La Voix de son Maître » : entre corps et technique, l

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La Voix de son Maître » : entre corps et technique, l
Dossier : se205060\ Fichier : Communications81 Date : 12/4/2007 Heure : 16 : 5 Page : 47
Sophie Maisonneuve
« La Voix de son Maître » :
entre corps et technique,
l’avènement d’une écoute musicale nouvelle
au XXe siècle
Si l’écoute d’un disque est aujourd’hui une pratique transparente et la
« haute-fidélité » une catégorie évidente, si le corps semble presque absent
d’une expérience auditive quasi dématérialisée, le retour sur les premières
années d’existence du disque 1 comme médium musical conduit à saisir
que cette situation résulte d’un long travail d’ajustement des corps et des
objets, des dispositions et des dispositifs.
En articulant à partir d’une perspective pragmatique les outils de
l’anthropologie du corps et ceux de la sociologie des sciences et des techniques, cet article propose, à l’heure de la culture virtuelle, de mettre en
lumière l’étroite intrication du corps et de la technique dans la production
des esthétiques contemporaines de l’écoute musicale. Le suivi des mutations de la notion de fidélité, qui renvoie à la fois à une expérience d’écoute
et à la présence d’une médiation technique (fidélité à un original reproduit), constituera un point d’appui privilégié de ce récit analytique.
Celui-ci retient plus particulièrement quelques moments nodaux de l’histoire technique et culturelle du disque, qui dessinent l’invention progressive et conjointe d’un objet et d’une écoute, d’un dispositif technique et
d’une disposition culturelle dans laquelle le corps est central.
De la « machine parlante »…
De son invention par Edison en 1877 à la fin du XIXe siècle, le phonographe est avant tout une « machine parlante », comme on l’appelle alors
couramment : un appareil destiné à reproduire la parole (à des fins administratives notamment – répondeur, dictaphone) 2. La vive curiosité pour
cette invention prodigieuse entretient son « opacité 3 » à plusieurs égards.
Opacité au sens littéral de cette machine qui se montre dans les expositions
publiques et les cercles savants, qui exhibe son mécanisme et dont les
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revues exposent le principe : on vient voir, tout autant qu’écouter, cette
merveille technique. Opacité symbolique également, dans la mesure où
l’on peine à accepter, à « croire », qu’une machine puisse parler. Cette
résistance donne lieu à toute une série d’anecdotes et de discours
anthropomorphistes :
En rentrant à la maison l’autre soir, ma femme entendit le son d’un
homme qui chantait, mais qui chantait si bien qu’elle se demanda qui
pouvait être le visiteur. Le son de la voix était si riche qu’elle eut la
tentation d’en trouver le propriétaire 4.
Le Phonographe parlant de salon Edison :
Le miracle du dix-neuvième siècle. Il parle. Il siffle. Il chante. Il rit. Il
pleure. Il tousse. Il murmure. Il enregistre et reproduit à souhait tous
les sons musicaux 5.
La « fidélité » qui surprend, voire qui trompe, et sur laquelle on insiste,
se mesure à l’aune de l’importance du décalage opéré : comme le rappellent les nombreux enregistrements « exotiques » de l’époque (scènes de
rue, « meeting anarchiste », « patois de Lille », « imitation de cris d’animaux »), l’authentique réside en partie dans l’écart entre le salon et la
réalité lointaine qui s’y trouve soudain transplantée. Ces produits exploitent l’émerveillement pour l’effet de réel produit par le phonographe,
exactement comme les premiers films privilégient les scènes réalistes et
de mouvement, qui les rendent plus « fidèles » et « vivants » que, respectivement, la peinture et la photographie. L’« illusion » réussie est une
preuve de la qualité des enregistrements.
Opacité pratique, ou résistance corporelle, enfin, dans la mesure où
l’écoute se fait dans un face-à-face avec la machine, où la vue n’est plus
là pour soutenir l’audition. Le corps essaie de se concentrer sur l’ouïe
exclusivement (cf. illustration 1), les catalogues produisent toutes sortes
de prothèses substitutives, des photographies accompagnées de certificats
manuscrits pour attester de l’authenticité des interprètes entendus et
devenus invisibles (illustration 2), et l’auditeur cherche de nouvelles postures, se demandant où porter son regard, il s’interroge sur de nouveaux
gestes, de nouvelles manières, sensibilités à découvrir ou à produire :
[À la fin d’un dîner chez des amis.] Quelqu’un propose : « Si on faisait
marcher le phono ? » Tout le monde se récrie d’aise. Les dames vont
s’asseoir en cercle. Les messieurs sont debout, tantôt sur un pied, tantôt
sur l’autre. Comme par miracle la belle humeur désinvolte qui vous
animait au sortir de la table a disparu. Il n’y a plus que des gens figés.
