Rue Corneille_3.fm
Transcription
Rue Corneille_3.fm
Rue Corneille_3.fm Page 3 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 R U E COR N EILLE Rue Corneille_3.fm Page 4 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 D U MÊME AU TEU R chez l e m ê m e é d i te u r Le Retour de d’Artagnan, 1992. Rugby blues, 1993, Prix Populiste, Grand Prix de la Littérature sportive. Elvis, balade sudiste, 1996. Spleen en Corrèze, coll. « La Petite Vermillon », 1997. Les Masques de l’éphémère, 1999, Prix Léautaud. Le Bonheur à Souillac, coll. « La Petite Vermillon », 2001. Le Mystère Simenon, coll. « La Petite Vermillon », 2003. Le Venin de la mélancolie, 2004, Prix du livre politique, Prix des députés. che z ro b e rt l a ffo n t Le Rêveur d’Amériques, 1980. L’Été anglais, 1983, Prix Roger-Nimier. À la santé des conquérants, 1984. L’Ange du désordre : Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, 1985. L’Irlandaise du Dakar, 1986. Maisons de famille, 1987, Prix Kléber-Haedens. Un léger malentendu, 1988. La Corrèze et le Zambèze, 1990, Prix Jacques-Chardonne. L’Hôtel de Kaolack, 1991. Le Jeu et la chandelle, 1994. Dernier verre au Danton, 1996. Don Juan, 1998. chez d ’ au tr e s é d i te u r s Spleen à Daumesnil, suivi de Le Tour des îles, Le Dilettante, 1985. Vichy, Champ Vallon, 1986. Le Bar des Palmistes, Arléa, 1989. Je me souviens de Paris, peintures d’André Renoux, Flammarion, 1998. Boulevard des Maréchaux, Le Dilettante, 2000. En désespoir de causes, Gallimard, 2002. Incertains désirs, Gallimard, 2003. Le Dieu de nos pères, Bayard, 2004. Je nous revois, Gallimard, 2006. Dictionnaire amoureux de la France, Plon, 2008, Prix MauriceGenevoix, Prix Erwan-Bergot. Rue Corneille_3.fm Page 5 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 DENIS TILLINAC R U E C OR NE IL L E LA TABLE RONDE 14, rue Séguier, Paris 6e Rue Corneille_3.fm Page 6 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 www.editionslatableronde.fr © Éditions de La Table Ronde, Paris, 2009. ISBN 978-2-7103-3098-1. Rue Corneille_3.fm Page 7 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 Pour Marie-Thérèse Caloni. Rue Corneille_3.fm Page 8 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 Rue Corneille_3.fm Page 9 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 I Printemps 2008. Odéon. Coup de fil de JeanDavid Levitte, le conseiller diplomatique de Sarkozy. Il exerçait les mêmes fonctions auprès de Chirac, je l’ai connu en 1995 et assez vite je me suis aperçu qu’il sortait du lot. Courtoisie à l’ancienne, pas l’ombre d’une arrogance, subtil, feutré, pondéré, sachant tout, ne se piquant de rien : la classe internationale, comme on dit en patois sportif. Avant de retrouver son bureau de la rue de l’Élysée il a été notre ambassadeur à New York, puis à Washington où il a raccommodé avec le tact requis des liens distendus par la position de la France sur l’offensive américaine en Irak. — Tu es bien assis sur ton siège ? — Oui, ai-je répondu, un peu étonné. Levitte manie à l’occasion un humour à la Wilde ; on l’imagine mal préméditant une farce de potache. 9 Rue Corneille_3.fm Page 10 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 — Je sors du bureau du Président. Il souhaite te nommer ambassadeur près le Saint-Siège. Si j’étais superstitieux, j’y verrais de la télépathie. Peu de minutes avant cet appel téléphonique, je relisais les pages des Mémoires d’outre-tombe où Chateaubriand, ambassadeur à Rome, raconte avec une fatuité enfantine ses intrigues en vue de faire élire pape le cardinal Castiglioni, réputé favorable à la France. Nous sommes en 1829, au dernier acte de sa carrière politique, juste avant que s’éteignent les feux du désir amoureux. Hortense Allart en a fait rougeoyer les dernières braises, elles se consumeront à son retour à Paris. Après, il restera Juliette Récamier : amours hivernales, sans le désir. Chaque fois que je relis ces pages, j’éprouve le besoin de tourner à l’envers les aiguilles du temps jusqu’à l’hiver 1803 où Pauline de Beaumont meurt dans ses bras. C’était son amante attitrée, mais déjà son cœur d’artichaut voguait vers une autre sirène. Elle l’avait rejoint à Rome pour mourir à ses côtés, il fallait feindre de l’aimer encore ; aucun des deux n’était dupe mais à force de mimer un sentiment asséché, un miracle l’avait ressuscité ! Chaque fois que je reviens à Rome, je m’insinue dans la pénombre de Saint-Louis-des-Français où reposent les restes de Pauline, sous un tombeau conçu par Chateaubriand. À l’époque il n’était qu’un secrétaire de légation très accessoire, ivre d’ambitions imprécises mais déjà saturé d’ennui. Il avait publié Génie du christianisme, Atala et René ; son étoile d’écrivain 10 Rue Corneille_3.fm Page 11 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 rayonnait dans un ciel zébré d’éclairs par les coups de force de Bonaparte, qui lui voulait du bien. Lui, Chateaubriand, voulait étreindre l’Histoire, avec une majuscule enluminée par ses songeries. Sans le savoir, il venait d’inventer le romantisme français en accommodant un rousseauisme de bric et de broc à la sauce d’un catholicisme où se reflétaient les tristes extases d’une âme vibrant comme la corde d’une lyre. Bientôt le consul à vie se décrétera empereur des Français et fera flinguer le duc d’Enghien dans les douves du château de Vincennes ; alors Chateaubriand endossera le rôle du factieux. Ennemi intime de Napoléon Ier, ça claironne joliment. Jusqu’à sa mort il politicaillera entre ses voyages, ses amours et les plages d’écriture. Cette équivoque d’un écrivain qui s’est cru politique, ces égarements d’une conscience qui a gagé sa mélancolie en petite monnaie d’arrivisme, cette plume qui a enfanté un moderne grégorien pour peindre le mal de vivre d’un moi hypertrophié tout en se louant aux restes avariés du légitimisme — c’est l’histoire sans majuscule de pas mal d’écrivains français, majeurs ou mineurs. Du moins ceux qui, de Hugo à Malraux, ont cru devoir mettre une cause au bout de leur plume. Après tant d’autres infiniment plus glorieux, mon petit moi s’est voulu écrivain en chevauchant la même chimère, pour solder le compte de ce même spleen que René nous a inoculé. À vingt ans je voulais écrire pour défier le Mal ; en 11 Rue Corneille_3.fm Page 12 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 gâchant de l’encre j’ai à peine éclairé la lanterne de mes contradictions. Le Mal, on voit vite de quoi il retourne, en soi et alentour. Mais l’exorciser en me vouant à une cause convertible en action, je n’ai pas pu. La cause de ma génération, c’était Marx additionné de surréalisme. L’« homme nouveau » : très peu pour moi. Mon romantisme inclinait à sauver des meubles, pas à les bazarder et pour supplanter le règne supposé d’une « bourgeoisie » en fin de course, j’imaginais une chevalerie plutôt qu’un soviet. Cependant j’ai envié Régis Debray qui crapahutait en Bolivie tandis que je glandais dans une fac quelconque, le cœur lourd déjà d’un ennui chateaubrianesque. En lisant son Journal d’un petit bourgeois entre deux feux et quatre murs, écrit en prison, je me reprochais de m’être cloîtré dans la stricte observance d’un art de vivre bâti sur la quête poétique, au sens large. Plus tard, j’ai forcé ma nature en me laissant embarquer par Deniau dans un soutien à Aoun, sur place, durant la phase de la guerre civile libanaise où les druzes de Joumblatt canardaient les maronites. Défendre l’esquif maronite en instance de naufrage dans l’océan de l’Islam me paraissait une cause valable. Je me revois à Beyrouth, avec Jean d’Ormesson et Claude Mauriac, moyennement convaincu de la pertinence de la ligne politique mais ravi de bivouaquer entre les ruines de la