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Ayuko Nishida
La fabrique du passé
réflexions sur le photographique
Introduction
Testament photographique
Au fond, ce que je vise dans la photo qu’on prend de moi (...)
c’est la Mort : la Mort est l’eïdos de cette Photo-là. Aussi, bizarrement, la seule chose que je supporte, que j’aime, qui me soit
familière, lorsqu’on me photographie, c’est le bruit de l’appareil. Pour moi, l’organe du Photographe, ce n’est pas l’œil (il
me terrifie), c’est le doigt : ce qui est lié au déclic de l’objectif, au glissement métallique des plaques (lorsque l’appareil en
comporte encore). J’aime ces bruits mécaniques d’une façon
presque voluptueuse, comme si, de la Photographie, ils étaient
cela même – et cela seulement – à quoi mon désir s’accroche,
cassant de leur claquement bref la nappe mortifère de la Pose.
Pour moi, le bruit du Temps n’est pas triste : j’aime les cloches,
les horloges, les montres – et je me rappelle qu’à l’origine, le
matériel photographique relevait des techniques de l’ébénisterie
et de la mécanique de précision : les appareils, au fond, étaient
des horloges à voir, et peut-être en moi, quelqu’un de très ancien
entend encore dans l’appareil photographique le bruit vivant du
bois. — Roland Barthes 1
École nationale supérieure d’art Paris-Cergy, décembre 2014
01 La chambre claire, p. 32-33
3
J’aime le bruit du minuteur et de l’agrandisseur. C’est le bruit
que j’entends dans la chambre noire. Il annonce la fin d’exposition lumineuse sur le papier sensible. J’aime aussi le temps qui
passe pendant l’exposition. Durant ce temps l’image donnée par
le négatif, illuminé, agrandi ou réduit, est projetée sur le papier.
La durée d’exposition varie, de quelques secondes à quelques
minutes.
La chambre est équipée d’une lampe inactinique. Celle-ci me
permet de voir dans une luminosité minimum, sans sensibiliser
le papier. Je ne suis donc pas obligée de l’éteindre durant l’exposition. Tout de même, j’aime bien l’éteindre. C’est parce qu’avec
cette façon il ne reste que l’image exposée à voir dans le monde.
C’est le moment impossible à filmer. Il est au moins impossible
à filmer avec l’appareil sans éclairer du tout, et à revoir exactement la même scène que je voyais avec mes yeux. Donc il est
non plus possible à partager. C’est le temps invisible, introuvable. Mais la photo est déjà la preuve en soi de cette introuvabilité, car celle-ci est la trace du temps et de la lumière. Elle
est l’empreinte d’un événement dans le passé. Comme écrit par
Barthes, la photo, c’est sa mort. Et bien encore plus, c’est la Mort.
Je préfère que le minuteur ne soit pas électronique mais analogique avec un bouton pour le régler, car ce dernier fait un bruit
mécanique. Le claquement brutal me fait penser à la rupture du
temps, à l’exécution capitale avec la guillotine que je n’ai jamais entendue. Ensuite la chambre noire passe au noir total. Il
ne reste que la résonance et la persistance rétinienne de l’image
photographique.
Si je ne peux pas montrer la scène d’exposition au spectateur, je ne peux pas non plus voir celle des anciens photographes.
Qu’est ce qu’ils voyaient dans leur travaux ? Est-il possible
d’imaginer ce qu’ils ont vu pendant l’exposition lumineuse, à
partir des photos qu’ils ont laissées pour le futur ?
Une photo ne montre pas seulement un événement dans le
passé, mais nous indique aussi l’existence du passé dans un certain temps et lieu. Comme dit Barthes, « toute photographie est
un certificat de présence ». 2 La photographie est donc un dispositif qui est d’une certaine
manière la preuve d’un temps dans le passé. Ce mémoire est
un essai de révélation de l’être, une sorte de fantôme, par une
approche imaginaire, personnelle, et historique. Les chapitres
ci-après se composent de fragments, de souvenirs personnels,
d’expériences photographiques, et de recherches sur l’histoire de
la photographie. Certains écrits sont partis d’images existantes,
d’autres sont des tentatives de restitution d’une image à partir de
mémoires, réelles et imaginaires, personnelle et collective.
02 Ibid, p. 135
4
5
Ma mémoire et la mémoire externe
Lequel est le plus réel, dans le voyage, du souvenir conservé
dans mon cerveau, ou d’une photo que j’ai prise ? La mémoire
de ce qui est reconnu grâce à une image photographique, puis-je
l’appeler ma propre mémoire ?
En voyageant dans un lieu lointain, je vois des choses : des
paysages, des gens, des animaux, des choses. Ce que j’ai vécu, ce
ne sont pas seulement les choses que j’ai vues. Les organe sensoriels reçoivent le son, l’odeur, la température, l’humidité etc, toutes
les perceptions possibles que je pouvais avoir à ce moment-là. La
scène entrevue à travers le viseur de l’appareil-photo n’est qu’une
chose minime par rapport à la totalité de mes expériences. Or il ne
faut pas négliger mon boîtier. La prise de vue, dans telle situation,
est le seul moyen pour laisser la trace, « ici et maintenant », malgré
la petitesse de la scène cadré dans le viseur.
Quand je m’aperçois que j’existe au milieu d’un paysage merveilleux, il devient un moment précieux. Je suis émue, mais en
même temps je désire désespérément me souvenir de toutes les
sensations que j’ai eue. Alors ce n’est pas possible. Ces moments
ne me reviennent jamais, et je ne suis pas capable de me rappeler
tout ce que je sens par cette scène. Je me sens une grande solitude.
Partir seule en voyage n’est point triste. Mais la perception, ou la
mémoire sur le coup va perdre son existence, et j’ai peur de perdre
l’amour que je ressens, ne pouvant le partager avec personne.
7
Essentiellement virtuel, le passé ne peut être saisi par nous
comme passé que si nous suivons et adoptons le mouvement par
lequel il s’épanouit en image présente, émergeant des ténèbres
au grand jour. — Henri Bergson 3
Comment faire en sorte que le passé s’épanouisse en image
présente ? Si le passé est virtuel, la mémoire serait conservée
quelque part dans mon cerveau, sans doute comme des vêtements
mal rangés dans le tiroir. Or il n’y a aucun moyen de confirmer
le degré de détail mémorisé. La qualité de mémoire pourrait se
dégrader au fil de temps, mais comment serait-il possible de le
vérifier ? L’oubli, c’est oublier l’oubli. De plus, quand j’essaie de
me rappeler un souvenir particulier en détail, au moment où je
sens attraper la sensation que j’ai exactement eue, il s’échappe,
comme un nuage. Vu de loin, le nuage est reconnaissable, il paraît saisissable comme une barbe-à-papa. Mais lorsque je suis
dedans, il se disperse et n’est plus palpable. Plus je m’approche
de la perception que j’ai eue dans le passé, plus je suis retirée
dans le présent. La perception ne se produit que dans le présent.
L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour
toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance.
— Walter Benjamin 4
03 Matière et mémoire, p. 150
04 « Sur le concept d’histoire », Œuvres Ш, p. 430
8
Au retour de voyage, je suis envahie par la vie quotidienne,
retirée dans la routine de tous les jours. La mémoire de mes perceptions n’est pas disparue, certes, mais elle est mise au fond
d’un tiroir d’une manière désordonnée. Je n’ai aucune maîtrise
de la sortir à ma volonté. Je suis donc très souvent frustrée, quand
j’essaie de raconter le voyage à quelqu’un. J’ai beau empiler les
mots sur les mots : verbes, noms et qualificatifs, j’ai toujours
l’impression de m’éloigner de mes « expériences vaies et réelles ». Enfin, je me tais pour ne pas être déprimée davantage.
Quant à la photographie, je ne lui faisais pas complètement
confiance. Elle était un élément secondaire par rapport à la capacité de mon cerveau, que je croyais plus opérationnel qu’il
ne l’était en réalité. Or, au fil du temps, je ne peux plus m’appuyer sur mon propre contenant mémoriel, je dois m’appuyer
sur l’image extérieure, dont l’image photographique. Même si la
mémoire visuelle n’est qu’une partie de toutes les formes de mémoire, et que je sais que la couleur qui se montre dans une photo
n’est pas la même que ce que j’ai réellement vu, désormais je ne
sais plus dire la différence. Il n’y a aucune preuve.
