Musique : quand Jordi Savall rencontre l`esprit des

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Musique : quand Jordi Savall rencontre l`esprit des
Musique : quand Jordi Savall rencontre
l’esprit des Balkans
Mise en ligne : vendredi 20 décembre 2013
Le maître de la musique baroque est parti à la découverte des Balkans. Jordi Savall, le
joueur de viole de gambe catalan, a découvert la région à travers les chants et les
musiques séfarades, avant d’étendre sa recherche à toutes les traditions musicales de la
région... Avec l’album Esprit des Balkans et le livre-disque Bal.Kans, il révèle la
richesse l’infinie richesse d’un patrimoine négligé ou souvent déformé. Il a reçu le
Courrier des Balkans. Entretien.
Propos recueillis par Jean-Arnault Dérens
Le Courrier des Balkans (CdB) : Jordi Savall, pourquoi les Balkans ?
Jordi Savall (J.S.) : À l’inverse des clichés que l’on a encore trop souvent en
Occident, les Balkans sont une région d’une prodigieuse richesse culturelle et
musicale... Le livre-disque que nous venons de terminer porte ce nom de « Bal-
Kan », c’est-à-dire « miel et sang », en turc, ce qui résume très bien la région,
toujours si méconnue.
CdB : Mais dans votre parcours, quel chemin vous a-t-il mené vers la région ?
J.S. : Ce chemin, ce fut d’abord celui de la musique séfarade. Avec mon
épouse, Montserrat Figueras, nous avons beaucoup étudié ce répertoire
séfarade, notamment dans les archives de Madrid... Beaucoup de Juifs
d’Espagne, après 1492, ont pris le chemin de l’Empire ottoman et se sont
retrouvés dans les Balkans. À l’époque, l’Empire ottoman était riche, stable et
prospère, on pouvait y vivre, y faire du commerce, et surtout y être Juif sans
avoir à se cacher, sans avoir à craindre l’Inquisition. Avec Montserrat, nous
avons redécouvert des chansons d’Istanbul, de Sofia, de Rhodes - à l’époque,
nous n’étions même pas conscients que toutes ces villes, tous ces pays
faisaient partie de ce que l’on appelle aujourd’hui les Balkans. Nous avons
découvert les Balkans sans nous en rendre compte. J’ai aussi mené beaucoup
de projets musicaux en Turquie, à Jérusalem, en Arménie, récemment en
Syrie : autant de régions qui ont toutes été marquées par le passage des
Ottomans. Et puis, il y a deux ans, nous avons donné un concert pour Sarajevo,
à Barcelone, à l’occasion des vingt ans du début du siège. En fait, durant la
guerre, j’avais déjà été très engagé, comme beaucoup de gens en Catalogne.
Nous étions mobilisés contre la guerre, pour les réfugiés, nous avons donné
des concerts de solidarité, etc.
CdB : Et vous avez commencé à travailler avec des musiciens des Balkans...
J.S. : En effet, cela se passe toujours comme ça. Au gré de mon travail, je
rencontre des musiciens, qui eux-même m’en présentent d’autres et me font
entendre des musiques nouvelles. Les bons musiciens font toujours connaître
d’autres bons musiciens. J’ai beaucoup d’amis en Turquie, qui ont joué ce rôle
de passeurs, et qui m’ont fait connaître des musiciens serbes, bulgares, etc.
J’ai écouté beaucoup de disques. C’est comme cela que s’opère le choix des
musiciens, progressivement, chacun amène quelqu’un d’autre. Je cherchais un
bon musicien tzigane, nous avons trouvé le meilleur...
Esprit des Balkans
Un Cd audio, Label Alia Vox
La chanteuse Amira, de Sarajevo, m’a fait découvrir le patrimoine chantée de
sa ville. J’effectue mes choix en fonction du répertoire proposé. Par exemple,
pour Bal.kan, miel et sang, j’avais besoin de berceuses, de chants d’amour, de
marches funèbres. Pour Esprit des Balkans, après les enregistrements, nous
avions six heures de musique, il a fallu faire des choix.
CdB : Entre ces musiciens de différents pays, ayant suivi différents parcours,
cela se passe toujours bien ?
J.S. : Au début des enregistrements, quand les gens se sont retrouvés, il y avait
une certaine méfiance, mais elle est vite tombée, dès que nous avons
commencé à jouer.
CdB : Dans le disque Esprit des Balkans, vous reprenez des chansons très
connues dans les Balkans, mais qui le sont souvent sous la forme commercial
du turbofolk. Avez-vous écouté, par exemple, l’interprétation que Toše Proeski
a donné de Zajdi, zajdi ? Désormais, il y a la version de Toše Proeski et la
version de Jordi Savall...
J.S. : Bien sûr, j’ai tout écouté.... Mais il n’y a pas de version de Jordi Savall !
