H P LOVECRAFT
Transcription
H P LOVECRAFT
H P LOVECRAFT... © C Thill protégé par le dépôt légal à la BNF ... ET LES VISAGES DU CHAOS Bien qu'il ne soit pas vraiment un thème majeur de sa fiction, le chaos joue un rôle important dans la vie et l'œuvre de Lovecraft. À une menace imprécise qu'il sentait flotter autour de lui, le grand écrivain fantastique américain a su faire une place dans ses nouvelles en lui différents visages. Que le chaos soit craint comme une force réelle ou utilisé comme élément fictionnel, qu'il demeure innommé ou soit présent sous l'apparence des dieux Azathoth et Nyarlathotep, Lovecraft en parle fréquemment ; nous allons tenter de recenser ces mentions et d'en comprendre le sens. Qui est Lovecraft ? Howard Phillips Lovecraft1 naît le 20 août 1890 dans une famille aisée de Providence, dans le Rhode Island. Son père, représentant de commerce, est souvent absent ; alors que Howard a trois ans, il est frappé d'une crise de démence (sans doute stade ultime d'une syphilis) qui entraîne son internement dans un hôpital psychiatrique, où il mourra paralysé cinq ans plus tard. L'enfant se retrouve plus que jamais sous la tutelle de sa mère surprotectrice, de ses deux tantes et surtout de son grand-père qu'il adore. C'est dans la vaste bibliothèque de celui-ci que le petit Lovecraft fait ses premières rencontres avec l'imaginaire : d'abord les Mille et Une Nuits, qui le marqueront durablement, puis la mythologie grecque, dans la populaire édition de Bullfinch. Dès l'âge de six ans, il s'essaye à la versification et à l'écriture de petits récits d'aventures. D'une santé fragile qui l'empêche de fréquenter l'école de manière continue, il accumule les connaissances par ses lectures et se forge une culture scientifique : l'astronomie, en particulier, le passionne. La mort de son grand-père en 1904 provoque la désagrégation de ce petit univers confortable. La famille doit déménager pour un logement beaucoup plus modeste, et cet événement traumatique mène le garçon au bord du suicide. Ce qui l'en détourne cependant, c'est sa curiosité scientifique, et entre autres l'excitation causée par l'exploration de ces régions polaires auxquelles il donnera plus tard une place de choix dans sa fiction. Il découvre Edgar Poe et s'en inspire fortement pour ses premières histoires d'horreur 2 ; il fréquente le lycée et fournit Il n'existe actuellement qu'une seule bonne biographie de Lovecraft : JOSHI S. T., H. P. Lovecraft: A Life, West Warwick (RI) : Necronomicon Press, 1996. Voir aussi LOVECRAFT Howard P, Miscellaneous Writings, Sauk City (WI) : Arkham House, 1995. 2 1 Seules "La Bête dans la caverne" (1905) et "L'Alchimiste" (1908) nous sont parvenues. Toutes deux montrent clairement l'influence de Poe. Plusieurs autres histoires, écrites dans l'intervalle, semblent avoir été définitivement perdues, peut-être détruites. - Proscrit, HPL et le Chaos 143 - régulièrement des articles sur l'astronomie à des journaux locaux. Mais en 1908, c'est une autre plongée dans les ténèbres : une grave dépression qui l'empêche d'obtenir son diplôme et le laisse pendant cinq ans dans un état quasi-végétatif. En 1914, à la suite d'une lettre de lui publiée dans le courrier des lecteurs de The Argosy, Lovecraft rejoint le milieu du journalisme amateur et adhère à la United Amateur Press Association, par l'intermédiaire de laquelle il se fait de nombreux amis et correspondants. Le voici brusquement tiré de son isolement et de sa dépression : ses nombreuses contributions sont publiées dans les journaux des autres amateurs, dans son propre fanzine, The Conservative3 , et dans l'organe de l'association, dont il deviendra président. Ses textes de cette époque comprennent essentiellement des essais dans lesquels il expose des conceptions politiques rétrogrades, marquées par un conservatisme forcené 4 , un militarisme ardent et une xénophobie qui fait plus que friser le racisme ; une poésie tout aussi passéiste (et indigeste), prenant pour référence absolue le XVIIIe siècle anglais et les " couplets héroïques " de Dryden et de Pope ; enfin, de nombreux textes pédagogiques où il tente d'élever le niveau littéraire de ses amis amateurs en leur donnant de véritables petits cours sur