La possibilité d`une vie

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La possibilité d`une vie
Newsletter des Livres n° 60 – Fondation Jean-Jaurès – Octobre 2005
La légende d’une servante, Paula Fox, Editions Joëlle Losfeld
430 pages, 22,50 €
La possibilité d’une vie
Par Marc Villemain
L
a focalisation des médias sur un certain Mich. Houel., outrancière et parfaitement orchestrée
par l’intéressé lui-même, non contente de nous écoeurer au point de nous avoir coupé
l’envie de le lire (pour l’instant) et même, en ce qui me concerne, de l’acheter (leçon de base
pour « communicant » consciencieux : trop de communication tue la communication), a
bien failli nous détourner de l’essentiel : la littérature. Et de ce mouvement qui saillit chaque
année davantage : la rentrée littéraire est aussi et en bonne partie une rentrée américaine et/
ou anglo-saxonne. Qu’on en juge : Cynthia Ozick, Robert McLiam Wilson, Alan
Hollinghurst, David Leavitt, Joyce Carol Oates, T.C. Boyle, Paul Auster, George Hagen,
Bret Easton Ellis, Russel Banks… et Paula Fox, donc. Étrangement, c’est avec cette
dernière déjà que j’avais entamé mon panorama de la rentrée précédente – cf. La News des
Livres n° 45 d’octobre 2004. Étaient en effet traduits les deux premiers livres de Paula Fox
que l’on puisse lire en français : « Personnages désespérés » et « Le dieu des
cauchemars ». Comme l’an dernier, je veux donc saluer ici l’obstination et la passion
littéraires de Joëlle Losfeld, qui progressivement traduit dans notre langue l’intégralité des
œuvres de Paula Fox, aujourd’hui âgée de quatre-vingt trois ans. Aussi faut-il toujours
garder à l’esprit qu’un nouveau livre de Paula Fox n’est jusqu’à présent jamais une
nouveauté : ainsi « La légende d’une servante », qui vient de paraître, a t-il été écrit en
1984.
*
À bien des égards, Paula Fox a quelque chose de français. La fait est pour moi d’autant
plus remarquable que le plaisir roboratif que j’éprouve à lire les Américains n’a d’égal que
cette forme d’ennui, fût-il plaisant et instructif, qui m’accable parfois lorsque je pénètre
l’exquis ronronnement de notre littérature hexagonale. N’y voyez pas une coquetterie antifrançaise ou quelque flagornerie à l’usage des maîtres du monde, mais le fait est que la
littérature américaine a sa manière bien à elle de digérer la marche du monde, et que cette
manière me semble incommensurablement plus flamboyante et juste que l’intimisme
psychique plus ou moins revendiqué de notre hexagone. Or si j’insiste sur la francité
(imaginaire) de Paula Fox, c’est parce que l’écrivain me semble souvent adossé au meilleur
des lettres françaises. Ainsi trouve-t-on dans ses œuvres une attention de tous les instants
aux émois de l’individu, un attachement instinctif à la zone d’ombre, une aisance à plonger
dans l’Etre et à en révéler les ressorts enfouis, toutes choses que, à tort ou à raison,
j’attribue souvent (mais pas exclusivement) à une certaine littérature française. Lisant Paula
Fox, il m’arrive d’ailleurs de penser à Dominique Mainard (mais je devrais plutôt écrire
l’inverse), laquelle, et ce n’est évidemment pas un hasard, est également éditée chez Joëlle
Losfeld. Les deux écrivains font en effet état d’une même attention minutieuse aux traumas
de l’enfance, et de semblables mouvements vers la douceur comme manifestation d’un
malaise, paravent pudique mais insuffisant à la douleur des mondes. Les distingue toutefois
l’impression d’irréalité, ou de surréalité, qui fait la patte de Dominique Mainard quand tout,
dans la littérature de Paula Fox, nous ramène, et s’il le faut par la force, à une réalité très
cruellement terrienne. Dans les deux cas pourtant, et sur des registres également poignants,
nous sommes proches des contes moraux, des légendes, des histoires – comme les enfants
disent aimer qu’on leur en raconte. L’impression de « classicisme » est cependant bien plus
dense, et évidente, chez Paula Fox. Elle vient, il me semble, d’une fluidité sans accrocs,
d’un acharnement dans l’usage du verbe juste, d’une syntaxe tellement parfaite que l’on
pourrait la donner en dictée dans nos collèges, et surtout d’un incomparable talent à
embrasser une totalité sociale. Car, et j’y reviens, Paula Fox est américaine. Dans la
littérature française, la psychologie est souvent affective, sourde, relationnelle, parfois
généalogique ou familiale. Cela a donné, cela donne, beaucoup de très beaux livres, et
quelques chef-d’œuvres. Chez Fox, comme chez nombre d’écrivains américains, et sans
rien omettre de ce que j’appellerai, pour faire vite, sa part française, la psychologie est
instinctivement sociale. C’est pourquoi, sans doute, la modernité du roman américain nous
apparaît-elle plus immédiatement, qu’on la sent davantage en prise avec le monde, toujours
apte à se pénétrer de sa réalité sans autre souci que de la malaxer pour en faire un objet
littéraire universel. Ce talent-là est d’autant plus grand ici que Paula Fox ne nous parle
jamais, ou si peu, du monde, mais toujours de micro-destinées aux ancrages fatals,
géographiques, familiaux, sociaux, et de personnages dont on comprend dès les premières
lignes que leur devenir sera borné, que leur place dans le monde s’est à jamais décidée dans
une histoire qui les a précédés et qui ne peut pas ne pas faire d’eux des « personnages
désespérés ». Melanie Rehak, dans sa courte préface, dit tout cela infiniment mieux que
moi. Enfin le classicisme évoqué serait incomplet si l’on n’était pas à ce point saisi par la
très profonde humanité des personnages. Ici, celui de Luisa de la Cueva, fille d’un grand
propriétaire de canne à sucre et d’une domestique indigène, bâtarde dont la fierté – la
conscience sociale – consistera à exercer le même métier que sa mère. Comme le souligne la
préfacière, sans doute est-ce d’ailleurs la seule décision véritablement consciente de Luisa,
sa manière à elle, non de refuser le monde mais sa dictature, et de toucher à une vérité
propre, fût-elle exigeante, douloureuse, maudite.