Un proverbe commun dit que « la parole s’envole, l’écrit
reste », ainsi que ce qui est dessiné et imprimé. Lorsque je me
sens incapable de restituer mon souvenir par une pure évocation,
et que j’ai besoin de l’aide d’une image photographique pour me
souvenir, je me sens battue. Je me sens battue, seulement parce
que je sais ou je sens qu’il devait y avoir d’autres choses à dire,
mais que je ne sais quoi vraiment. Il y a des différences entre
l’image mémorielle et l’image photographique, mais souvent je
ne peux pas l’identifier d’une manière exacte. Mais est-ce que
9
cela importe aux personnes que je ne connais pas, et qui regardent mes photos à mon insu ? Ils seraient indifférents à ma
propre histoire. Et comme je le fais en découvrant les images
des autres ou du passé, on est tous libres de créer des histoires
imaginaires et volontaires.
La photographie, celle que je sentais comme un ennui en
quelque sorte pendant la prise de vue, devient désormais une
piste importante pour retrouver ma mémoire, et de la reconnaître.
Mais ce n’est pas qu’une retrouvaille de ma mémoire, c’est plutôt
la recréation de la mémoire. Grâce à l’image extérieure, ce qui est
le cas ici avec l’image photographique, ma mémoire commence à
prendre un nouvelle forme.
Si la perception extérieure, en effet, provoque de notre part des
mouvements qui en dessinent les grandes lignes, notre mémoire
dirige sur la perception reçue les anciennes images qui y ressemblent et dont nos mouvements ont déjà tracé l’esquisse.
Elle crée ainsi à nouveau la perception en lui renvoyant soit
sa propre image, soit quelque image-souvenir du même genre.
— Bergson 5
l’événement dans la passe. Mais elle est comme orpheline, car
elle existe dans mon propre présent. À ce moment-là, la photo,
ou les données photographiques, deviennent un objet qui m’est
précieux.
Si je n’arrive pas à me souvenir avec précision, ce n’est pas
à cause d’une photo que j’aurais faite pour cristalliser le passé,
m’interdisant de développer une mémoire plus riche que ce qui
apparaît sur l’image photographique. Ce n’est pas non plus, à
cause d’une absence de prise de vue. Je me rappelle d’un certain
moment dans mon passé, comme une lumière entrevue entre les
rideaux par un souffle du vent. La photo-souvenir est comme ce
souffle de vent. Mais pour bien voir la lumière, il faut avoir les
yeux ouverts, tout en étant attentif. Et la mémoire forte, celle qui
est proche de la perception, ressemble à un rêve juste avant le
réveil.
Maintenant la photo devient un point de départ, et un terminus. De là, je peux faire un voyage dans un temps imaginaire. Je
peux me rappeler d’un temps passé à partir de la photo. Je pense
à comment elle est réalisée, ou m’apercevoir des détails dont
je ne me rendais pas compte sur le coup. La photo est née par
05 Matière et mémoire, p. 110-111
10
11
Le vouloir dans la réalité
Au printemps je suis partie aux Orcades en Écosse. Avant
le départ je m’attendais à voir et photographier des monuments
néolithiques, des bâtiments de Vikings, tout ce qui est ancien.
J’y suis arrivée, j’ai fait le tour à pied, en vélo, des cimetières
collectifs, églises découvertes, chapelles avec des mousses poussées. J’ai vu la mer Atlantique. Des îles voisines à la distance
d’une ou deux stations de train. Des poteaux. Des bateaux. Des
maisons et des rues. Moutons et vaches sur les herbes, et des barres en fer et en bois qui les enferment. Site de piles de déchets,
bouchon de lait, sachets de gâteaux, ballon abandonné.
pas non plus à faire le reportage du problème des déchets dans
un site historique. Le paysage qui ne change pas, cela n’existe
pas. Même la mer, il y aura des navires russes immergés pendant
les grandes guerres. La réalité est désespérément absolue. Alors,
pourquoi souhaiter voir ce que je voulais voir ?
Nous éprouvons notre état de sans-défense contre ce que nous allons rencontrer dans la rue. Comment il est possible que les arbres
dans le parc national de Sequoia nous sauvent de la brutalité de
béton-et-vitre dans la ville de New York ? — Robert Adams 6
Je me suis rendu compte d’un simple fait ; je suis là, ici et maintenant. Et la photographie ne capte que maintenant dans chaque
moment, quelle que soit la durée. J’ai essayé, mais ne pouvais
pas parvenir à imaginer comment vécurent ces peuples d’il y a
plusieurs centaines, ou milliers d’année. Mais je ne m’intéressais
06 Beauty in Photography, p. 14
12
13
Que voit-on au moment du déclencheur ?
Reflet des passagers
Quelqu’un a cité le propos de Henri Cartier-Bresson : « j’adore
prendre des photographies. C’est comme être un chasseur » 7.
L’acte de photographier ressemblerait plutôt à un enterrement. Il ne s’agit pas d’enterrement du sujet, mais du moment
même. Autrement dit, c’est du temps fossilisé.
Vu de l’intérieur du train en marche, les visages des passagers se reflètent dans la vitre. Ils paraissaient plus sérieux et plus
tristes que lorsque je les vois directement. Des lignes et dessins
griffés sur la vitre, le tunnel si sombre semble parfois éblouissant
dans la lumière de lampes qui dehors défilent à intervalles réguliers, et se confond au reflet des passagers dans ma vue.
Pendant la marche du train, ma position actuelle n’est déterminée que d’une façon instantanée. Sinon, je ne suis nulle part.
Mais dans la même voiture du train, les passagers, moi y compris
pourrait-on dire, formons pourtant une communauté. Ma position est déterminée non par une position de lieu, mais par l’entourage de ces personnes.
Lorsque je regarde les corps et les visages reflétés dans la
vitre, l’ombre du tunnel qu’on traverse, que la lumière transperce
en vitesse en superposition, je dis : « je ne vous connais pas, mais
je suis là avec vous. » Le train ralentit, arrive à la prochaine station et les reflets disparaissent dans la lumière éclairée sur le
quai, et les passagers se dispersent.
Je suis ni un sujet ni un objet, mais plutôt un sujet qui se sent
devenir objet : je suis alors une micro-expérience de la mort (de
la parenthèse) : je deviens vraiment spectre. — Barthes 8
Quand l’obturateur descend, le viseur se coupe à la vue.
À ce moment-là, le photographe est donc aveugle. Il est en état
de sans-défense plutôt que prédateur. Ainsi, si toute la photographie est autobiographique pour le photographe, le déclencheur
serait le rituel incessant de l’optogramme.
07 Henri Cartier-Bresson : Le tir photographique, p. 108
08 La chambre claire, p. 30
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Le début du souvenir
Le premier souvenir que je peux restituer date de lorsque
j’avais trois ans et quelques mois. Je vois le décor de cette scène,
traversant un passage-piéton dans la ville de Tokyo avec ma
grand-mère. On allait à l’hôpital qui accueillait ma mère après
son accouchement. Il faisait beau et agréable, c’était la fin du
mois de mai ou début juin. (Je peux le savoir avec exactitude, car
l’anniversaire de mon frère est le 24 mai.) Dans le ciel bleu, le
contour des nuages était net. La couleur de l’hôpital était orange.
J’avais trois ans lorsque (mon grand-père mourut à cinquante-huit
ans en 1888 : (…) Je regrette que mon père n’ait pas vécu une
ou deux années de plus ; j’aurais au moins pu conserver de lui
une vague image. Mes souvenirs ne commencent à poindre que
quelque temps après sa disparition. — Junichiro Tanizaki 9
Peut-être que la naissance ou la mort d’un proche affecte la
mémoire de l’enfance. Je crois n’avoir jamais vu ma mère en
état de grossesse. Je n’ai jamais été enfant unique. Si je n’ai pas
conscience ou de souvenir d’avant la naissance de mon frère, il a
dû avoir été pour moi comme un miroir.
09 Années d’enfance, p. 13 L’âge indiqué dans le texte sont du calcul d’âge
traditionnel au Japon et en Asie. Pour mettre en Calendrier grégorien, il
faut déduire un ou deux ans des chiffres indiqués.
18
J’essaie de me rappeler le vent qui soufflait en traversant à ce
passage piéton dans la saison du printemps. Les rhododendrons
en blanc, rouge et rose devaient se pousser aux trottoirs. Mais
l’air que je respirais, si j’essaie de me souvenir, et au moment où
je sens que je réalise cette mémoire, me contraint de revenir au
présent.
