29 décembre La campagne d`Italie
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29 décembre La campagne d`Italie
29 décembre La campagne d’Italie Rome, conquise et libérée Rome – En début de matinée, une réunion d’état-major rassemble dans une villa de la banlieue sud de la capitale italienne les généraux Clark, de Lattre, Ritchie, Allfrey et le colonel Piron, sous la direction de Frère, Eisenhower et Alexander et en présence de Delestraint, Patton et Montgomery. Cette réunion a pour but de tirer le bilan des quatre jours et demi de combats écoulés depuis la nuit de Noël. Il apparaît ainsi que les troupes allemandes sont en train de se retirer sur une ligne Civitavecchia-Viterbe-Pescara. Le cœur du dispositif allemand est constitué par la 10. Panzer, la division SS Panzer Das Reich, la Brigade blindée Hermann-Göring et la brigade motorisée GrossDeutschland. Certaines de ces unités ont été très malmenées (toutes sauf la Das Reich ont subi des pertes sérieuses), mais il est certain, d’après les renseignements recueillis, qu’elles sont en voie de renforcement par plusieurs grandes unités. En réalité, deux divisions d’infanterie (les 52. et 112. ID) ont quitté leur zone de concentration entre Turin et Bologne et se trouvent désormais entre Florence et Pescara. Ces divisions seront bientôt rejointes par la Division SS Hohenstaufen et la 6. Gebirgs-Division, venue d’Autriche. D’autres grandes unités, les 252., 263. et 292. ID, aidées de la 188. ReserveDivision, assurent le contrôle de l’Italie du Nord. Les Allemands ont prévu, si le nouveau gouvernement national-fasciste se montre capable d’assurer l’ordre, de redéployer ces divisions sur le front d’ici fin janvier 1943. Dans ces conditions (et même si tous ces détails ne leur sont pas connus), les Alliés savent qu’il leur sera difficile d’exploiter beaucoup leurs succès initiaux. La 1ère DB-US a très grand besoin d’être recomplétée et ne sera sans doute pas pleinement opérationnelle avant un mois. Il en va de même pour la 82e Airborne et le 2e REP, qui seront ramenés dès que possible en Afrique du Nord. La 34e DI-US, la 3e DB française et la brigade Tancrémont constituent pour l’heure le fer de lance des Alliés au nord et nord-ouest de Rome. La 14e DI française doit progresser sur un terrain très difficile à l’est de la capitale, en direction de l’Aquila. Les forces du Xe Corps de Ritchie, qui avaient été originellement assignées à l’opération Avalanche-Sud, soit les 44e et 46e DI britanniques, la 4th Armoured Brigade et la 1st Army Tank Brigade, la 1ère DI SudAfricaine et le 6th AGRA (Army Group Royal Artillery), se positionneront dans la partie centrale du front et s’articuleront avec la 14e DI française à leur gauche. Enfin, les forces du Ve Corps d’Allfrey, soit les 6e et 50e (Northumbrian) DI britannique, la 5e Division Indienne, la 231e Brigade d’Infanterie et le 5th AGRA, doivent se déployer sur la côte est. La 1st Airborne britannique sera elle aussi ramenée en Afrique dès que Tarente sera contrôlée par une autre unité. ……… Les Alliés tiennent donc toute la partie méridionale de l’Italie, de Rome à Tarente. Doivent-ils s’en contenter ? Clark, de Lattre et Delestraint demandent à Frère l’envoi rapide de renforts à Naples, pour pousser une offensive le long de la côte ouest. Cette offensive, qui pourrait être soutenue par des forces aériennes basées en Corse, permettrait de déboucher en l’Italie du Nord. Naples devrait devenir la base logistique principale, du fait de son port en relativement bon état. Les Britanniques, Montgomery en tête, attirent au contraire l’attention sur la côte est, qui fait face à la Grèce, l’Albanie et la Yougoslavie. De là, on pourrait influencer de manière décisive la situation dans les Balkans où, d’après les dernières informations, la situation est « très confuse ». On est sans nouvelles du XVIIe Corps italien (cinq divisions et un régiment) commandé par le général Pafundi, qui semble avoir été désarmé par les forces allemandes – la rumeur court même qu’il aurait été entièrement massacré ! 1 En revanche, à l’ouest du Péloponnèse, la 4e DI Alpine Cuneense et la 53e DI de Montagne Arezzo ont, semble-t-il, réussi à établir le contact avec les forces françaises. Il pourrait donc être possible d’encercler et de détruire dans le Péloponnèse une partie des forces allemandes et peut-être de déboucher en Grèce centrale ou en Albanie. Dans ces conditions, il conviendrait d’accepter la demande italienne d’utiliser les avions disponibles de la Regia Aeronautica pour aider, en particulier, les troupes italiennes bloquées dans la région de Kotor. À ces demandes, Frère ne peut que répondre par la négative. Il répète que la priorité doit être donnée à la préparation du débarquement en France et que les opérations en Italie et en Grèce sont nécessairement de moindre valeur. Si ce discours passe facilement auprès des Français, les Britanniques (qui savent que le front balkanique est un des objectifs favoris de Churchill) l’acceptent beaucoup moins bien. En attendant, la décision définitive est remise à un Conseil Interallié qui doit se tenir sous peu à Alger. À ce même conseil sera discutée la question du statut des troupes italiennes et la demande de réactivation de la Regia Aeronautica. Enfin, sur le plan politique, Français et Britanniques sont vivement opposés à ce que l’on accorde à l’Italie le statut de puissance alliée, mais tous reconnaissent que les troupes italiennes se sont battues avec courage pour la défense de Rome. Il est envisageable que de nouvelles unités italiennes soient engagées, mais pour l’heure uniquement avec le statut de “forces co-belligérantes” et sous le contrôle d’un corps d’armée allié. Cette décision est transmise au général Ambrosio. Celui-ci propose alors l’envoi auprès de la 1ère DB-US (il n’a pas été informé de sa relève par la 3e DB française) d’un groupe constitué de la 102e Division motorisée Trento, du 34e Régiment Blindé (ex-Littorio II, rebaptisé Italia) et des troupes de soutien du XXIe CA (9e Régiment de Bersaglieri, 16e Groupe d’Artillerie, 10e Bataillon de Sapeurs pontonniers, 31e Bataillon de Sapeurs). Cette proposition est acceptée en fin de journée, mais non sans quelques réticences. Front italien – Sur le terrain, la progression de la 1ère Brigade Blindée belge Tancrémont est ralentie par une succession d’embuscades. Quant à la 3e DB française, elle relève la 1ère DBUS, très éprouvée, mais qui a la satisfaction d’avoir « sauvé Rome » (disent déjà les journaux américains). Cependant, les tactiques qu’elle a utilisées ont soulevé de nombreuses questions au niveau du commandement américain, en raison des lourdes pertes subies. Celles-ci ont aussi attiré l’attention des Français, qui ont vu de près la 1ère DB-US à l’œuvre et s’inquiètent, car elle semble ignorer les leçons durement apprises par les Alliés européens depuis trois ans. À l’est de Rome, la 14e DI française se fraie lentement un chemin vers l’Aquila et le nord. Le journaliste américain Donald “Abe” Lincoln, qui a vu depuis un an une foule de confrères arriver des Etats-Unis, préfère accompagner une unité française (comme celles qu’il suit, sur mer, sur terre ou dans les airs, depuis mai 1941 et le Détroit du Danemark) plutôt que de tenter de trouver une place dans une des jeeps pleines de gratte-papier qui suivent les unités américaines. Ce qu’il va raconter dans le NY Herald Tribune fera réagir ses lecteurs. « Me voici à nouveau auprès des troupes françaises. Laissant mes collègues suivre nos soldats, j’ai décidé d’accompagner une division d’infanterie qui repousse l’ennemi dans les montagnes près de l’Aquila. Nous progressons difficilement face à des Allemands très accrocheurs. C’est une guerre d’embuscades où, des deux côtés, l’artillerie ne cesse de tirer sur les unités avancées. Plusieurs fois, nous avons dû plonger dans un fossé le long de la route quand les 105 mm allemands nous ont arrosés. Mais ce n’est pas le pire car, après tout, c’est la guerre. Les soldats qui m’entourent ne se font aucune illusion sur la dureté de la 1 En fait, la moitié environ des hommes de la division Messina ont pu passer aux Alliés. Mais la plupart des autres ont été emprisonnés et il y a effectivement eu des massacres… tâche qui les attend, mais le moral est uniformément haut. Il y a là des vétérans des combats de la première campagne de Grèce et de la campagne de France – ils disent « de la PREMIERE campagne de France ». Aujourd’hui, tout a changé pour eux : ils avancent et l’ennemi recule. Ils savent que derrière eux il y a toute la force des Nations Unies. Alors oui, c’est la guerre, mais le moral est au beau fixe. En revanche, ce qui n’est pas la guerre, c’est ce que nous découvrons à chaque tournant de la route, dans un champ ou sur le bas-côté : des corps, par dizaines, par centaines, par milliers peut-être 2, des soldats italiens qui ne sont pas tombés au combat, mais qui ont été tués là, en masse, comme des animaux à l’abattoir. Une odeur douceâtre, écœurante, qui vous prend à la gorge, annonce chaque nouveau charnier. Il arrive même que des soldats aguerris en vomissent. Éperdus, des civils italiens errent parmi les corps. Conduits par des prêtres, certains s’efforçant d’en relever quelques-uns pour les enterrer décemment ou, au moins, de recueillir leurs noms. Parmi les morts, on note une forte proportion d’officiers et de sousofficiers. Certains corps portent la trace de mauvais traitement, voire de tortures. Peu à peu, l’horreur de la situation apparaît : ces hommes ont été exécutés froidement, trahis et massacrés par ceux qui, la veille encore, se prétendaient leurs alliés et leurs frères d’armes. Nous retrouvons aussi quelques survivants, qui se sont cachés dans la campagne, dans des fermes ou des granges. Parfois des isolés, les yeux fous de ce qu’ils ont vu et de ce à quoi ils ont échappé. Parfois des groupes de six à dix hommes, conduits trop rarement par un sousofficier (je n’ai pas vu un seul officier vivant), des larmes de haine coulant sur leurs joues, et qui racontent la traîtrise des Allemands – qu’ils nomment les Tedeschi, les Tudesques – et les combats désespérés de la nuit du 24 au 25, la « Noël de sang » comme ils disent. On voit aussi, de ci de là, des traces, hélas trop rares, de vrais combats. En général c’est un bâtiment brûlé, des corps calcinés, et toujours les restes d’exécutions sommaires, militaires et civils mêlés. Mais au moins ceux-là se sont battus. Tous les Américains qui, il n’y a guère plus d’un an, prétendaient encore que cette guerre ne concernait pas les Etats-Unis devraient venir voir ces charniers. Ils comprendraient que tout devait être fait pour barrer la route aux responsables de ces honteux assassinats. » ……… L’aviation est à nouveau relativement active. Les Alliés bombardent Civitavecchia, Viterbe, Florence et Bologne. Sur le front, aux attaques sporadiques des chasseurs-bombardiers allemands contre les colonnes alliées, l’aviation alliée réplique par de nombreuses missions d’appui-feu, que ce soit au profit des forces au nord de Rome ou de la 14e DI. A la mi-journée, les A-20 des 25e et 47e BG de l’USAAF et les DB-73 des 23e et 25e Escadres de Bombardement se posent sur les aéroports de Naples, suivis en fin d’après-midi par les Beaumont des 235e et 237e Wings. Au crépuscule, 18 Do 217 du KG2 frappent Bastia. En début de nuit, Rome est de nouveau attaquée par une vingtaine de Do 217 des III/KG 2 et IV/KG 2, mais ils se heurtent aux Beaufighter chasseurs de nuit guidés par le radar installé la veille et perdent six des leurs. Les Alliés répondent à ces attaques par un bombardement nocturne autrement plus massif : 54 Halifax et 26 Lancaster pilonnent Bologne. ……… En fin de journée, le général Mayne peut annoncer à l’état-major allié que ses brigades indiennes ont pris le contrôle des ports de Bari, Brindisi et Otrante. Fortunes diverses pour la résistance italienne Piombino et Elbe – La garnison de Piombino a dû se résoudre à capituler. Négociée dans la 2 NDE – Il faut tenir compte de l’exagération journalistique. Dans la zone où avance la 14e DI, il y a eu dans la nuit du 24 au 25 décembre 1 574 exécutions et 783 soldats disparus. Mais il faut y ajouter les conséquences des combats menés par les soldats italiens et les représailles des Allemands, qui ont aussi touché les civils. matinée, sa reddition a été effective à 18h00 (heure italienne). Ce délai a été mis à profit par nombre de combattants pour se fondre dans la population civile ou même pour prendre le maquis, en profitant de la géographie de la région. Compte tenu des nombreux prisonniers faits par les Italiens et évacués en lieu sûr, les Allemands s’abstiendront de toutes représailles immédiates. ……… Reste de la Toscane (et ouest de l’Ombrie) – La journée du 29 décembre marque aussi la fin de toute autre résistance organisée dans la zone confiée à la 3e Armée. Les maigres forces du général