*
Mais je ne vous parle guère de l’histoire en tant que telle : c’est qu’elle n’a, au sens strict,
rien de véritablement original – sauf quand on en sait la part autobiographique –, qu’elle
n’aboutit à aucune grande révélation et ne charrie aucun suspens qui fût à ce point
insoutenable. Comment le pourrait-elle d’ailleurs, au regard de la fatalité sociale soulignée
plus haut, du sentiment d’ahurissement latent qu’éprouve Luisa devant les duretés
humaines, cette conscience nichée au cœur d’une femme dont on suit le cheminement, des
premiers pas de l’enfance aux embardées de l’âge de femme, dans un sentiment mêlé
d’effroi et d’admiration. Je ne veux donc pas vous raconter d’histoires, quoique que celle-là
soit édifiante. Car en suivant la destinée de Luisa, son enfance sur l’île de San Pedro (en
réalité le Cuba des années vingt), sa survie dans les mansardes miteuses de New York
après que le père eut décidé de fuir la révolution embusquée, jusqu’à son existence de mère
servante, c’est tout un pan de l’american way of life que nous parcourons. Mais un pan
déchu : le monde va trop vite pour Luisa, qui refuse d'accommoder son intelligence des
situations et de la vie aux lubies du monde moderne. À rebours de l’american way of life tel
qu’on le connaît, c’est dans la fidélité aux siens et à leurs origines, dans les derniers recoins
de sa raison d’être, que Luisa puisera sa fierté – ontologique donc, et non sociale – ainsi
que son ultime volonté à vivre. La question sociale, comme vecteur d’émergence d’une
identité intime irréductible. Luisa n’est encore qu’une enfant qu’elle perçoit cette force à
l’œuvre avec une acuité qui ne la quittera plus. Sans doute ses impressions d’enfant sontelles confuses, mais elle ignore encore que c’est précisément cette confusion qui fait sens.
Écoutons-la relater une anecdote villageoise : « Un jour, j’ai ramassé un bâton et, en le
tenant au-dessus de ma tête, j’ai avancé sans cesser de sangloter. Ils se sont écartés en
courant avec raideur sur leurs pattes droites comme des i, tandis que leurs yeux jaunes
très mobiles me balayaient du regard ; c’était comme être observée par des créatures qui
n’avaient pas de lumière en elles ». C’est de cochons que parle ici Luisa, non d’humains.
Mais il n’est pas interdit d’y voir une allégorie : l’étrangeté que lui procure le spectacle des
hommes pourrait se rapporter de la même manière et en usant exactement des mêmes mots.
Pour autant, jamais aucun jugement n’affleure, et aucun être n’est jamais montré du doigt
pour lui-même : s’il l’est, ce n’est que sous le coup d’une colère qu’emportera finalement,
non le pardon, mais une très profonde intelligence de ce qu’est, au fond, l’être humain –
sans même parler de cette forme poignante de lassitude qui est peut-être ce qui nous rend
Luisa si proche. Qu’importe alors l’être social ? à quoi bon prendre son tour dans la course
à l’échalote de la réussite ? à quoi bon accumuler les diplômes, les objets, les fanfreluches ?
Le devenir-servante est accepté en soi, et pas seulement par défaut. Il ne procure ni
bonheurs, ni douceurs, ni espoirs, mais droiture, loyauté, silence. Reste qu’il faut bien
vivre, et c’est au fond ce à quoi nous convie Paula Fox, qui décidément excelle dans
l’évocation des vies minuscules qui font sens dans le grand destin de l’Amérique.
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