Il m’arrive de me questionner sur ce que fut la première clarté
qui se projeta dans mes yeux après ma naissance. Or, il m’est
impossible de la savoir. Ensuite, je me demande ce que c’était
ce paysage vu à tel endroit, lorsque je remonte dans mes souvenirs le plus loin possible. Je sais que ce n’est pas une sorte
d’image nette, mais j’essaye d’en chercher une qui serait perçue de mon état étroitement défini, un état qui existe entre le
sommeil et le réveil. Je cherche, par-ci et par-là, convoquant
tous mes éléments accessibles de mémoire. Et je parviens à une
image vague, je crois que ce serait cela. Mais cette image n’est
elle aussi qu’une fabrication de mon intention arbitraire, d’où je
pourrais conclure que je n’ai jamais vu cette image, ou bien que
je venais juste de la voir, ou alors que je ne la verrai que dans le
futur. Cependant, il n’y a aucune certitude que je ne l’aie pas vue
non plus. — Daido Moriyama 10
10 Inu no kioku, traduit par l’auteur, p. 183
19
La photo de famille
Dans ma maison il n’y a pas beaucoup de photos de membres
de ma famille encadrées, seulement quelques prises de vues faites
lorsqu’il y avait des cérémonies et des événements importants,
par exemple, le jour de Shichi-go-san, ou l’entrée à l’école primaire. 11 Mais seulement les photos de ma connaissance. D’autres
photos, comme celles de la jeunesse de mes parents sont dans les
albums, rangées discrètement. La décoration de l’intérieur de la
maison et de ses photos-souvenir ne correspond pas à notre goût.
De plus, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, je n’ai jamais vu de photos de mariage de mes parents, même s’il est inclus dans une des
cérémonies les plus importantes. J’en ai seulement trouvé dans
un vieux album, alors que j’étais en train de fouiller le débarras
chez mes grands-parents.
Lorsque j’étais petite, on allait chez mes grands-parents maternels, dans le département de Nigata. Il est situé dans la région montagneuse qui s’appelle Shinshu, et fait face à la mer du
Japon. Le village où habitaient mes grands-parents (imparfait car
mon grand père n’est plus en vie) est connu pour son site de ski
en hiver et au printemps. Ils ont un hôtel. Mes parents, mon frère
et moi dormions tantôt dans une chambre des clients, tantôt dans
la maison des grands-parents. Lorsqu’on restait à la maison, on
11 Shichi-go-san est une fête pour célébrer les enfants de trois ans, les
garçons de cinq ans et les filles de sept ans.
20
dormait dans le séjour (le séjour dans l’architecture japonaise est
multifonctionnel). Il y avait une télévision, une table basse, et un
radiateur (kotatsu), puis l’autel bouddhique avec une statuette de
bouddha et des instruments à prier, des fleurs, de la nourriture
dédiée aux morts, etc. En haut du mur près du plafond il y a aussi
trois photos de mes arrière-grands parents, dont un couple et un
arrière-grand père. Je ne me souviens pas qui est au côté de mon
grand père et ma grand mère. Les photos sont en noir et blanc,
agrandies, encadrées. C’est dans ce format sans doute qu’ils les
ont portées lors des funérailles. Je n’ai jamais vu ces personnes
en vrai. Ils sont décédés bien avant ma naissance. D’ailleurs je
ne connais même pas leurs noms. Ils sont les membres de ma
famille, ce qu’on appelle la famille officiellement, certes, mais
en même temps ils me sont totalement inconnus. Il y a pas mal
de parties bouchées (au sens photographique) sur leur visage, ce
qui leur donne une impression austère. Ils ne sourient pas. Peutêtre dans la vie ne souriaient-ils pas très souvent. Je ne sais pas
pourquoi, est-ce qu’ils ne souriaient pas vraiment d’habitude, ou
c’est parce que pour les funérailles une photo souriante serait
prise comme manque de sérieux.
Je n’ai jamais aimé dormir dans cette pièce : lorsque je me
levais dans la nuit pour aller aux toilettes, ils me faisaient peur. Je
ne voyais pas les photos dans l’obscurité, mais leur présence était
suffisante pour me faire peur. Dans le bouddhisme les morts deviennent Bouddha. Les photos d’une personne morte sont donc
à la fois elle-même et l’image divine iconique. Ils sont pour moi
les surveillants. Mais ce n’est pas simplement pour le contexte
religieux que je sens ainsi. Les vieilles photos en noir et blanc,
21
sans jamais de sourire, et ces parties obscurcies me font imaginer
le caractère des arrières grands-parents comme austère et horrifiant. Ils sont très hauts, à hauteur de nuage pour me regarder. Ces
photos ne sont pas pour que je voie mais au contraire, ce sont
elles qui sont là pour me voir, me surveiller, et m’horrifier.
22
Le blanc d’os
Parmi mes rares enseignants préférés de l’école primaire, à
Tokyo, il y avait un instituteur que j’aimais beaucoup. C’était
un professeur d’art plastique. Passionné d’invention, il créait la
machine à percer des noix, par exemple.
Un jour quelqu’un m’a dit, qu’il venait de se blesser en faisant
le travail dans la salle de préparation. Il s’était coupé le doigt assez profondément. Il l’a lavé à l’eau. Parmi de la chair et du sang,
l’os blanc s’est apparu. Il a dit : « c’est beau... »
Cette histoire m’a apportée deux images : l’un est une empreinte du prototype d’artiste fou. L’autre, c’est une scène totalement imaginée, mais qui me reste imprimée ; au lavabo à côté
de la fenêtre, sous la lumière du soleil éclaircissant, le regard du
professeur fixé sur le blanc de son os, blanc comme neige, laissant de l’eau et du sang rouge couler dans lavabo, à l’intérieur la
salle de préparation, tout seul, dans le silence.
23
L’ombre du poteau
Solarisation
C’est le soir, je marche pour rentrer à la maison. Enfant, il
m’arrivait souvent de marcher le soir toute seule, après la leçon
de piano, le soutien scolaire, et le club de sport, etc. La ville
n’était pas sombre. J’habitais dans un quartier résidentiel de la
banlieue de Tokyo. Les poteaux électriques alignés éclairaient la
rue selon une distance régulière, assez courte.
À mesure que j’avance, je vois qu’ils s’approchent de moi par
devant.
Ils me collent aux pieds une ombre. L’ombre est claire,
comme de disparaître dans le sol illuminé. Quand je continue
d’avancer, alors l’ombre devient de plus en plus foncée et de plus
en plus petite. Elle s’enfuit en bas du poteau. La lumière blanche
de la lampe fluorescente. Ensuite elle réapparaît, mais cette foisci, derrière moi. Un autre ombre m’attrape par devant. Elles sont
mes deux fantômes personnels, devant et derrière. Je m’arrête.
Elles ne s’arrêtent pas. Elles continuent à flotter. L’ombre peut
devenir très longue, et au moment où elle commence à être plus
longue que moi elle disparaît. C’est à cause d’une autre lumière,
qui efface cette ombre, et qui génère une autre ombre.
Je découpe un article de journal. J’utilise l’article découpé
comme un négatif . Dans l’agrandisseur je place ce bout de papier dans le passe-vue d’agrandisseur. Ensuite je fais la mise au
point afin que le texte soit net.
Je vois sur le plan de travail l’image dans laquelle le texte de
journal a le contraste inverse de celui de l’original. Il y a aussi
la texture de grain de papier. La lumière passée par le papier est
assez sombre, même si je mets l’objectif en ouverture maximum.
Après avoir fait quelques tests d’exposition, je sors un papier
photographique vierge. J’expose l’image sur le papier sensible
vierge, puis tout de suite je le trempe dans le bain de révélateur.
Je laisse la lampe inactinique allumée. Sous cette lumière
faible je vois que le papier photographique commence à s’assombrir graduellement. Je sors ma lampe de poche en LED. Je
l’allume, et expose sur la surface du papier qui est en train de se
développer. J’essaie de lire les mots. Le titre, du début jusqu’à
la fin, les sujets, les verbes, les adjectifs, des opinions, les noms
communs, les noms propres et inconnus.
Au début du développement le papier présente l’image d’un
texte blanc sur fond gris. Lorsque j’y expose la lampe de poche,
avec la lumière condensée, ce rapport est renversé. Les mots deviennent plus foncés que le fond.
C’est un effet que l’on appelle « solarisation ».
24
25
Si la lumière de la lampe de poche reste trop longtemps sur le
papier, il est tout noirci.
Pour lire le texte, je dois y projeter la lumière. Si j’insiste en
illuminant le texte trop longtemps, il devient illisible. Plus j’essaie de lire le texte, plus je le rends illisible.
26
Effacer l’histoire
Après la Deuxième Guerre mondiale, le Japon est mis sous le
contrôle de l’armée américaine. Les manuels scolaires qui s’employaient pendant la période de guerre sont désormais interdits,
donc inutilisables. Cela à cause de l’esprit militariste, nationaliste, et shintoïste qui y avaient été fortement présents.
La direction américaine a donné un ordre à toutes les écoles
primaires et aux collèges.
Un jour à l’école les élèves ouvrent leurs manuels. Ils prennent
un pinceau, et le trempent dans l’encre de chine. Les maîtres ou
les maîtresses leur indiquent la partie qu’ils doivent mettre en
noir sur le texte, à savoir la partie qu’ils ne doivent pas LIRE.
Ils cherchent cette partie, et avec le pinceau rempli d’encre, ils
la barrent en noir. Si l’encre n’est pas assez foncée que le texte
reste encore lisible, ils doivent repeindre jusqu’à ce que le texte
soit totalement noir.
