Pourra-t-on bientôt télécharger nos âmes ?

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Pourra-t-on bientôt télécharger nos âmes ?
Pourra-t-on bientôt télécharger nos
âmes ?
Selon le physicien Michio Kaku, on ne devrait
plus tarder à numériser nos rêves, nos souvenirs
et nos pensées. Une bonne nouvelle ? En
partenariat avec "BoOks".
Le 12 juin prochain, la Coupe du monde de football, au Brésil, ne s’ouvrira pas sur un
spectacle musical bigarré ou un numéro de voltige, mais sur une expérience
scientifique. C’est un adolescent paralysé qui donnera le coup d’envoi de la
cérémonie. Il accomplira cet exploit à l’aide d’un exosquelette directement contrôlé
par ses pensées, déchiffrées par un électroencéphalographe monté sur son casque. Et
son coup de pied, guidé par une extraordinaire interface cerveau/machine, pourrait
bien être une sorte d’initiation à notre avenir posthumain. Dans ce meilleur des
mondes, nous enregistrerons et échangerons nos souvenirs comme de vieilles
cassettes vidéo, nous vivrons en compagnie de robots dotés de conscience, et notre
âme, téléchargée sur des machines, vivra à jamais.
Un ordinateur fait de chair
Pour Michio Kaku, spécialiste de la théorie des cordes devenu auteur d’ouvrages de
vulgarisation, cet avenir est inévitable et plus proche qu’on ne le croit. Dans son
précédent livre, «Une brève histoire du futur» (Flammarion), il entraînait déjà ses
lecteurs dans un vertigineux périple à travers un univers de science-fiction qui
devrait selon lui bientôt devenir réalité: le voyage dans l’espace et les nanorobots
médicaux.
Avec «The Future of the Mind» (Doubleday, 2014), le physicien nous emmène en
terre plus étrange encore: la science de la conscience. Kaku affirme que les mystères
de l’esprit humain ne le seront bientôt plus, des mystères. Cette audacieuse prophétie
est étayée, dit-il, par l’abondance de nouvelles technologies dans le domaine des
neurosciences. Mais son optimisme débordant cache des questions qui menacent
l’aventure qu’il décrit si habilement. À quoi ressemblerait une science de l’esprit,
plutôt que du cerveau? S’agit-il de le réduire à de «simples neurones», ou existe-t-il
d’autres voies pour appréhender le phénomène de la conscience?
Pour Kaku, le cerveau est un ordinateur fait de chair, et comprendre l’esprit n’est rien
de plus qu’un problème d’ingénierie très complexe. Les lois fondamentales sont déjà
connues, et l’auteur nous dit que nous manipulerons bientôt le matériau de la
conscience avec la même précision que lorsque nous poussons les électrons sur nos
écrans tactiles. Cette assurance singulière est à la fois une force et une faiblesse, et le
lecteur est hanté par les doutes sur ses convictions premières à mesure que progresse
le récit.
Michio
Kaku (Sipa)
Partager nos souvenirs
Kaku nous invite dans des laboratoires où les chercheurs étudient la dynamique du
câblage cérébral à l’échelle microscopique. Ainsi, en employant l’imagerie par
résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui permet de visualiser l’activité
neuronale, les scientifiques ont montré comment le cerveau s’anime lorsqu’on lui
montre les extraits d’une vidéo.
Les chercheurs peuvent alors identifier la réaction neuronale d’un individu aux
différentes choses qu’il voit. En comparant ce répertoire de réactions aux données
IRM observées chez une personne qui visionne un autre film, on peut produire un
fac-similé honnête du film, reposant uniquement sur l’activité cérébrale. Grâce à ce
genre de technique, les scientifiques pourraient même identifier sommairement à
quoi rêvent les individus connectés aux appareils IRM.
Fort de ces avancées, Kaku imagine un avenir où nos souvenirs pourront être
enregistrés puis rejoués dans une autre tête en stimulant le même type d’activité
neuronale. Si l’on va encore un peu plus loin, les machines connectées directement
au cerveau pourront lire et transmettre nos pensées instantanément.
Mais les esprits faits de chair (les nôtres) ne sont que l’une des préoccupations de
Kaku. Il s’intéresse également à la possibilité d’esprits de silicium et même
extraterrestres. Un chapitre passionnant sur l’intelligence artificielle décrit l’essor de
la robotique et les nouvelles recherches qui tentent de développer le potentiel des
consciences de silicium, dont la capacité de ressentir les émotions.