Dans le disque, vous ne trouvez pas ma version de Zajdi, zajdi, mais celle de
Bora Dugić. D’ailleurs, je n’interviens pas dans la manière dont les gens jouent,
j’ai laissé tous les participants à cette aventure faire de la musique comme ils
ont l’habitude de la faire. Certains musiciens, toutefois, n’étaient pas très
favorables à ce que nous reprenions des chansons devenues trop
commerciales, comme par exemple la Ciocărlia, mais au final, les musiciens la
jouent avec tellement d’amour... Parfois, un accordéon s’envole, et vous rendez
l’âme. Le rôle de ce projet est aussi de conserver un mémoire musicale qui est
menacée de disparaître, à cause des évolutions sociales, de la télévision, de
l’invasion de la musique globale.
CdB : Pourtant, en la matière, les Balkans résistent mieux que beaucoup de
régions. Sur les radios, par exemple, on diffuse avant tout des musiques
locales, même si c’est dans des versions très commerciales. Je vous mets au
défi de voyager deux heures en bus en Serbie ou en Macédoine, sans entendre
« Zajdi, zajdi »...
J.S. : C’est vrai. La tradition musicale locale est restée beaucoup plus vivante
que dans bien d’autres régions d’Europe, probablement à cause de l’histoire
particulière de la région. L’Empire ottoman a représenté quatre siècle de grande
stabilité et de relative prospérité, alors que l’Europe occidentale était ravagée
par des guerres incessantes et connaissait de très nombreux changements
sociaux. C’est durant cette période que se sont fixés les standards musicaux, et
ils ont conservé leur vitalité jusqu’à nos jours. Les événements des dernières
décennies et le relatif isolement de la région ont aussi joué leur rôle.
Cependant, tout va très vite, les sociétés changent très rapidement : est-ce que
les jeunes d’aujourd’hui vont toujours avoir envie d’apprendre à jouer des
instruments traditionnels ? Je n’en suis pas certain.
CdB : Le livre-disque Bal.kan, miel et sang, représente un projet plus ambitieux
qu’Esprit des Balkans, avec trois CD...
J.S. : Esprit des Balkans est une sorte d’ouverture... C’est un disque
uniquement instrumental, tandis que le projet Bal.kan, miel et sang fait une
large part au chant. Le projet a été conçu avec Montserrat, avant son décès.
C’est une vaste fresque qui évoque les âges de la vie et les saisons de l’année.
Nous avons regroupé des musiques et des chants d’amour, de mariage, mais
aussi de deuil... Cette fresque s’achève en apothéose dans un long moment de
réconciliation et de communion, avec différentes versions de la chanson
Uskudar, que l’on retrouve dans le patrimoine musical de tous les pays de la
région.
CdB : Certaines traditions musicales des Balkans ne sont pas représentées
dans votre disque... Je pense aux polyphonies, par exemple.
J.S. : Notre travail n’a pas de vocation à l’exhaustivité, nous n’avons pas
essayé de regrouper tous les styles de musiques des Balkans. C’est un travail
de composition, nécessairement subjectif, mais je suis conscient de certains
manques importants : il n’y a rien qui vienne d’Albanie, alors qu’il existe des
choses extraordinaires... Ce travail sur les Balkans pourrait se poursuivre, par
exemple autour des musiques sacrées, tant chrétiennes que musulmanes.
J’espère que nous allons pouvoir le faire.
CdB : Allez-vous jouer dans les Balkans ?
J.S. : Je le voudrais beaucoup. Ce serait extraordinaire, de pouvoir réunir
quelque part dans les Balkans tous ces musiciens, de Bosnie, de Serbie, de
Turquie... Ce serait un magnifique exemple de réconciliation. J’essaie de
chercher le soutien de certaines fondations pour monter un projet de ce type.
Notre prochain rendez-vous, d’ici là, sera cet été, à l’abbaye de Fontfroide :
nous allons réunir tous les musiciens des Balkans, mais aussi ceux de Syrie et
du Mali avec qui je viens de travailler, pour faire de la musique, jouer ensemble,
et faire la fête.
CdB : Dans l’opinion occidentale, le label « musique des Balkans » se réduit
trop souvent aujourd’hui à de la musique pour danser, faire la fête...
J.S. : Dans Esprit des Balkans, le dernier morceau est une pastorale, une
élégie, composée par Bora Dugić, flutiste de Voïvodine. Le texte parle d’un
couple qui se connaît depuis l’enfance, mais doit se séparer car la fille part se
marier à la ville. Son ami reste seul avec sa flûte et son troupeau. Je ne voulais
pas que le dernier morceau de l’album soit quelque chose d’entraînant. Au
contraire, on termine sur cette note de tristesse et de solitude. J’ai conçu ce
disque un an après la mort de Montserrat, avec qui j’avais commencé à
travailler sur les Balkans, et je me suis senti dans la peau de cet homme. Je
voulais que le disque s’achève sur ce retour à soi, car la vie est comme ça : à la
fin, on reste seul. Avec ses souvenirs.