Vladislav Delay / Pharoah Chromium / Lawrence

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Vladislav Delay / Pharoah Chromium / Lawrence
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Le temps des bilans annuels venu, deux nouvelles sorties viennent enrichir un palmarès déjà bien fourni. Vision éclatante d’un Mexique vu (et
surtout entendu) d’un étonnant train, le nouveau projet de Chris Watson
atteint les hauteurs inespérées de sa collaboration avec Marcus Davidson,
encensée en cette même rubrique voici quelques mois. Dans un autre style
hyper-foutraque, le double vinyle de transformiste berlinois Pharoah Chromium vaut
aussi son pesant de bas résilles. Ca tombe bien, les réveillons approchent.
Vladislav Delay / Pharoah Chromium /
Lawrence English / Chris Watson
Trains fantômes et bas résilles
Habitué de la corde raide qui sépare l’indispensable du secondaire, Vladislav Delay
inaugure une collaboration avec la maison Raster-Noton – souhaitons qu’elle soit
aussi fructueuse que ses échappées aux côtés d’AGF et du Moritz Von Oswald Trio
et, surtout, qu’elle laisse de côté les expérimentations foireuses genre ‘Tummaa’. A
vrai dire, et c’est devenu une habitude féroce chez Sasu Ripatti, on ne sait trop sur
quelle jambe fricoter à l’approche d’une nouvelle étape de sa discographie. Variation
dub techno épousant les contours élégants d’une minimale épurée, ‘Luotasi’ imprime
dès le départ un rythme faussement alangui – il éloigne sans doute définitivement
le producteur finlandais des dancefloors en échange d’une galerie d’art contemporain où l’on guette le moindre pas
transversal. Saccade ambient techno (en sourdine) d’une splendide beauté sonore,‘Henki’ est un temps fort de l’album,
sorte de confrontation magnifiée entre Lawrence English et GAS dont on ressort grandi. Le troisième track‘Lipite’
s’inscrit en vrai marqueur de la plaque, qui résiste d’autant mieux aux écoutes prolongées que l’on met un frein à nos
vies sans doute trop fébriles. Autre moment (presque) de grâce, ‘Narri’ évoque, ô bonheur, un transfert espace-temps
de la mythique série ‘Made To Measure’ en notre décennie, version R-N indeed, alors que le morceau-titre renvoie à M.
Wolfgang Voigt en mode dubstep pour élégants distingués. On aime.
Un CD : Vladislav Delay – ‘Vantaa’ (Raster-Noton)
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Projet d’un certain Ghazi Barakat, transformiste et musicien aus Berlin, Pharoah
Chromium met les petits plats – dix-huit étranges titres – dans les grands – un double LP –
pour sa première production discographique sous ce nouveau pseudonyme. Déjà auteur
sous le moniker de Boy From Brazil de la galette ‘Pointless Shoes’ sortie sur Tigerbeat6
en 2005, notre homme est une figure totalement culte du Berlin des nouvelles années
folles, entre dadaïsme électro-pop grinçant et divagations arty. Collaborateur occasionnel
des toujours allumés Stereo Total, notre héros trouve en la structure Grautag Records un
pendant à ses délires sonores follement éclatés. Manifestement passionné des collages
en tout genre, on songe plus d’une fois à un Ghédalia Tazartès propulsé dans une Kosmische galaxie, Pharoah Chromium
a divisé son opus en quatre épisodes nettement distincts. Le premier ‘Atomic’ se veut une réflexion sur la catastrophe de
Fukushima – après tout, si c’est lui qui le dit. Son élément le plus intéressant est une reprise en… hébreu d’Elli & Jacno
(‘L’Age Atomique, Suite Et Fin’), qu’il confronte à, tenez-vous au slip, à Tim Hecker. Seconde face de l’ensemble,‘Feral’
s’imprègne d’une noirceur très SF. Tel un cheminement zarbi entre Coil et Xela dans les méandres atomiques d’un monde
en putréfaction, tendance hôpital explosé aux psychotropes, les cinq versants explosent les canevas – et c’est pas sûr qu’on
ait tout saisi à la troisième écoute. Le second vinyle propose une très intéressante vision du krautrock, plus exactement de
la Kosmische Musik (‘Ghost’). Débraillée toutefois à l’aune du new age, elle fait le saisissant effet d’un Eyes Like Saucers
en total revival Tangerine Dreams – si, c’est possible. Dernière boucle du quarteron,‘Arabic’ intègre, on s’en doute, des
éléments arabisants, ils sont heureusement nettement plus psychés que clichés. Basé sur des boucles de deux joueurs de
saz turco-berlinois, ils lancent un ultime défi hallucinogène des plus réjouissant. Dont acte.