Problèmes "faciles" et "difficiles"
Comme le futurologue Ray Kurzweil, l’auteur pense que les principaux progrès de
l’informatique serviront nos besoins et non ceux de robots-chefs suprêmes (à
supposer que nous finissions par les créer). En traçant le «connectome» – le plan
complet de toutes vos connexions neuronales – Kaku affirme qu’il devrait être
possible de rétro-concevoir le cerveau de chaque humain. Reconstituez ce
«connectome» sur un ordinateur, et vous vous serez téléchargé dans la machine.
L’esprit, votre esprit en particulier, pourrait ainsi durer tant qu’il y aura des
ordinateurs pour faire tourner votre «connectome».
Mais n’êtes-vous rien de plus que la somme de vos connexions cérébrales? C’est ici
que Kaku trébuche. Vingt ans se sont écoulés depuis que le philosophe australien
David Chalmers (1) a introduit dans l’étude de la conscience la distinction entre les
problèmes «faciles» et le «problème difficile».
Selon Chalmers, un problème facile consiste par exemple à déterminer comment le
cerveau se débrouille à travers les signaux émis par le bras pour vous permettre de
ramasser un objet. Les chercheurs qui conçoivent la prochaine génération de
prothèses vous diront que ce problème «facile» reste épineux.
Mais, comme l’a souligné Chalmers à juste titre, le contrôle du bras n’est rien par
rapport au fait de rendre compte scientifiquement de l’intensité de notre expérience
singulière. C’est la sensation interne – «l’étant» de notre être – qui constitue le
problème difficile de Chalmers, et qui échappe à l’approche techniciste de Kaku.
Le problème, c’est que nous sommes encore loin de posséder un modèle opérationnel
de la conscience. Kaku tente d’en fournir un par le biais de ce qu’il appelle la «théorie
de l’espace-temps». C’est un modèle de conscience doté d’une échelle graduée de
sensibilité fondée sur le nombre de boucles de rétroaction entre l’environnement et
l’organisme. Du point de vue de l’auteur, un thermostat présente le plus bas niveau
de conscience possible tandis que nous autres humains, avec notre capacité de nous
déplacer dans l’espace et de nous projeter mentalement en avant et en arrière dans le
temps, offrons le plus haut niveau de conscience connu.
Mystère fondamental
J’ai passé le plus clair de ma vie professionnelle à réaliser sur un superordinateur des
simulations d’événements comme l’effondrement de nuages de gaz interstellaires
donnant naissance à de nouvelles étoiles, et il me semble que Kaku est tombé sur une
métaphore qu’il a prise pour un mécanisme. Depuis toujours, la tentation existe de
voir dans le dernier cri en matière de technologie, comme l’horlogerie au XVIIe
siècle, un modèle pour la mécanique de la pensée. Mais une simulation n’est pas un
moi, et l’information n’est pas l’expérience. Kaku reconnaît l’existence du problème
difficile, mais pour l’écarter: «Le Problème Difficile n’existe pas», écrit-il.
Le mystère fondamental de notre vie – cette étrange sensation de présence à laquelle
nous sommes liés jusqu’à la mort et qui se trouve au cœur de tant d’œuvres
artistiques, musicales et poétiques – est rejeté comme un non-problème alors que
c’est précisément le problème que nous ne pouvons ignorer. Si nous devons disposer
un jour de la moindre théorie ultime de la conscience, mieux vaudrait prêter
attention à la complexité de notre expérience.
Quand Kaku cite le cognitiviste Marvin Minsky, pour qui «l’esprit est simplement ce
que fait le cerveau», il suppose que les explications scientifiques de la conscience ne
sont qu’une affaire de circuits et de programmation. Mais il existe d’autres options.
Pour ceux qui approfondissent les idées d’«émergence», la description des structures
de niveau inférieur, comme les neurones, n’épuise pas le potentiel créatif de la
nature. Et puis, il y a aussi la possibilité plus radicale qu’une forme rudimentaire de
conscience doive s’ajouter à la liste des choses dont le monde est fait, comme la
masse ou la charge électrique.
Sur le front éthique, Kaku a le mérite, au moins, de poser les questions dérangeantes
inhérentes aux technologies qu’il décrit, mais il passe complètement à côté d’un sujet
crucial. En se déployant, les nouvelles technologies tendent à créer leur propre réalité
et leurs propres valeurs. Si nous traitons les esprits comme des ordinateurs de chair,
nous risquons d’aller vers un monde où ce sera le seul aspect de leur nature que nous
percevrons ou apprécierons.
Cependant, avoir ces questions en tête ne fait que rendre plus agréable la lecture de
ce livre ambitieux. Kaku a une pensée ample et les panoramas qu’il nous offre
méritent le voyage, même si certains ne sont manifestement que des paysages de
rêve.
Adam Frank
Article paru dans le "New York Times" du 7 mars 2014
trad. par Laurent Bury
A lire aussi dans l'édition de juin du magazine "BoOks"