place des Canons avec les jeunes gars des Forces libanaises commis à notre gardiennage. Jusqu’au jour où 12 Rue Corneille_3.fm Page 13 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 les milices d’Aoun et de Geagea se sont entretuées ; ça m’a refroidi. Enfin, pas tout à fait : en 1990, au moment où l’on m’a proposé de diriger les Éditions de La Table Ronde, j’allais suivre en Somalie un ami abouché avec les ennemis de Siyad Barré. Dégommer un tyran, c’est toujours une bonne chose. Du moins j’avais envie de m’en persuader. J’ai hésité et finalement j’ai choisi la littérature, contre l’aventure. Non sans regret sur le coup, et en apprenant la chute de Barré je me suis dit que, décidément, l’Histoire ne voulait pas de mes services. Voilà en substance mon anti-destin : pas doué du tout pour le manichéisme, rétif aux idées qui enrégimentent mais néanmoins captif de la mythologie de l’écrivain au corps à corps avec l’Histoire. Un instinct peut-être paysan m’avertissait cependant qu’à risquer dans l’engagement mes fringales d’absolu, je noierais mon âme en pure perte. Aragon, Brasillach, Eluard, Rebatet (liste non exhaustive) ont sali la leur dans les bourbiers de l’idéologie, ça m’a vacciné par anticipation. Je n’aurais pas voulu me trouver dans le cas de Vailland en 1956, décrochant de son mur le portrait de Staline en pleurant toutes les larmes de feu son communisme. Je n’aimerais pas non plus devoir abjurer une inclination de jeunesse pour un Mao, un Castro, un Pol Pot quelconque, comme pas mal d’intellos de ma génération. Même si le négoce du reniement est d’un bon rapport. Méfiance donc. Par temps calme, la politique, c’est l’ordre mineur de la con13 Rue Corneille_3.fm Page 14 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 tingence. La soupe, disait de Gaulle. Il faut bien que quelqu’un la cuise, c’est le métier des élus, au sommet comme à la base. Par temps déchaînés il faut être à la fois sabreur et visionnaire. Dessiner des arabesques avec une plume autour de son « moi » n’y dispose pas. J’aime Chateaubriand dans ses errances, ses dragues, les récitatifs de son désenchantement ; quand il se fait courtisan pour racoler une position ou un honneur, quand il se fait polémiste pour épater la galerie, il s’amenuise et ça me navre. La suggestion de Sarkozy avait tout pour lâcher mon imagination entre les ruines du Forum et les labyrinthes du Vatican. Rome… Mon amour pour cette ville rameute une part essentielle de ma poétique, de mon esthétique, ainsi que mes noces de jadis, de naguère et de toujours avec la catholicité. Maritain fut ambassadeur près le Saint-Siège, il y a une tradition d’écrivains locataires de la villa affrétée par une autre Pauline. À vingt ans, peut-être à trente, j’aurais accepté la proposition qui m’est faite et comme Chateaubriand en 1803 j’aurais été un faux diplomate oublieux de ses servitudes, déambulant d’église en calle entre les lignes tracées par mes écrivains de prédilection. Le Prince aurait fini par me prendre en grippe. Je ne veux rien lui devoir. Question de principe. La personne de Sarkozy n’est pas en cause, j’aurais refusé pareillement à Chirac s’il m’avait proposé ce poste, hypothèse d’école. 14 Rue Corneille_3.fm Page 15 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 Le propos de nommer un homme de lettres n’a en soi rien d’absurde, c’est presque une habitude en Amérique latine. Moi, j’aurais échoué, je suis trop peu « officiel », trop peu « Quai » pour me couler dans un rôle, fût-il secondaire en une époque où les papes ne se fabriquent plus dans les chancelleries. Malgré tout, le refus m’eût coûté, parce que c’est Rome, avec le fantôme de René ; et parmi les « pieux établissements de Rome et Lorette » dont un ambassadeur près le Saint-Siège a la charge, il y a Saint-Louis-des-Français. Donc Pauline. Or, je suis divorcé, circonstance