LA CUILLERE A SOUPE RASE…

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LA CUILLERE A SOUPE RASE…
LA CUILLERE A SOUPE RASE…
Nous revenions toujours tristes de l’école, mais pas de la quitter !
Nous revenions amers, parce qu’il n’y avait jamais personne chez
nous.
Notre père ?
Disparu un beau matin, sans un mot, sans aucune explication,
sans un quelconque geste de tendresse envers nous.
Et nous avions pris la chose comme ça, sans aucune
question, nous étions habitués à accepter les événements tels
qu’ils se présentaient.
Ma mère travaillait tard et rendait toujours quelques visites
d e c i , d e l à a v a n t d e r e n t r e r, j u s t e à t e m p s p o u r p r é p a r e r l e
souper…Nous l’attendions avec impatience, et dès son arrivée,
n o u s n o u s p r e s s i o n s a u t o u r d ’ e l l e , p o u r c a p t e r s a c h a l e u r, p o u r
n o u s v a m p i r i s e r d e s a v i v a c i t é . C h a c u n à n o t r e t o u r, n o u s
e s s a yi o n s d ’ a t t i r e r s o n a t t e n t i o n , q u a n d b i e n m ê m e c ’ é t a i t à c o u p s
d e m a u v a i s e s n o t e s o u d e m a u x d i v e r s . E t e l l e e s s a ya i t d ’ é c o u t e r,
tout en commençant à préparer le repas.
J’aurais désiré de grands câlins, des éclats de rires
complices, mais elle n’en avait pas le temps, - en avait-elle
seulement le désir ?
Avec le recul, je me le demande encore, et je me rappelle ses
soupirs discrets devant notre envahissement, ou peut-être était-ce
son incapacité aux multiples causes, à nous donner ce que nous
demandions avec tant d’insistance ?
De plus, elle devait toujours faire face à nos petites catastrophes
d’enfants livrés à eux mêmes, très inventifs dans leurs jeux,
lesquels étaient parfois terriblement dangereux…Le Bon Dieu
auquel nous étions voués, devait pourvoir à la bonne marche de la
m a i s o n , e t i l f a u t b i e n r e c o n n a î t r e q u ’ i l a d u f a i r e s o n d e v o i r, c a r
nous sommes encore vivants, tous les cinq, - adultes maintenant.
Ve r s d i x n e u f h e u r e s , n o u s n o u s i n s t a l l i o n s à t a b l e , b i e n
droits sur nos chaises, sans souffler mot, car c’était à partir de ce
moment là que le calvaire allait commencer…
Elle ne dînait pas avec nous, ne s’asseyait pas, allait et
v e n a i t c o m m e u n f a n t ô m e , d i g n e , m ys t é r i e u s e , t r è s t r è s g l a c i a l e .
Nous n’avions guère d’appétit, et les plats n’étaient jamais à notre
goût, alors, cela durait, durait un temps infini.
Je ne sais si mes frères et sœurs ressentaient aussi cet
é c œ u r e m e n t q u i m ’ e m p ê c h a i t d ’ a v a l e r, e t m e f a i s a i t m o n t e r l e s
larmes aux yeux, lesquelles remplissaient mon estomac tout
aussitôt…Nous étions tous maigres et pâles, et tristes, si tristes.
L’ a r r i v é e d e l a s o u p e a n n o n ç a i t n o t r e d é l i v r a n c e , e t n o s g r a n d s
y e u x s o m b r e s s e t e i n t a i e n t d ’ u n l é g e r é c l a t d e b o n h e u r.
C’était un étrange cérémonial que cette soupe…Notre mère
nous servait largement d’une manière très solennelle, avec un
léger sourire de satisfaction, comme si ce met possédait une vertu
particulière. Une fois nos assiettes remplies, elle y ajoutait
immanquablement, une cuillère à soupe bien rase d’une poudre,
q u ’ e l l e p r e n a i t à l ’ i n t é r i e u r d ’ u n e g r o s s e b o î t e e n f e r, - e t n o u s
mangions cet ajout aux pouvoirs bénéfiques avec une immense
fierté. C’était comme si nous sentions qu’elle prenait grand soin
de nous, apportant quelques coûteuses vitamines - dont elle se
privait ! – pour renforcer la petite santé que nous avions.