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Illustration 1
R. Renouard, s.t., gravure extraite de L’Illustration, no 2434, octobre 1889.
Illustration 2
Pathé, Catalogue des cylindres enregistrés, Paris, 1900.
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Celui-ci tend le cou de travers. Celui-là écarquille des yeux de faïence.
Cet autre a les épaules de guingois et attrape la crampe à ne pas oser
les remettre d’aplomb. Pourquoi ? Parce qu’ils regardent. Parce qu’ils
ne peuvent pas ne pas regarder. Et quoi ? Une chose immobile, une
chose qui leur impose sa propre immobilité : le meuble massif et bête
sur lequel repose le phonographe.
On regarde un chanteur : mais les légers mouvements de ses mains, de
ses yeux, de son visage, la vision de ses lèvres mouvantes entretiennent
en vous le sentiment et le besoin de la mobilité. Vos muscles jouent à
fleur de peau devant un être humain qui chante. Ils deviennent raides
comme bois devant une machine parlante. Le sens de votre propre
mobilité disparaît. Devant un phonographe, vous n’êtes plus vous-même
qu’un automate sans mouvement propre. Le charme n’est rompu que
si vous détournez les yeux. Mais vos yeux sont attirés par lui, par cette
espèce d’insolence présomptueuse qu’ont tous les meubles phonographiques auxquels les maîtres de maison réservent toujours une place
d’honneur. La mécanique vous écrase. La mécanique vous dompte. La
mécanique vous humilie 6.
Le dispositif technique est omniprésent, à la fois pour le corps et dans
les discours. C’est bien ce face-à-face nouveau et critique entre corps et
machine qu’exprime cette opacité de l’objet comme des pratiques et
manières corporelles. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le phonographe est avant tout une machine aux usages variés, principalement extradomestiques (cercles savants, expositions et lieux de divertissement), qui
se donne à voir comme objet technique tandis que l’écoute se cherche,
tant comme compétence technique (mise au point de nouvelles techniques
du corps) que, plus largement, comme disposition (par la définition du
sens et de la valeur d’une pratique nouvelle).
… à l’« instrument de musique ».
Progressivement, à partir des années 1890 mais de façon plus marquée
au lendemain de la Grande Guerre, le phonographe fait son entrée dans
l’espace domestique. Cette évolution repose sur la mise en place d’un
dispositif commercial adapté à un marché de loisirs (vente de supports
préenregistrés et non à enregistrer soi-même, production de masse, diversifiée et à des prix accessibles se donnant à lire dans des catalogues
toujours plus importants) mais aussi sur des innovations plus spécifiques,
comme l’habillement de l’appareil et l’encastrement du pavillon dans un
meuble « de style » susceptible de s’intégrer au salon bourgeois, ou la
production d’adjuvants de cette culture matérielle bourgeoise (coffrets
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L’avènement d’une écoute musicale nouvelle au
XXe
siècle
imitant les livres reliés, invention de la « discothèque », manuels pour
apprendre à écouter et à « jouer » le phonographe). Enfin, l’adoption du
phonographe comme médium domestique suppose l’invention, à partir de
paradigmes existants (la pratique pianistique amateur, le concert), de pratiques culturelles domestiques nouvelles. Les manuels, les revues d’amateurs et les réunions de « gramophiles », qui se multiplient alors, sont le
lieu de débats sur le bien-fondé et les modalités d’une écoute à inventer :
la question de la constitution des « programmes » (succession des enregistrements, durée de l’audition), celle du moment et de la situation d’écoute
sont centrales dans ces discussions. S’y opère la définition de l’écoute
comme pratique musicale (au même titre que la composition ou l’interprétation) à côté d’une écoute comme divertissement peu mentionnée 7.