qui en toute hypothèse excluait mon hébergement dans la villa de la frangine de Napoléon. Pas de dilemme donc, juste un clin d’œil de l’écrivain sans lequel je ne serais pas le même. Du reste j’ai tiré au clair depuis belle lurette le gros souci de mes tendres années, cette double hantise de manquer l’Histoire et d’en être la dupe. Hantise propre à l’écrivain français ; il voudrait que sa vie ressemblât à un roman d’aventure, et qu’un « idéal » en assaisonnât les péripéties. D’où l’engagement comme posture, la cause comme alibi — et la plume auréole une imposture, noble à l’occasion. Pas toujours. Pas longtemps. Napoléon a tendu des perches à Chateaubriand mais à Sainte-Hélène il confia à Las Cases qu’il n’avait rien à regretter : au lieu de le servir, René aurait tenté de le manipuler pour l’assujettir à ses fantasmagories. Lamartine et Tocqueville, sur le pavois en février 1848, ont 15 Rue Corneille_3.fm Page 16 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 effleuré l’Histoire ; dès le mois de juin elle les a envoyés paître. La Grèce de Byron, l’Arabie de Lawrence étaient des projections de leur ego et Malraux en révolutionnaire, en résistant et en ministre n’a cessé de buriner une statue, magnifique au demeurant : la sienne. J’ai rencontré Greene au soir de sa vie, il fabulait comme un gosse sur les maléfices de la CIA ; j’en ai déduit qu’en Afrique ses agissements pour le compte de l’Intelligence Service n’avaient pas dû être très efficaces. Le lecteur privilégié de tout écrivain, c’est son double ; si la plume s’avise de dégainer, elle s’empanachera comme l’épée de Cyrano sans se soucier d’atteindre la cible ; seules comptent la beauté du coup, la griserie de la chevauchée. J’écris cela avec moins d’ironie que d’amertume. Les écrivains que je cite ont compté pour moi, il m’a fallu du temps pour en finir avec le deuil de l’action — ce beau mirage qui hisse le plumitif à l’altitude d’un preux du Moyen Âge : Malraux en colonel Berger, la photo en noir et blanc a nourri mes exaltations juvéniles. C’est pourquoi l’ambition de B.H.L. ne me fait pas ricaner. « Je veux être Chateaubriand, ou rien », notait Hugo dans son carnet d’écolier. Lévy aurait voulu être Malraux. Impossible gageure, car l’Histoire ne repasse pas les plats. Le Sartre vieillissant, juché sur un tonneau à Boulogne-Billancourt, a sonné le glas d’une séquence qui débuta avec le Voltaire de l’affaire Calas. D’où l’impression que Lévy, avec les moyens 16 Rue Corneille_3.fm Page 17 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 médiatiques du bord, s’évertue pathétiquement à jouer sur des tréteaux fantoches le rôle obsolète de l’écrivain engagé. Avec une sincérité indéniable, il va relancer l’Histoire là où ses majuscules sont tachées de sang. Mais il n’y trouvera jamais que le miroir brisé d’une illusion qui fut la mienne, avant ma conversion forcée à l’autre versant de notre héritage littéraire, celui de la balade dans les paysages de l’intériorité. C’est Chateaubriand que j’invoque mais Amiel me ressemble bien davantage. Minuit. Paris ne dort jamais que d’un œil. La rumeur qui me parvient, on dirait le râle d’un poitrinaire. Souvenirs romains enclenchés par le coup de fil de Levitte. Je reviendrai à Rome, seul, sans collier. Je reviendrai à l’Odéon aussi, cet appendice du quartier Latin dont je me suis fait un village, au long de dix-sept années d’une sorte de conjugalité. Paris en tant qu’épouse n’a plus de charmes pour moi, je veux la redécouvrir en amoureux volage, une nuit, deux nuits et puis s’en va. Dans cette oasis, j’ai exercé le métier d’éditeur pour frayer de près avec la littérature. Beaucoup de bonheur, le lot commun de désillusions, le temps qui passe et maintenant je m’en évade. Envie de peindre sur le motif ce qui m’a traversé le regard, l’esprit, le cœur. De la pâte humaine, des