Mario Caracciolo di Feroleto ont fait ce qu’elles ont pu pour gêner les mouvements allemands, tout en évitant de combattre dans les villes les plus historiques – ce qui, en Toscane, limitait drastiquement les possibilités ! Le général Caracciolo n’a en effet pas voulu risquer la destruction de Florence, Pise, Lucques ou Sienne pour des résultats par trop incertains. Les bouchons, hérissons et autres points de résistance devaient donc être établis sinon à la campagne, du moins dans des localités très secondaires quant au patrimoine architectural et artistique. Autre motif de faiblesse : les nombreuses unités de Chemises Noires n’ont guère cherché à s’opposer à l’ancien allié. Cela n’a pas empêché certaines formations très motivées de s’accrocher au terrain, voire de contre-attaquer, comme le 27 décembre près d’Abbadia San Salvatore et à Chiusi. Faute de pouvoir rejoindre les forces du Regio Esercito ou des Alliés, le général Carraciolo di Feroleto – qui a quitté dès le 25 décembre son Q.G. de Florence pour s'établir à Sinalunga puis Chiusi – choisit de passer dans la clandestinité. Avec quelques-uns de ses officiers, il travaillera à l’organisation en Toscane d’une résistance armée mêlant militaires et volontaires civils. Le mauvais côté… Augsbourg (Bavière) – Le soldat Paul Hofmann a tout lieu de maudire sa prudence. Deux mois plus tôt, ce journaliste autrichien exilé a été rattrapé à Rome par la mobilisation allemande. Il aurait pu se cacher dans la capitale avec sa femme (italienne) et leur bébé, mais il a jugé plus sage de se rendre à la convocation… Maintenant, sa famille est de l’autre côté des lignes (il n’ose pas penser « du bon côté ») et il craint d’être envoyé sur le front de l’Est. Cependant, la fortune est changeante : aujourd’hui, l’armée allemande a besoin d’interprètes. « Qui parle une langue étrangère ? » Plusieurs conscrits, autrichiens comme lui, répondent « Slovène ». Ils se font couvrir d’injures par le sergent : la Wehrmacht n’a pas besoin de ce patois russe ! Lui note sur sa fiche : « Italien, français, anglais ». Bon pour l’école d’interprètes de Munich, en attendant un retour en Italie. Récupérer la Corse Ajaccio – À l’aube, les contre-torpilleurs Volta et Cassard entrent dans le port devant une foule émue. Ils débarquent ceux des hommes du 1er RCP qui n’avaient pas été aérotransportés et des mortiers de 120 mm. Dès 08h30, les deux navires lèvent l’ancre pour retourner à Alger. Dans la nuit, sept BDIC escortés par des vedettes lance-torpilles des 2e et 4e Flottilles débarquent à Bonifacio les hommes du régiment Alsace-Lorraine. Les conséquences en Albanie Albanie – Le colonel Abaz Kupi entre à Krujë (au nord de Tirana) et proclame un « comité de libération nationale » au nom du LNC. Mais un « comité de salut national » concurrent a été institué par le Balli Kombëtar à Berat, dans le sud. Après le passage éclair des Allemands, Tirana et d’autres villes sont à nouveau – provisoirement – aux mains des Italiens. A Valona/Vlorë, le colonel Gino Fini a pris en main la défense de la ville. Première déconvenue : la batterie flottante de 120, qui est censée défendre le port, n’a qu’une poignée d’obus perforants et aucun obus explosif – elle ne peut donc servir à rien contre de l’infanterie. « Mais où sont vos obus ? » demande le colonel. Le vieux capo di prima classe (l’équivalent d’un maréchal des logis-chef du Regio Esercito) qui commande la batterie hausse les épaules : « Partis à Patras en juillet, Signor Colonel, et Supermarina n’a jamais songé à nous en envoyer d’autres. » Les conséquences en Yougoslavie (et en Vénétie julienne) Slovénie – La 162e DI allemande s’est déployée pour occuper les anciennes positions italiennes à Postumia, Gr!arice et Su"ak. Ce qui restait de soldats italiens et de Gardes Blancs slovènes s’est rendu sans combat. Un point pose encore problème : Trujak, où s’est retranché le commandant tchetnik Mario Novak. Les murailles gothiques du vieux château vont-elles être assiégées par une armée du XXe siècle ? Le major-général Oskar von Niedermayer est sur place avec une partie de sa division : l’artillerie, le génie et le 329e Régiment d’Infanterie, comprenant des bataillons de transfuges soviétiques caucasiens. – Et maintenant, Herr General ? Quand donnons-nous l’assaut ? – Vous êtes jeune, Stauffenberg. Vous avez tout le temps de vous faire casser bras et jambes. Maintenant, nous allons attendre et discuter. Que pensez-vous qu’il se passera en 1943 ? ……… Fiume/Rijeka – Les Allemands, un moment ralentis par les abondantes chutes de neige, ont fini par arriver aux abords de la ville. Les éléments disponibles des 162. et 173. ID – la 1ère DI croate n’est là que pour la figuration – ne font pas le poids face aux effectifs italiens, qui comptent désormais la quasi-totalité des unités de Supersloda. Mais, justement, les Italiens sont trop nombreux dans ce qui est devenu la nasse de l’Istrie depuis que Trieste est tombée aux mains des Tedeschi. Les hommes se marchent littéralement dessus et leur entassement favorise une démoralisation contagieuse. Au demeurant, le général Gambara n’est pas d’humeur résistante et encore moins offensive : à titre personnel, il est prêt à rejoindre Mussolini. Sans guère se soucier de l’avis de ses subordonnés, il négocie la reddition de son armée, en faisant valoir que, contrairement à certains de ses collègues, il n’a pas livré un seul fusil aux « terroristes ». Cette reddition inclut celle du Comando Marina, placé sous l’autorité du capitaine de vaisseau Alfredo Crespi. Cependant, ce dernier, depuis le 25 décembre, a eu le temps d’exécuter ponctuellement les ordres de l’amiral Brenta. Les Allemands ne trouveront dans le port que quatre navires sabotés par leurs équipages : le vieux torpilleur T3 (ex-yougoslave) – qu’ils pourront remettre en service – et trois cargos. Les autres bateaux présents à Fiume à Noël ont pu partir. Si les petits paquebots Dubrovnik et Scarpanto ont été malencontreusement dirigés sur Venise (comme nous l’avons vu), les autres ont mis le cap vers les ports de l’Italie méridionale. Il s’agit de vingt unités de la Regia Marina : quatorze chalutiers utilisés comme auxiliaires, le tout récent torpilleur classe Ariete Fionda, les sous-marins Ruggero Settimo et Luigi Settembrini avec le navire d’appui Curzola (ex-yougoslave Sitnica, 370 t, 9 nœuds) 3, et les croiseurs auxiliaires Lorenzo Marcello (D.20, 1 413 GRT, 14 nœuds) et Lazzaro Mocenigo (D.21, 1 403 GRT, 13,5 nœuds). S’y ajoutent sept navires de commerce, mais tous n’ont pas réussi leur évasion. Peu après avoir quitté Fiume, le Lorenzo Marcello et le petit vapeur Lanciotto Padre (225 GRT) ont été victimes de mines discrètement mouillées dans la nuit du 24 au 25 décembre par le mouilleur de mines allemand Drache 4, librement sorti du port. Dans la nuit du 26 au 27 décembre, le Drache a d’ailleurs coulé au canon la canonnière Aurora (935 t, 15 n., 4 x 76/40) près de l’île de Scarda/Skarda. 3 Les trois unités avaient été détachées de Pola en octobre 1942. Dûment réarmé, le Drache (ex-yougoslave Zmaj, 1870 t, 15 n.) porte 2 pièces de 105 mm, 5 canons AA de 37 et 6 de 20. Il peut emporter 120 à 240 mines. 4 La Kriegsmarine récupère davantage de navires aux Chantiers Navals du Quarnaro, où elle capture trois torpilleurs de classe Ariete : les Balestra et Stella Polare, en achèvement à flot, et le Spica sur cale. Ils n’ont été sabotés que de façon légère, conformément aux ordres de l’amiral Brenta : assurer une mise hors service d’environ trois mois pour les unités actives et un retard équivalent dans la poursuite des travaux pour celles en construction. Les conséquences en Grèce Trikala (Thessalie) – « Nous savions que nous n’avions gagné qu’un court répit et que les Allemands ne tarderaient pas à revenir à la charge. Dès le 26, le colonel Sarafis et moi-même avions fait parvenir un message au nom de l’AAA au général Soldarelli, chef de la 6e Division Cuneo. Le docteur Karageorgis était venu nous rejoindre, donnant à notre démarche l’autorité de la résistance grecque unifiée. Soldarelli nous reçut dans le vieux château de Varousi. Je crois qu’il avait tendance à s’imaginer les Rouges comme des cannibales : nous avons fait de notre mieux, le colonel, le docteur et moi, pour dissiper ses craintes. Voyant qu’il avait affaire à des hommes civilisés et cultivés, il accepta de bonne grâce un accord qui ménageait l’honneur de sa division. L’accord prévoyait que « les Italiens [seraient] utilisés dans une première période par unités séparées, mais [que] par la suite leur division [serait] reconstituée et [recevrait] pour mission de contrôler une partie de la Thessalie ». Je me souviens que Soldarelli avait mis sur le gramophone son disque favori, le 3e acte de La Traviata, et qu’il signa juste au moment où Violetta retrouvait l’espérance pour chanter : “Digli che vivere ancor vogl’io”, dis-lui que je veux vivre encore. C’était la première fois pendant cette guerre qu’une division de l’Axe au grand complet se rendait à la Résistance intérieure. » (Henri Van Effenterre, Le Nœud d’Hercule, 1967) L’accord englobe aussi les unités de la 11e DI de Montagne Brennero qui ont suivi Licurgo Zannini. En effet, contrairement à ce que laisserait penser le récit de Van Effenterre, ce dernier a participé à la négociation, mais en restant dans l’ombre de Soldarelli. Les Italiens ont obtenu une autre contrepartie : le départ pour Karditsa des unités ou individus obstinément pro-allemands, dont la 24e légion CC.NN. d’assaut Carroccio au grand complet. ……… Non loin d’Igoumenitsa (Epire) – Un Lysander anglais dépose Komninos Pyramoglou sur le sol grec. Le chef civil de l’EDES est désolé d’avoir été absent au moment décisif, quand son mouvement aurait pu tirer le meilleur parti du basculement italien. Cependant, le bilan n’est pas négligeable : les hommes du colonel Zervas ont récupéré une quantité d’armes que la garnison d’Agrinion a abandonnées avant d’aller se rendre aux Allemands. Plusieurs milliers d’Italiens se sont dispersés dans les villages grecs et souhaitent rejoindre le camp de Badoglio dès que leur transport sera possible. Panzers et mines… marines Détroit de l’Euripe (Grèce centrale) – Les cadres, les équipages et le matériel léger des 15. et 21. Panzerdivisions, évacués du Péloponnèse, sont en cours de transfert vers le nord. Hormis deux bataillons qui resteront à Athènes et à Salonique avec les quelques chars rescapés, ces deux unités doivent partir vers le nord pour se rééquiper, en attendant de futures batailles sur le front soviétique. Elles voyagent en bateau, uniquement de nuit, pour éviter les attaques de l’aviation alliée. Les transports doivent aborder au nord du mont Olympe pour reprendre la route terrestre, hors des régions tenues par les partisans grecs. Un dragueur de mines devait leur ouvrir le passage, mais il n’est pas au rendez-vous : l’équipage a été réquisitionné pour aider à reprendre en main les quelques unités italiennes capturées à Salonique – reprise musclée qui consiste d’abord à tabasser et jeter à fond de cale les marins italiens ne manifestant pas d’enthousiasme débordant pour la cause fasciste. Effet de ce manque de coordination : entre les côtes de Thessalie et de l’île d’Eubée, le petit bâtiment qui transportait le général von Randow, chef de la 21. PzD, saute sur une mine mouillée début décembre par un avion britannique. Le général fait partie des tués. Opération Ciseaux (la suite) Andros (Cyclades) – Alors qu’un jour gris se lève sur la mer Égée, Le Fantasque termine sa veille nocturne. Posté entre l’Eubée et Andros, il repère une flottille hétéroclite de petits bâtiments qui viennent de toute évidence de la côte nord d’Andros. De fait, il s’agit d’éléments du 14e RI italien qui ont échappé, à la faveur de la nuit, aux patrouilles des MTB. Quelques gerbes de 138 mm ont tôt fait d’amener les fuyards à hisser le drapeau blanc. Escortés par les VP-29 et VP-30, ils mettent le cap sur Tinos, où ils rejoignent leurs compatriotes déjà prisonniers. Au même moment, sur Andros, la résistance italienne s’effondre devant l’avancée des FrancoGrecs vers Chora. Le village de Vourkoti est pris dès 07h40, celui de Stenies à 08h30. Parmi les premiers à entrer à Stenies figure l’officier grec souriant qui avait participé à la prise de la station de radio du mont Elie. Vers 09h30, Chora est encerclée, et la progression des Alliés dans la ville, d’abord prudente, se transforme en promenade de santé lorsqu’ils découvrent, assis sur une chaise au milieu de la rue principale, le capitaine de frégate Mathéos en train de deviser tranquillement avec un commandant italien venu lui présenter sa reddition. Plus que la progression des légionnaires et des hommes du 10e RI, l’arrivée devant le port des DD Psara et Kondouriotis, toutes couleurs dehors, a ôté leurs dernières illusions aux Italiens. A 11h00, la garnison dépose les armes et