La Soupe prenait alors un curieux goût fumé, et c’était le
seul plat que j’appréciais, parce qu’il avait un plus ! Et surtout,
parce que cela avait l’air de lui faire tellement plaisir…Son œil
gris semblait se délecter en nous voyant ingurgiter cette potion.
Elle était si généreuse !
Je ne sais comment définir ce sentiment, mais je lui étais
reconnaissante au plus haut point de cet instant magique.
Et chaque soir recommençait, inlassablement pareil au
précédent, et chaque fois que je m’endormais, je pensais à cette
fameuse soupe, laissant s’inscrire un sourire de bien être sur mon
petit visage avant de sombrer dans la nuit.
Cela faisait bien maintenant deux ans que nous n’avions pas
revu notre père, ni reçu la moindre nouvelle. Lorsque nous en
parlions entre nous, c’était en chuchotant pour ne pas la blesser
car nous savions combien elle en avait souffert. Sa présence nous
manquait un peu, mais pas autant qu’on aurait pu le penser…Les
cris, les tensions, les humiliations que nous n’avions plus à subir
avaient changés l’atmosphère cauchemardesque de notre maison
en un désert plus reposant.
Mais quand bien même il n’était plus là, nous avions tous une
trace de lui sur nos visages, et, lorsqu’elle était en colère, notre
mère évitait de nous regarder en prononçant cette méchante
phrase :
« Vo u s ê t e s c o m m e v o t r e P E R E ! »
Un silence dense s’installait alors, tandis que nos yeux se
chargeaient de haine et d’une colère immense qui ne pourrait se
déverser : c’était la pire des insultes !
Un jour pourtant, et il fallait bien que cela arrive, elle prit les
dernières cuillères de poudre de la fameuse boîte. Son regard
resta pensif un instant, et nous ne reçûmes ce soir là, qu’une
petite ration du mélange.
Nous l’avons remuée longuement, fatigués soudain, dépités
comme elle. C’était terminé ! Notre soupe n’aurait plus jamais ce
petit goût fumé qui était bien à nous ; il allait falloir en faire le
deuil. Nos regards entre nous étaient mélancoliques, et elle, pour
la première fois, s’était assise en bout de table, si lasse
soudainement.
C’était un instant grave, sans que nous en connaissions
réellement la cause, mais il semblait bien que c’était, pour
l’éternité, la fin de notre cure de vitamines.
En nous, tourbillonnait la pensée que nous devions être très
pauvres, qu’elle devait avoir de gros soucis d’argent et que nous
devions être en trop.
L’ h i s t o i r e d u p e t i t P o u c e t n o u s s u b m e r g e a i t … p e r s o n n e n e
nous sauverait, nous étions si seuls.
La soupe refroidissait, et nous n’y avions pas encore touché.
Le petit dernier remuait sur sa chaise, il ne savait pas quoi
faire. Et soudain, il lança cette phrase qui résonne encore dans
ma tête, chaque soir où le sommeil s’installe…
« Et toi, Maman, pourquoi tu n’en prends pas un peu,
puisqu’il n’y en aura plus jamais ?… »
Un long silence s’ensuivit, durant lequel je sentis le froid
m ’ e n v a h i r, a v a n t q u ’ e l l e n e f i n i s s e p a r r é p o n d r e d ’ u n e v o i x s o u r d e ,
mais terriblement nette :
«Moi ?…J’en ai assez soupé !»
Qui n’était pas présent à cette table, ne peut pas comprendre
ce que nous avons tous saisi à cet instant…Nos yeux se sont fixés
interminablement sur la boîte, nos bouches sont restées ouvertes
devant l'horreur : il y avait une petite croix très fine sur le haut du
couvercle que nous avions toujours pensé béni.
Il s’agissait des cendres de notre père.
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