la grammaire, le description ou la narration. On constate qu'une catégorie manque à l'appel: le conte fantastique. Lovecraft a en effet totalement cessé de s'y consacrer ; pourtant, lorsqu'il leur fait lire ses vieux textes, ses amis le pressent de s'y essayer à nouveau. C'est ainsi que naît " Dagon " (1917), qui en quelques pages développe toute une thématique typiquement lovecraftienne ; d'autres nouvelles prennent sa suite, que Lovecraft transmet aussitôt à un cercle de correspondants de plus en plus vaste afin de recueillir leurs avis et critiques. Dans ces textes, on voit deux tendances se manifester assez rapidement. Tout d'abord, Lovecraft découvre lord Dunsany : dans la prose somptueuse et l'imagination colorée de l'auteur irlandais, il reconnaît une parenté avec les contes mythologiques et orientaux qu'il aimait tant, et se met lui aussi à écrire des histoires semi-oniriques remplies de noms exotiques tels que Sarnath, Ulthar ou Celephaïs… en attendant d'inventer un panthéon autrement plus effrayant que les divinités sereines de Dunsany ! Parallèlement, on le voit se détourner de son XVIIIe siècle chéri pour s'imprégner de valeurs beaucoup plus modernes, celles des décadents de la fin duXIXe siècle. Dans des nouvelles comme " Hypnos "ou " Le Molosse ", on retrouve leur esthétisme absolu5 , leur amour du macabre et leur goût pour des sensations fortes semi-hallucinatoires ; Huysmans et Remy de Gourmont sont alors parmi ses auteurs préférés, il n'ignore pas Lautréamont, et Nietzsche influence durablement sa vision du monde. C'est essentiellement de ses nombreuses lectures scientifiques et philosophiques et de son athéisme précoce que Lovecraft dérive cette dernière, qu'il qualifie de " matérialisme mécaniste ". Dans l'univers que nous connaissons, dit-il, l'homme n'occupe qu'une place négligeable, et seul son orgueil incommensurable peut le pousser à croire le contraire. Aucun Créateur, aucune Providence ne viennent se pencher sur son destin et faire de lui, on ne sait trop pourquoi, un être privilégié. D'ailleurs, concernant les entités surnaturelles (de Dieu aux ectoplasmes) et leurs manifestations, s'il est vrai qu'il n'existe pas plus de preuve dans un sens que dans l'autre, c'est cependant à l'hypothèse la plus opposée au sens commun et à l'observation, c'est-à dire celle de leur existence, de faire ses preuves ; et comme elle en est incapable, elle ne peut qu'être rejetée. Une telle attitude mène-t-elle tout droit à la dépression, comme on l'entend parfois ? Nullement. Elle met au contraire l'homme face à ses responsabilités. Puisqu'il n'a rien à attendre d'un au-delà compensateur ou d'une divinité bienveillante, c'est à lui-même qu'il appartient de choisir ce qui va donner un sens à une existence qui n'en possède aucun du point de vue de l'univers. Et à cette mise en demeure, Lovecraft n'a pas de mal à trouver des réponses : pour lui, l'émotion artistique, la connaissance, les voyages, les amis, les chats (sans oublier d'autres plaisirs plus matériels, comme les glaces !) justifient amplement son attachement à la vie. Alors qu'il est en train de diversifier ses lectures et de réviser une partie de ses préjugés passéistes, Lovecraft fait la connaissance d'une jeune femme du nom de Sonia H. Greene à une convention qui se tient à Boston en juillet 19216 . Leur relation se développe à tel point qu'ils se marient en mars 1924, et que Lovecraft vient habiter à Brooklyn chez sa femme. Sonia est modiste et tient une boutique prospère sur la 5e Avenue ; lui, après avoir réussi à placer " Dagon " dans Weird Tales, commence à envisager une carrière d'auteur professionnel. Assez vite cependant, Sonia rencontre des difficultés Fondé en 1915, il paraîtra plus ou moins régulièrement pendant huit ans. 4 cf le titre de son fanzine. En particulier, Lovecraft ne pourra jamais se réconcilier avec la Révolution américaine, et ne cessera de regretter que " la colonie " se soit indûment séparée de son " souverain légitime ". 5 3 La préface au Portrait de Dorian Gray, où Oscar Wilde synthétise la théorie de l'art pour l'art, est aussi fortement mise en avant dans une série de lettres de 1921 intitulée " In Defence of 'Dagon' ". 