en
chantant les Rogations , lundi, jour de son envol,
dies natalis . Et celles-ci :
« Ce qui m’attire vers la Patrie des Cieux,
c’est l’appel du Seigneur, c’est l’espoir de l’aimer
enfin comme je l’ai tant désiré et la pensée que je
pourrai le faire aimer d’une multitude d’âmes qui
le béniront éternellement. »
Aurions-nous oublié de confier une commission ?
« Vos commissions pour le Ciel ? Mais je les
devine ! et puis vous n’aurez qu’à me les dire tout
bas, je vous entendrai et porterai fidèlement vos
messages au Seigneur, à notre Mère Immaculée, aux
anges, aux saints que vous aimez. » Ainsi soit-il !
frère Bruno de Jésus - Marie.
Directeur de la publication : Frère Gérard Cousin. Commission paritaire 0318 G 80889.
Impression : Association La Contre-Réforme Catholique.
F - 10 260 Saint-Parres-lès-Vaudes. – http ://www.site-crc.com
ABONNEMENT 30 €, étudiants 18 €, soutien 60 €.
POUR LES PAYS D’EUROPE 36 €, AUTRES PAYS 60 €, par avion 70 €.

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