Le Matricule des Anges : La Graphomane - Sophie Buyse

Transcription

Le Matricule des Anges : La Graphomane - Sophie Buyse
http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=3759
Accueil
Le Matricule
Livres
Articles
Auteurs
Le mensuel de la littérature contemporaine
Les articles
La
Graphomane
La Graphomane
de
Sophie Buyse
Verdier
20.00 €
Article paru dans
le N° 013
septembreoctobre 1995
par Alex
Besnainou
*
Sophie Buyse, jeune auteur belge, donne le pouvoir absolu aux mots.
Pouvoir d'amour. Pouvoir de folie. Pouvoir de mort. Un superbe livre.
Avec La Graphomane, on ne sait exactement quel genre de livre on tient entre
les mains. Est-ce un roman d'amour sous forme épistolaire? Un essai sur la
correspondance amoureuse? Quelque chose entre les deux? C'est tout cela à
la fois et plus encore : c'est un livre qui possède une magie rare, celle de se
créer à mesure qu'il s'écrit. Un livre en marche entraînant dans son
mouvement le corps de l'auteur (et du lecteur) dans un maelström de mots où
s'abolissent toutes les frontières entre pensée, savoir, désir, folie et mort. Au
lieu de se trouver en présence d'une écriture immobile et figée, d'un
compte-rendu narratif ou réflexif, nous voilà face à une interaction entre ce
qui s'écrit, celui (celle) qui écrit et celui ou celle à qui l'on écrit.
La trame de ce roman est d'une simplicité pure : Mara Kaki est une jeune
psychologue en stage à l'Institut psychiatrique de San Clemente (l'île aux
fous) dans la lagune de Venise. Simultanément elle rédige un mémoire sur les
lettres d'amour d'écrivains contemporains. Qui mieux que Sébastien
Cassandre, grand ponte de la psychanalyse et spécialiste de l'étude des
passions amoureuses, peut l'aider dans son travail? Elle engage donc une
correspondance avec lui. Mais "l'amour s'installe dès qu'on lui donne la
parole". Et la parole, tout au long de ce livre, on ne cesse de la lui donner. Du
mot comme prise de pouvoir sur l'être, de la phrase comme émergence de
troubles corporels, érotiques et passionnels. Et cette prise de pouvoir n'est pas
un acte barbare, violent, brutal, c'est une lente osmose entre le corps et la
lettre. Plus l'échange avance et plus chaque correspondant crée l'autre qui va
le (la) lire et s'enchaîner de tout son être. Le premier symbole en est ces
morceaux de chaîne que Mara envoie avec chaque missive, puis des moules
de petites parties de son corps, la main qui écrit, le nombril, lieu du lien.
L'imaginaire s'ancre dans le concret et cela n'est pas sans danger car "le corps
qui, de loin, semblait lisse, lumineux, apparaît de près comme un volume fait
de masses irrégulières, au relief abrupt, aux parois accidentées". L'amour
existe-t-il avant qu'il n'ait pris corps? "J'ai bâti votre image en moi, je m'y suis
habituée et ne veut plus la quitter. Vous voir serait assurément une déception
: vos lettres vous décrivent de façon si parfaite!" Nous pourrions donc en
rester là, dans l'illusion, dans la passion qui se trouve être l'état intense de la
souffrance du manque, de l'absence, mais Mara Kaki est plus qu'une
graphomane, c'est une "graphamoureuse" et l'amour est une folie. Petit à
petit le corps va prendre la place de la lettre, la rencontre de Sébastien et de
Mara aura lieu mais loin de marquer la fin et d'être la borne ultime, ce sera
une transition vers une nouvelle étape car il est impossible de chasser le mot
de la graphomane.
Une magnifique scène d'amour entre nos deux épistoliers les place à quelques
mètres l'un de l'autre et pour rapprocher leur corps, ils combleront cette
distance de mots écrits à même le sol et se toucheront à l'endroit précis où
leurs lettres se rejoindront.
L'écriture de Sophie Buyse est magnifique. Elle transcende l'académisme de
ses phrases pour en faire de l'art, elle dépasse les contraintes pour mieux se
les approprier. Elle sait aussi se remettre en cause lorsque la théorie l'emporte
parfois sur l'émotion.
Et comme le dit Marcel Moreau dans sa très belle préface, Sophie Buyse "a le
"saint" tremblement des chercheuses d'infini et des mendiantes d'extase".
La Graphomane
Sophie Buyse
L'Ether Vague
Patrice Thierry Editeur
238 pages, 130 FF
© Le Matricule
des Anges et ses
rédacteurs
Alex Besnainou