6 Ses capacités de survie semblent s'être nettement améliorées, puisque le décès de sa mère ne remonte qu'à quelques mois. - Proscrit, HPL et le Chaos 144 - dans son commerce. Sa santé s'en ressent, et après une cure de repos, elle doit partir travailler à Cleveland, laissant son mari se débrouiller seul. " Ma venue à New York avait été une erreur "7 , écrit alors celui-ci ; la cité de rêve lui révèle son visage de Babylone lépreuse hantée par des étrangers répugnants, et chaque jour qu'il y passe lui semble une torture. Ses recherches d'emploi ne donnent évidemment aucun résultat (à trente-quatre ans il n'a encore aucune expérience professionnelle) ; des voleurs s'introduisent chez lui, une nuit, et repartent avec ses costumes neufs ; il se réduit à un régime de famine et maigrit de manière spectaculaire. Même ses amis du " gang " new-yorkais (Frank Belknap Long, Reinhart Kleiner, Samuel Loveman…), qu'il rencontre régulièrement, ne peuvent l'aider à remonter la pente. Seul un message de ses tantes l'invitant à regagner Providence stoppe enfin l'avancée du chaos. Lovecraft et Sonia ne sont plus que des correspondants ; leur divorce sera prononcé quelques années plus tard. De retour chez lui en 1926, Lovecraft reprend possession de son ancien décor avec délices. Ce n'est plus vraiment le même homme : " il avait subi l'épreuve du feu et s'était changé en or pur "8 . Ses correspondants vont peu à peu s'apercevoir qu'il a tempéré, voire renié, une bonne partie de ses convictions politiques passées : face aux difficultés économiques et sociales de la grande crise, le voici qui se pose en supporter décidé de la technocratie moderniste de Roosevelt ; le marxisme ne lui apparaît plus comme une bête nuisible à écraser d'urgence, mais comme une théorie intéressante qui mérite des discussions approfondies ; il émet même des jugements remarquablement nuancés au sujet des Juifs, des Asiatiques, des Canadiens français, si bien qu'on pourrait presque croire que son fameux racisme appartient désormais au passé 9 . Les voyages qu'il se met à entreprendre à ce moment contribuent sans doute à ce début d'ouverture : ils le mènent tout le long de la côte est, de Québec à la Floride en passant par la Nouvelle-Orléans. Enfin, c'est de la décennie 1926-1937 que date le meilleur de sa production littéraire. En effet, on le voit tout d'abord pousser jusqu'à la quasi-perfection deux grandes tendances déjà présentes dans son œuvre : l'horreur à base d'occultisme, avec " L'Affaire Charles Dexter Ward " (1927), et l'horreur à base de science-fiction, " Lui ", Œuvres, Paris : Robert Laffont, 1991. Vol. 3, p. 217. W. Paul COOK, " In Memoriam : Howard Phillips Lovecraft ", Œuvres vol. 1, p. 1142. 9 Pas tout à fait cependant : il ne surmonte toujours pas son rejet des Noirs, dont il estime l'infériorité biologique incontestable. Il est vrai que nombre d'anthropologues et de psychologues " scientifiques " ne s'expriment pas autrement à la même époque. avec " La Couleur tombée du ciel " (1926).Avec " L'Appel de Cthulhu ", il crée le concept des Grands Anciens, ces entités monstrueuses qui dominèrent notre monde il y a des millions d'années et tentent parfois d'y resurgir, et auxquels font allusion certains ouvrages interdits, comme le fameux Necronomicon du poète arabe dément Abdul Alhazred. Mieux encore : il combine ces différentes tendances en un mélange homogène, qu'illustrent tous ses grands textes des années 30. C'est peut-être dans " La Maison de la Sorcière " (1932) que l'idée de base en est la plus clairement visible : la sorcellerie est assimilée à une science secrète, fort proche des théories multidimensionnelles de la physique moderne, et les êtres diaboliques évoqués lors des sabbats sont en réalité des créatures extra-terrestres, dotées d'une puissance telle que la stupidité et la superstition des hommes ne peuvent faire d'eux que des dieux ou des démons. L'horreur classique conserve sa place dans tous ces récits, qu'elle soit causée par la vision de créatures répugnantes (les shoggoths des" Montagnes hallucinées "), par la rencontre d'êtres quasi-humains mais subtilement monstrueux (les hybrides d'Innsmouth, les habitants dégénérés de Dunwich), par les pouvoirs terrifiants que certains individus peuvent