À ce titre, la qualification d’« instrument de musique » appliquée dans
ces décennies au phonographe n’est pas anodine. Elle souligne (instrument de musique) que la machine est susceptible d’engendrer des émotions, qu’art et technologie ne sont pas antinomiques :
Pas un Gramophone – mais un véritable instrument de musique […]
Le « Cliftophone » donne une reproduction musicale authentique – les
notes délicates – les demi-tons – les sibilants, tout dans la bonne proportion. Il rend tout ce qui a été enregistré, du plus aigu au plus grave.
[…] C’est un instrument de musique, conçu comme tel 8.
Si reproduction il y a, elle est aussi production artistique. C’est le
deuxième aspect de l’expression utilisée alors : le phonographe est aussi
un instrument de musique, qui requiert, pour produire ces émotions, une
manipulation adaptée, compétente, un apprentissage, et qui permet à
chacun de s’exprimer – tant par le choix des morceaux que par la préparation de la pièce, le choix des accessoires et leur ajustement en fonction
de la musique écoutée 9. Se met progressivement en place une écoute
active, à travers des manuels et les discussions entre amateurs (courrier
des lecteurs, réunions de sociétés d’amateurs) qui prolifèrent alors et
donnent des conseils sur l’opération du phonographe et la production
technique de la meilleure « performance ». Il s’agit de produire, pour
chaque « concert » (en fonction de l’humeur de l’instant, de la disposition
de l’assistance, de la pièce, du type de musique choisi), le dispositif technique ad hoc, qui sera susceptible de faire advenir l’émotion 10. On
apprend ainsi, par tâtonnements, déceptions, « coups de foudre » analysés
ex post, échanges entre amateurs, à ajuster tous ces éléments du dispositif
d’écoute. Ce faisant, on se rend aussi plus sensible à cette dimension de
la performance musicale qu’est le timbre, les techniques du corps se
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développant à partir du dispositif technique : la reproduction technique
conduit à l’avènement d’une disposition auditive « aurale ».
Cependant, si le référent de la fidélité est alors le concert, il l’est non
en tant que réalité acoustique (mesurée par des courbes) mais en tant
qu’idéal d’une émotion musicale qui s’invente nouvellement à partir de
ce paradigme. La « fidélité » se mesure à l’aune de l’émotion musicale
recréée et éprouvée par l’auditeur-opérateur :
De nos jours […], il est possible d’être […] ému par [un morceau de
musique] et absorbé dans celui-ci comme on le serait dans la salle de
concert. […] Dans une pièce silencieuse éclairée (ou obscurcie) de telle
sorte qu’on soit à l’aise 11.
Ainsi, dans le premier tiers du XXe siècle, si la machine se soustrait
progressivement au regard, la technique ne disparaît pas de l’horizon de
l’auditeur : elle est convoquée comme ressource pour la production d’une
esthétique nouvelle. On assiste au développement de techniques du corps
qui s’appuient sur la manipulation et la multiplication du recours différencié et hautement discriminant à des objets toujours plus nombreux
(aiguilles, diaphragme, « graduola ») pour produire une écoute nouvelle.
Loin d’être un repoussoir ou un obstacle, la technique (au sens de technologie) est un point d’appui pour la production de savoir-faire corporels
et d’une sensibilité nouvelle, celle d’une oreille « acousmatique » ou
« aurale », hautement sensible au timbre.
La « révolution électrique » et l’acceptation de la médiation.
En 1925-1926, avec l’invention et la commercialisation d’une technologie électrique d’enregistrement et de reproduction du son (touchant
donc aussi bien les appareils que les disques), les rapports entre corps et
technique se trouvent reconsidérés.
La réaction dominante des amateurs à l’audition des nouveaux enregistrements est un violent rejet. La qualification de « musique » est refusée
à ces enregistrements, relégués dans le domaine du bruit et de la stridence.
La violence du rejet est à la mesure, spéculaire, de la violence de l’effet
ressenti par les auditeurs, qui éprouvent une sensation d’écrasement et
d’agression face à la matérialité du nouveau son : comme dans le cas
d’autres objets techniques, la matérialité oppose une résistance à la disposition de l’usager, s’impose à son corps, le poussant soit au rejet, soit
à l’ajustement 12. La matérialité du son s’incarne ici dans un volume
sonore inédit, un spectre harmonique nouveau (des timbres entendus
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comme des « bruits »), des sensations inouïes et éprouvées comme
inaudibles.