Certains élèves se demandaient pourquoi. Les choses qu’ils
avaient apprises comme vraies hier, devenaient aujourd’hui
fausses.
Or, de tels questionnements ont été ensuite et tout de suite enlevés. L’ordre de l’instituteur, reflet de cette époque, était absolu.
Mais les textes qu’ils ont effacés, sont-ils éliminés de leurs souvenirs ? L’histoire est-elle effacée par une couche de pinceau ?
27
Projection de l’oubli
Parce que vie et mort ne sont pas plus en rapport symétrique
qu’écran et image ; il faudrait avoir vécu pour mourir ; mais on
oublie qu’on meurt, aveuglé par la vie ; et inversement la mort
ne signale pas qu’il a eu la vie.(...) Vivante, je ne m’imagine
pas morte ; morte, je ne verrai pas la vie. Mais de plus près ?
— Alix Célo-Roubaud 12
Pour faire la projection d’une image, il faut un support,
comme écran ou papier. Mais lorsqu’on voit l’image, on regarde
le support et on ne le voit pas. Il faut également de la lumière
pour voir. Sans lumière, on ne voit ni image, ni support. La disparition de la lumière, c’est la disparition de l’ombre.
Dans Histoire du poète qui fut changé en tigre, écrit par
Atsushi Nakajima, il y a un homme qui s’appelle Li Zheng. Il ne
réussit ni dans sa voie de poète, ni dans sa vie de fonctionnaire.
Étant à mi-chemin, désespéré, il est transformé en tigre. Mais à
certains moments de la journée, son esprit d’être humain ainsi
que sa mémoire humaine lui reviennent. Un jour il retrouve un
ancien ami-et collègue dans la forêt.
12 Journal, p. 171
Au fond, hommes ou bêtes, n’avons-nous pas tous été autre
chose à l’origine ? On s’en souviendrait au début, mais on l’oublierait à mesure, pour se persuader à la fin que cette forme présente a toujours été la nôtre. Et après quelle importance ? Si le
cœur humain qui est en lui s’effaçait complèment, il serait sans
doute plus heureux ainsi. Sans doute, mais cela, l’humain en
lui le redoute plus que tout au monde. Ah, vraiment, combien
ce serait redoutable, quelle tristesse, quel déchirement ! Perdre
jusqu’au souvenir d’avoir été un homme. — Atsushi Nakajima 13
Ce qui est impitoyable pour Li Zheng, ce n’est pas seulement
qu’il soit transformé en bête. C’est aussi parce qu’il fait l’aller-retour de deux états d’esprit, celui du tigre et celui d’humain.
Le premier signifie la mort alors que le deuxième pour lui est la
vie. Car la vie, c’est la conscience et la mémoire : la mémoire de
la rancune et de l’obsession. Il va tout oublier, ce qui signifie la
fin de sa vie. La peur le saisit, d’autant plus qu’il sait l’état d’oubli, et aussi qu’il se souvient d’avoir oublié, comme s’il faisait le
va-vient entre vie et mort. Mais bientôt, cet aller-retour d’esprit
ne sera plus possible.
Sa vie, en mémoire et conscience, serait comme une lumière
projetée sur le mur dans le noir. Plus la surface éclaircissante diminue, plus elle devient importante. Sa mort n’est ni l’apparition
d’un écran, ni celle de l’ombre. Mais c’est une obscurité totale,
un oubli parfait.
13 Histoire du poète qui fut changé en tigre, p. 11
30
31
Révélation du hasard
Il y a de l’eau qui est répandue sous mes yeux dans la chambre
noire. Je ne sais pas contrôler sa tension de surface. Elle se forme
librement. J’essaie de crée une image photographique en versant
l’eau sur le papier vierge et par la suite en faisant le tirage argentique direct. Lorsque la lumière de l’agrandisseur y est projetée,
l’eau condense la lumière, et crée la réfraction. Elle rend une
exposition intense sur la partie mouillée du papier. Je la regarde.
C’est ma volonté d’utiliser cette substance. Mais elle se plie à
sa volonté, en dehors de mon contrôle. Elle crée un reflet, sans
réfléchir.
réalité ne se trouve pas être celle attendue, ou lorsqu’il n’est
pas pensé à l’avance et que sa réalité certaines contingences, ou
lorsque l’événement est réfléchi, mais que l’intention n’est pas
appliquée.
La question de la naissance du hasard est la question de la
conscience du hasard. Un phénomène serait tout à fait dans l’ordre
des choses pour l’un, alors que pour l’autre, il peut être une surprise totale. Plus la réflexion est profonde, plus la conscience du
hasard devient importante.
La photographie est issue du reflet d’un événement par une
apparition de la lumière. J’ai beau réfléchir, la réflexion ne crée
pas le reflet.
La précarité de l’art photographique est aussi liée à la contingence, au caractère hasardeux de la genèse de l’image : (…) le
simple hasard objectif peut produire un résultat esthétiquement
tout aussi appréciable qu’une prise d’image longuement réfléchie selon des exigences artistiques. (…) Cette fonction créatrice du hasard incontrôlable tient à la spécificité de genèse de
l’image photographique. — Jean-Marie Schaeffer 14
Un événement imprévu est appelé « hasard ». Le hasard se
produit lorsque l’événement est réfléchi au préalable et que sa
14 Image Précaire, p. 159
32
33
Planche-contact ratée
Lorsque j’ai commencé à pratiquer la photographie argentique, je ne l’appréciais pas beaucoup, à cause de la longueur et
la complexité du processus. Je ne suis intéressée que ce que je
fais « maintenant » dans les bons et les mauvais sens.
Un jour j’ai apporté dans la chambre noire des pellicules
avec lesquelles j’avais pris des photos sans avoir objectif particulier. Après avoir développé les pellicules en négatif, j’ai
préparé les outils pour faire la planche-contact. Je sors des pellicules découpées et les accroche à la planche en verre. Cette
planche est attachée par charnières à une plaque collée avec
éponge sur laquelle on pose le papier vierge. J’éteins la lampe
fluorescente, et laisse allumé seulement la lampe inactinique
rouge. Les bains chimiques sont déjà prêts. Je sors une feuille
de papier photographique vierge de la poche noire, protégée
dans le boîte de carton. Je la pose sur l’éponge, de façon à ce
qu’elle soit en contact avec les pellicules lorsque je referme la
planche en verre. Jusque-là tout allait bien. Mais avant de projeter la lumière de l’agrandisseur, je ne sais pourquoi, j’ai allumé la lumière fluorescente. C’est la lumière normale, pour lire,
pour voir des choses etc. Tout de suite je me suis rendue compte
de ce que je venais de faire. Pourtant n’arrivais pas croire à
une action bête et fatale. Dans ma tête, quelque part, je croyais
que ce n’était rien de grave. Ensuite j’éteins la lumière, et suis
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la procédure normale pour créer la planche-contact avec la
lumière d’agrandissement.
Je trempe le papier dans bain de révélateur. Le papier devient
immédiatement noir. Ce phénomène est tout à fait normal, théoriquement et pratiquement, et pourtant il me produit un choc. Je
suis surprise qu’une si brève exposition à la lumière, laquelle n’a
sur moi aucun effet nuisible, puisse brûler et noircir le papier
à ce point. Quoi qu’il en soit, on ne peut photographier que le
maintenant. La scène que j’ai vue dans la chambre noire, où le
papier photographique se noircit à une vitesse incroyable sous le
révélateur, était justement le maintenant. La scène était vive et
violente. La lumière a laissé une impression sur le papier et dans
ma mémoire.
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Moments à l’infini
Il arrive fréquemment – et cela fait partie du charme de la photographie – que le photographe lui-même découvre en examinant
ses images, et ça parfois longtemps après, beaucoup de choses
qu’il n’avait pas remarquées au moment de la prise de vue.
Parfois on découvre des dates ou des inscriptions sur les bâtiments, ou encore des affiches dont a présence sur le murs paraît
tout à fait incongrue ; parfois encore un cadran dans le lointain
sur lequel, inconsciemment, on a enregistré l’heure et la prise de
vue. — William Henry Fox Talbot 15
donne de nombreuses informations, indiquant également l’heure,
la date, le jour, le mois, et l’année. C’est un corps incluant le
temps projeté.
Quand j’appuie sur le bouton du portable, l’écran s’allume.
Il s’illumine, et illumine le monde qui l’entoure. La lumière
est née, ainsi que l’image projetée sur l’écran. C’est un événement lumineux. À ce moment-là, la vue est prise. Cet instant est
commémoratif. Il est commémoratif par son existence même.
Ainsi qu’un négatif : l’éphémère négatif ainsi constitué. L’instant
devient multipliable à l’infini.