Un double LP : Pharoah Chromium – ‘Electric Cremation’ (Grautag Records)
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pilote du passionnant label Room40 ou bourlingueur invétéré des musiques
ambient de notre temps (quelques disques remarquables dont ‘Autumn’ sur 12K),
Lawrence English maintient le cap de haute volée en 2011 comme en d’autres
temps. Basées, en théorie du moins, sur le roman ‘The Peregrine’ de J.A. Baker qui
évoque l’environnement naturel de la vie d’un faucon pèlerin, les sept plages du
disque éponyme demeurent toutefois reconnaissables dans leur Englishitude racée.
Approfondissant, année après album, ses expérimentations en matière de distorsion
et de saturation, on songe ici particulièrement à Jefre Cantu-Ledesma ou Wzt Hearts,
voire à l’incontournable collaboration Aidan Baker - Tim Hecker, le producteur australien dessine des contours d’autant
plus fascinants qu’ils sont voilés d’une brume mystérieuse. Certes, on a déjà pas mal entendu cela, mais souvent
en beaucoup moins abouti – notamment du côté de Stephen Vitiello ou Seaworthy. Mais ici, et c’est là toute la part
de magie de Lawrence English, on glisse subrepticement vers un nirvana sonique d’une superbe pertinence. Michel
Drucker l’aurait dit, Lawrence English, magnifique.
Un LP : Lawrence English – ‘The Peregrine’ (Experimedia)
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Le hasard de mes journées – et les perturbations du trafic à la SNCB – a voulu que
la chronique de ‘El Tren Fantasmo’ soit écrite à bord d’un… train, qui n’avait rien de
fantôme, contrairement à celui évoqué ici. Quatrième disque solo de Chris Watson
pour le compte du toujours excellent label Touch, le voyage décrit avec moult
détails étonnants les étapes de ce train fantôme qui relie, pour de vrai, Los Mochis
à Veracruz au Mexique. Nul besoin d’images pour accompagner les ambiances
gravées par l’artiste anglais, spécialiste mondial de la captation des éléments
naturels, mais aussi de la diversité humaine. Entre appels au micro en espagnol
et anglais (‘La Anunciante’ et son last call for the ghost train), aboiements divers, bruits de la circulation, chants du
coq (‘Los Mochis’), cris d’oiseaux des marais (‘Sierra Tarahumara’), avertisseurs sonores de trains, bruits de rails
(‘El Divisadero’), on en passe des cents et des milles, les dix plages parcourent en une foule de détails absolument
stupéfiante (et d’une immense qualité sonore) les épisodes de la vie au pays de Murcof – à en juger, elle est bien
plus bruyante et chatoyante que calme et reposante. Les grincheux qui ont leurs ragnagnas diront que ce n’est pas
de la musique. Ils ont raison, c’est beaucoup mieux que ça, et en prime, on a rarement entendu un hommage aussi
passionné/nant à l’œuvre de Pierre Schaeffer, auquel l’œuvre est dédiée. A total juste titre.
Un CD/LP : Chris Watson – ‘El Tren Fantasma’ (Touch)
Texte : Eric Therer
Rubrique destinée à évoquer un lieu, une
ville ou un endroit, ‘Sounds & Sites’ ne
se veut pas un itinéraire descriptif exhaustif
mais plutôt l’esquisse d’un lieu où la musique puise
ses racines ou manifeste son émergence. ‘Sounds &
Sites’ ne veut nullement dresser une cartographie complète des
lieux sonores mais répondra à des envies ou des coups de sonde.
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C’était le dernier dimanche d’octobre. Une journée radieuse sous un
ciel dégagé. Nous avions grimpé à Notre-Dame des Anges, le point le
plus haut du massif des Maures. Du promontoire où nous nous tenions,
nous pouvions contempler la Méditerranée. Au loin, la mer semblait
vaporeuse, trop lointaine que pour apercevoir ses crêtes moutonner à sa
surface. A l’entour de nous, les collines de chênes liège et de châtaigniers
resplendissaient d’une verdure luxuriante, suspecte à cette époque
de l’année. Nous déjeunâmes à Collobrières de châtaignes et d’une
saucisse corse, viatique revigorant avant d’affronter la visite du Monastère
de la Verne. Nous restâmes interdits par le silence hégémonique qui y
régnait au point de se demander si les Chartreuses n’auraient pas été
plus heureuses si elles étaient nées autistes. Nous avions alors ressenti
l’un et l’autre cette soudaine envie de déguerpir de l’enclos monacal, de
redescendre parmi les laïcs ventripotents, de rejoindre la côte.