exercer en toute impunité sur une personne innocente (" Le Monstre sur le seuil ")… Cependant, ce qui en fait la grandeur et l'originalité, c'est l'irruption d'une horreur différente, " cosmique " : une cité, un objet ou un être vivant déclenchent l'horreur, non pas à cause de leur aspect, mais parce qu'ils ne sont pas censés exister, et que leur présence réelle, preuve du caractère dérisoire de nos connaissances, est donc propre à faire vaciller la raison. Dans sa vie quotidienne, Lovecraft continue à rencontrer de nombreuses difficultés ; cependant il parvient assez bien à placer ses textes dans différents supports10 et améliore un peu ses maigres revenus grâce à des travaux de correction et de révision pour le compte d'autres auteurs. Son cercle d'amis s'agrandit encore : après les écrivains Robert E. Howard et Clark Ashton Smith, dont il se sent très proche, un bataillon de jeunes auteurs débutants viennent rejoindre les rangs de ses correspondants ; certains, devenus célèbres plus tard, comme Robert Bloch, James Blish ou Fritz Leiber, raconteront ce qu'ils lui doivent. 7 8 Weird Tales bien sûr, mais aussi la revue de science-fiction Astounding, qui publie " La Couleur tombée du ciel " et "Dans l'abîme du temps". 10 - Proscrit, HPL et le Chaos 145 - Lovecraft n'a jamais eu une très bonne santé, mais les douleurs qui commencent à se manifester au cours de l'année 1936 ne sont pas dues comme il le croit à une simple grippe intestinale. C'est en réalité un cancer de l'intestin, sans doute causé en grande partie par un régime alimentaire déséquilibré 11 ; au moment où il est détecté, il est déjà bien trop tard pour pouvoir le soigner. Lovecraft entre au Jane Brown Memorial Hospital et y meurt le 15 mars 1937. Il est enterré trois jours plus tard, dans la concession familiale du cimetière de Swan Point. 11 Pain, haricots en boîte, fromage, occasionnellement agrémentés de sucreries, et généreusement arrosés de café. Une vie au bord du gouffre En France, nous avons longtemps vécu sur des visions déformées de Lovecraft. C'est d'abord le mythe du " reclus de Providence ", névrosé et omniscient, que Jacques Bergier s'est donné beaucoup de peine à construire dès les années 50 12 ; Maurice Lévy et Michel Houellebecq13 l'ont allègrement propagé, avant d'être eux-mêmes pris en référence par l'équipe télévisuelle de Patrice Trividic 14. Quelques années plus tard, ce sont les témoignages des amis de Lovecraft qui arrivent en édition française, à commencer par celui de F.B. Long15, puis ceux recueillis dans les œuvres complètes sous le titre " Lovecraft par les témoins de sa vie 16". Cette fois-ci, c'est au Lovecraft jovial et boute-en-train que nous avons droit, celui qui avait le cœur sur la main et adorait plaisanter avec ses amis. La vérité, comme d'habitude, n'est pas si simple que les uns ou les autres le pensent. Si le Lovecraft cadavéreux et autodestructeur que nous dépeint Houellebecq est terriblement caricaturé, le témoignage des proches montre avant tout le visage que Lovecraft aimait leur offrir, car, aurait-il dit, il n'est absolument pas gentlemanlike d'étaler son mal-être en public. Lovecraft n'a pas passé sa vie au fin fond de la dépression et de la paranoïa, comme " H. P. Lovecraft, ce grand génie venu d'ailleurs ", préface à Démons et Merveilles, 10 :18, 1963 (1ère éd. : Éditions des Deux-Rives, 1955), repris dans Planète n° 1 (oct.-nov. 1961) et dans Les Cahiers de l'Herne spécial Lovecraft (1969, rééd. 1984). 13 Maurice LEVY, Lovecraft, Christian Bourgois, 1984 (1ère éd. 1972) ; Michel HOUELLEBECQ, H. P. Lovecraft, contre le monde, contre la vie, Éditions du Rocher, 1999 (1ère éd. 1991). 14 Patrice TRIVIDIC, Patrick Mario BERNARD et AnneLouise TRIVIDIC, Le Cas Lovecraft : Toute marche mystérieuse vers un destin, documentaire télévisé (" Un siècle d'écrivains ", France 3) et dossier (lisible sur Internet : http://www.france3.fr/emissions/ecrivain/auteurs/ lovecraft.html) 15 Frank Belknap LONG, H. P. Lovecraft, le conteur des ténèbres, Encrage, 1987. 