Ainsi, les dispositifs discursifs mis en œuvre pour décrire le son et les
effets ressentis expriment l’abîme existant entre, d’une part, l’auditeur et
ses dispositions d’écoute précédentes et, d’autre part, le nouveau son. Le
dispositif d’écoute, modifié par l’intrusion d’un paramètre nouveau, n’est
plus adapté à la disposition de l’auditeur ; les deux doivent être redéfinis,
réajustés en fonction de ce nouvel élément à intégrer dans la configuration
de l’écoute. L’unnaturalness qui, selon l’auditeur, caractérise ce son
s’applique aussi à la relation entre l’auditeur et le son : ce dernier est
étrange (aux deux sens du terme) à l’oreille de l’auditeur, à qui manquent
en retour les prises adéquates pour l’appréhender et l’apprécier. L’auditeur doit se construire des repères (techniques, sonores, esthétiques – liant
un type de musique et un son, un lieu ou une situation d’écoute et une
qualité sonore ainsi qu’une disposition auditive) ajustés à des dispositions
elles-mêmes à inventer – l’ensemble des deux définissant des « prises » 13 –
pour établir une familiarité avec le nouveau son 14.
Un tel processus, passage du décalage entre dispositif et disposition
– ou entre un élément du dispositif et le reste – à un ajustement permettant
l’appréciation, la dégustation et l’émotion, peut être qualifié de production d’une esthétique. Quand l’ajustement est opéré, l’opacité du dispositif
s’efface pour laisser place à un sentiment de « naturel », d’« évidence »,
de « familiarité », voire de « fidélité ». Lorsque domine le décalage, c’est
au contraire l’impression d’artificialité qui prévaut chez l’auditeur,
impression qui s’explique précisément par l’opacité que ce décalage rend
au dispositif autrement naturalisé : la « naturalisation », dans le domaine
de l’écoute, est ce processus lent de production d’un ajustement des différentes composantes du dispositif auditif, depuis les objets techniques
jusqu’au corps et aux dispositions de l’auditeur 15.
La fidélité comme ajustement : une « anthropologie symétrique »
des dispositifs et des dispositions.
Cette analyse de la « révolution électrique » révèle combien le son phonographique (comme tout son musical, d’ailleurs) ainsi que sa « perception » par l’auditeur ne sont en rien « naturels » : ils doivent être
construits, l’auditeur et les objets, le dispositif et la disposition s’ajustant
l’un à l’autre. On comprend alors combien les notions de « perception »
et, plus encore, de « réception » sont inadaptées : elles induisent l’idée
d’un objet déjà là, immuable, auquel l’auditeur n’aurait qu’à donner ou
non son aval. Or, qu’il s’agisse du disque ou des œuvres d’art 16, l’objet
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n’est jamais un monolithe immuable et anhistorique : il évolue avec ce
qu’en font les différents agents du réseau dans lequel il est inscrit, et en
fonction des reconfigurations de ce réseau.
On peut dès lors se poser la question du sens de la notion de « fidélité »,
si présente dans les sources tout au long de la période étudiée et encore
largement aujourd’hui. Cette thématique a en fait accompagné tous les
efforts (des professionnels) et toutes les aspirations (des amateurs) à une
plus grande « perfection » sonore, renforçant cette disposition à la musique comme esthétique du son.
Ce qui est en effet en jeu dans la controverse qui éclôt avec la « révolution électrique », ce sont la signification et le statut du gramophone
comme médium musical, de l’acte d’écouter de la musique par son moyen,
et la définition même de la « musique » et du plaisir musical. Discutant
de la légitimité de ce son électrique vécu comme « artificiel » – mais est-il
plus « artificiel » que n’importe quel autre son musical ? –, les amateurs
en viennent progressivement à considérer la possibilité d’apprécier le son
pour lui-même. Si, au début du XXe siècle, le concert est le point de
référence de cette « fidélité », et la salle de concert, l’idéal acoustique vers
lequel doit tendre la reproduction phonographique, un changement
s’opère avec la « révolution électrique » et le développement conjoint de
pratiques et de dispositifs techniques particuliers. L’attention au timbre,
synthèse de l’instrument enregistré et du dispositif phonographique (procédé employé, appareil utilisé, lieux d’enregistrement et d’écoute), contribue à la mise en œuvre de dispositions nouvelles, source de plaisirs inédits,
où le son, conçu comme composante centrale de l’esthétique phonographique, acquiert un statut nouveau :
La sonorité est plus vibrante et ses vibrations se tiennent jusqu’au bout :
la sonorité est plus métallique, si je puis dire, et plus claire ; les accords
sont pleins, les traits se détachent nettement 17.