Pour le propos de Talbot, Bailly mentionne qu’il y a de la
« qualité d’interruption et de suspens » 16. Un moment anonyme,
grâce à la prise de vue, devient un temps monumental. Mais si
ces temps monumentaux deviennent de plus en plus nombreux ?
Si chaque seconde, aspirée par la vue, devient monumentale,
n’aurait-on pas le temps de la suspendre car il y en a trop ? Ce
serait un travail impossible, comme la tentative d’arrêter le flux
d’une Niagara avec un barrage en papier.
Le téléphone portable est un outil quotidien dans la société
développée de notre époque. L’écran du portable, lisse et brillant,
15 Citation de Pencil of Nature dans L’instant et son Ombre, p. 87
16 Ibid, p. 89
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Miroir du monde
Qu’ont aperçu les premières personnes à avoir vu les tout premiers daguerréotypes ? Appliquée sur une surface métallique, cette
épreuve cristallise l’image réelle d’une certaine étendue du temps.
La personne qui voyait son portrait dans l’épreuve daguerréotype,
aurait dû l’avoir eu en horreur. Car elle n’a jamais vu une apparition d’un être qui lui ressemble parfaitement, mais qui reste figée.
Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve
composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacée en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où
l’optique perçoit ce corps. L’homme à jamais ne pouvant créer,
– c’est-à-dire d’une apparition, de l’impalpable, constituer une
chose solide, ou de rien faire une chose, – chaque opération
Daguerrienne venait donc surprendre, dé-tachait et retenait en se
l’appliquant une des couches du corps objecté. — Félix Nadar 17
L’épreuve daguerréotype, considérée comme un temps et espace particulier cloué d’une manière symétrique sur un miroir,
est « à la fois un négatif et positif, et un miroir. On voit en même
temps et le support, et l’image, et soi-même ». 18 (Roubaud)
17 Quand j’étais photographe, version numérique
18 Journal, p. 171
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L’image de soi projetée sur le miroir se conserve jeune, et
l’original vieillit. D’où le fait que le procédé s’appelait autrement : le « miroir du temps ». La visualisation d’un certain temps
dans le passé, c’est le saisissement d’un état de chose qu’ils
avaient cru insaisissable, donc incroyable.
« Miroir du temps », si on réfléchit à ce terme aujourd’hui,
littéralement toute la photographie l’est, parce qu’il s’agit du reflet d’un temps particulier à lieu précis du monde. De nos jours,
on « se miroite » sans cesse. La photographie est devenu un outil immédiat et facile, grâce à l’évolution de la technique industrielle. Dans la société industrialisée, la prise de vue est devenue
facilement accessible avec l’appareil numérique, ou une des
multifonctionnalités de nos téléphones portables. Pour faire un
selfie, il n’y a plus besoin de faire sembler d’être noyé comme
Hippolyte Bayard lorsqu’il a fait son épreuve en 1840. Aussi
avec l’aide du réseau Internet, l’écran numérique permet la visualisation d’images sur une télévision, sur un ordinateur, et sur
ces téléphones portables, etc.
L’acte photographique peut devenir très vite une sorte de folie,
d’aveuglement, de tic d’annulation de l’existence : (...) chaque
parcelle de la Terre sera doublée d’un petit objectif qui mitraillera, seconde après seconde ; tous les pores de l’homme seront
munies de loupes, de lentilles et grands angles, si l’on mène un
jour la passion photographique à son terme. — Hervé Guibert 19
19 La photo, inéluctablement, p. 148-149
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La prophétie d’Hervé Guibert, annoncée en 1979 est-elle
prouvée enfin juste ? La passion photographique ne semble pas
montrer son terme même aujourd’hui. Au contraire, elle paraît
de plus en plus chaleureuse. Mais il serait vrai, qu’on a enfin
beaucoup d’images, tellement volumineux qu’on en a assez, sans
doute, pour créer un double de notre monde, une autre série de
spectres.
Racine du photogramme
Le technique du photogramme trouve sa naissance au seuil
de l’histoire de la photographie. Inventeur, Talbot créa des tirages directs, qu’il nomme « Photogenic Drawing » (dessin photogénique). C’est pour lui le processus par lequel des objets naturels se dessinent eux-mêmes sans aide de la main ni du crayon
de l’artiste 20.
Contrairement à la photographie, qui passe par la prise de
vue, le photogramme donne moins d’indice sur la vision finale du
tirage. Il est donc caractérisé par son imprévisibilité. Également,
comme l’épreuve de photogramme est fait avec des objets projetés par la lumière, on considère que c’est leurs ombres et silhouettes qui créent la forme, alors que la photographie importe
le détail graphique de la pellicule qui se projette sur le papier
photo-sensible. Mais la distinction entre les deux n’est pas toujours évidente.
Dans Pencil of Nature, « VII. Leaf of a Plant », on présente le
tirage d’une feuille. Cette image est obtenue par double processus de calotype. D’abord, avec la vraie feuille, Talbot acquiert
l’empreinte de l’image en contour de blanc sur le fond noir.
20 Il s’agit du rapport qu’a rendu Talbot en 1839 au titre de : Some account
of the Art of Photogenic Drawing, or The Process by Which natural
Objects May Be Made to Delinate Themselves without the Aid of the
Artist’s Pencil.
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43
Ensuite il obtient une autre image dont le rapport de clair-obscur
est inversé, par le tirage-contact de la première sur un autre papier sensible vierge.
La feuille aurait été fine et diaphane, laissant traverser la lumière, de sorte qu’on voit la veine. Sa finesse me fait penser à
celle d’une pellicule ou d’une feuille de papier. Comme le mot
« feuille » en français, « leaf » a plusieurs sens : le papier et celui du plant. De cette idée, je voudrais comprendre comment la
feuille utilisée pour ce tirage est le négatif d’une feuille de la
nature.
J’aimerais aussi attirer l’attention sur cette forme de feuille
arborescence et fractal. Le rapport entre des feuilles et des tiges
me fait glisser vers celui des branches et du tronc. Cette observation m’amène encore plus loin, vers la racine des mots. « Mot »
en japonais se dit « kotoba », dont le sens provient de « feuille de
fait ». Le mot est l’action, composé du matériel végétal. Il reste à
l’arbre, s’envole, tombe par terre, se ramasse à la pelle. Uu vieux
recueil de poésie, Sin-kokikn wakashu 21, s’appuie sur cet aspect
étymologique. « La poésie de yamatouta est issu des graines du
cœur des peuples, qui deviennent maintes feuilles de mots » 22.
L’image de la feuille, selon lui, est ainsi dessin fait par la
nature. Mais ne serait-il pas possible de lire également qu’elle
s’écrit sur son ancêtre et sa descendance, et sur le mystère de la
nature, comme un portrait en langue d’arbre ?
21 C’est une anthologie des poèmes japonais parue au 12e siècle.
22 « Yamatouta » est la poesie japonaise à l’appelation ancienne. L’original
est « Yamatouta wa hito no kokoro wo tane to shite, yorozu no koto no
ha to narikeru ».
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Murmur Iroha 23
C’est une mélodie
Un jour je me rappelle
D’un parfum du vent
Sans prévenir, vivement
Puis il se dissipe, très vite.
23 « Irohanihohéto » : les premières syllabes d’un chant qui se compose avec
la totalité des quarante-sept hiraganas, l’alphabet japonais. Ces syllabes
veulent dire « Les couleurs sont parfumées ».
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La carte d’une jeune femme
Le jeune
L. Joliot Succt
350 Rue St Honoré près la place Vendôme
PARIS
La dame à côté de moi m’a demandé : « pourquoi cette photo
plutôt que les autres... ? »
J’étais venue au marché aux puces de Vanves. Des photos en
tirage albumine en taille de cartes à jouer sont vendues chez un
marchand. Il y en avait une cinquantaine, rangées dans une boîte.
Trois euros par carte. Hors leur valeur d’antiquité, je ne sais pas
si ce prix convient pour acheter des portraits d’inconnus.
Parmi elles, j’ai trouvé une carte que je croyais me plaire. Je
dis « je croyais », car je ne savais pas ce qui m’attirait dans cette
carte. C’était le portrait d’une jeune femme en sépia et blanc cassé. Les cheveux attachés en arrière, La bouche fermée, les yeux
fixés avec le regard un peu glissé vers ailleurs. Le photographe
lui a peut-être demandé de regarder un objet quelconque plutôt
que l’objectif.
La vendeuse m’a appris que les portraits photographiés au début du XXe siècle étaient offerts en guise de cadeau, et pareil les
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portraits de funérailles. Alors, lorsque cette jeune femme mourut,
était-elle encore jeune comme dans l’image, ou beaucoup plus
âgée ?