16 Œuvres vol. 2, p. 1133 (textes de W. Paul Cook, Sonia Greene, Reinhart Kleiner, Alfred Galpin, August Derleth…) 12 certains voudraient nous le faire croire, mais il a marché toute sa vie sur le fil du rasoir, luttant au corps à corps contre les ténèbres qu'il sentait prêtes à l'engloutir, avec un succès inégal selon les périodes. Ainsi en 1932, alors qu'il est fortement affecté par le fait que les rédacteurs des magazines populaires rejettent ses meilleures histoires, il écrit : " mon équilibre nerveux a toujours été d'une qualité médiocre, et il est actuellement dans l'une de ses pires phases - bien que je ne pense pas que celle-ci égale les quasi-dépressions que j'ai connues en 1898, 1900, 1906, 1908, 1912, et 1919 "17 . Lovecraft a ainsi vécu au rythme des " quasi-dépressions ", des "effondrements nerveux " qui marquent les étapes de son existence, comme autant d'intrusions, au cœur de sa propre vie, de la désorganisation qu'il redoutait. Tout se passe comme si, avec la fin brutale en 1904 de la " vie idéale " qu'il menait avec sa famille (presque) au complet dans le confort et l'aisance du 454 Angell Street, Lovecraft avait été chassé du paradis, et qu'il avait toujours conservé en lui ce souvenir traumatique, comme un prototype de toutes les possibles catastrophes à venir ou un spectre du chaos toujours prêt à se réveiller et à remettre en question les arrangements les plus fiables en apparence. Et ce qu'il craint dans sa vie personnelle, notre auteur le redoute plus encore au niveau de la société dans son ensemble. Lovecraft a été marqué par sa lecture du Déclin de l'Occident d'Oswald Spengler, ouvrage d'histoire (ou de philosophie de l'histoire) qu'on ne considère plus guère avec sérieux de nos jours, mais qui a eu une grande influence à son époque, en particulier sur la pensée d'extrême-droite. Spengler développe une théorie selon laquelle la vie d'une civilisation se développe suivant un processus analogue au cycle vital d'un être vivant : naissance, développement, apogée, décadence, et enfin une période de sénilité au cours de laquelle la société en question est vulnérable aux coups venus de l'extérieur, et finit fatalement par s'écrouler sous la Lettre à August Derleth, 4 mars 1932 (Selected Letters IV, Sauk City (WI) : Arkham House, 1976). 17 poussée de civilisations plus neuves ; l'Occident, bien entendu, se trouvant au seuil de cette dernière étape. Cette vision frappante à défaut d'être scientifique, Lovecraft la reprend et la commente dans de nombreuses lettres. Quand arrive la phase de déclin, explique-t-il, les gens en ont assez d'entretenir la "machinerie " sociale complexe, et préfèrent encore voir arriver le chaos : " ils préfèrent se passer d'électricité et de plomberie plutôt que de supporter les restrictions et la concentration rendus nécessaires par leur maintien, et aiment mieux courir le risque d'être poignardés que de respecter la loi et l'ordre qui les empêche de poignarder ceux qu'ils aimeraient poignarder "18 . Comment reconnaître que la civilisation a atteint cette phase terminale ? " Il ne serait pas difficile de savoir quand ce temps serait venu, car alors l'humanité serait tout à fait semblable aux Grands Anciens : libre et fougueuse, au-delà du bien et du mal, les lois et les morales rejetées, tous ses membres criant, tuant, se divertissant joyeusement "19 . Je l'avoue, je viens de tricher un peu, glissant sans trop le dire de la correspondance à la fiction. Il faut cependant avouer que le rapprochement est bien Lettre à Elizabeth Toldridge, 26 février 1932 (Selected Letters IV). 19 " L'Appel de Cthulhu ", Œuvres vol. 1, p. 75. 18 tentant, et que " L'Appel de Cthulhu " y gagne encore un peu en signification. Au-delà de la fascination immédiate pour le dieu céphalopode et gélatineux qui surgit de plusieurs millions d'années de sommeil subaquatique, on peut dire avec S.T. Joshi que cette nouvelle est une mise en application des vues de Lovecraft sur la place insignifiante de l'homme dans l'univers et l'existence d'immenses forces cosmiques qui peuvent l'anéantir sans même s'en rendre compte, et que seuls les esprits les plus bornés qualifieront de maléfiques. À ceci, je pense qu'on peut ajouter qu'il s'agit également d'une illustration de cette théorie des cycles de civilisation, tirée de Spengler : alors que s'amorce le retour des Grands Anciens, la société humaine s'enfonce dans un chaos sans retour, et " lorsque les étoiles seront favorables ", les dieux-démons qui sortiront de leurs tombeaux n'auront plus face à eux que quelques survivants retournés à un état de barbarie, qu'ils extermineront sans peine. Certes, la dénonciation de la " décadence " est habituellement la spécialité des réactionnaires, et Lovecraft ne se prive pas de relier cette dégradation des choses à la présence massive d'immigrés d'origine exotique ; mais peut-on encore parler de réactionnaire, quand la décadence est conçue comme l'aboutissement logique d'un processus quasi-mécanique contre lequel nul ne peut rien ? Azathoth, ou le règne du chaos " Azathoth - nom hideux ", dit une note du "Commonplace Book " 20 datée de 1919 ; et une autre note parle d'un " terrible pèlerinage à la recherche du trône du lointain sultan des démons ". Lovecraft tente d'abord de donner forme au pèlerinage en question dans le fragment inachevé de 1922 intitulé "azathoth"21 et qui est sans doute l'embryon de " La quête onirique de Kadath l'inconnue ". Le nom, quant à lui, dérive sans doute plus ou moins inconsciemment de celui du démon Astaroth : c'est un exemple typique de ces noms " tirés du Necronomicon ", c'est-à dire qu'à une base tout à fait exotique et non-humaine, Lovecraft donne une forme pseudo-arabe (bien que le nom semble plutôt hébreu, en réalité, avec sa terminaison en " th ") telle qu'Abdul Alhazred aurait pu l'employer. 22 " Le Livre de raison " dans lequel Lovecraft notait ses idées; cf. Œuvres 1, p. 1060-1061. 21 Œuvres 1, p. 46. 22 Lettre à Duane Rimel, 14 février 1934 (Selected Letters IV). 20 À ce simple nom viennent peu à peu s'ajouter les éléments qui, au fil du temps, finiront par donner au " sultan des démons " sa personnalité. " La Transition de Juan Romero " (1919) introduit un élément qui lui sera souvent associé : un immense gouffre obscur animé du sourd martèlement de tambours cachés. Dans " Les Rats dans les murs " (1923), des flûtes viennent se joindre aux tambours : " les cavernes grimaçantes du centre de la terre où Nyarlathotep, le dieu fou sans visage, hurle dans les ténèbres, aux sons des flûtes dans lesquelles soufflent deux joueurs amorphes et débiles "23 ; si c'est Nyarlathotep, l'autre divinité chaotique de Lovecraft, qui est nommé ici, le portrait correspond bien à Azathoth. " La quête onirique de Kadath l'inconnue " (1926) donne une description plus complète encore de : ( voir page suivante ) Les Rats dans les murs, Paris : Mille et Une Nuits, 1997, p. 38 (trad. Lili Sztajn). 23 - Proscrit, HPL et le Chaos 147 - " l'ultime péril aux hurlements innommables qui réside en-dehors de l'univers organisé, là où les rêves n'abordent pas, le dernier fléau amorphe du chaos le plus profond, qui éructe et blasphème au centre de l'infini : le sultan des démons, Azathoth l'illimité, dont aucune bouche n'ose prononcer le nom, et qui claque avidement des mâchoires dans d'inconcevables salles où règnent les ténèbres, au-delà du temps, au milieu du battement étouffé de tambours et des plaintes monocordes de flûtes démoniaques. Sur ce rythme et ces sifflements exécrables dansent, maladroits et absurdes, les gigantesques Dieux Ultimes, les Autres Dieux aveugles, muets et insensés, dont l'âme et le messager ne sont autres que Nyarlathotep, le chaos rampant. "24 Jusqu'à ce point, Azathoth apparaît comme une divinité bien définie, membre indiscutable du panthéon lovecraftien doté de caractéristiques qui reviennent immanquablement comme autant d'épithètes homériques : aveugle, idiot, ténèbres, tambours et flûtes ; il réside dans une sorte de pandémonium situé en-dehors du temps et de l'espace. Cependant, ses traits se modifient peu à peu et il acquiert un statut assez différent. Considérons le sonnet de la série " Fungi de Yuggoth " (1929-1930), qui s'intitule " Azathoth ". On y voit marmonner " dans les ténèbres, le puissant Maître de Tout " au milieu du " Chaos, sans forme et sans lieu ", au son " d'une flûte fêlée qu'une patte monstrueuse tenait / d'où s'écoulaient les vagues sans but dont la combinaison au hasard / donne à chaque fragile cosmos sa loi éternelle "25 . Azathoth apparaît comme un démiurge, et le sens de sa folie (et de sa cécité) se précise : ce qu'il crée n'obéit