les 400 prisonniers de Mathéos prennent, à pied, la route de Paléopolis et de la captivité. Fraîchement rasé, l’officier grec souriant se présente aux autorités civiles : « Commissaire de police Triantafillakos. Je prends le commandement des forces de l’ordre ». Le chef de la gendarmerie accourt aussitôt : candidement opportuniste, ses boutons de veste sont ornés de la couronne royale, sa casquette porte l’emblème du Phénix, symbole du gouvernement collaborateur d’Athènes, et il arbore un brassard rouge communiste au bras gauche ! Le sourire du commissaire s’accentue. Cependant, il n’a pas de temps à perdre : « Je viens de Stenies et j’ai constaté la disparition d’un certain nombre de biens civils. Vous allez m’aider à les retrouver et à les remettre à leur place. Quelque chose me dit que nous allons en récupérer beaucoup dans les cantonnements italiens ». Stenies, la banlieue aisée de Chora, concentre la plupart des maisons familiales des armateurs : ceux-ci vivent surtout à Athènes ou au Caire, mais ils ont conservé dans leur île natale des pied-à-terre richement meublés avec tapis, lustres et autres objets précieux. Le commissaire, liste en main, en découvre une grande partie dans les casernes italiennes. Le soir, il en fera autant dans les cantonnements de Gavrio. Dans les deux villes, Triantafillakos négocie avec les andartes communistes qui, en échange de ravitaillement et de reconnaissance officielle, acceptent de remettre à une date lointaine la confiscation révolutionnaire des richesses bourgeoises. Le commissaire n’est pas exactement en mission de combat, mais le gouvernement grec tient beaucoup à ne pas mécontenter les armateurs. ……… De l’autre côté de l’île, la 13e DBLE encercle Gavrio, où les Allemands et les Chemises Noires s’accrochent obstinément, sans doute dans l’espoir de recevoir une aide du continent. La veille au soir, Amilakhvari a refusé de demander à l’aviation et à la marine de bombarder le port : les pertes auraient été lourdes parmi les civils et le feu, la fumée et les décombres amoncelés auraient rendu la progression de ses troupes plus difficile. Comme, ce matin, l’appui aérien des Yougoslaves n’est pas au rendez-vous, Amilakhvari n’a d’autre solution que de resserrer lentement l’étau autour des défenseurs. Les incursions régulières de Ju 88 de reconnaissance au dessus d’Andros l’inquiètent de plus en plus. Sans opposition en l’absence inexpliquée des Curtiss H-87 du GC III/ 80 (Y), les Allemands ont tout loisir d’observer les déploiements alliés. A 10h40, ne voyant pas non plus venir les P-39 du GC I/80 (Y), Amilakhvari adresse au chef de ce groupe, qu’il connaît personnellement, un message rédigé en termes très énergiques. Il envoie aussi par la voie normale un message destiné au commandant de l’EC 80 (Y), mais il attend davantage du premier. Pendant ce temps, L’Indomptable bloque la sortie du port et matraque ce qui reste des positions de flak, tandis que de petits groupes de légionnaires nettoient les abords du village et atteignent les premières maisons de Gavrio. A 11h00, profitant du vent qui souffle du nord, Amilakhvari ordonne une attaque générale sous le couvert d’un écran de fumée. Dépourvus d’armes lourdes et à court d’obus de mortier, les pionniers allemands et les survivants des Chemises Noires ne peuvent contenir les assauts des légionnaires. En quelques minutes, la moitié du village tombe entre leurs mains et les troupes de l’Axe se trouvent acculées dos au port. Les deux camps luttent à fronts renversés par rapport à la veille, mais aucun caïque n’est en mesure d’évacuer les forces de l’Axe. A midi, elles capitulent et prennent elles aussi la direction de Paléopolis, où s’effectue le tri des prisonniers. Amilakhvari ordonne immédiatement à 150 hommes de la 13e DBLE de partir vers Kalivari et de nettoyer le quart nord-ouest de l’île, afin de parachever l’occupation d’Andros. Il fait également demander à Bloch, qui se trouve toujours sur Tinos, de lui envoyer des pièces de DCA afin de profiter des emplacements préparés par les Allemands, dont il a pu constater en personne la qualité lors du débarquement de la veille. Enfin, il demande à la Marine d’envoyer deux MTB surveiller l’activité navale ennemie au large de l’Eubée. Les VGB-112 et 119 prennent position à partir de 12h30. Opération Ciseaux (les suites) Sparte (Péloponnèse) – Une fois n’est pas coutume, le général Giraud se lève d’excellente humeur. Les premiers messages du colonel Amilakhvari, la veille au soir, l’ont conforté dans ses certitudes : s’il n’avait pas pris les choses en main, les Anglais et leur satanée manie de tout programmer dans les moindres détails avant de bouger un orteil auraient tout fait capoter, et l’occasion offerte par la capitulation italienne aurait été perdue, comme l’a confirmé hier l’occupation de l’Eubée par les Allemands. Il étouffe une poussée de colère à la pensée de ce qui aurait pu être réalisé s’il avait été informé un peu plus tôt de l’imminence du ralliement des Italiens (et si on lui avait donné des moyens supplémentaires), puis il se plonge dans le détail des bonnes nouvelles en provenance d’Andros. C’est pourquoi, lorsque Dentz se présente, son supérieur se permet, chose rare, de faire de l’humour : « Alors, Dentz, que pensez-vous de notre catastrophique expédition d’Andros ? » demande-t-il avec le haussement de moustache qui lui tient lieu de sourire. – Je reconnais que j’avais peut-être surestimé les risques, mon général. Mais, de votre côté, ajoute Dentz, reconnaissez que j’avais raison en gardant une partie de la 13e DBLE en réserve. Et nous aurions peut-être pu mieux soigner l'amour-propre de nos alliés en les informant plus en détail… – Oui oui, Dentz, j’ai bien lu votre note. Laissez cela, répond Giraud en balayant la table de la main. De toute façon, les Anglais ne seront pas contents, mais ils devront bien s’incliner devant le résultat de Ciseaux. C’est notre première avancée sur ce front depuis des mois, et elle est l’œuvre de l’Armée d’Orient, malgré les ponctions répétées d’Alger dans nos forces. Ah, voilà qui fera peut-être changer d’avis notre chef d’état-major ! In petto, Dentz ne peut que hocher la tête devant les illusions que nourrit encore son supérieur quant à l’importance du théâtre grec dans la stratégie alliée… et au soutien dont il peut se prévaloir à Alger. – N’oubliez pas la participation des Grecs, reprend-il pour détourner la conversation de ce terrain glissant. – Oh, vous verrez, les Grecs protesteront pour la forme, mais, dans la foulée, ils nous remercieront. Ce succès ne peut que renforcer la position de Maraveas auprès de son gouvernement. Il a donné son accord à Ciseaux, alors, avec son soutien, je parviendrai peutêtre à faire pièce aux Anglais qui, j’en ai plus que jamais la certitude, veulent me faire remplacer par l’un des leurs. À présent, je voudrais votre avis sur l’attitude à adopter avec les Italiens qui se rendent en masse. Peut-on envisager de les retourner contre les Allemands ? Et puis, à quel endroit devons-nous attaquer pour profiter du désarroi ennemi sur le front du Péloponnèse ? Enfin, quand les troupes qui sont en train d’achever la prise d’Andros seront-elles disponibles pour s’emparer de l’Eubée ? ……… C’est un général Dentz fort agacé qui regagne son bureau sur le coup de dix heures. Il a dû écouter son supérieur s’étendre sur la prétendue « position de force » qu’il occuperait à présent face aux Anglais, et il s’est fait vertement tancer par Giraud lorsqu’il a mis en doute la faisabilité d’une attaque immédiate sur l’ensemble du front – et contre l’Eubée. Mais, plus encore, ce sont les conséquences de l’attitude de Giraud pour ses propres ambitions qui le préoccupent. Contrairement à son chef, Dentz est convaincu que le cavalier seul des Français et des Grecs à Andros représente la goutte d’eau qui amènera les Anglais à sauter le pas et à demander – et obtenir – le remplacement immédiat de Giraud. Ce qui lui pourrait lui offrir, à lui, Dentz, le commandement de l’Armée d’Orient, certes amoindrie mais encore respectable – à condition, bien sûr, de ne pas s’aliéner Cunningham. D’où la note qu’il a remise à Giraud le 27, et dont il compte bien faire en sorte qu’une copie parvienne rapidement à la 8e Armée britannique. Fichu pour fichu, autant que ces extravagances profitent à quelqu’un – et pourquoi pas à lui ? Alors qu’il rumine ces pensées peu glorieuses, mais si humaines, Dentz est informé que le lieutenant-général O’Connor cherche à le joindre. Ayant fait appeler un interprète (à toutes fins utiles, car depuis trois ans, les généraux des deux pays ont pour la plupart fait de grands progrès dans la langue de leurs partenaires), il prend immédiatement la communication. – Bonjour général, que me vaut l’honneur de votre appel ? – Eh bien, il se peut que nous ayons un problème, répond O’Connor avec un sens tout britannique de l’understatement. – Vraiment ? Lequel ? – Un grave problème de discipline, je le crains. J’ai eu vent, hier, d’une rumeur fort surprenante selon laquelle des troupes françaises placées sous vos ordres, appuyées par des soldats grecs dépendant du général Cunningham, auraient lancé un assaut contre une île située dans un secteur placé sous responsabilité britannique. Ni moi ni l’état-major de la 8e Armée n’ayant été associés à la préparation d’une telle opération, ni même informés de son éventualité, j’ai d’abord écarté cette rumeur avec dédain. Mais ce matin, toutes les Cyclades commentent la reconquête d’Andros, et mon portier grec semble mieux informé que l’état-major du général Cunningham de la logistique mise en œuvre et des effectifs engagés. Dans ces conditions, vous comprenez que je m’interroge, n’est-ce pas ? – Je comprends fort bien. – Je voudrais convenir avec vous des sanctions qui seront prises contre les coupables afin d’éviter que pareille situation se reproduise, car je n’ai aucun doute sur le fait que l’étatmajor français ne cautionne pas de tels agissements, à la fois imprudents pour les braves soldats engagés, dangereux pour l’équilibre du front que nous tenons en cette période de crise, périlleux pour notre moral en cas d’échec et, par dessus tout, contraire à toutes les règles d’une coopération normale entre alliés. Nous y voilà, songe Dentz… Il marque un temps. – Général Dentz, vous êtes toujours là ? – Oui, bien sûr. – Well, then ? lance O’Connor, qui laisse enfin percer clairement son agacement. – Général, je serai clair : toute l’opération Ciseaux, c’est son nom, a été lancée sur ordre du général Giraud. Pour profiter sans perdre de temps d’une situation favorable mais volatile et pour conserver une discrétion nécessaire au succès, il a été décidé de ne pas diffuser ses modalités au-delà des seules forces directement impliquées dans l’opération. O’Connor ne répond que par un grognement indistinct, mais qui exprime certainement un appel scandalisé aux mânes de Wellington. – Le général Liosis ne vous en a pas informé ? Il nous a pourtant transmis l’accord formel de sa hiérarchie, dont nous avions fait un préalable indispensable à son implication dans l’opération (un petit mensonge qui ne peut pas nous faire de mal et qui détournera peut-être une partie de l’ire des Anglais vers les Grecs, se convainc Dentz sans trop de remords). – I see. Well, général Dentz, je vais devoir vous laisser pour passer d’autres coups de téléphone. Au général Cunningham, entre autres. Au plaisir nous entretenir à nouveau. – Oh, une dernière chose. N’hésitez pas à dire au général Cunningham que, s’il le souhaite, je tiens à sa disposition un dossier présentant l’opération Ciseaux dans tous ses détails. – Je n’y manquerai pas, et je ne doute pas qu’il sera très sensible à cette délicate attention. Au revoir. Sitôt la conversation achevée, les deux généraux reprennent leur téléphone. La conversation entre O’Connor et Cunningham est brève, car l’attitude de Giraud, si elle les irrite fortement, ne les surprend pas. Toutefois, avant d’appeler celui dont ils veulent à présent obtenir par tous les moyens le remplacement, Cunningham entend tirer au clair la position de Maraveas. Dentz, quant à lui, essaye vainement de convaincre Giraud d’appeler Cunningham sur le champ. Se drapant dans son autorité de commandant du théâtre grec et dans le prestige que ne manquera pas de lui apporter son récent succès (« Ils n’oseront pas chercher noise au vainqueur d’Andros », va-t-il jusqu’à déclarer), Giraud refuse. Tout juste consent-il à ce que Dentz constitue un dossier sur l’opération et l’envoie au QG de la 8e Armée, « pour information ». Lequel dossier, déjà tout prêt, part avec la mention « Très urgent » dès que Dentz a raccroché. Opération Ciseaux (la suite) Mytilène – Il est 12h30 quand le capitaine Ferguson, encore secoué par les événements de la veille, est informé qu’il est prié d’assister à un salut au drapeau devant les locaux de l’Air Command. Méfiant, il