Ainsi, cependant que les ingénieurs développent une technique d’enregistrement toujours plus sophistiquée, faisant de la performance phonographique une performance musicale per se, les amateurs élaborent une
esthétique spécifique de la musique et de l’écoute phonographiques.
Confrontés à une nouvelle situation, ils produisent les gestes, discours et
pratiques adaptés pour lui donner progressivement un sens et une valeur.
Ils inventent de nouveaux liens entre technique, objets et espaces d’un
côté, et plaisir de l’autre.
Le nom même que l’on a donné à l’appareil : « amplificateur », semble
impliquer la nécessité de renforcer la sonorité de l’audition. Trop de
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siècle
gens considèrent que la qualité principale de l’électrophone est de pouvoir faire plus de bruit, alors que son but véritable devrait être de
produire de meilleure musique [sic]. […] Toute la question est d’avoir
un bon appareil bien réglé et de savoir approprier la musique que l’on
veut reproduire à l’espace où elle doit être exécutée pour avoir une
image fidèle de l’audition primaire 18.
Ainsi, la « révolution électrique » stimule l’acceptation de la médiation
phonographique : l’opacité du nouveau procédé, dont les critiques décrivent en détail la technique, les objets et les dispositifs, mettant en valeur
la prolifération des objets et gestes intermédiaires mis en œuvre pour
produire une musique toujours plus « parfaite », fait prendre conscience
à l’auditeur que cette « réalité », cette « image fidèle de l’audition primaire », est aussi une convention 19, dont on apprend à apprécier la spécificité et que l’on transforme en réalité esthétique spécifique. Cela passe
également par la définition de nouvelles échelles matérielles et pratiques
de volume et de timbre, par la construction, avec la conjonction de gestes,
de techniques, de dispositions et d’objets, de nouveaux repères auditifs.
Ainsi s’élabore un usage de la nouvelle technique que l’on qualifiera
d’« approprié » – au double sens d’approprié par l’amateur, qui le « naturalise », et d’adapté triplement à l’auditeur, à la situation d’écoute et au
dispositif technique. En d’autres termes, la définition d’un usage et la
production d’un goût sont inextricablement liées : les acteurs ajustent
leurs gestes et manières d’écouter à une nouvelle technique afin de produire un son qui peut être accordé (aux deux sens du terme) à un goût
qui se trouve lui-même à son tour redéfini par ce son.
Ainsi, une fois familiarisés avec la nouvelle technique, une fois devenus
conscients de son « artificialité » – de son statut spécifique de médiation –,
les amateurs finissent par reconnaître la spécificité du son phonographique et du plaisir qui peut être tiré de cette médiation musicale particulière.
Il se produit alors des surprises de « phonogénie ». Les timbres brillent
et vibrent avec une douceur pénétrante, l’archet est plus caressant, la
sourdine plus soyeuse, les cors plus veloutés, la flûte est lumineuse, la
harpe devient éolienne et le célesta jongle avec des billes de cristal. Une
distinction étonnante ennoblit des orchestrations qui, au naturel, ne
possédaient pas cette cohésion et cette tenue 20.
Avez-vous jamais écouté un morceau de clavecin au phonographe ?
N’est-il pas mille fois plus séduisant que l’original ? Et n’êtes-vous point
d’avis qu’il y aurait faute à redresser la déformation exquise du phono
en essayant de « copier le réel » ? Le danger est le même lorsque l’on
s’évertue, à l’aide d’amplificateurs, à retrouver la puissance même de
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l’orchestre. En cherchant le vrai, on ne gagne alors que le faux, car la
vérité de l’art n’est pas la copie servile de la réalité […]. Et puisque le
phonographe participe de l’art, il importe, au premier chef, de respecter
les conventions qu’il impose à la musique 21.
L’audition phonographique devient expérience esthétique per se et
l’auditeur découvre des plaisirs qu’il ne pouvait connaître au concert ou
au salon : des plaisirs de couleurs et de timbres, rendus plus perceptibles
par la concentration sur les ressources propres du médium et par la
comparaison entre différents dispositifs auditifs.