à aucune logique, à aucun plan grandiose et optimal digne du Dieu de la Bible. Au contraire, il s'agit d'univers dont les règles de fonctionnement dérivent du pur hasard, d'une manière qui rappelle bien moins la Genèse que la cosmologie scientifique. C'est là une vision qui n'est pas sans analogie avec la moderne théorie mathématique du chaos, dont Lovecraft ne pouvait évidemment avoir connaissance. Le chaos n'y est pas destruction pure, mais contient des potentialités créatrices, et du hasard peuvent dériver des systèmes organisés : idée que la science moderne a largement popularisée,26 mais qui semble étrangère au rigide déterminisme triomphant, celui de la science du XIXe siècle dont s'est nourri le jeune Lovecraft. Celle-ci comporte pourtant un domaine qui fonctionne selon des règles différentes : la théorie de l'évolution. Dès sa formulation par Darwin, il est bien entendu que les phénomènes aléatoires y jouent un rôle primordial, que la sélection naturelle s'exerce " au hasard " au sens où elle n'est orientée dans aucune direction a priori. Le concept du hasard créateur est le point central de toute cette théorie, et cette vision purement matérialiste rompt brutalement avec des siècles de philosophie occidentale. Et Lovecraft, qui a dévoré les ouvrages de Haeckel et n'est jamais rebuté par le matérialisme, n'ignore rien de tout cela. Les autres références viennent compléter ce tableau. " Celui qui chuchotait dans les ténèbres " (1931) fait allusion au " monstrueux chaos nucléaire au-delà de l'espace angulaire [angled space] que le Necronomicon voile charitablement sous le nom d'Azathoth ", présentant quasiment ce dernier comme un phénomène physique, toujours situé dans un espace autre où notre géométrie euclidienne n'a plus cours (je pense que c'est là le sens de cet " espace angulaire "). " La Maison de la sorcière " (1932) décrit " Azathoth au cœur de l'ultime chaos ", " un mal primordial dont l'horreur défiait toute description ", " Azathoth l'entité sans esprit qui régit l'espace et le temps depuis un trône noir curieusement entouré au centre du Chaos ". Il est également dit qu'Azathoth possède un grand livre, dans lequel le héros doit aller signer son nom de son sang, détail tiré de la démonologie la plus classique. Et en 1935 encore, " Celui qui hantait les ténèbres " mentionne : " [les] légendes anciennes qui évoquaient le Chaos ultime, au centre duquel se vautre Azathoth, Seigneur de Toutes Choses, Dieu aveugle et idiot, entouré de sa horde affalée de danseurs amorphes et sans esprit, bercé qu'il est par le son maigre et monocorde d'une démoniaque flûte, tenue par des griffes indicibles. "27 Comment la persistance de ce portrait (qui fait plus penser à un monarque oriental devenu fou qu'à une divinité chaotique) peut-elle s'accorder avec les remarques qui précèdent ? Au début des années 30, on l'a vu, Lovecraft a abandonné la vision d'Azathoth comme une divinité (bien que peu conventionnelle) pour en faire un symbole, le privant de personnalité après l'avoir privé La quête onirique de l'inconnue Kadath, Paris : J'ai Lu, 1996, p. 7-8 (trad. Arnaud Mousnier-Lompré). Fungi de Yuggoth et autres poèmes fantastiques, Paris : Nouvelles éditions Oswald, 1987, p. 168 (trad. François Truchaud revue par C. Thill). 26 Cf entre autres les travaux d'Ilya Prigogine. 27 Œuvres I, p. 591. 24 25 - Proscrit, HPL et le Chaos 148 - d'esprit 28. Je pense que dans ce dernier texte, il se met dans la peau de la sorcière Keziah Mason, tout comme en d'autres endroits il prend le point de vue du poète dément Abdul Alhazred : Azathoth est évidemment pour elle une sorte de diable, car pour quelqu'un de son époque, c'est le seul concept disponible pour décrire une réalité aussi déroutante et Brian Lumley en a fait une simple métaphore du Big bang, ce qui pour une fois n'est pas une si mauvaise idée. 28 aussi terrifiante. Quant à la description faite dans "Celui qui hantait les ténèbres ", il est bien dit qu'elle provient des " légendes anciennes ". Ce " mal primordial ", pour un esprit plus moderne, n'a plus, par contre, aucune signification morale. Il est le chaos présent au cœur même de l'univers, contenant à la fois la vie (car c'est de lui que tout provient) et la mort (car il peut absorber le cosmos à n'importe quel moment, si les forces qui en maintiennent la cohésion viennent à faiblir). Nyarlathotep, le Chaos rampant " Le Chaos rampant ", c'est tout d'abord le titre d'une nouvelle écrite en 1920, en collaboration par Lovecraft et Winifred Virginia Jackson. 