idées, des ferveurs, des voluptés ; par-dessus tout des livres lus, écrits, 17 Rue Corneille_3.fm Page 18 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 publiés, médités au carrefour de deux mondes — celui, en perdition, qui m’a incité à gâcher de l’encre et celui, en gestation, qui m’incite à prendre le large. Envie d’écrire la chronique d’une dépossession — car à peu près tout ce qui m’importe, hors les êtres, aura continué de péricliter. Écrire le ressac de mes sentiments, les éclats d’une conscience tantôt en vadrouille, tantôt lovée dans le giron de mon village ou à l’ombre des arcades du théâtre de l’Odéon. Deux capitaineries aussi peu « modernes » l’une que l’autre. Écrire en voyeur ce que bricolent les acteurs sur cette planète où le hasard m’a posé, où il m’a offert quelques morceaux choisis de la société dite du spectacle. J’aurais préféré vivre en d’autres temps mais on ne choisit pas ; du reste ça ne sert à rien de croire qu’on s’est trompé de siècle, aucun n’est le bon pour qui cherche son ombre en regardant les étoiles. Écrire en irrégulier : n’être pas du bord de la moralité admise sur la rive gauche de la Seine vaut réclusion dans l’enfer des « réacs ». C’est à gauche qu’il faut installer sa conscience si l’on aspire à la respectabilité. Aucune importance. Réac je suis si l’on entend le mot à sa lettre : en réaction contre les tendances lourdes de mon époque. Je n’ai pas de dogmatique à opposer aux injonctions de l’air du temps, rien que des doutes. Ainsi suis-je fait que mon cœur a toujours eu du mal à battre aux rythmes imposés par les chefs d’orchestre du goût du jour. Autant le dire : je ne suis pas branché. Je préfère les idées qui 18 Rue Corneille_3.fm Page 19 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 émeuvent à celles qui mobilisent, le sourire de l’humour à la hargne de l’engagisme, les sentiments qui rafraîchissent à ceux qui culpabilisent. Là où d’autres croient voir des évidences, et s’y accrochent, je ne vois que du bleu. Et jamais le même bleu, et presque jamais sans ces nuages qui chez moi viennent des montagnes, portés par le vent. Aucun ancrage idéologique, aucune affiliation partisane ou sectaire. Rien d’autre que la hantise de dériver sur un radeau de la Méduse vers un océan d’une grisaille innommable que les dévots appellent la « modernité ». Elle offense, elle récuse, elle vise à l’éradication de ce qui a fait de moi un catholique romain, un patriote français, un intellectuel occidental. Un écrivain. Ce mot — écrivain — a beau être ringardisé à l’ère des médias lourds, comme on dit de certaine artillerie, c’est le seul qui définisse à peu près ma situation de fait parmi les mortels. En marge et en sursis. Écrire, donc, pour vider les sacs d’une mélancolie qui ne date pas de la dernière pluie. Rue Corneille_3.fm Page 20 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 II Hiver 1995. Cotonou. L’avion présidentiel s’est posé sur la piste. Moiteur délicieuse. Tapis rouge, uniformes chamarrés, officiels en tous genres. Quand retentit La Marseillaise, une émotion me surprend : la France a une dette en Afrique, je voudrais qu’elle l’honore. Les chefs d’État des pays francophones réunis en « sommet » vont acter le principe d’une institution multilatérale, la future OIF (Organisation internationale de la francophonie). J’accompagne Chirac et sa suite au titre de « représentant personnel du Président ». Titre ronflant pour une mission modeste : siéger dans une instance censée réguler le fonctionnement de la machinerie francophone. J’ai accepté par pure curiosité et en toute méconnaissance de cause. Aucune rémunération, un bureau rue La Pérouse où je me suis rarement hasardé car je n’aime pas beaucoup le quartier de l’Étoile. Celui de Beaugrenelle où l’on siégeait tous les deux 20 Rue Corneille_3.fm Page 21 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 