Au cours de ce travail de production d’une médiation auquel les amateurs participent pleinement, ce sont donc aussi les termes d’« illusion »
et de « fidélité » qui se trouvent reconsidérés : celui-ci perd sa référentialité étroite et semble s’appliquer plus à un référent interne à l’auditeur
ou au dispositif d’écoute phonographique – il désigne l’adéquation entre
la disposition de l’auditeur et le dispositif d’audition. Notons d’ailleurs
que cette nouvelle culture auditive, qui, tout en maintenant l’importance
de la fidélité pour l’auditeur, en déplace le sens, se prolonge ensuite tout
au long du XXe siècle : l’engouement pour la « haute-fidélité », qui, s’il
trouve ses origines dans les années 1930, explose dans les années 1970,
en constitue une manifestation particulièrement évidente. Dans cette
mouvance qui se déploie à travers une prolifération d’objets et de gadgets
techniques tous plus perfectionnés les uns que les autres et à travers tout
un appareil de chiffres, de courbes et de termes techniques, c’est toujours
la « fidélité » et le « naturel » qui sont visés : on est en plein dans la
technique, et on est en même temps (et par là même) au cœur du « naturel » – la technique est une médiation de la « nature » 22. Une telle culture
est d’ailleurs encore prévalente aujourd’hui : les discours et pratiques qui
se sont développés avec le disque compact en illustrent l’incarnation
récente.
Remarquons, enfin, que la « naturalisation » de la médiation phonographique, dont la spécificité commence à être reconnue au milieu des
années 1920 à l’occasion d’une crise de rejet initial, aboutit, par le biais
d’une émancipation complète du modèle du concert et d’une logique de
spécificité poussée à son terme, à un renversement des référents esthétiques : après la Seconde Guerre mondiale et l’explosion de l’industrie
phonographique (qui reste incontestable malgré les nombreuses « crises »
qu’elle traverse), l’esthétique phonographique (son puissant, brillant,
intelligibilité de détail, perfection d’interprétation) est souvent prise
comme modèle par les interprètes tout comme par les mélomanes 23. Dans
ces conditions, il devient difficile de considérer la « fidélité » – aujourd’hui
mesurée notamment à l’aune des sigles « AAD » ou « ADD » – comme
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L’avènement d’une écoute musicale nouvelle au
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autre chose qu’un idéal d’adéquation avec l’esthétique phonographique
en vigueur. La médiation est désormais son propre référent 24.
Cette réflexion sur l’écoute phonographique nous conduit à poser des
jalons pour une histoire des sens et des pratiques corporelles ou, plus
exactement, pour une histoire des dispositions sensibles. En constatant
qu’il n’y a pas une écoute « naturelle » et une écoute « mécanique », mais
une écoute située dans des dispositifs techniques, on comprend que la
disposition esthétique est le produit de la rencontre et de l’ajustement,
sur un même terrain pragmatique, d’équipements matériels et organiques : le corps de l’auditeur n’est pas un organe biologique pur ni même
cette matière cognitive étudiée par la psychologie de la musique, mais un
organe équipé techniquement, habilité doublement par des dispositifs
pratiques (techniques du corps) et des dispositifs techniques (technologies
ou objets techniques) qui se définissent conjointement 25. L’écoute émerge
de l’ajustement entre des dispositifs matériels et des « arts de faire »,
compétences pratiques développées dans le temps par la confrontation
entre ces dispositifs et des émotions éprouvées.
Cela conduit à penser l’esthétique de façon pragmatique et dynamique,
comme disposition sensitive appuyée sur des dispositifs pratiques et techniques susceptibles de changements. Ne plus renvoyer dos à dos technique
et émotion en reléguant celle-ci dans une approche idéaliste permet de
lui conférer une épaisseur socio-historique. Cela revient à replacer l’histoire des sens et des émotions – une histoire des dispositions sensibles –
dans une histoire des techniques dont elle est inséparable.
Sophie MAISONNEUVE
[email protected]
IUT de Paris-Descartes (Paris V)
IIAC UMR 8177
NOTES
1. Ce terme désigne ici non l’objet « disque » spécifique mais le médium dans un sens générique.
2. C’est ce que signifie son étymologie et que reprend l’usage courant du terme, synonyme de
« sténographe », dans les années précédant cette invention.