29 Présentée comme un rêve d'opium, l'histoire nous fait assister en accéléré à la mort de la Terre, la mer rongeant les terres émergées avant d'être engloutie dans d'immenses gouffres fumants ; le tout se conclut par l'explosion de la planète. Tout est déjà présent : le chaos, c'est-à dire la désorganisation, la dissolution, est dit " rampant " parce qu'il progresse de manière insidieuse et régulière. " Nyarlathotep "30 (1920) donne à ce concept l'étrange visage d'un jeune pharaon sorti " de la noirceur de vingt-sept siècles " pour venir présenter un spectacle bizarre qui ne fait qu'ajouter à la décomposition sociale et matérielle ambiante : le narrateur qui en sort note que les saisons semblent être devenues folles, et que la ruine et la corrosion des objets se sont intensifiées de manière incompréhensible. L'histoire commence par ces mots : " Nyarlathotep… le chaos rampant… " qui se trouvent ainsi associés pour longtemps, et elle se termine par la vision cauchemardesque d'un univers qui se désagrège, laissant finalement entrevoir " les dieux ultimes, gigantesques et ténébreux - les gargouilles aveugles, muettes et stupides dont Nyarlathotep est l'âme. " Les références qui viennent ensuite n'apportent aucun changement majeur à cette vision. On a déjà cité l'extrait de " La quête onirique de l'inconnue Kadath " dans lequel Nyarlathotep est " l'âme et le messager " des Autres Dieux aveugles et fous. C'est encore sous l'apparence d'un pharaon qu'il apparaît au héros Randolph Carter à la fin de l'histoire, ainsi d'ailleurs que dans le sonnet des " Fungi de Yuggoth" qui porte son nom31 , et qui reprend pour l'essentiel la trame de la nouvelle de 1920. À son rôle cosmique de " Chaos rampant ", Nyarlathotep ajoute assez vite une variété d'apparences qui ont poussé certains critiques à faire de ce polymorphisme son attribut principal. Il est le "Puissant Messager " vénéré par les crustacés venus de Yuggoth, dans " Celui qui chuchotait dans les ténèbres "32 (1930) ; il est l'Homme noir qui assiste aux sabbats, dans " La Maison de la sorcière "33 (1932); il est " Celui qui hantait les ténèbres "34 (1935), créature volante, fuligineuse et corrosive… Quoi qu'il en soit, qu'il soit ou non doté de visages multiples, il apparaît comme une véritable divinité personnelle alors même qu'Azathoth cesse peu à peu d'en être une. En particulier, semblable au Méphistophélès classique, il semble prendre un malin plaisir à venir tenter les hommes, leur offrant ce qu'ils désirent et les condamnant seulement à en subir toutes les conséquences. Mais d'un point de vue plus général, on comprend qu'il est inséparable d'Azathoth et qu'il soit présenté comme son " messager ", alors que le sultan des démons est son " maître ". Si Azathoth symbolise le chaos en tant que tel, l'état de l'univers avant toute création organisée, Nyarlathotep, lui, représente l'aspect dynamique de cet état. Il fait progresser le chaos et lui livre les esprits des hommes et les mondes où ils vivent. Il est cette désagrégation agissante que Lovecraft redoutait, et qui menaçait en permanence de faire basculer dans le chaos tout ce qui composait son univers personnel. Le chaos : une force présente, agissante et redoutée, tant dans les écrits de Lovecraft que dans sa vie réelle. Il demeure conçu d'une manière classique, qui doit beaucoup à la mythologie grecque et va jusqu'à adopter la forme et le visage de dieux. Cependant, certains passages laissent deviner une conception plus proche des avancées scientifiques récentes et qui, sans vraiment anticiper sur elles, montrent néanmoins la puissance de réflexion de notre auteur. Sous le titre français " En rampant dans le chaos ", signé " Lewis Theobald, Jr et Elizabeth Neville Berkeley ", Œuvres 2, p. 309. 29 Œuvres vol. 1, p. 24. Fungi…, p. 166. 32 Œuvres vol. 1, p. 279. 30 33 31 34 - Proscrit, HPL et le Chaos 149 - Œuvres vol. 1, p. 462. Œuvres vol. 1, p. 574.