sort de son refuge suivi de deux solides MP, mais à sa grande surprise, il est accueilli par Miha Ostric et ses hommes, en grande tenue, qui lui adressent un impeccable salut pendant qu’une fanfare improvisée joue le God Save the King devant un mât où monte l’Union Jack. Après un premier mouvement de recul, Ferguson, tout penaud, se rend compte qu’il omet de saluer son drapeau national – le voici au garde-à-vous tandis que les musiciens enchaînent sur l’hymne yougoslave et qu’un drapeau yougoslave s’élève sur un mât voisin. Lorsque la dernière note résonne, les mains des Yougoslaves retombent dans un ensemble parfait et Ferguson se retrouve dans les bras d’Ostric, qui l’étreint fraternellement. Un moment, Ferguson, épouvanté, craint d’avoir droit au baiser sur la bouche des Slaves 5, mais l’aviateur se contente de le noyer sous un flot d’excuses pour son geste de la veille, dans un mélange d’anglais, de serbo-croate et de français. Le malheureux n’a d’autre solution que de pardonner – mais alors qu’Ostric jure solennellement 6 que son cœur déborde d’amitié anglo-yougoslave, un opérateur radio arrive, hors d’haleine, et lui remet un message orné d’un tampon rouge d’extrême urgence. Ostric le parcourt en quelques instants, puis se tourne vers 5 Il n’a pourtant rien à craindre, ce geste typiquement russe est regardé comme scandaleux par les Serbes. Et en serbo-croate, que Ferguson ne comprend pas – c’est heureux, car Ostric utilise des formules qui ne manqueraient pas de troubler l’Anglais, comme « Par le vagin de ma mère »… 6 Ferguson et, la mine lugubre, lui remet le feuillet d’un geste théâtral, sans prononcer un mot. Un peu désorienté, l’Ecossais découvre le message envoyé par Amilakhvari quelques heures plus tôt. Par chance, après plus de trois ans de guerre aux côtés de Français parfois mal embouchés, le capitaine a appris assez de la langue de Molière, version Chéri-Bibi, pour découvrir par lui-même qu’Amilakhvari n’a pas plus qu’Ostric sa langue dans sa poche. Prévenons d’emblée le lecteur que ce qui suit est le texte authentique du message, pieusement conservé dans les archives tant de la 13e DBLE que de l’unité yougoslave qui a repris les traditions du GC I/80 (Y) : « Bordel de merde Miha, qu’est-ce que tu fous ? Sommes sans couverture aérienne. Des putains de 88 nous survolent en permanence. Appui nécessaire pour prendre Gavrio après lourdes pertes d’hier. Aucune DCA disponible si attaque d’avions ennemis. Ramène tes foutus zincs en vitesse. (signé) Colonel-Prince Dimitri Amilakhvari, 13e DBLE ». En bon sujet de Sa Majesté, Ferguson est sans doute plus impressionné par la signature que par la crudité du langage. Levant les yeux, il découvre Ostric, hiératique, qui tend le bras vers l’ouest et déclare, roulant majestueusement les r : « France and Greece need us there. Will we let them down ? » Malgré lui, Ferguson sent un frisson le parcourir. Saisi par l’émotion, il ne peut que bafouiller que la décision ne relève pas de lui, mais du Caire. Comme Ostric et ses hommes, immobiles, le transpercent de leurs regards exaltés, il marmonne qu’il va demander au Caire l’autorisation de laisser décoller leurs avions. « OK, répond le Yougoslave. May I refuel my planes while we wait ? » Ferguson hoche vaguement la tête et Ostric pousse son avantage : « Of course, your agreement will be good for the whole wing ? » L’Ecossais murmure « Of course ! » et s’enfuit. Conformément aux instructions de leur chef, qui savoure la réussite de la ruse qu’il a improvisée dès réception du message en provenance d’Andros (message providentiel puisque l’alternative se résumait à s’emparer par la force du carburant nécessaire, puis à choisir entre l’internement en Turquie et la cour martiale), les hommes d’Ostric ne bougent pas, montant la garde devant la fenêtre du bureau (en dehors de ceux qui ont couru ordonner aux mécanos de faire faire les pleins « avec l’accord de l’Anglais » 7 et de ceux qui sont allés transmettre la bonne nouvelle au reste de l’EC 80(Y)). A 13h30, la réponse du Caire tombe enfin : elle est positive ! Les pilotes yougoslaves foncent vers leurs avions… A 14h00, le GC I/80 (Y) au complet fonce vers Andros, tandis que les deux autres groupes de l’EC 80 (Y) décollent. ……… Aux abords d’Andros (Cyclades), 15h00 – Les VGB-112 et 119 patrouillent au large de l’Eubée quand elles sont surprises par huit Bf 109F Jabos du JG 27 qui surgissent à basse altitude du ciel encrassé de nuages pour s’en prendre à ces cibles d’opportunité. Malgré ses zigzags, la VGB-112 est touchée et stoppe, à l’agonie. Les survivants sont récupérés par la VGB-119, qui est trouée comme une écumoire et a un mort et deux blessés, mais peut encore naviguer. Elle va rejoindre la baie de Suda, où les équipes de réparation ne manqueront pas de la surnommer « la Poivrière ». Les deux vedettes sont les premières victimes de la réponse allemande à l’attaque d’Andros : en raison de l’inaction de l’aviation britannique, imposée par Cunningham depuis le 25 décembre, la Luftwaffe a quelques disponibilités et le Ve FliegerKorps a décidé d’effectuer une sortie en force au dessus des Cyclades pour perturber le bel ordonnancement du débarquement allié. Trente-quatre avions sont engagés. Au même moment, neuf Ju 88 du KG 606 couverts par quatre Bf 109F du JG 27 attaquent Ermoupoli, la capitale de Syros, coulant plusieurs caïques et faisant de nombreuses victimes 7 Pour des Yougoslaves, la différence entre un Anglais et un Ecossais est aussi impalpable que, pour un Britannique, la différence entre un Serbe et un Croate… civiles et militaires. Il est vrai que Liosis a fait dégarnir la DCA d’Ermoupoli, déjà très insuffisante, pour envoyer des pièces sur Andros. Comble de malchance, ces batteries de DCA seront toujours en transit au moment de la principale attaque contre Andros… L’île voisine, Tinos, n’est pas épargnée. Venus du nord-est, neuf Ju 88 du KG 806 couverts eux aussi par quatre Bf 109F bombardent la capitale, dont le port et les quais sont encombrés de matériel, de ravitaillement et de carburant. Pris par surprise comme tout le monde, le commandant Bloch est touché par un éclat qui le frappe à la hanche gauche, tandis que le souffle de l’explosion le projette à plusieurs mètres. Il perd connaissance et ne reprendra ses esprits que le lendemain. Il sera évacué vers la Crète dès le 31 décembre (« Mon plus mauvais réveillon », plaisantera-t-il encore bien après la guerre) 8. Le port de Tinos, source du ravitaillement des troupes engagées sur Andros, est paralysé jusqu’à la fin de la journée. Mais l’attaque allemande n’est pas terminée. Quelques minutes après avoir quitté Syros, les Allemands arrivent en vue de Paléopolis. Bien informés par leurs reconnaissances aériennes, ils ont gardé quelques bombes et remontent la côte jusqu’à Gavrio, semant la confusion parmi les troupes alliées et détruisant quelques-uns des véhicules tout juste débarqués. Les avions qui remontent de Tinos, eux, s’en prennent à Chora et aux troupes cheminant sur les routes menant à Paléopolis. Cependant, gênés par la couverture nuageuse, ils ignorent que les hommes qu’ils bombardent et mitraillent sont, bien souvent, des prisonniers de guerre allemands et italiens qui s’apprêtent à embarquer pour Tinos ! Ce n’est qu’après avoir semé le chaos qu’ils sont engagés par huit P-39 menés par Miha Ostric qui arrivent enfin. En vieux renard, Ostric a vu les Bf 109 qui couvrent les bimoteurs et envoie quatre de ses équipiers s’en prendre aux bombardiers pendant qu’avec les autres, il fait face aux chasseurs. A basse altitude, l’Airacobra soutient la comparaison avec le Bf 109 – un chasseur et deux bombardiers allemands sont abattus, contre deux P-39 (un pilote est sauvé). Le capitaine Ostric fait ce jour-là une nouvelle victime. A la même heure, les Ju 88 remontant de Syros sont assaillis par des H-87, mais ces derniers n’ont pas vu les quatre Bf 109 en couverture, qui en abattent trois (deux des pilotes réussissent à sauter et seront sauvés). Cependant, dans le ciel encombré de nuages, les combats aériens tournent à la loterie et un autre H-87 percute de plein fouet un Bf 109 dans une gerbe de flammes – les deux pilotes sont tués. Si la contre-attaque aérienne allemande ne change pas le cours des événements, elle n’en constitue pas moins un beau succès tactique, obtenu, en grande partie, grâce à l’effacement (provisoire) de l’aviation britannique qui a permis au Ve FliegerKorps de se préoccuper d’Andros. Cependant, la Lufwaffe a encore perdu quatre avions, et surtout quatre équipages – un luxe qu’elle ne peut plus guère s’offrir ! ……… Lorsque la nuit tombe, Andros est aux mains des Alliés. De petits groupes d’Italiens continueront de se rendre les jours suivants. Opération Ciseaux (les suites) Héraklion (Crète) / Sparte (Péloponnèse) : Acta est fabula (I) – Depuis que l’aube s’est levée sur la Crète, le général Maraveas passe une mauvaise journée. Tout d’abord, le Roi l’a 8 Hospitalisé à La Canée, Marc Bloch aura la surprise d’y recevoir la visite du capitaine d’artillerie Fernand Braudel, rattaché à la 64e BACA, en partance pour l’Italie après avoir réglé les dernières formalités du transfert de son unité jusqu’alors stationnée dans le Péloponnèse. Bloch et Braudel se verront trois ou quatre jours (les sources divergent) et discuteront longuement de leur expérience de la Méditerranée. Bloch insistera en particulier sur la permanence des structures et des flux maritimes et commerciaux. Ces conversations marqueront fortement la réflexion historique de Braudel, qui formalisera, quelques semaines plus tard, la fameuse distinction entre temps long, structure et conjoncture autour de laquelle s’organise sa monumentale thèse La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, soutenue à Paris en 1946. personnellement appelé pour lui demander de profiter de la capitulation italienne et de lancer une offensive, dont il a grand besoin sur le plan politique. Une attaque contre Athènes est-elle possible ? Qu’en est-il des îles Ioniennes ? Et un prochain débarquement à Salonique ? Maraveas repousse une à une (respectueusement) les suggestions du monarque, mettant en avant l’impossibilité, dans cette période troublée, de lancer une attaque avec une quelconque chance de succès, surtout sans l’appui des Français et des Anglais, eux-mêmes partisans d’attendre la retraite que les Allemands, privés de leurs alliés, vont nécessairement ordonner. De plus, les réserves de munitions sont au plus bas, les troupes ont besoin d’entraînement, et le temps est mauvais. Furieux, le roi raccroche avec colère après avoir déclaré que « les soldats meurent sous les balles, pas sous la pluie ». Encore secoué par cette royale sortie, Maraveas est ensuite confronté à une série de rapports plus déprimants les uns que les autres : grogne au sein des troupes, nouvelles tentatives de rébellion, et même, dans les Cyclades, rumeurs de débarquement en caïques à Andros ! Pourquoi pas des parachutistes sur Delphes, tant qu’on y est ! « Pauvre Liosis, je ne voudrais pas être à sa place en ce moment, avec ces enragés de Corfiotes qui doivent le harceler avec des projets délirants », songe-t-il en s’attaquant au rapport suivant. À 14h00, alors qu’il vient de terminer son repas et se dirige vers ses appartements pour s’adonner à son péché mignon, la sieste, il est rattrapé par son secrétaire : le général Cunningham en personne exige de le joindre immédiatement au téléphone ! Maudissant l’intégralité du panthéon homérique, Maraveas retourne dans son bureau, bien décidé à expédier rapidement cet Anglais qui ne respecte pas les coutumes les plus sacrées de son pays. – Mon général, que me vaut le plaisir… Son supérieur l’interrompt : « Je pense que vous le savez très bien, général Maraveas. Ce que je ne sais pas, et que j’ai du mal à comprendre, c’est pourquoi vous avez agi ainsi. » – Excusez-moi, mais je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler, répond le chef d’étatmajor, perplexe. Pris d’une soudaine inspiration, Maraveas reprend : « Je vois, le Roi a dû vous parler des propositions d’assaut sur Athènes et de débarquements à Corfou et à Salonique, c’est bien cela ? » Un long silence accueille ces propos, renforçant le malaise de Maraveas : quelque chose ne tourne pas rond, mais quoi ? – Général Maraveas, j’ai appris ce matin que des troupes françaises et grecques avaient débarqué sur Andros. Ceci, assurément, avec votre autorisation. À présent, vous me dites que vous prévoyez d’attaquer Athènes, Corfou et Salonique ? Dois-je vous rappeler que les troupes grecques sont placées sous mon autorité ? Dois-je vous rappeler les ordres directs que je vous ai donnés le 25 décembre, il y a quatre jours ? – Je…Je… Mais ce ne sont que des rumeurs, mon général ! Il ne se passe rien à Andros, je vous le jure. Je n’ai jamais fait lancer de telles opérations, au contraire ! Quant à Athènes et