3. Cf. L. Marin, Opacité de la peinture. Essais sur la représentation au Quattrocento, Paris,
Usher, 1989. L’opacité d’un tableau est ce qui, dans sa composition, arrête le regard pour signifier
à l’observateur des éléments discursifs essentiels à sa lecture. Ici, l’appareil arrête le regard (et
l’audition), retient l’attention : plus que la musique, on écoute le phonographe jouant de la
musique.
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4. Publicité pour « the B.R.O.S. sound box », The Gramophone, vol. I, no 7, décembre 1923.
Cette occurrence tardive, tout à fait dans la lignée de celles du début du XXe siècle, témoigne de
la longévité du « mythe » et de son pouvoir commercial.
5. Publicité reproduite dans O. Read et W. Welch, From Tin Foil to Stereo, Indianapolis,
H.W. Sams, 1976, p. 489.
6. A. Cœuroy, « Éloge de l’invisible » (éditorial), Machines parlantes et Radio, no 127,
juin 1930, p. 393.
7. Cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas mais qu’elle n’est pas un enjeu, qu’il soit idéologique
ou pratique.
8. Publicité parue dans The Gramophone, vol. III, no 10, mars 1926. Les discours de ce type
foisonnent jusqu’aux années 1930, tant dans les publicités que chez les amateurs.
9. Cf. S. Maisonneuve, Le Disque et la Musique classique en Europe, 1877-1949. L’invention
d’un médium musical, entre mutations de l’écoute et formation d’un patrimoine, thèse de doctorat,
Institut universitaire européen, 2002, chap. 2. Un des débats les plus fournis est celui qui concerne
le choix des aiguilles, en bambou (sonorité douce pour les enregistrements de bois, de musique
de chambre) ou en métal (sonorité puissante pour ceux de musique symphonique ou de danse).
10. Cf. S. Maisonneuve, « De la “machine parlante” à l’auditeur : le disque et la naissance
d’une culture musicale nouvelle dans les années 1920 et 1930 », Terrain, no 37, septembre 2001,
p. 11-28.
11. F. Swinnerton, « A Defence of the Gramophone », The Gramophone, vol. I, no 3, août 1923,
p. 52-53.
12. M. Winance, « De l’ajustement entre les prothèses et les personnes : interactions et transformations mutuelles », Handicap, revue de sciences humaines et sociales, no 85, 2000, p. 11-26.
13. Ch. Bessy et F. Chateauraynaud, Experts et Faussaires, Paris, A.M. Métailié, 1995.
14. Sur la notion de familiarité, centrale dans la construction par les amateurs de leur relation
à la musique, cf. A. Hennion, S. Maisonneuve et E. Gomart, Figures de l’amateur. Formes, objets
et pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Paris, La Documentation française, 2000,
p. 104-107. La familiarité ne résulte pas tant de l’acquisition de connaissances en lien avec les
« conventions » (H. Becker) propres à chaque art, genre musical, époque, compositeur ou œuvre
que de la production progressive (par confrontation répétée) de « prises » permettant l’ajustement
entre l’auditeur et la musique écoutée (comprise à la fois comme œuvre, interprétation, sonorité :
performance musicale inscrite dans un dispositif particulier).
15. On retrouve ce processus à l’œuvre à différentes époques de l’histoire du disque, qu’il
s’agisse de l’introduction du microsillon en 1948-1950, de celle de la stéréophonie (1959-1960)
ou des premiers enregistrements de musique baroque sur instruments anciens : chaque minirévolution technique donne lieu à des phénomènes de rejet, de discussions, d’expériences et de
production d’une esthétique nouvelle.
16. Cf. les travaux de F. Haskell : La Norme et le Caprice. Redécouvertes en art, Paris, Flammarion, 1986 ; et F. Haskell et N. Penny, Pour l’amour de l’Antique. La statuaire gréco-romaine
et le goût européen, 1500-1900, Paris, Hachette, 1988.
17. J. Messager, critique musical au Figaro, cité par Columbia dans sa Feuille de nouveautés :
mars-avril 1926 (Paris, 1926), à propos des enregistrements électriques de piano réalisés par la
compagnie.
18. « À propos de la reproduction électrique des sons », Machines parlantes et Radio, no 123,
février 1930, p. 61.