mois n’a aucun intérêt, Paris n’est pas douée pour le gratte-ciel. Ma tâche était imprécise. Je me revois dans ce grand bureau dont l’immeuble appartient au Quai d’Orsay, flanqué d’une secrétaire aussi désoccupée que moi, vestige de l’ère mitterrandienne. Je crois que précédemment elle officiait avec Grossouvre, ce qui la qualifiait pour seconder un être périphérique. Les locataires des bureaux voisins n’avaient pas l’air débordés non plus. Je lisais les télégrammes des ambassadeurs, ils me procuraient un relent d’exotisme, sans la poésie des Cartes postales de Levet que je publiais à l’enseigne de La Table Ronde, ma maison d’édition. Car j’étais un citoyen de la rive gauche ; ces incursions rue La Pérouse tenaient de l’adultère semi-mondain, je trompais la littérature avec la diplomatie. Je recevais des gens qui quémandaient une subvention pour financer un « projet », ou bien voulaient rencontrer Chirac en personne pour lui expliquer comment sauver la France. « Proche de Chirac », lisait-on dans la presse. Du coup on me tirait la manche pour obtenir une Légion d’honneur, un job pour le fiston, un passe-droit pour le tonton. Ou pour faire sauter un PV. « Proche de Chirac », ça m’a collé comme de la glu. L’intéressé n’a jamais su le nombre de raseurs et de cinglés qui m’ont harcelé pour approcher le Prince ou ses fondés de pouvoir, souvent à La Table Ronde. Quinze siècles de monarchie, plus Napoléon et de Gaulle, ont conspiré à la sacralisation de 21 Rue Corneille_3.fm Page 22 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 la fonction présidentielle, un faisceau d’adulations serviles converge vers l’Élysée. Dieu sait pourtant qu’il ne s’y trame rien de très romanesque, c’est juste un endroit où des gens sérieux travaillent dans des bureaux. « Proche », je l’étais sur le mode affectif et le suis encore. Si j’appelais Chirac au téléphone, il me prenait gentiment ; si je souhaitais le voir, il me recevait sans préavis. En général c’était pour l’avertir d’un coup fourré, lui suggérer une nomination ou lui décrire ce qu’on racontait dans les milieux où l’on est censé fabriquer l’opinion. Mais quand un nouveau Président défait ses valises à l’Élysée, une garde rapprochée s’interpose entre le Prince et le monde extérieur, y compris les ministres. Verrouillage immédiat des accès. Il en résulte une claustration que j’ai perçue dès le printemps 1995 : Villepin à la manœuvre, Pilhan en haut couturier du frac présidentiel. Personne d’autre n’avait les coudées assez franches pour orienter l’action de Chirac et sa mise en musique. Surtout pas un clampin de ma sorte, aucunement « tendance », perçu comme droitier et corrézien de surcroît. Avant l’automne, j’étais déniaisé : on me ménagerait parce que Chirac m’avait à la bonne, mais je ne serais jamais prié de donner mon avis dans les conclaves où s’apprêtait le chiraquisme nouveau. « Proche de » : un piège à rats. Pas question d’être infidèle. Je m’étais démené pour que Chirac soit élu, de bons copains débutaient leur carrière 22 Rue Corneille_3.fm Page 23 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 dans son sillage, je n’allais pas jouer les Cassandre. Donc, motus. Sinon j’aurais écrit qu’il fallait dissoudre pour que Chirac ait cinq ans devant lui, avec une majorité à sa botte. Ensuite qu’il fallait bâtir un gouvernement de second tour, et non de premier, afin d’éteindre les rancœurs consécutives à la bagarre contre Balladur. J’y avais pris ma modeste part. Dans ces campagnes de France — les présidentielles — les dagues sortent des fourreaux, il y a de l’électricité dans l’air, c’est un peu la guerre civile, moins les carnages. Avec en l’occurrence un côté derby car la demi-finale (le premier tour) opposait deux clans de la même famille RPR. Quand on a rejoué les Atrides, ça laisse du sang sur les murs, il