Je me demande également quelle genre de visage elle avait
devant son miroir tous les jours. Par rapport à l’image qu’elle
croyait d’elle-même, est-ce que le portrait lui ressemblait ou
pas ? Étrangement, en regardant son portrait, j’ai l’impression de
prendre la même expression qu’elle. Ou alors j’aurais cherché
une image avec qui je crois pouvoir me synchroniser.
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Vitesse d’images, vitesse d’une vie
Les vieilles photos possèdent un code mystérieux : elles transmettent le sentiment de la nostalgie seulement par sa vieillesse.
— Moriyama 24
Au lycée, pendant le cours d’histoire du monde, le professeur
nous a fait regarder un film documentaire de la série « Vingtième
siècle en images » Des films créés et diffusés par NHK (Japan
Broadcasting Corporation) en 1995. Il commence par les premières
images en mouvement faites par Louis Lumière, et le documentaire
consiste en films et photographies témoignant de chaque époque. Il
parcourt l’histoire de la guerre, de la technologie, de la science, et
de la culture etc. À l’introduction de chaque série, on a inséré une
musique d’orchestre qui s’intitule « Paris brûle-t-il ? » (sans rapport avec le film éponyme). Pendant cette musique, des mots s’apparaissent sur l’écran. Ce sont des mots qui concernent des grands
événements historiques, des nom de personnes célèbres, etc. Ils apparaissent de droite à gauche, de haut en bas, en plusieurs typographies et couleurs. J’aime les regarder. Ils ne m’amènent pas dans le
souvenir de la vraie histoire, puisque je n’y ai pas vécu. Mais ils me
font entrer dans un monde d’imagination, sinon dans le souvenir
d’un autre temps où j’imagine l’époque pour moi lointaine.
Les films ont des poussières collées, ou elle se sont abîmées à force de projections, il y a toujours des taches blanches.
Comme ils sont en mouvement, cela fait un effet de neige. Les
quatre coins du cadre sont souvent sombres. À cause du nombre
d’image par secondes insuffisant, les images du temps ancien me
donnent l’impression que les gens de cette époque bougent très
vite, comme des fourmis, et ils vivent dans un monde en noir et
blanc. À force de les regarder, je commence à avoir l’impression
que le temps d’ancien passe très vite, qu’il est monotone, même
si je sais que ce n’est pas vrai et que la vitesse est due à la quantité bien moindre des images et du film à l’époque.
Dans un passage du documentaire, il y avait une vidéo d’un
homme vêtu en parachute, se tenant debout à la terrasse de la
Tour Eiffel. Deux hommes derrière lui l’attendent la performance
de son vol, car ils ont payé pour cette occasion. Le monsieur
papillon devait donc sauter. Après une quarantaine de secondes
d’hésitation, il sauta depuis soixante mètres de hauteur de la tour.
Il chuta, et s’écrasa immédiatement au sol. C’était en 1912, le
monsieur s’appelle Franz Reichelt. Voulait-il se suicider, ou il
croyait vraiment pouvoir se voler ? J’ai appris qu’il avait caché son intention, à ses amis et aux commissariats, de sauter lui
même au lieu de lancer un mannequin. Était-il alors sûr de son
invention, ou alors c’était plutôt un suicide, histoire d’une liquidation de toutes ses dettes ?
La vitesse du mouvement et de la prise de décision de sauter
chez l’homme m’a surprise. Le film me donne l’impression qu’il
n’avait pas peur du tout. Il tomba comme un œuf.
24 Inu no kioku, traduit par l’auteur, p. 141
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Image sur une pierre tombale
Je l’ai trouvée dans la cimetière du Père-Lachaise. Je ne pouvais croire qu’elle soit morte. Une femme née en 1948, et décédée
en 2003. Elle vécut pendant cinquante-cinq ans. En couleur, sa
photo est attachée sur le côté de la pierre tombale bas, avec son
nom gravé juste à côté de l’mage. Comme elle a l’air d’avoir la
cinquantaine, la photo semblait être prise peu avant son décès.
Étrangement, la photo me paraît comme une étiquette, affirmant que cette pierre tombale appartient à cette femme. Si j’ai eu
du mal à croire qu’elle n’est plus vivante, c’est sans doute d’abord
parce que je ne la connais pas. Mais ce serait aussi à cause de
son visage, souriant et joyeux. L’image découpée de la photo
a été prise lorsqu’elle était avec sa famille, ses amis, son aimé,
dans une ambiance détendue. La photo doit sûrement rappeler le
souvenir des proches, et des amis. Mais pour moi, inconnue, elle
fonctionne seulement en tant que présentation, identification et
marquage de possession de la pierre tombale.
La femme de la photo est souriante. Savait-elle déjà sa mort
dans le futur antérieur ? Peut-être fut-elle photographiée lorsqu’elle était encore en bonne santé, avant la maladie incurable.
Ou alors elle eut un accident lors d’un voyage, et la photo avait
été prise la veille de son départ. Cette femme ne savait pas encore
son destin. Barthes dit que la photographie est « catastrophe » pour
son écrasement du temps, car « cela est mort et cela va mourir » 25.
La pierre tombale et l’image de la femme sont liées à jamais,
me renvoient violemment à la conclusion qu’elle n’est désormais
plus dans ce monde.
En repartant, je me suis trouvée à marcher dans une allée en
pente. À droite, il y avait une grande pierre tombale, d’une forme
comme une baignoire, également penchée. Un coup de soleil
dans la fin d’après-midi. Les feuillages des arbres s’agitaient et
l’ombre bougeait ainsi sur le surface de la pierre. Cela m’a fait
penser à Ophelie de Millais.
25 La chambre claire, p. 149-150
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Étages de la conscience
Parfois je fais un « double rêve ». Pendant le sommeil, surtout lorsque je fais une sieste ou un deuxième sommeil dans la
matinée, je fais un rêve dans lequel j’en fais un autre. Dans ce
cas-là, j’ai la conscience d’être en train de de rêver. Mais cette
conscience n’est pas correcte. Je me trompe chaque fois. Si on
suppose que l’état éveillé est situé au rez-de-chaussée, dans mon
rêve je crois être dans celui-ci qui est au niveau moins un. En
réalité, ma conscience est située au niveau moins deux.
Mon esprit, qui croit être au niveau moins un , essaie de me réveiller afin d’atteindre au rez-de-chaussée, sans savoir qu’il n’est
pas juste. Je fais maints efforts afin de me lever, en bougeant mon
corps. Mais je ne me lève que d’une extrême lenteur. De plus je
monte le long de mur, jusqu’au plafond. Je vois bien mon lit, ma
chambre. Je vois la scène de vue d’oiseau. Elle est en couleur,
mais en teinte sombre. Ce que je vois doit être imaginaire. Car, en
vrai, je ne suis jamais montée à la hauteur de plafond au-dessus
de l’oreiller pour voir ma chambre et mon lit. Ou peut-être si, ce
viendrait d’un vieux souvenir d’enfance : lorsque je sautais sur le
lit comme trampoline par exemple.
Tout de suite mon âme revient au corps. Mon corps se retire comme un aimant. Ensuite j’essaie de tourner mon corps à
gauche et à droite. Mais il ne bouge que très lentement, je ne sens
pas mon poids. J’essaie de bouger avec force, si fortement que je
60
finis par tomber du lit. Or, en vrai, mon corps n’a pas bougé, il est
resté tout tendu. Ma conscience essaie de m’ouvrir les yeux afin
de me réveiller. Mais tout de suite une vague de nausée m’envahit. Battue, je referme les yeux. Une douce lumière est entrevue,
comme si elle s’annonçait la dernière chance de sortir de l’état de
rêve. Lorsque je me force à respirer, je m’étouffe. Si je ne garde
pas mon calme je resterai toujours emprisonnée dans ce sous-sol.
Cet état me rappelle le film Histoire sans fin dans lequel un
garçon est jeté dans un lac. La surface de l’eau se transforme en
verre, et il ne peut ni respirer, ni s’en sortir. Il est coincé au bout
d’un univers, alors que l’autre est juste sous ses yeux.
Maintenant, tandis que j’écris ce texte, je vis. Je suis consciente
d’être réveillée, pense être bien au rez-de-chaussée. On appelle
la mort « le sommeil éternel ». Mais la vie pourrait être un long
rêve. Que verrai-je à travers du plafond, vers l’étage au-dessus ?
Ou alors je redescendrai plutôt au sous-sol encore une fois, et
pour toujours ?
61
Chambre noire
(…) angoisse de la chambre noire, sortir de la chambre dès les
épreuves fixées, lumière, cigarette, alcool, téléphone pour conjurer ce noir. Noir. — Alix Cléo-Roubaud 26
il commence à voir la lumière de l’autre côté, et c’est là où se
trouve la porte qui donne accès au royaume.