aux autres îles, ce ne sont que des… des idées en l’air lancées par Sa Majesté, ce matin au téléphone. – Alors, général Maraveas, soit vous me racontez des histoires, soit vos subordonnés vous mentent, car les Français eux-mêmes ont reconnu participer à l’assaut contre Andros. Dans tous les cas, je ne vous demande même plus de m’expliquer la présence de troupes grecques sur cette île, en dépit de mes ordres formels. Je constate qu’il n’est pas possible de travailler avec vous dans la confiance mutuelle qui doit exister entre deux pays alliés. Je vous informe donc que je ferai partir à 16h00, à destination de nos gouvernements respectifs, une protestation officielle, à laquelle je joindrai ma proposition de démission au cas où un nouveau chef d’état-major de l’armée grecque ne serait pas immédiatement nommé. ……… La démission du général Maraveas sera rendue publique le jour même à 15h45. Elle ne tempérera nullement l’enthousiasme du peuple grec, bien plus intéressé par les nouvelles, enfin officielles, de l’opération contre Andros. Des rumeurs alarmistes vont courir quelque temps sur le sort de Maraveas. Son successeur, le général Liosis, racontera plus tard l’anecdote suivante à Costa de Loverdo : « Son secrétaire m’a raconté qu’après avoir dactylographié la lettre de démission de Maraveas et la lui avoir fait signer, il l’avait vu poser sur son bureau son pistolet et une bouteille d’ouzo, hésiter quelques secondes, et finalement s’emparer de la bouteille. J’ignore si l’anecdote est vraie, elle me semble un peu trop mélodramatique. En revanche, j’ai fait renvoyer ce secrétaire dès ma prise de fonction : comment faire confiance à un homme aussi peu discret ? Vous êtes vraiment certain de ne pas vouloir reprendre de café ? » ……… Sparte (Péloponnèse) : Acta est fabula (II) – Dès 16h00, Cunningham, satisfait d’avoir réglé le cas de Maraveas, prend l’attache de Giraud. Ce dernier s’offre le malin plaisir de faire patienter un quart d’heure celui qui reste son subordonné, sous prétexte d’une « conférence urgente sur l’évolution de la situation en Mer Égée ». Lorsque, enfin, Giraud daigne prendre la communication, Cunningham s’essaye à la même tactique qu’avec Maraveas. Mal lui en prend : le général français est d’un autre calibre et il est surtout – évidemment – beaucoup mieux informé que son homologue grec. Le ton monte rapidement, Giraud n’hésitant pas à railler « la prudence excessive des Anglais ». – Général Giraud, répond Cunningham d’une voix blanche, nous avons nos différends, mais je ne me suis jamais permis d’exprimer le moindre doute sur le courage de vos troupes et de vos compatriotes. Avec tout le respect que je vous dois, je m’estime en droit de vous demander de retirer vos propos. – M’excuser, Cunningham ? Hors de question ! Plutôt scier du bois que de retirer un mot de ce que j’ai dit. – Alors, mon général, je crois que nos relations ont malheureusement atteint leur point de rupture et… – Et vous allez sans doute vous proposer pour me remplacer ! le coupe Giraud. Essayez donc d’en convaincre les Grecs et mon gouvernement après la prise d’Andros ! – Je ne nourris pas cette ambition personnelle, mon général. Mais pour votre information, sachez que j’ai déjà obtenu la démission du général Maraveas il y a un quart d’heure. Au revoir, général Giraud. En raccrochant, Giraud a le sentiment, tenace et dérangeant, qu’il n’est pas sorti vainqueur de cette confrontation. Et l’annonce quelques minutes plus tard, par Amilakhvari, de la prise d’Andros, ne provoque pas chez lui l’intense satisfaction qu’il escomptait… 30 décembre La campagne d’Italie Front italien – Alors que le temps s’améliore quelque peu, les tankistes français de la 3e DB et les Belges de la 1ère Brigade Blindée, ainsi que les fantassins de la 34e DI-US reprennent leurs efforts en direction de la ligne Civitavecchia-Viterbe. L’avance est cependant très lente en raison d’un raidissement des forces allemandes. Le colonel Piron est légèrement blessé par un tir de 88 mm alors qu’il effectuait une reconnaissance sur le front. Les soldats de la 14e DI française entrent dans l’Aquila, où se déroulent de très durs combats. À la fin de la journée, une partie de la ville est toujours aux mains des Allemands de la Das Reich et de la brigade GrossDeutschland. Sur la côte Est, les troupes d’Allfrey, ayant sécurisé Foggia, remontent sur Pescara. ……… Dès 09h00, les DB-73 des 23e et 25e EB effectuent des missions d’appui au profit de la 3e DB. Couverts par les Mustang II de la 5e Escadre de Chasse, ils pilonnent les positions de la 10. Panzer. Ils se heurtent à une formation mixte de Fw 190 du III/SKG 10 et de Bf 109G du I/JG 77. Sept appareils allemands vont au tapis pour 4 Mustang et 3 DB-73, mais la Flak, toujours active et efficace, abat 4 autres DB-73. A la même heure, les Américains des 25e et 47e BG attaquent Viterbe, escortés par les Spitfire du 31e FG et les P-40 du 57e FG. Quant aux Beaumont des 235e et 237e Wings britanniques, ils s’en prennent à Pescara. L’aviation stratégique n’est pas en reste : les B-26 des 17e, 319e et 320e BG attaquent la gare de Florence et les B-24 des 97e, 98e et 376e BG, escortés par des Lightning, la gare de triage de Bologne. Ce raid est intercepté par les Bf 109 de la II/JG 77 ; 5 P-38 et 3 B-2417 sont perdus, pour 5 Bf 109. ……… Rome – Après consultations, l’état-major allié décide d’intégrer le groupement constitué autour de la 102e division motorisée Trento entre la 1ère Brigade Blindée belge et la 34e DI-US pour « minimiser les frictions » entre Alliés et co-belligérants – le commandement et, plus encore, les soldats français sont très hostiles à la présence des troupes italiennes. Très satisfait de ces décisions, le général Ambrosio appelle le maréchal Badoglio au téléphone pour lui expliquer que la présence effective de troupes italiennes sur le front est absolument nécessaire pour peser politiquement dans la balance quand il sera temps de discuter du statut de l’Italie – dans le camp des vainqueurs ou non, et avec quelle étiquette. La division Trento achève de se regrouper au sud de Rome ; ses soldats ont bon moral et paraissent très déterminés. En fait, les rumeurs sur le massacre des unités du Péloponnèse se sont diffusées dans la troupe et parmi les officiers. Si ces rumeurs vont s’avérer inexactes (ou du moins exagérées), les témoignages sur les exactions commises par les troupes allemandes en Italie même ne sont que trop avérés. En effet, la division incorpore dans la journée un certain nombre de survivants des divisions Pasubio et Trieste, qui ont échappé à la capture et confirment les massacres commis par les anciens alliés des Italiens, notamment lors de la “Noël de Sang”. Pendant ce temps, les divisions Ariete et Emanuele Filiberto Testa di Ferro, très éprouvées par les combats désespérés du 25 au 27 décembre, sont relevées et se dirigent vers le sud de Rome. ……… Elbe – Incapables pour l’heure de monter une opération amphibie contre l’île, les Allemands décident de faire plier ses défenseurs grâce à leur supériorité aérienne. La veille, quelques bombardiers sont venus lancer des tracts appelant à la reddition sous peine de voir les principaux centres urbains « rasés ». Ce jour, un raid d’avertissement est lancé en milieu d’après-midi. Une douzaine de He 111 se partagent entre Portoferraio et Porto Longone. Les dégâts infligés aux deux bourgades sont limités ; en contrepartie, l’un des assaillants est abattu par la DCA et deux autres rentrent endommagés. ……… Vérone – Une nouvelle déclaration radiodiffusée de Mussolini annonce la constitution du nouveau « gouvernement national-fasciste », qui s’installe à Vérone. Mussolini, quant à lui, va résider sur les bords du lac de Garde, à Salo. Récupérer la Corse Ajaccio – La 7e Escadre de Chasse fait mouvement de Trapani sur Campo-dell’Oro, accompagnée par 34 DC3 qui transportent l’échelon sol de l’escadre, ainsi que des munitions. Dans l’après-midi, les DC-3 font une seconde rotation sur l’aérodrome. Une princesse (et sa famille) dans la guerre Genazzano, en fin d’après-midi – Alors que les combats semblent se calmer, le couvent de la Madone du Bon Conseil voit arriver en trombe la marquise Giuliana Benzoni, au volant de sa Fiat Ballila. Morte d’inquiétude, elle a pu apprendre par Zanotti Bianco où se trouvait la Princesse et s’est mise à sa recherche dès que les routes ont été rouvertes à la circulation civile. Entre les barrages, les convois militaires et les alertes aériennes, il lui a fallu près de six heures pour parcourir les cinquante kilomètres qui séparent Rome de Genazzano. Elle informe aussitôt les hôtesses du couvent de la situation militaire. « Il paraît même que des troupes belges participeraient aux combats ! » ajoute-t-elle, ce qui électrise littéralement la reine Elisabeth. Par contre, aucune nouvelle du reste de la famille royale. Il semblerait qu’ils aient fui Rome la nuit de Noël. La BBC a annoncé que « le Roi d’Italie et sa famille » étaient « en lieu sûr et en territoire italien », mais faut-il croire cette annonce ? Elisabeth, Marie-José et Giuliana Benzoni confèrent de ce la conduite à tenir. La priorité est bien sûr de mettre tout leur petit monde à l’abri. Les Allemands ne sont pas loin – qui sait s’ils ne préparent pas une contre-attaque foudroyante ? Pourquoi ne pas se réfugier à Castel Gandolfo, en terre vaticane, qui n’est qu’à trente kilomètres ? Mais il faut des voitures et une escorte : ce ne sont pas les quatre malheureux carabiniers royaux qui les ont accompagnés à Genazzano qui pourraient assurer une protection adéquate en ces circonstances. On essaie alors d’appeler Montini, mais les communications téléphoniques n’ont toujours pas été rétablies en dehors de la petite ville. Pour en sortir, la marquise propose de partir dès le lendemain à la recherche de soldats italiens ou, à défaut, alliés, qui pourraient prendre les choses en main dans de bonnes conditions de sécurité. La campagne de Grèce et des Balkans Soldats italiens perdus en Yougoslavie Lussino/Lo!inj (Dalmatie du nord) – A la tombée de la nuit, le Comando Militare Marittimo de Lussino fait partir les forces légères encore présentes dans le port de Lussinpiccolo en direction de l’Italie du Sud. Venant après celle de Lagosta la nuit précédente, cette évacuation laisse à l’embryon de marine de la Résistance yougoslave le champ libre dans les îles dalmates, du moins aussi longtemps que les Allemands ne seront pas en mesure de réagir. Dubrovnik/Ragusa (Dalmatie du sud) – Les Allemands souhaitent en finir avec la présence d’unités italiennes armées autour de la ville. Le 29 au soir, ils ont donc proposé au général Ugo Santovito, chef du VIe Corps d’Armée, une réunion pour négocier les conditions de leur évacuation. A nuit faite, Santovito s’est rendu au Q.G. allemand accompagné du général Etelvoldo Pascolini, commandant la 156e DI Territoriale Vicenza. En fait de négociation, les deux officiers généraux ont été faits prisonniers. Peu après minuit, gardant Pascolini sous la main, l’état-major de la Prinz Eugen envoie Santovito, sous bonne garde, convaincre ses troupes de déposer les armes sans délai. Mais l’affaire ne tourne pas comme escompté. Au lieu de parler reddition, Santovito incite ses hommes à la résistance. Un groupe de soldats de la Vicenza parvient à délivrer le chef du VIe C.A. et, donnant libre cours à leur colère contre la traîtrise des Tedeschi, leurs camarades attaquent dans la foulée les positions de la Prinz Eugen. Des combats furieux se déroulent dans les rues de Dubrovnik en fin de nuit et au petit matin du 30 décembre ; le commandant en second de la Prinz Eugen est blessé au cours d’une de ces échauffourées. Les affrontements se poursuivent une partie de la journée. Mais les Italiens, dispersés, ont du mal à coordonner leurs efforts. En outre, non seulement la population de la vile se garde bien d’intervenir, mais les trois bataillons croates de la garnison, restés l’arme au pied, finissent par prendre langue avec les Allemands. En fin de journée, les hommes de la Vicenza et le reste de la garnison doivent renoncer à la lutte. A nouveau fait prisonnier, le général Santovito est exécuté sans retard. Le général Pascolini aura droit à un traitement spécial : deux simulacres d’exécution avant l’envoi dans un camp d’officiers prisonniers à régime sévère… Paradoxalement pourtant, la réaction vigoureuse des Italiens leur vaut une certaine considération de la part des Allemands. Il n’y aura pas de représailles généralisées, seuls quelques officiers subiront le même sort que Santovito et quelques dizaines d’autres celui de Pascolini. Kotor/Cattaro (Dalmatie du sud) 9 – Une force allemande divisée en plusieurs colonnes se présente en divers points des Bouches, de Castelnuovo (Herceg Novi) à Risano (Risan). Soutenus par des marins et des carabiniers, les hommes de la 155e Division d’Infanterie Territoriale Emilia (général Giuseppe Romano) font front. Cattaro, base navale non négligeable à cause de l’arsenal de Teodo/Tivat, était le siège d’un Comando Marina (Commandement de la Marine), confié au capitaine de vaisseau Mario Azzi 10. Comme ses collègues l’ont fait en Haute-Adriatique, Azzi a exécuté les ordres reçus de son supérieur de Marialbania (Q.G. à Durazzo), qui les tenait du Département militaire maritime de Mer Ionienne et Basse-Adriatique. Dès le soir du 26 décembre, Azzi a commencé à faire partir vers l’Italie du Sud une partie des bateaux présents dans les Bouches. Avant de mettre le cap vers l’Italie, ces unités avaient été chargées de ramasser pour les évacuer les personnels dispersés dans divers postes dont l’abandon avait été acté (capitaineries de port comme celle d’Antivari/Bar, stations de guet, etc.) : au total plus de 400 hommes. Après le raid aérien allemand du 27 décembre, Azzi a fait appareiller le jour même et le lendemain d’autres bâtiments, dont le patrouilleur Rovigno, qui a gagné Céphalonie, le dragueur de mines RD-27 et deux remorqueurs. Cette seconde vague a ramené en Italie un peu plus de 300 hommes. Pourtant, contrairement aux autres ports de l’Adriatique, le CV Azzi n’a pas fait le vide absolu dans Cattaro : il a conservé sous la main dans les Bouches, outre le navire d’appui Quarnerolo (ex-yougoslave Hvar enfin réparé), quelques navires marchands de bonne taille, comme les deux cargos Milano et Fanny Brunner ou encore le pétrolier Annarella (5 456 GRT), ou de taille plus modeste, comme le cargo mixte Carlo Borsini (exyougoslave Srbin, 982 GRT). Il peut aussi espérer récupérer les unités en cours d’entretien ou de réparation dans l’arsenal, notamment le torpilleur Giovannini, endommagé le 27 décembre, ainsi que les MAS-431, 432, 433 et 437. Soldats italiens perdus en Grèce Igoumenitsa (Epire) – Le général Ricagno, de la 3e Division Alpine Julia, reçoit une très mauvaise nouvelle : le bourg de Paramythia, à une quarantaine de kilomètres dans l’arrièrepays, serait encerclé par des “bandits” grecs. Ce secteur est tenu par une milice de Chams, c’est-à-dire des Albanais d’Epire, que les occupants italiens ont armés et financés au détriment des Grecs et il est assez connu que Napoleon Zervas, chef du principal mouvement de résistance grec de la région, l’EDES, ne porte pas les Albanais dans son cœur. Ricagno n’a aucune envie de voir éclater un conflit interethnique. Il rassemble le plus complet de ses deux régiments d’infanterie, le 8e, qui se met en route à pied, à cheval ou en attelage, puisque les moyens mécaniques sont rares et peu utilisables dans ce pays montagneux. Son chef d’état-major, le colonel Giuseppe Molinari, est chargé de commander les forces laissées à Igoumenitsa. 9 Kotor appartient aujourd’hui au Monténégro. Il a commandé les croiseurs légers Alberico da Barbiano puis Giovanni delle Bande Nere au début de la guerre, avant Mercurio/Merkur. 10 Alexandroupolis (Dedeagatch) – La capitale de la Thrace égéenne a changé bien des fois de maître et de nom. Pour le moment, elle est sous occupation germano-bulgare. Les Bulgares se chargent de tenir la terre et de combattre les maquis grecs, tandis que la Luftwaffe et la Kriegsmarine entretiennent un chapelet de bases face aux forces des Alliés, qui ne mettent pas trop de hâte à venir les débusquer. Mais depuis le coup d’Andros, le général d’aviation Hoffmann von Waldau, chef du Luftgau NordÄgäis, sait que ce répit est précaire. Il a obtenu la création d’une escadrille de transport, le Transportstaffel NordÄgäis 1, pour relier au besoin entre eux et à Alexandroupolis ses points d’appui de Kavalla, Thasos et Samothrace. A savoir, une poignée de Ju 52 cent fois réparés, plus deux hydravions Bv 138 C-1 quasi neufs. Ceux-là devaient être équipés pour le déminage – avec un cadre magnétique à grande puissance qui fait exploser les mines à distance – et mis à disposition par la Kriegsmarine ; mais l’appareillage n’est pas encore arrivé. Dommage, ils auraient peut-être évité la perte du général von Randow. Dans la nuit du 29 au 30, le Seetransportstaffel 1, volant au ras des vagues pour éviter les radars, a amené de l’Attique le général Wilhelm-Friedrich Müller avec un bataillon de la 22. InfanterieDivision Luftland. Hoffmann von Waldau était partisan d’évacuer Samothrace, trop exposée, mais le QG d’Athènes a reçu des consignes opposées. Il paraît que le Führer n’a pas renoncé à couper la route des détroits turcs et du Prêt-Bail soviétique, et Samothrace est la base allemande la plus proche des Dardanelles. Comme personne, du côté allemand, ne place une confiance exagérée dans la combativité du II/4e RI italien, bien que celui officiellement rallié à la poursuite du combat contre les Alliés, Müller, soutenu à contrecœur par Hoffmann von Waldau, commence donc à mettre sur pied une SturmBrigade NordÄgäis pour s’assurer de l’île de la Victoire. Un renfort bien venu commence à arriver par les chemins de fer bulgares : la 113. InfanterieDivision, mise « au repos » après les combats de Russie. Sans attendre, Müller réquisitionne les deux hydravions de transport et les quelques navires disponibles. Les Ju 52 ne participent pas cette fois-ci car l’unique piste aérienne de Samothrace, maintes fois bombardée, est trouée comme une écumoire. Dans la nuit du 30 au 31, l’avant-garde de la “Brigade d’assaut de l’Egée du Nord” s’embarque pour Samothrace. 31 décembre La campagne d’Italie Front italien – Dans la nuit, le groupe de combat constitué autour de la 102e Division motorisée Trento s’insère entre la brigade blindée Tancrémont et la 34e DI-US. Les soldats américains observent les nouveaux “co-belligérants” avec une condescendance teintée de mépris, en raison de leur équipement d’allure démodée, tandis que certains tankistes belges, qui ont combattu en Afrique Orientale, manifestent une animosité larvée. Les troupes italiennes arrivent sur un front stabilisé. Le général de Lattre a en effet donné l’ordre aux troupes sous son commandement de faire une pause pour pouvoir se ravitailler et remplacer les hommes perdus. Il en profite aussi pour relever le 2e Spahis, qui a parfaitement rempli son rôle d’unité de cavalerie, mais au prix de lourdes pertes. Plus à l’est, les combats sont toujours intenses à l’Aquila, où la 14e DI française reçoit le soutien de la 46e DI britannique, qui attaque de l’est avec l’appui de la 1st Army Tank Brigade et du 6e AGRA. L’Aquila est complètement nettoyée à la fin de la matinée, la Division Das Reich y laissant, entre autres, ses derniers Somua S-35 de prise 11. La ligne de front se stabilise à 5 km au nord de la petite ville. Sur la côte est, les forces britanniques prennent Pescara, mais elles se heurtent au sortir de la 11 Reconnaissant des machines françaises sous le camouflage allemand, les soldats français s’acharneront à effacer les insignes ennemis sur chacune des épaves… ville aux 52e et 112e DI allemandes, ainsi qu’aux premiers éléments de la SS-Division Hohenstaufen, qui se sont solidement retranchés. Les généraux Clark, de Lattre et Ritchie décident de modifier la ligne de partage entre le CA blindé commandé par de Lattre et le Xe Corps de Ritchie. La 14e DI française se rabattra vers l’ouest, assurant la protection du flanc est de la 3e DB (française), tandis que la 46e DI (britannique) prendra sa place, épaulée par la 44e DI (britannique) et la 1ère DI (sud-africaine), qui fera la jonction avec le Ve Corps d’Allfrey, sur la côte adriatique. L’aviation alliée maintient sa pression sur la ligne de front, mais aussi sur les arrières logistiques de l’ennemi avec des raids répétés sur Florence, Arezzo et Bologne. Ces raids suscitent peu de réaction du Xe FK en raison de l’épuisement des hommes et des matériels. ……… Rome – La formation du premier régiment Giustizia e Liberta, composé de volontaires encadrés par des officiers et sous-officiers du Regio Esercito, s’achève. Les unités du génie américain s’attaquent à la remise en état de l’aéroport de Fiumicino et à l’élargissement des pistes de celui de Littoria. Récupérer la Corse Ajaccio – Arrivée d’un convoi escorté par le Volta et le Cassard et composé de deux cargos, de deux malles belges et d’un pétrolier. Ce convoi transporte des munitions et du carburant destinés aux avions français, mais aussi les hommes de la 11e DBLE Teruel. Dans l’après-midi viennent se poser à Campo dell’Oro les B-25 de la 31e EB. Les DC-3 font 51 rotations pour amener hommes et matériel. D’un ennemi, l’autre Golfe d’Orosei (Sardaigne), 08h30 – Si les Alliés ont demandé que le torpilleur Orione rejoigne Bizerte, ils ont accepté que des unités mineures de la Regia Marina restent en Sardaigne et même que les Italiens utilisent le croiseur auxiliaire Piero Foscari (D.10, 3 423 GRT, 16,5 nœuds) pour ravitailler l’île d’Elbe en munitions et autres fournitures. Sorti de Cagliari quelques heures plus tôt, ce dernier se dirige vers la base de La Maddalena, où il doit compléter son chargement avant de gagner Portoferraio, de façon à y arriver et à y décharger de nuit. Mais sa route croise celle du sous-marin U-431 (Kptlt W. Dommes), envoyé vers les côtes d’Afrique du Nord avec l’autorisation de chercher des proies en chemin, sur la côte orientale de la Sardaigne puis dans les parages de Cagliari. Le commandant Dommes parvient à intercepter le Foscari et fait lancer sur celui-ci une salve de trois torpilles. Le CC Leonarduzzi, commandant de l’auxiliaire, réussit à éviter deux des engins mais le troisième touche, endommageant gravement le navire. Alors que Leonarduzzi s’efforce de gagner la côte proche pour y échouer son bâtiment, une quatrième torpille donne le coup de grâce. Les Légionnaires au couvent Genazzano – De bon matin, la marquise Benzoni prend avec sa Fiat la route du nord, dans l’espoir d’établir le contact avec des soldats amis. Peu après la sortie de la ville, elle tombe sur une patrouille de soldats français, en reconnaissance dans le secteur avec une Jeep et un camion. Ce n’était pas son premier choix, mais elle ne va pas faire la fine bouche dans les circonstances. La marquise descend donc de sa voiture et aborde le premier officier qu’elle aperçoit, un lieutenant, dans son meilleur français : « Lieutenant, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue, et de vous remercier de venir nous libérer de la dictature fasciste. Je suis la marquise Giuliana Benzoni, et j’ai un service de la plus haute importance à vous demander. C’est une question de sécurité nationale ! ». A la grande surprise de la marquise, le lieutenant lui répond dans un italien parfait : « Mes hommages, Madame. Je suis le lieutenant Alberto Marzetti, du 2e Régiment Etranger Parachutiste. Ce serait une joie d’être de retour au pays si les circonstances n’étaient aussi tragiques. De quel service parlez-vous ? Comment peut-il s’agir d’une question de sécurité nationale ? ». Stupéfaite mais ravie, la marquise saute sur l’occasion : « Pourriez-vous m’accompagner au couvent de la Madone du Bon Conseil ? Il y a là des hôtes illustrissimes, qui auraient besoin de votre protection ». – Illustrissimes ! Vous m’intriguez, Madame, répond le lieutenant, narquois. Serait-il communiste ? Ravalant son inquiétude, la marquise chuchote : « Je préfère ne pas en dire plus pour l’instant, prenons ma voiture, vous comprendrez très vite ». Le lieutenant ne s’interroge pas longtemps avant d’accepter. Après quelques mots pour expliquer à ses hommes qu’il va jouer une variante moderne des Mousquetaires au couvent (il a vu l’opérette au Châtelet), il embarque avec la marquise dans sa Balilla, accompagné d’un seul homme, un Basque solide dont il assure qu’il ne parle pas un mot d’italien. Une fois au sanctuaire, la marquise conduit le lieutenant vers l’aile où sont cachés les « hôtes illustrissimes », dont elle lui révèle enfin l’identité. Le lieutenant a bien du mal à masquer son incrédulité ! Mais quand il découvre ces deux femmes élégantes dont les traits trahissent le lien de parenté, l’une d’une soixantaine d’années, menue mais énergique, l’autre plus jeune mais visiblement fatiguée par une grossesse très avancée, il doit admettre qu’il s’agit bien des deux grandes dames qu’il a vues en photo dans les magazines qu’il lisait en France pour avoir des nouvelles du pays. Quand il parvient à refermer la bouche, il en oublie même de saluer les deux altesses et ne peut émettre que ces quelques mots : « Je dois prévenir le colonel ! ». Là-dessus, il emprunte la Fiat de la marquise pour rejoindre sa patrouille avec son Basque. Là, il bondit sur sa radio : « Ici Marzetti… Enfin, ici Rouge 4 ! Passez-moi le colo… Heu, passez moi Bleu 1, molto urgente, presto presto ! Enfin, priorité absolue, vite ! ». Au bout de quelques minutes interminables et après avoir dû passer par deux autres interlocuteurs, le lieutenant entend enfin la voix du colonel : « Marzetti, que se passe-t-il, une attaque des Boches ? ». – Mon colonel, halète Marzetti, au couvent de Genazzano, il y a la reine, la reine Elisabeth, et la princesse Marie-José ! – Marzetti ! Enfin ! Vous avez bu, ma parole ! En opérations et à cette heure de la journée ! Ou vous êtes tombé sur la tête. D’ailleurs, la reine d'Italie s’appelle Elena, mon vieux. Comme Italien, vous devriez le savoir. Elizabeth, c’est l’Anglaise ! [Le colonel pense à l’épouse de George VI, Elisabeth, que les Anglais écrivent Elizabeth avec un z, et dont la fille aînée s’appelle aussi Elisabeth/Elizabeth…]. – Non, mon colonel, pas la reine d'Italie. La reine Elisabeth de Belgique ! – Et moi je suis le roi Albert ! Bon, je vois, vous avez dû attraper le palu en Sicile. – Mon colonel, je vous en prie ! Venez voir vous-même ! Incrédule mais intrigué, le colonel répond qu’il arrive le plus vite possible. « Qu’est-ce que les Ritals ont encore manigancé ! Comme si je n’avais rien d’autre à faire qu’à renvoyer deux pauvres folles chez elles pour se faire soigner ! dit-il à son ordonnance. Elles sont mal tombées, la reine Elisabeth, je la connais ! En 17, j’étais lieutenant au 1er RCA, sur l’Yser, quand j’ai pris cet éclat d’obus dans la cuisse ; la Reine en personne m’a soigné à l’hôpital de l’Océan, à La Panne. » ……… Une heure plus tard, le colonel arrive au couvent avec une petite escorte. Il est aussitôt conduit dans un petit salon où l’attend la Reine seule, car la Princesse s’est entretemps alitée pour se reposer. Quand le colonel entre dans la pièce, son sourire incrédule s’efface pour laisser place à une mimique stupéfaite. Mais il se reprend très vite, claque des talons, salue et, Elisabeth lui tendant tout naturellement la main, paume vers le bas, il s’incline pour un baisemain digne des plus huppés salons parisiens : « Mes hommages, Madame. C’est un honneur fort surprenant de vous retrouver ici ». – Bonjour Colonel, répond la Reine en le regardant avec attention. Votre visage me paraît familier, mais je crains de ne plus me rappeler à quelle occasion nous nous serions déjà rencontrés. – A l’Hôpital de l’Océan, Madame, où j’ai eu la chance de bénéficier de vos bons soins. Mais, si je puis me permettre, que faites-vous donc ici ? – Ma fille se trouvait ici pour s’y reposer, car son… état le nécessitait. Je m’étais tout simplement rendue auprès d’elle pour la soutenir, quand les Alliés ont eu la bonté de libérer Rome. – Je suis heureux de vous trouver en bonne santé, Madame. Je vais alerter immédiatement mes supérieurs pour assurer votre transfert dans un lieu plus confortable. – C’est très aimable, Colonel. Pourriez-vous prendre soin tout d’abord de ma fille et de ses enfants ? Je crains que la tension des derniers jours finisse par provoquer une naissance prématurée. – C’est entendu. Selon mes renseignements, le reste de la famille royale italienne se trouve à Reggio de Calabre. Vous devriez pouvoir les rejoindre au plus vite. – Oui, c’est une excellente solution pour ma fille et ses enfants. Il serait plus convenable qu’elle retrouve son mari avant la naissance de leur quatrième enfant ! Mais en ce qui me concerne, j’ai cru comprendre que des troupes belges se battent en Italie, n’est-ce pas ? – C’est exact, Madame. Il s’agit de la Brigade Tancrémont. – Tancrémont, comme le fort de Liège ? – C’est le surnom donné à votre 1ère Brigade Blindée. Elle se bat en ce moment du côté d’Ostie. – En ce cas, il me semblerait plus approprié, surtout en ce dernier jour de l’année, que vous me conduisiez auprès de mes compatriotes, plutôt qu’avec la famille royale d’un pays qui, il y a une semaine, était encore en guerre avec le mien. Je suis convaincue que nos soldats pourront me prendre en charge. De fait, la Reine s’est rendu compte que son image – donc celle de la royauté – auprès de la population belge pourrait être affectée lorsque sa présence dans la capitale d’un pays ennemi serait connue en Belgique. Partant du principe que la meilleure défense, c’est l’attaque, même en matière de relations publiques, elle a décidé de faire un coup d’éclat. – Mais, Madame… La Tancrémont est sur le front. Il y a des risques. S’il vous arrivait quelque chose… – Oh, je suis sûre qu’il y avait plus de risques quand j’étais avec mon époux sur l’Yser. – Hé bien… Le colonel hésite, puis se dit qu’après tout, il a devant lui une haute personnalité d’un pays ami et allié, non une prisonnière : « A vos ordres, Madame ! Je vais mettre à votre disposition une escorte qui vous conduira jusqu’à la Tancrémont. Si vous le voulez bien, je leur laisserai le soin de signaler votre présence à leur hiérarchie ; pour moi, je me contenterai d’informer mes supérieurs de la présence de la Princesse et de ses enfants. » – Oh, Colonel, quelle délicate attention ! Vous êtes absolument charmant, un exemple parfait de galanterie française. Si vous le permettez, je vais me retirer pour faire un brin de toilette avant de me mettre en route. Les conséquences en Vénétie julienne Pola – Il a bien fallu aux Allemands les deux journées des 29 et 30 décembre pour désarmer et parquer les troupes de Supersloda en attendant de les envoyer en Allemagne (sauf remords et ralliement, bien sûr). Aussi ne se présentent-ils que le dernier jour de l’année 1942 devant la grande base navale de l’Adriatique. Comme à Fiume, les autorités de la Regia Marina ont eu le temps d’exécuter les ordres de l’amiral Brenta. Ne gardant sous la main que quelques dragueurs auxiliaires, l’amiral Giuseppe Lombardi a fait appareiller vers les ports du Sud tout ce qui pouvait se mouvoir. Sont ainsi partis, outre trois cargos, le contre-torpilleur Premuda (envoyé à Venise), les quatre vedettes lance-torpilles (motosiluranti) ex-yougoslaves MS-51 à MS-54 et les récentes MS-21 et MS-23, et puis quelques dragueurs auxiliaires. Pour les neuf sous-marins encore présents à Noël, les choses n’ont pas été simples. Initialement, trois étaient hors d’état de se mouvoir : les deux classe Bandiera Fratelli Bandiera et Luciano Manara, en travaux de modernisation ; l’ex-yougoslave Antonio Bajamonti, en cours d’entretien. Six unités ont donc pris la mer. Mais trois n’ont pas eu de chance. D’une part, le Tritone a eu des problèmes de propulsion qui l’ont obligé à se dérouter vers Venise. D’autre part, peu après l’appareillage, le Delfino a eu une avarie de gouvernail et est venu couper la route du Gorgo, qui l’a éperonné. Bilan : une unité à la proue bien endommagée (Gorgo) et une autre sauvée de justesse du naufrage (Delfino), contraintes toutes deux à un séjour à l’arsenal. Ne sont finalement partis vers le sud que les Ciro Menotti, Francesco Rismondo et Vettor Pisani. Les Allemands ont donc tout de même mis la main sur cinq sous-marins (sans compter le Tritone). Les conséquences en Albanie Kosovo – Hermann Neubacher, administrateur allemand en Grèce, arrive à Pristina et commence à prendre contact avec les chefs albanais de la région. Toute la province est passée aux mains des Allemands : Pe# a été occupée le 28, Prizren le 29. Le col de Kukës, qui sépare le Kosovo de l’Albanie du Nord, est infranchissable à cause de la neige. Les conséquences en Grèce Thessalie – « Le général Soldarelli, étant l’officier le plus élevé en grade, s’était cru appelé à commander l’ensemble de nos forces cobelligérantes. Il dut assez vite réduire ses exigences. Sur les 9 700 hommes que comptait théoriquement sa division 12, il trouva à peine 4 000 volontaires pour tenir nos premières lignes. Les Chemises Noires étaient parties pour Karditsa. La Légion Valaque s’était purement et simplement évaporée. Le 7e Régiment d’Infanterie n’avait plus guère d’officiers. Nos unités italiennes les plus solides étaient le 8e Régiment d’Infanterie du colonel Umberto Donadoni et le 27e Régiment d’Artillerie Legnano, commandé par un vieux brave de la guerre précédente, le colonel Giovanni Ferrari. Nous pouvions tout de même aussi compter sur le régiment de cavalerie des Lancieri di Aosta, ainsi que sur les quelques centaines d’hommes et les dix pièces d’artillerie (six obusiers de 75/13 et quatre canons de 75/27) du général Zannini. Avec nos andartes, ces volontaires montèrent une défense avancée à une vingtaine de kilomètres à l’est de Trikala, et une autre à trente kilomètres au nord-ouest, vers Kalambaka. Malheureusement, l’âme des canons ne valait pas celle des hommes, si je puis dire : les tubes de la Cuneo et de la Brennero n’étaient que des 75 mm et plus très jeunes. Seuls les mortiers de 81 étaient un peu modernes. Les hommes de l’ELAS, qui avaient entrepris d’assiéger Karditsa avec les canons pris à Katerini, n’étaient guère mieux dotés. Le sergent Besso 13, qui 12 e 7 et 8e RI Cuneo, XXIVe Légion de Chemises Noires, 27e RA Legnano, 24e Cie du Génie, 6e Cie de mortiers de 81, 6e Cie de marconisti (radios). La compagnie antichar, jugée inutile dans ce secteur, avait été transférée dans le Péloponnèse. 13 Francesco Besso, alias Frank Bissoe, né en 1921 à Vignale Monteferrato (Alessandria). Ses croquis et caricatures devaient marquer la vie du maquis grec, puis la presse italienne libre. En 1947, il émigrera aux EtatsUnis et prendra le nom de plume de Frank Bissoe, plus vendeur, qu’il expliquera par une imaginaire origine cornouaillaise. Devenu célèbre, il reviendra en Europe dans les années 1960. Plusieurs de ses albums s’inspirent de son expérience de la guerre (« Giro del Taigeto », « Les Quarante Jours de Trikala ») ou des paysages helléniques (« Les Sorcières de Thessalie », d’après Apulée). devait devenir célèbre plus tard, fit une caricature fort amusante qui montrait nos mines dépitées devant des parapluies et des vieux bidons montés sur des affûts de canons… En somme, nous n’étions pas dans les meilleures dispositions pour affronter la redoutable Wehrmacht. Mais nous étions persuadés que les Allemands, redoutant un débarquement, ne pourraient pas engager de grosses unités dans l’intérieur. Le dernier jour de l’année, je visitais les lignes vers Farkadona quand je rencontrai une vieille femme vêtue de noir, aux allures de sorcière, comme on en croise souvent en Thessalie. Je la saluai et elle me murmura à l’oreille : “Les trois Rois Mages ne sont pas contents qu’on ait déplacé leur fête 14. Ils vont se venger par trois jours de grande tempête.” » (Henri Van Effenterre, op. cit.) Igoumenitsa (Epire) – L’heure du choix est venue pour la 3e DI Alpine Julia. Les Allemands ne sont plus très loin de la ville. Depuis le 27, grâce au petit cargo Tergeste (212 GRT) et à quelques bateaux de pêche, le général Umberto Ricagno a fait évacuer sur Corfou une bonne partie des non-combattants de sa grande unité. Les effectifs dont il dispose, déjà ramenés à 10 000 hommes au lieu de 16 000 en raison des prélèvements effectués pour renforcer la 4e DI Alpine Cuneense, sont ainsi tombés à un peu moins de 8 000 hommes. Finalement, il choisit de négocier avec la Résistance grecque. Mais n’est-il pas trop tard pour évacuer la ville et retraiter vers l’intérieur ? La campagne de Grèce Londres/Le Caire – Le général Cunningham s’attend au pire quand son ordonnance lui annonce : « Le Premier ministre en ligne, Sir ». Il n’est pas déçu : Sir Winston est de son humeur des très mauvais jours. – J’en apprends de belles, général ! Les Français s’emparent d’une île grecque sans demander votre permission, et avec l’appui des Grecs, qui plus est ? Et des squadrons yougoslaves vont les soutenir, toujours sans vous demander votre avis 15, pour les aider à se couvrir de gloire pendant que nous restons l’arme au pied ? Et l’honneur du pavillon britannique en Méditerranée, qu’en faites-vous ? Votre devise est-elle : Gentlemen of the French Guards, fire 16 ? – Je vous demande pardon, Sir… – Je n’ai pas fini. Ne me dites pas que vous allez vous contenter de mettre à pied je ne sais quel officier grec ? Ce n’est pas ce que l’Angleterre attend de vous ! – Bien entendu, Sir. Dois-je comprendre qu’il convient d’avancer la date de Tent ? – Tout à fait, général ! Vous m’avez parfaitement compris ! – Je n’ai aucune objection, Sir. Nos troupes sont en alerte et devraient être à pied d’œuvre dans quelques heures. L’hiver du mécontentement churchillien cède aussitôt la place à un radieux été : « Alan, cette fois, je vous reconnais ! Toujours pavillon haut ! Voyez-vous, j’ai toujours eu énormément de sympathie pour les Grecs, ce petit peuple querelleur à qui nous devons la démocratie. Je tiens à être à leur côté dans leurs épreuves. Une fois de plus, ils sauront qu’ils peuvent compter sur la vieille Angleterre ! » 14 La réforme du calendrier, décidée par le patriarcat grec en 1924 pour s’aligner sur le calendrier grégorien, était encore mal acceptée dans les campagnes. Les Eglises orthodoxes serbe, bulgare et russe restaient fidèles au calendrier julien. 15 Là, Churchill est injuste : l’aviation yougoslave, comme les autres unités yougoslaves, est rattachée au commandement français, au contraire des forces grecques, rattachées aux Britanniques. 