faut l’éponger avant qu’il coagule. D’où la nécessité de réintroduire les belligérants dans le cercle du pouvoir. Surtout Sarkozy, le plus doué de tous et de loin. Enfin j’étais convaincu qu’un Président doit conforter son aura avec les atours d’une légende qui lui ressemble. Celle de Mitterrand s’était tissée au fil de ses deux septennats : le chapeau mou et l’écharpe, le Vieux Morvan à ChâteauChinon, la bergerie à Latché, le pèlerinage à la roche de Solutré, les livres rares, le voussoiement, la rumeur sur une vie privée qu’on imaginait peuplée d’égéries. Ces ingrédients dessinaient une manière de chat énigmatique cheminant à pas comptés dans un jardin en forme de labyrinthe. Chirac a arpenté pendant trente ans avec bonheur les départementales corréziennes et s’est acquis 23 Rue Corneille_3.fm Page 24 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 sur nos arpents des fidélités plus féodales que partisanes. Sa cordialité enjôleuse, sa mobilité, sa jovialité, son physique qui tenait du cow-boy Marlboro et de Ricky Nelson : avec ce mixte effervescent de bonapartisme fougueux et de radical-socialisme bonhomme, il y avait de quoi escamoter l’énarque pour offrir au peuple français un personnage élyséen en rupture avec ses prédécesseurs. Contemporain et enraciné. Un personnage qui eût imprimé un style tout neuf, comme il l’avait promis durant sa belle campagne. Un concours de circonstances l’avait hissé à l’Élysée, sans adhésion profonde à sa personne et sans le support d’un programme. Une seule thématique : la rupture. Elle répondait aux vœux d’un peuple en proie à la neurasthénie et contaminé par le scepticisme des élites. Scepticisme rime avec cynisme, et alors le nihilisme n’est plus loin. Rompre avec cette morosité me paraissait urgent et salutaire pour ranimer les cœurs vaillants en lâchant dans le ciel de France, voire de l’Occident, les fusées d’une espérance. Telle ne fut pas la posture présidentielle. J’ai croisé Pilhan brièvement, il m’a paru subtil mais pas adapté au cas Chirac. Du moins à l’idée que je m’en faisais. Ou que j’avais envie de m’en faire. Je me méfiais de cette engeance communicante, barbouillée de sociologie, qui depuis vingt ans prolifère autour des politiques comme le gui sur l’écorce des chênes. Ça les rassure, mais ça les dénature, les décervelle et les paralyse. Quelle fut l’influence de 24 Rue Corneille_3.fm Page 25 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10 Pilhan dans le silhouettage public d’un Chirac que j’avais du mal à reconnaître ? Puis l’influence de Claude Chirac après le décès de Pilhan ? Je n’en sais rien. J’avais de l’affection pour Claude, je la créditais d’un solide bon sens politique et peu m’importait qu’elle ne me prît pas au sérieux. Simplement je voyais comparaître sur la scène historique un Chirac inédit, à la fois plus lointain, plus conventionnel et plus hésitant que je ne l’aurais souhaité. Pas la personne de Chirac : jusqu’au bout il est resté le même, jamais mesquin, s’adressant sur le même ton à un grand de ce monde et à une femme de ménage. C’est le Président qui m’a dérouté ; dès l’automne, il s’était rogné les ailes pour devenir le communicant de son Premier ministre. Juppé ramait sur un esquif gouvernemental mal calfeutré, si j’en croyais mes copains de campagne devenus ministres. Un jour ils admiraient éperdument Juppé ; le lendemain il les exaspérait. Huit femmes virées du gouvernement comme on congédie une souillon, ça laisse des traces de ressentiment. Si ces femmes étaient nulles comme on me le laissait entendre, il ne fallait pas les nommer. Amorcer le virage de la rigueur sans avoir consenti aux électeurs de Chirac la moindre rémunération symbolique, ça promettait des frustrations. Mitterrand, lui, avait offert au « peuple de gauche » l’abolition de la peine de mort avant de prescrire la rigueur. 25