Tu avais dit : « tout sauf Saint-Tropez ».
J’avais acquiescé. Je pensais comme toi.
Je maudissais ces foules veules de touristes
s’agglutinant sur quelques quais bornés pour
s’esbaudir stupidement devant des bateaux
démesurés. L’architecte sudiste Rudy Ricciotti
confie – c’était avant la chute de Kadhafi –
qu’il eut, un soir de soleil couchant, la vision
fabuleuse d’une escadrille de Mig de la
Jamahiriya libyenne fonçant en piqué sur SaintTropez pour anéantir ce haut lieu de l’insignifiant
petit-bourgeois. J’aurais voulu que cette
apparition devienne un champ d’action mais l’époque ne s’y prêtait plus.
Nous laissâmes derrière nous en hâte et sans regret un Cogolin endormi
qui subissait déjà les affres de la basse saison. Au Lavandou, on nous
rapporta que d’impénitents plagistes s’étaient risqués à une baignade, la
dernière de l’année clamaient-ils.
Vers cinq heures du soir, le gros des touristes d’un jour quittaient la ville,
provoquant d’interminables files de voitures à sa sortie. Nous décidâmes
de revoir nos préjugés et d’affronter Saint-Tropez. Nous pûmes nous
garer sans encombre près de la station Total, face au parking central. Aux
terrasses m’as-tu-vu bordant le port, nous préférâmes arpenter les venelles
plus en hauteur, celles qui mènent au tertre d’où on peut entrevoir la Baie
des Canebiers. C’est là, au détour d’une rue étroite, que nous aperçûmes
l’église de Saint-Tropez. Une église de la fin 18ème au fronton teinté ocre
à l’allure assez banale. La curiosité nous fit ouvrir la porte. Nous crûmes
d’abord à une messe du soir, en prélude à la Toussaint, tandis qu’en réalité
nous venions de rentrer dans le cours de l’exécution d’un concert d’orgue.
Par chance, il restait quelques places assises au début de la nef. Après
quelques hymnes religieux et un ‘Postlude pour l’office des Complies’ d’un
certain Jehan Alain, nous fûmes saisis d’un profond émoi à l’écoute d’un
extrait de la ‘Messe glagolitique’ de Janácek. D’où nous étions assis, nous
ne pouvions voir l’organiste jouer mais nous percevions distinctement son
attaque du clavier et devinions les saccades de son corps. Ce postlude ne
dépassa pas cinq minutes mais chacune d’entre elles fut intense, urgente.
Nous n’avions jamais entendu parler d’Olivier Latry avant ce concert. Son
curriculum en disait assez sur lui. Nous apprîmes qu’il était professeur
d’orgue au Conservatoire de Paris après s’être fait la main sur les grandes
orgues de Notre-Dame. Ambassadeur de la musique française du 17ème au
20ème siècle, il fut lauréat d’innombrables prix et effectua un important travail
sur l’œuvre d’Olivier Messiaen. Là n’était pas l’important à nos yeux. Ce soir,
il nous avait troublés. Quand il acheva son concert sur une de ses propres
improvisations, les tonalités se firent graves, le jeu à la fois déroutant et
implacable. Plusieurs spectateurs visiblement dérangés quittèrent les lieux.
Comme elle, je repensais au vœu d’abstinence sociale auquel les Chartreux
et les Chartreuses, des personnes anonymes volontairement confinées au
silence, faisaient allégeance. « Entrez en silence » rappelait l’écriteau ornant
l’entrée des cellules. Entrer en silence. Singulièrement, nous mesurions dans
cette parole tout le paradoxe de la religion chrétienne, une religion qui était
aussi celle du tumulte. Latry venait de nous en donner la preuve vibrante.
Nous pouvions désormais quitter Saint-Tropez, rassérénés, pacifiés. Même
ces enfants de putain de mafieux russes dévalisant les boutiques de fringues
avec leur argent salement gagné ne méritaient plus notre courroux. Nous
accueillions l’automne avec félicité et c’était déjà ça de pris.

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