19. À la manière de la convention romanesque qui, loin d’enlever du plaisir à la lecture, la
rend possible et définit son espace de déploiement, de dégustation, de références, d’imagination :
la « fiction », acceptée comme telle, est garante du plaisir de lecture.
20. « La musique : discophilie », L’Excelsior, 21 novembre 1927 ; cité par G. Humbert, Le Phonographe en son enfance : articles parus de 1878 à 1927, Paris, Fuveau (multigraphié), 1997.
21. A. Cœuroy et G. Clarence, Le Phonographe, Paris, Kra, 1929.
22. Cf. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris,
La Découverte, 1991.
23. Pour ces remarques, largement reconnues, nous nous appuyons plus particulièrement sur
le témoignage de Th. Frost, producteur chez Decca, Columbia puis CBS Masterworks, dans
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L’avènement d’une écoute musicale nouvelle au
XXe
siècle
J. Harvith et S. Harvith (eds), Edison, Musicians, and the Phonograph, New York, Greenwood
Press, 1987, p. 355 et 370.
24. L’émergence du disque compact est le résultat de la recherche d’un son encore plus « pur »
et « parfait », elle-même incarnation de l’aspiration à la « fidélité ». Or il apparaît clairement que
cette « fidélité » ne se réfère pas à un « original », quel qu’il soit. Elle est l’approximation la plus
proche possible du son phonographique idéal, utopie d’une mise en présence « immédiate » du
son de l’instrument et du jeu de l’instrumentiste, idéal de perfection de l’enregistrement comme
médiation propre. Ainsi, les directeurs artistiques et les ingénieurs du son reconnaissent la spécificité de la performance phonographique ; et, pour combler ce que parfois ils ressentent comme
une lacune par rapport au concert, ils utilisent toute une série de techniques destinées à donner
le plus de « présence » et de « vie » possible à l’interprétation : « Je trouve que le disque est
terriblement froid et j’essaie toujours que les interprétations soient le plus vivantes possible,
c’est-à-dire qu’il se passe quelque chose » (entretien avec E. Collard, directeur artistique chez
EMI-classics France, mars 1997). Une prise de son le plus proche possible de l’instrument, au
point d’enregistrer aussi les bruits du « faire » (enfoncement de la pédale du piano, crissement de
l’archet), ou au contraire l’inclusion dans l’enregistrement de l’espace de celui-ci (église, avec son
acoustique particulière) sont les techniques d’enregistrement les plus courantes. Réciproquement,
ce que les amateurs apprécient dans le « son CD », c’est bien cette « présence » qu’ils ne peuvent
trouver dans une salle de concert, souvent immense, ces bruits du faire, cette proximité de l’instrument. Et s’il y a des opposants à ce son, qui le trouvent trop froid, c’est par comparaison au
microsillon, « plus chaleureux », et non à l’exécution « live » : la qualité sonore mise en jeu ici est
interne au champ phonographique, et cette disposition « aurale », propre au médium. Le « son »
(numérique ou électrique, voire acoustique) est constitué comme « prise » esthétique (et non
comme « essence ») par les amateurs.
25. Sur la notion d’habilitation, cf. M. Winance, « De l’ajustement entre les prothèses et les
personnes… », art. cité. Sur la notion d’équipement, cf. D. Vinck, communication présentée au
colloque de l’AISLF et du GDR OPUS, « Sociologie de l’art, sociologie des sciences », Toulouse,
18-20 novembre 2003.
RÉSUMÉ
À partir des outils de l’anthropologie du corps et de la sociologie des sciences et des techniques,
cet article met en lumière l’étroite intrication du corps et de la technique dans la production des
esthétiques contemporaines de l’écoute musicale. En s’attachant plus particulièrement au suivi
des mutations de la notion de fidélité, l’analyse retrace l’invention progressive et conjointe d’un
objet et d’une écoute, d’un dispositif et d’une disposition culturelle dans laquelle le corps est
central.
SUMMARY
Using the tools of both the anthropology of the body and the social studies of the sciences, this
paper highlights the tight intertwining of body and technology in the production of the contemporary aesthetics of music listening. By tracing the transformations of the notion of fidelity, the
analysis shows the progressive and joint invention of an object and a way of listening, of a
technical set-up and a cultural disposition in which the body occupies a central position.