Au fond de la mer, un œil nous regarde… Le Palais de la
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Au fond de la mer, un œil nous regarde… Le Palais de la
Au fond de la mer, un œil nous regarde… Le Palais de la Découverte, 18 mars 1938 Il est difficile de savoir quelle part de vérité renferme un témoignage en quelques lignes lancé par une agence d'information : on télégraphiait d'Amérique du Nord qu'une jeune femme péchant des coquillages au bord de la mer avait été enlevée par une grande pieuvre, sous les yeux horrifiés de sa famille impuissante. On citait même le nom du cousin par alliance, il s'appelait Brown, c'était donc vrai. Victor Hugo dans les Travailleurs de la Mer fait intervenir un poulpe géant : œuvre d'imagination. Cependant, la seconde histoire apparaît encore plus possible que la première. Il existe d'énormes céphalopodes vivants à l'heure actuelle. On les a vus, on a vu leurs combats, on a pu s'emparer d'un tentacule, d'un bras chez un calmar, on en a photographié d'échoués (une seiche de 6 mètres) ; on leur a même donné de jolis noms (architheutis). Bref, ils existent, et si un animal de cet ordre entrait dans le salon d'un transatlantique, cela provoquerait une certaine confusion. Mais aucun ne se hasarderait aux côtes, sauf à l'état de cadavre, et ce qu'on peut y rencontrer le plus couramment ce sont des spécimens, dont la grandeur varie pour chacun d'eux, selon qu'il est vu dans l'eau ou hors de l'eau, étendu ou rétracté, mesuré avec ou sans les tentacules, et suivant que l'observateur est optimiste ou pessimiste. Prenons un animal qui, hors de l'eau, vivant et en extension, mesura trente centimètres : pieuvre courante ; en doublant nous atteignons soixante centimètres : beau spécimen. La force de cet animal réside dans la succion de ses ventouses, en la puissance de ses huit tentacules (secondairement, son bec de perroquet qui se trouve au centre de la couronne de tentacules, peut défoncer et déchiqueter les objets les plus durs). Mais il lui faut un point d'appui — un rocher où elle se plaque — pour que sa traction puisse s'exercer ; en pleine eau, elle n'a comme puissance que des saut à reculons, causés par de l'eau projetée en avant, grâce à la contraction d'un tube qui se trouve sous le corps. Considérons-la maintenant dans son nid : un trou empierré, où elle s'étale après avoir franchi l'ouverture minime (elle peut s'amincir jusqu'à passer par une fenêtre ouverte seulement sur la crosse et en tombant dans la rue, grandement surprendre ceux qui s'y trouvent). Quelquefois, les scaphandriers professionnels peuvent être gênés par les pieuvres ; l'un d'eux, avant de nettoyer les égouts marins d'une ville de la Côte d'Azur se munit toujours d'une poire en caoutchouc qu'il remplit de jus de tabac ; descendu au lieu de son travail, il envoie un jet de ce jus sur les quelques pieuvres tapies dans les coins, et cela les fait fuir à pleins tentacules. Avant de transformer en charpie la chair palpitante de la pieuvre, n'oublions pas l'extraordinaire ensemble qu'elle représente et que, si la classification zoologique l'a rangée à côte des huîtres, elle n'en est pas moins le seul animal au monde à posséder un œil semblable à celui des mammifères, à celui de l'homme, Ce ne sont pas seulement ses changements de couleur trahissant en pulsations de lumière des sentiments intimes, — peut-être une peur bleue, une colère rouge, une envie noire, — ce sont ses paupières qui lui donnent un air tellement sensible et varié, contrastant par exemple avec l'expression stupide d'un poisson, due à la fixité des yeux, expression toujours épouvantée si les yeux sont ronds, toujours féroce si les yeux sont allongés. La pieuvre comme animal domestique, n'a pas encore rendu de grands services. Cependant, elle est reconnaissante et elle vous reconnaît : si on lui donne en aquarium un œuf pas frais, elle vous le renvoie en plein visage... Et quant à ses féroces tentacules, une fois bien battus et dépiautés, quel délicieux ersatz de pieds de coquille Saint-Jacques ou même de homard. Jean Painlevé.