Je rêvais toujours
d’y aller. Souvent, le soir, je me plaçais à l’envers et m’avançais
jusqu’au bout de la couette, en espérant trouver un autre univers,
qui devait être mystique et gai. Parfois je prenais une lampe de
poche et j’éclairais tout autour de moi sous la couette, pour dramatiser cette aventure, et pour que cela dure longtemps.
J’ai la chance de ne pas être claustrophobe. L’obscurité de
la chambre noire me donne le calme. Seulement, pendant les
quelques premières minutes, mes yeux ne sont pas habitués à
l’obscurité. Parfois par le manque de sommeil ou la fatigue, je
suis troublée par un vertige où mon champ de vision rétrécit et
devient noir à son tour.
Dans mon enfance, je me mettais souvent dans un endroit
petit et sombre, comme dans oshi-ire 27, sous la table, ou sous
la couette dans le futon. C’était vers cette époque-là que j’ai
lu un livre dessiné, à l’âge de cinq ou six ans. Il s’agit d’un
« royaume de futon », un pays qui est accessible seulement aux
enfants. Là-bas, tous sont en pyjama. Joyeux, garçons et filles
jouent, font ce qu’ils veulent, en oubliant le temps qui passe.
L’entrée pour ce royaume est magique : lorsqu’un enfant est prêt
à se coucher le soir, il se plonge sous la couette, au sens inverse.
Il s’avance à quatre pattes vers le bas du lit. La fin de la couette,
26 Journal, p. 136
27 Le placard encastré dans le mur fermé avec des portes coulissantes de la
maison japonaise.
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Tableau de la prévision
Histoire d’avenir
Ma première peinture acrylique était une image d’un arbre
sans feuilles, sur lequel soufflait une tempête de neige dans la
nuit. Je l’ai faite un jour d’hiver. Quelques mois plus tard, mes
parents, mon frère et moi sommes partis en voyage en Italie.
C’était au printemps de 1993. À cette époque-là, nous habitions
aux États-Unis, à Georgia, près de la ville d’Atlanta. Au retour,
la région sud des USA était couverte par une forte neige sous la
tempête. Pour rentrer à la maison, on a pris la voiture laissée à
l’aéroport lors du départ. C’était le soir. Le vent soufflait fort,
et la vue était mauvaise. Les routes de cette région comportent
beaucoup de côtes, y compris tout près de notre maison. Ma mère
m’a raconté que ce jour-là, une pente montée abrupte et glissante
a fait très peur à mes parents. Elle a vu des arbres couverts de
neige, éclairés par le reflet des phares. La fatigue était accumulée
chez les adultes, les enfants s’endormaient presque. Finalement
la prudence de la conduite de mon père ne nous a pas laissé de
souvenir catastrophique.
J’avais nommé le tableau « Blizzard ». Ma mère l’a appelé « le
tableau de la prévision ». J’en étais fière.
Pendant une période de mon adolescence, j’aimais le temps
nuageux, je le préférais au soleil. J’aimais les nuages car sous
le ciel il n’y a pas d’ombre de mon corps, d’autres personnes ni
d’objets. L’absence d’ombre me faisait sentir la sûreté de mon
existence et de ma perception. Il donnait le sentiment de l’assurance et du soulagement. J’avais l’idée tordue, presque délirante,
que c’était mon ombre qui me faisait exister, non pas mon corps
réel qui la produit par occultation de la lumière.
J’ai longtemps oublié cette peur. L’angoisse de l’ombre
n’entre plus dans ma conscience. Mon intérêt s’est porté vers
d’autres choses. Mais rien ne m’assure qu’un jour elles ne
prennent pas la forme d’un monstre affreux, et qu’elle viennent
m’envahir, dégradant le contour de mon corps, de ma pensée, et
de mon souvenir.
Raconter le passé est comme le traçage d’un ombre. C’est
aussi le choix d’éliminer d’autres histoires, dans le passé, qui
ne sont pas racontées. L’image photographique, réelle ou imaginaire, est une façon de la fabrique du passé. Alors le reste d’histoire, où va-t-il ? Peut-être nous apparaîtra-t-il dans l’avenir ?
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Appendice
La mémoire fixée
dans le Miroir Magique
En 1802, Thomas Wedgewood et Sir Humphry Davy écrivirent un rapport qui fut paru dans un périodique, sur leurs expérimentations de la copie du peinture sur verre par l’argent de
nitrate 28. Mais n’eurent pas réussi à trouver un moyen pour fixer
l’image développée. « La copie d’une peinture, immédiatement
après être produite, doit être gardée dans l’obscurité. Elle serait
en effet examinée dans l’ombre, mais dans ce cas-là l’exposition
à la lumière ne doit pas dépasser quelques minutes » 29. Talbot, en
1839, dans Some account of the art of Photogenic Drawing cite
également les propos ci-dessus de ses pionniers. Dans son écrit,
« Early Researches in Photography », le photographe dit : « je
présumais, (…) que ce serait nécessaire de préserver les images
en portfolio, et les regarder seulement par la lumière de bougie ;
parce qu’avec la lumière du jour, le même processus naturel
qui a formé les images peut les détruire en noircissant le reste
28 « An Account of a Method of Copying upon Glass, and of Making
Profiles, by the Agency of Light uopn Nitrate of Silver », Photography :
essays and images, p. 15-16
29 « Some account of the art of Photogenic Drawing, or The Process by
Which Natural Objects May Be Made to Delinate Themselves without
the Aid of the Artist’s Pencil », Photography : essays and images,
p. 16 et p. 23
70
du papier » 30. La fixation des images fut un des sujets cruciaux
chez Talbot pour qu’avance la technique de la photographie.
Avant qu’il introduise enfin les processus de préservation avec
le bromure de potassium, l’image ne peut être vue que dans un
endroit sombre. Le noircissement de l’image, qu’il ne pouvait
arrêter, et qu’il acceptait pourtant en tant que phénomène « naturel », devait être un cauchemar, un obstacle à surmonter. Mais
il fut aussi sans doute un moment mystérieux qui devait être un
source d’inspiration pour ce poème, « Magic Mirror », paru dans
son livre Legendary Tales en 1830.
Avant d’entrer dans la lecture du poème, il est intéressant de
réfléchir à la conception de la « nature » dans la photographie
chez Talbot. Le processus de fabrication de la photographie est
basé sur l’idée de crayonnage de la nature en remplacement de
la main qui dessine. Dans le périodique littéraire, il présente sa
technique photographique en expliquant ainsi ; « ce n’est pas l’artiste qui fait l’image, c’est l’image qui se fait ELLE-MÊME » 31.
(Talbot) Egalement, d’où le nom de titre Pencil of Nature, son
livre de photographies. Le crayon de la nature, « c’est la nature
qui (se) crayonne elle-même, qui (se) dessine » 32. (Bailly)
La « nature » est un système mystérieux que l’on élucide au fur
à mesure avec la connaissance de la science. Celle-ci comprend
aussi les phénomènes chimiques. Herta Wolf nomme ces dispositifs « Natura naturans » ; « la nature génératrice qui attribue non
30 Henry Fox Talbot : selected texts and bibliography, p. 46
31 « The New Art », Literary Gazette, Journal of the Belles Lettres, 2 février,
1839, p. 73
32 L’instant et son ombre, p. 27
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seulement l’habileté de produire un tel simulacre mais aussi de
comporter les matériaux avec quoi elle est capable de produire
des images d’elle-même » 33. L’image photographique n’est pas
simple reflet de la nature, mais le monde extérieur serait une allégorie de l’image ?
« Magic Mirror » est un poème épique et mythologique. Une
histoire est racontée par un paysan, dans laquelle un magicien crée
le monde et son royaume dans la région d’Arnstein en Allemagne.
O’er those wild rocks – at Midnight’s gloomy hour –
A stern Magician waved his wand of pow’r,
And as he spoke the Spell which mortal ear
May notm except with fearful peril, hear,
In runic rhythmes of strang unearthy sound,
The Pow’rs of Darkness gather’d list’ning round. 34
Le magicien crée le monde de la nuit au matin, avec les mots
magiques de sa langue runique. Les mots sont prononcés, sonnent
au loin, tournent autour des choses sans nom. La nominalisation
est la création du monde. Le magicien est à la fois roi, créateur,
alchimiste et artiste. Concernant le rapport entre le mot et la formation des choses, Talbot laisse une réflexion intéressante dans
English Etymologies. D’abord « thing » dérive du mot « think »,
donc « anything » est « anythink » 35. (Talbot) L’auteur mentionne
33 « Nature as Drawing Mistress » dans Selected texts and bibliography,
p. 126
34 « Magic Mirror », Legendary Tales, p. 2
35 English Ethymoligies, p. 13
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ultérieurement dans son ouvrage que « thing » se réfère également à « word », selon les langues arabique, hébreu et latin 36. La
chose est directement liée au mot. On peut comprendre que chez
l’artiste, le mot a plus de sens qu’il signifie. La poésie « n’est
pas un simple référent d’objet mais d’une manière ou d’autre,
elle le convoque » 37. (Andrea K. Henderson) C’est parce qu’elle
« n’est pas une simple désignation dans un sens conventionnel,
mais qu’ils peuvent toujours être ramenés vers leurs origines singulières » 38. (Henderson)
Le règne du royaume dure pendant une trentaine d’années,
puis le magicien meurt. Il a une fille qui s’appelle Bertha. Elle
est confiée par son père après sa mort, à un miroir qui est encadré
par incantation magique, dont elle ne doit jamais lever le voile.