16 « Messieurs les gardes-françaises, tirez les premiers ». Ce souvenir de la bataille de Fontenoy (1745) est d’autant plus marquant pour le Premier ministre que son aïeul George Churchill fut un des premiers blessés par les tirs français. Après quelques congratulations réciproques et vœux de bonne fin d’année, Sir Winston raccroche, laissant le général à ses réflexions. Cunningham, qui connaît son Churchill par cœur, a bien programmé un exercice pour cette nuit. Il ne faudra qu’un léger changement de consignes pour en faire une opération préparée de longue date. Mais, alors qu’il se sait bientôt remplacé – il fait déjà ses bagages pour rejoindre son Ulster natal, quittant sans grands regrets cette région trop ensoleillée à son goût – il sent que les dernières heures de son commandement vont être parmi les plus longues de sa carrière. ……… Le Caire/Benghazi – Le lieutenant-colonel Parkinson, de la 127e Parachute Field Ambulance, ne comptait pas trop sur un Nouvel An tranquille sous le soleil africain. Après la campagne de Sicile, en septembre, où son unité était arrivée après la bataille, après la trop facile prise de Tarente où les Italiens n’avaient pas tiré un coup de feu, il se doutait que ses chefs brûlaient de tester son équipe dans une bataille réelle. C’est donc avec une certaine appréhension qu’il répond au coup de téléphone du général Cunningham, commandant de la 8e Armée britannique. – Docteur ? Permettez-moi de vous souhaiter la bonne année avec un peu d’avance. Vous avez fait un travail magnifique en Italie. – Merci, Sir. – Je préfère vous appeler maintenant, parce que demain, je vais être très occupé… et peutêtre que vous aussi. C’est bien ça, pense Parkinson. Quand un supérieur vous couvre de fleurs, c’est qu’il va vous envoyer à une parade ou à un carnage… Et cette fois, il flaire plutôt le second. – Etat d’alerte ? A vos ordres, Sir. Parkinson raccroche et bat le rappel de son équipe : « Tout le monde sur le bloc ! Attachez vos harnais, allumez vos cigarettes ! Départ des zincs dans une demi-heure ! » ……… Le Caire/Limnos – Les hommes du Bataillon Sacré se préparent à fêter le Nouvel An en beauté, avec leurs frères d’armes du SBS britannique. Certains ont déjà trinqué à la santé de leurs compagnons qui viennent de s’illustrer à Andros. Cette fois, en voyant arriver leur officier de liaison britannique, ils sentent que c’est leur tour. Le “capitaine Lord Jellicoe”, comme il aime à se présenter lorsqu’il faut impressionner un gradé d’état-major, a une vive lueur dans l’œil : « Gentlemen, l’hiver est fini ! » – Qu’est-ce que tu racontes ? demande Anders Lassen, le colosse danois, très occupé sous la table à calmer la voracité de son petit chien Bobby, qui tente d’attaquer les préparatifs du buffet. – Message du Caire. C’est le printemps, les canards sauvages remontent vers le nord ! Des hurlements de joie lui répondent. Les Grecs se mettent à danser en chantant La Fille de Samos, Les Quarante Braves ou encore Les Lions de Limnos, un air français très apprécié. Ils passeront le Nouvel An en terre grecque – mieux encore, en terre grecque libérée, et libérée de leurs mains ! ……… Mytilène (Chios) – Le lieutenant-colonel Maurice French, du 2e Bataillon des Royal Irish Fusiliers, ouvre les instructions pour l’exercice d’alerte de ce soir. L’unité doit rassembler son matériel et s’embarquer pour un tour en mer vers le nord. Sa première pensée est que l’étatmajor aurait pu éviter de gâcher leur réveillon. Sa deuxième, que les Irish Fusiliers, des durs à cuire d’Ulster, avaient été décimés pendant l’Autre Guerre non loin de là, à Gallipoli. Mais c’était une autre guerre, et le grand chef était alors… Oui, bon, c’était aussi Winston Churchill, mais ça ne veut rien dire. ……… Kamariotissa (Samothrace) – Le général Müller, avec son embryon de Brigade d’assaut, débarque aux petites heures dans le port principal de Samothrace. La petite garnison allemande de la citadelle, le XII. Festungs-Infanterie-Bataillon (bataillon de forteresse), accueille avec joie son arrivée. Le IIe bataillon du 4e RI Piemonte en fait autant. Les sourires sont sans doute plus crispés – beaucoup de soldats italiens auraient préféré voir débarquer les Alliés plutôt que des renforts allemands – mais il y a tout de même des enthousiastes, comme le radiotélégraphiste Giorgio Ottone Levitz, qui a le mérite de savoir l’allemand. Müller espère faire venir les nuits suivantes d’autres troupes de la 113. ID. Surprise royale au réveillon Sur le front italien, quelque part au nord-ouest de Rome – La reine-mère Elisabeth est escortée vers les positions belges par une section du 2e REP. Au grand soulagement du lieutenant Marzetti, qui commande son escorte, elle fait le trajet dans la Fiat de la marquise Benzoni, qui s’est mise avec sa voiture à sa disposition, et non dans la Jeep de l’officier. Pour éviter tout impair, Marzetti a envoyé en éclaireur un adjudant pour prévenir les Belges de ce qui les attend. Vers 19h00, l’adjudant arrive près du PC de la Tancrémont, établi dans une grande ferme et sous la garde des hommes du 2e Carabiniers-Cyclistes. Il fait un froid glacial et plusieurs soldats se réchauffent autour d’un braséro. – Bonjour chef, je suis l’adjudant Novovitch, du 2e Etranger Parachutiste. – Bonjour adjudant. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Vous êtes bien loin de votre secteur. – Eh bien, je suis chargé de vous prévenir que… Hum… Novovitch, un vieux briscard pourtant, est bien embarrassé. Tant pis, il se lance : « Votre reine arrive ! ». L’adjudant-chef Willem, qui commande la garde, croyait avoir tout vu depuis qu’il avait battu en retraite de Belgique en Bretagne. Il fronce les sourcils en se demandant si son visiteur se fout de lui : « Vous voulez dire que la reine Astrid va venir du Paradis pour nous encourager contre les Boches ? Vous croyez aux fantômes, dans la Légion ? ». – Mais non, chef ! C’est juste que… Votre reine arrive, quoi, mon lieutenant l’accompagne ici, articule Novovitch avec un sourire contraint. L’adjudant-chef a bien envie de se mettre à rire, mais sa longue expérience le pousse à répondre : « Attendez, je vais chercher mon officier ». Le temps que le lieutenant Remacle, des Cyclistes, se dise qu’il ne comprendra rien à cette histoire s’il ne vient pas se rendre compte par lui-même, et il arrive à l’entrée en même temps que le petit convoi, au milieu duquel il remarque une voiture civile, tandis que le lieutenant Marzetti vient prêter main forte à Novovitch. – Bonsoir Messieurs, dit Remacle. Le chef de garde me dit que vous lui avez raconté une drôle d’histoire. Pouvez-vous me la répéter, s’il vous plaît ? – Votre reine, enfin, reine-mère je crois, enfin la reine Elisabeth est dans la voiture civile que nous escortons, explique Marzetti en s’efforçant désespérément de gommer tout accent italien de sa voix. – Oui, bien sûr… et voyez-vous, moi, je suis le roi Albert ! Est-ce que le 2e REP a décidé de se payer la tête des Belges pour le Nouvel An ? Enfin, la Reine est en Belgique, que ferait-elle en Italie ? A ce moment, la portière droite de la voiture s’ouvre et une silhouette fluette mais résolue en sort. L’adjudant-chef Willem, qui surveillait la Fiat du coin de l’œil, dévisage malgré l’obscurité la dame qui s’avance vers lui d’un pas décidé, blêmit mais se reprend tout suite (c’est un militaire de carrière et ses réflexes lui viennent en aide !) : « Pour la garde, présentez arme, la Reine ! ». Par réflexe eux aussi, les hommes réagissent sur le champ. Surpris, le lieutenant se retourne et se retrouve nez à nez avec la Reine. Automatiquement, il salue comme le bon élève de l’Ecole Royale Militaire qu’il est : « Mes hommages, Votre Majesté ». – Ah, enfin des soldats belges. Que je suis heureuse de vous voir. Mon regretté époux et mon cher fils seraient fiers de vous. Le lieutenant Remacle fouille fébrilement dans sa mémoire, que fait-on en pareil cas ? Ah, oui : « Sa Majesté nous fera-t-elle l’honneur de passer la garde en revue ? ». – Tout l’honneur sera pour moi. Veuillez me conduire ensuite chez le colonel Piron. Et puis, lieutenant, dit la Reine en montrant les légionnaires, ces hommes m’ont fort gentiment accompagnée depuis l’autre côté de Rome ; pourriez-vous leur trouver quelque chose pour qu’ils se réchauffent ? Enfin, s’adressant à son escorte : « Encore merci de votre aide, Messieurs ! ». – A vos ordres, Madame, répond Marzetti, profondément soulagé. Entretemps, un caporal est parti discrètement (mais à toutes jambes !) prévenir le chef de compagnie, qui se réchauffe avec une tasse de café : « Mes respects, mon Capitaine », dit-il, tout essoufflé. – Qu’y a-t-il, Durieux ? – La reine Elisabeth est en train de passer la garde en revue, mon Capitaine, lâche tout de go le caporal. – Ah. Dans ce cas, je vois deux possibilités : soit vous êtes ivre, soit vous vous payez ma tête. Mais dans les deux cas, ça va barder pour vous ! La reine d’Angleterre qui vient réveillonner chez les Belges alors que les Rosbifs sont de l’autre côté de l’Italie, pourquoi pas l’empereur du Japon ! – Pas la reine Elisabeth d’Angleterre, mon Capitaine, explique le caporal qui a compris la méprise, notre reine Elisabeth à nous, la veuve du roi Albert ! Je vous assure, mon Capitaine. Regardez par la fenêtre, on la voit d’ici, près du brasero. Le capitaine Lambin regarde, secoue la tête, regarde à nouveau, repose sa tasse de café… dans le vide, ne prête aucun attention au fait qu’elle s’écrase sur le sol et se lève d’un coup : « Nom de Dieu ! Durieux, filez prévenir la Brigade. Adjudant, faites sonner le rassemblement et ordonnez de mettre les pièces de DCA en batterie, immédiatement ! Et puis… donnez-moi un coup de remontant avant que je sorte. J’ai besoin de quelque chose de plus fort que du café ! ». A peu de choses près, la même scène se répète à l’état-major de la Brigade. Le Lt-colonel De Troyer croit d’abord à une blague d’un caporal déjà éméché par les préparatifs du réveillon : « La reine Elisabeth ? Bien sûr, et moi je suis le roi Albert ! ». Par acquis de conscience, il va quand même se rendre compte et manque défaillir. Il repart en courant prévenir Piron. – Mon Colonel, cela peut paraître incroyable… – Oh, vous savez, plus rien ne me surprend depuis 40 ! – Tant mieux, mon Colonel. Parce que la reine Elisabeth vient de passer la garde en revue ; elle sera ici dans quelques instants. Piron le regarde dans les yeux et articule : « Veuillez me répéter ça ! ». – La reine Elisabeth – l’épouse du Roi-Chevalier – est dans nos installations. Comme Piron s’apprête à répondre, le Lt-colonel poursuit : « Oui, je sais, et vous, vous êtes le Roi Albert. J’ai eu la même réaction quand j’ai été prévenu. Voyez plutôt vous-même ». En trois enjambées, Piron, convaincu, a attrapé son béret, rectifié sa tenue et est sorti pour accueillir la Reine au garde à vous. – Ah, vous voilà enfin, Colonel. J’ai tellement entendu parler de vous et de vos exploits. – Mes respects, Votre Majesté. Vous excuserez l’absence de protocole, étant donné le caractère… impromptu de votre visite. Mais bienvenue à la 1ère Brigade Blindée belge ! – Merci, Colonel. Mais est-ce finalement la 1ère Brigade Blindée ou la Brigade Tancrémont ? – C’est son nom également, en hommage à nos braves du fort, qui ont tiré jusqu’à épuisement des munitions le 29 mai 1940. Mais, Madame, c’est dangereux pour vous d’être ici. – Pensez-vous que le secteur de La Panne entre 14 et 18 était plus calme ? – Non, en effet. Heu… Puis-je vous offrir un café pour vous réchauffer ? – Avec plaisir, Colonel. Présentez-moi donc vos hommes ! Après avoir discuté avec les officiers de l’Etat-Major de la Brigade et passé un détachement du 2e Cyclistes en revue (les hommes ayant entretemps passé une tenue plus propre), la Reine, sous bonne escorte, se dirige vers l’infirmerie pour rencontrer les blessés et les réconforter. Elle leur distribue des couvertures chaudes qu’elle a pu obtenir du couvent. L’information ayant, bien sûr, déjà fait le tour des unités de la Brigade, les curieux accourent, incrédules. Comme durant l’Autre Guerre, la Reine partage ensuite le repas de la troupe. Les cuistots étaient justement en train de préparer un amélioré pour le réveillon du Nouvel An, ils vont se surpasser ! Une émotion intense submerge tous ces hommes qui partagent ainsi la compagnie de Celle qui incarne tout à la fois l’héroïsme de la Belgique outragée, le réconfort de la Belgique endolorie et la gloire de la Belgique finalement victorieuse. Mais cette histoire va vite être répercutée bien plus loin que la Brigade. En effet, il y a justement sur place le reporter Jo Gérard ! Venu pour relater le réveillon au sein de la Tancrémont, il qui est enchanté par le scoop qui lui tombe entre les mains. Et son récit va provoquer un coup de tonnerre, ou plutôt une véritable drache au sein du gouvernement belge de Londres…