Mais la parole du père ne vaut que lorsqu’il est vivant. Un jour
elle passe par la chambre où il se trouve. Malgré l’avertissement
de son père, elle est poussée par la curiosité, et dévoile le miroir.
C’est le verre fatal.
What show’d the Mirror ? In an azure sky
The Sun was shining, calm and brilliantly,
And on as sweet a Vale he pour’d his beam
As eer smiled in youthful poet’s dream :
With murmur soft, a hundred mazy rills
In silver tracks meander’d down the hills
36 Ibid, p. 470-471
37 William Henry Fox Talbot : The Photograph as Memorial for Romantism.
38 Ibid.
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And fed a crystal Lake, whose gentle shore
Was grassy bank with dark woods shadow’d o’er.
Far in the midst a lovely Isle there lay,
Where thousand birds on Indian plumage gay
Flutter’d like sparkling gems from tree to tree,
and caroll’d wild, with Nature’s minstrelsy.
A Temple’s fair proportion graced the Isle,
the ripping waters that around it smile
reflect its columns in thier sportive play
And glitter in the sun’s unclouded ray
And prints of tiny footsteps on the sand
Betray’d the gambols of some fairy band
Who now where flown, but scatter’d all around
Lay many a rosy chapleton the ground,
And baskets heap’d with blushing fruits, and flowr’s
Fragrant as those whichbloom’d in eden how’rs,
and golden harps and timbrels cast away
Spread on the sward in rich confusion lay,
As if that light and airy company
Had shrunk in terror from a Mortal’s eye ! 39
Ce qu’elle découvre dans le miroir est une image de paradis.
Pourtant, ce n’est pas simple exagération. Les couleurs comme
« azure sky », « rosy », et « golden » sont celles qui apparaissent au
39 « Magic Mirror », Legendary Tales, p. 13-14
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cours du développement d’image de calotype 40. La narration de
la scène sur le verre est en ordre de regard de Bertha. Le barde
de la Nature (Nature’s Minstrelsy) indique le paysage naturel
comme la vallée, le ciel, le soleil, flore et faune, aussi l’effet de
chimie sur l’image, qui change comme dans un kaléidoscope.
Or la contemplation de Betha ne dure pas longtemps. Le miroir
commence à noircir dans la stance suivante.
In rapture o’er the mirror Bertha hung,
And pleased her fancy stray’d those scenes among ;
But, as she gazed, a dimness seem’d so steal
O’er the bright glass, and slowley to conceal
The distant hills : then rolling up the vale
shrouded it o’er with Vapours wan and pale.
The Lake, the Mountains, fade in mist away,
And lurid Darkness overspreads the day. 41
Lorsque la montagne et le lac disparaissent dans la brume,
la vallée lointaine s’efface, et les ténèbres recouvrent la lumière
du jour, le monde extérieur se dégrade en parallèle. L’image influence le moindre réel, comme le mot influence des choses. Le
Mirror fonctionne comme « la peinture vanitas » 42. (Henderson)
Mais l’image qui nous est presentée n’est pas morte ou figée.
40 « Some account of the art of Photogenic Drawing, or The Process by
Which Natural Objects May Be Made to Delinate Themselves without
the Aid of the Artist’s Pencil », Photography : essays and images, p. 24
41 « Magic Mirror », Legendary Tales, p. 15
42 William Henry Fox Talbot : The Photograph as Memorial for Romantism.
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On dit que la passion de Talbot envers l’invention et l’évolution de la photographie trouve son moteur dans l’envie de
conserver l’image, le moment fugitif. Ainsi, lorsque cité par
Bailly, il écrit dans Pencil of Nature, « comme ce serait charmant
de pouvoir commander à ces images naturelles de s’imprimer
elles-mêmes durablement sur le papier et d’y rester fixées ! » 43
La technique de fixation était un sujet également très important
pour l’artiste. Est -ce que alors, « Magic Mirror » n’est qu’une
histoire morale, métaphorique de la boîte de Pandore, concluant
que l’acte de la fille de roi est tout bête, et que l’image devait
plutôt être gardée dans l’obscurité ?
La photographie est générée par de la lumière et du temps.
Talbot : « lorsqu’il m’est arrivé de rencontrer la beauté d’une
image produite par l’action de la lumière, j’ai d’autant plus regretté qu’elle ait été destinée à avoir une si brève existence » 44.
Mais ne serait-il pas aussi vrai que la beauté d’une scène ou d’un
paysage devienne importante justement pour sa brieveté d’existence ? La lecture d’un poème ressemble au moment où on boit
une bonne boisson. Un arrière-goût fait se rappeler comment elle
était après la consommation. Les stances où on décrit l’image
vue par Bertha donnent une autre image vivante à l’intérieur de
la lecture, mais elle l’est davantage, surtout parce qu’on sait que
cette image sera toute détruite. Ainsi, couleurs de bleu azur, rose
et or restent plus éclatants dans le souvenir.
Il est certain que l’éphémère n’est pas la condition suffisante
pour la beauté, ou l’affection. Mais la couleur retrouve la saturation dans la mémoire, lorsqu’elle est décolorée. La lumière retrouve la brillance dans le souvenir, une fois qu’elle est assombrie. Malgré la recherche acharnée pour la fixation de l’image
photographique, Talbot, au cours de son expérimentation, dut
trouver une certaine esthétique dans la dégradation d’image,
échappant à la suspension de temps. Il dut avoir envie de fixer ce
moment naturel dans autre médium. La poésie pour Talbot était
un dispositif intérieur de la motion-picture. Les mots forment les
choses, et la nature se dessine à l’intérieur de la lecture.
43 L’instant et son ombre, p. 30
44 « Some account of the art of Photogenic Drawing, or The Process by
Which Natural Objects May Be Made to Delinate Themselves without
the Aid of the Artist’s Pencil », Photography : essays and images, p. 24
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Bibliographie
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BAILLY Jean-Christophe, L’instant et son ombre, Paris : Seuil, 2008
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MORIYAMA Daido, Inu no kioku (Mémoires du chien), Tokyo :
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TALBOT William Henry Fox, « Early Researches in Photography »
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WOLF Herta, Nature as Drawing Mistress dans Selected texts
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bibliography, édité par Mike Weaver, Oxford, Clio Press, 1992
Toutes les illustrations sont produites ou collectées par l’auteur,
sauf celles à la page 45 – Leaf of a Plant dans Pencil of Nature par
William Henry Fox Talbot, et à la page 54 – le saut de Frantz Reichelt,
sur Le point.fr.
TALBOT William Henry Fox, « Some account of the art of Photogenic
Drawing, or The Process by Which Natural Objects May Be Made
to Delinate Themselves without the Aid of the Artist’s Pencil »,
Photography : essays and images, édité par Beaumont NewHall,
New York : Museum of modern art, 1980
TALBOT William Henry Fox, « The New Art » Literary Gazette,
Journal of the Belles Lettres, New York : 2 février, 1839
TALBOT William Henry Fox, Pencil of Nature, Londres, 1844
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Table des matières
Introduction
Ma mémoire et la mémoire externe
Le vouloir dans la réalité
Que voit-on au moment du déclencheur ?
Reflet des passagers
Le début du souvenir
La photo de famille
Le blanc d’os
L’ombre du poteau
Solarisation
Effacer l’histoire
Projection de l’oubli
Révélation du hasard
Planche-contact ratée
Moments à l’infini
Miroir du monde
Racine du photogramme
Murmur Iroha
La carte d’une jeune femme
Vitesse d’images, vitesse d’une vie
Image sur une pierre tombale
Étages de la conscience
Chambre noire
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3
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15
18
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23
24
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27
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34
38
40
43
47
49
52
56
60
62
Tableau de la prévision
64
Histoire d’avenir
65
La mémoire fixée dans le Miroir Magique
70
Bibliographie79
83
Je souhaiterais adresser mes plus grands remerciements à tous
ceux qui m’ont aidée ; et plus particulièrement à mes deux dirécteurs
de mémoire, François Bon et Luc Lang, de m’avoir encouragée, inspirée, et supportée jusqu’au bout. J’aimerais également remercier Pierre
Savatier pour ses conseils, Angeline Ostinelli et Benjamin Grafmeyer
pour leur soutien technique.

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