les contingents africains et le débarquement de provence

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les contingents africains et le débarquement de provence
LES CONTINGENTS AFRICAINS ET LE
DÉBARQUEMENT DE PROVENCE
(AOÛT 1944)
http://www.stratisc.org/partenaires/ihcc/ihcc_44prov_Fremeaux.html
L
a mission des historiens est de travailler à écrire, sans complaisance, l’histoire des
combattants. Elle est aussi de se demander comment faire de cette histoire un chapitre
de l’histoire de France, de l’histoire de l’Afrique et de ses différents Etats, et de l’histoire
de l’Europe, où tous puissent trouver des leçons pour l’avenir, et surtout des motifs
d’estime réciproque. Ainsi passera-t-on des mémoires à l’expérience. Transformation qui
ne saurait éteindre la dette que la République a contractée vis-à-vis des soldats
africains.
L’Afrique a été, nul ne l’ignore, le lieu de la réorganisation d’une armée française
suffisamment puissante pour permettre à la France combattante de jouer un rôle
significatif. Sur sept grandes unités de l’Armée B, appelée à former en 1944-1945
l’essentiel du corps de bataille français, trois portent des dénominations faisant
explicitement référence à leurs origines nord-africaines : la 3e DIA (Division d’infanterie
algérienne), la 2e DIM (Division d’infanterie marocaine) et la 4e DMM (Division marocaine
de montagne). Deux autres sont issues des troupes de Marine : la 1re DFL (Division
française libre) et la 9e DIC (Division d’infanterie coloniale) et à ce titre originaires
d’Afrique noire. Des régiments de l’armée d’Afrique, zouaves, légionnaires, spahis,
chasseurs d’Afrique, figurent dans l’ordre de bataille des 1re et 5e Divisions blindées. Il
faut aussi rappeler la participation à la campagne du groupe des commandos d’Afrique,
et des trois Groupements de tabors marocains. Au 1er juillet 1944, sur 200 000 hommes
à pied d’oeuvre en Afrique du Nord et en Italie, au titre de l’Armée B, les Français et les
indigènes sont en nombre à peu près équivalent (respectivement 90 000/110 000, dont
environ 95 000 Maghrébins et 15 000 Africains d’Afrique noire).
La valeur de ces troupes, déjà éprouvée à l’occasion des campagnes d’Afrique du Nord
et d’Italie, est restée proverbiale. " Comment voulez-vous, déclarera un colonel allemand,
que mes pauvres garçons puissent se mesurer avec vos troupes africaines,
manoeuvrières et aguerries ? ". Parmi les faits d’armes, il convient de citer le rôle des
tirailleurs sénégalais dans la libération de Toulon, celui des tabors et des tirailleurs
algériens dans la libération de Marseille. Mais une armée forme un tout, et tel exploit
d’une unité n’est concevable que par la coopération avec d’autres unités de combat,
mais aussi avec des armes et services moins célébrés, mais indispensables. A qui
attribuer le mérite d’avoir atteint les objectifs essentiels, Marseille et Toulon, avec près
d’un mois d’avance sur les prévisions, sinon à un état d’esprit général qui a autorisé,
comme le souligne de Lattre, toutes les initiatives et toutes les audaces du
commandement ?
Dans cette armée, d’ailleurs, à qui réservera-t-on la dénomination d’Africains ? On serait
légitimement tenté, de nos jours, de la conférer aux héritiers des cultures araboberbères, ou encore négro-africaines, dont les peuples ont depuis recouvré leur
souveraineté. Mais serait-on en droit de le refuser aux pieds-noirs, et plus généralement
aux Français d’Afrique, qui, pour beaucoup, considèrent alors, avec passion, sinon avec
lucidité, ce continent comme le leur ? Voire à ces officiers de l’armée d’Afrique ou de
l’armée coloniale dont bon nombre connaissent mieux l’Afrique, ses langues et ses
peuples, que bien des spécialistes ? En fait, ces Africains à titres divers réalisent,
fugitivement, une union qui est plutôt la convergence d’un réseau de projets qu’une
ambition commune.
L’union naît d’abord de ce que l’on peut appeler un amalgame. Le contingent mêle des
Français, citoyens mobilisés selon les principes du service militaire universel, et des
" indigènes " (pour reprendre la terminologie d’alors) soumis pour la plupart (Algérie,
Tunisie, Afrique noire) à une conscription partielle. A ces mobilisés s’ajoutent des
engagés volontaires de toutes origines, Français ou " indigènes " de l’armée de métier,
ou évadés de métropole, ou légionnaires. Le pourcentage des indigènes dans les
grandes unités varie entre un quart (divisions blindées) et deux tiers (divisions
d’infanterie coloniale). Ils servent surtout dans les régiments d’infanterie (à raison
d’environ 70 % de l’effectif total) et de cavalerie, mais sont représentés dans toutes les
armes. Ils sont ainsi environ 30 % dans l’artillerie et 40 % dans le génie. Ils sont de
même présents dans les services et soutiens (par exemple le 6e RIA sert à constituer les
503e et 504e Groupes de transport), ainsi que dans les formations sanitaires. Cet
amalgame, il est vrai, diminue à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie, puisque, au 1er
mai 1944, les officiers indigènes ne représentent que 2 % du total, et les sous-officiers
20 %.
Cette armée reflète aussi le pays d’où elle est sortie. Ce sont ces Français d’Afrique du
Nord, dont beaucoup sont naturalisés depuis une ou deux générations, formés à l’école
de la République, animés d’un patriotisme de frontière, prêts à se dévouer à la grandeur
d’une France dont ils sentent obscurément qu’elle est garante de leur enracinement. Ce
sont les paysans d’Afrique, accoutumés à une vie rude et frugale, et à l’autorité sans
conteste de leurs notables, sous le commandement des administrateurs ou des officiers
d’affaires indigènes français, commandement accepté et même respecté, pour peu que
les chefs manifestent leur intérêt et leur compréhension pour leurs administrés. Outre un
solide encadrement, rompu au commandement des troupes non-européennes, l’armée
offre au jeune " indigène " l’occasion d’une sorte d’émancipation de son milieu social et
de sa condition coloniale, en prouvant sa valeur guerrière. Elle ne manque pas, non plus,
de respecter ses croyances (et notamment de célébrer les fêtes religieuses pour les
musulmans). Cette armée exprime ainsi une certaine idée de l’Empire, mosaïque de
peuples rassemblés sous la tutelle française, et condition de la grandeur de la France.
Comment ne pas comprendre que nombre de Français aient vu dans le débarquement
de Provence une sorte d’accomplissement ? C’est le cas notamment des pieds-noirs,
pour lesquels leur engagement doit renouveler le pacte d’union du pays natal avec la
métropole.
Simultanément, nombre de jeunes soldats " indigènes " sont assoiffés de
reconnaissance : libérer la France, c’est demander à celle-ci de tenir compte de l’identité
de son propre pays, voire préparer son émancipation. La montée des nationalismes
pendant la guerre est indéniable (manifeste du peuple algérien de Ferhat Abbas en
1943, manifeste du parti de l’Istiqual au Maroc en janvier 1944, suivis de manifestations
durement réprimées). Les habitants de l’Afrique du Nord, déjà ébranlés dans leur
représentation de la puissance française, ont pu mesurer, notamment depuis novembre
1942, la supériorité numérique, matérielle et technologique américaine. Les restrictions
imposées par la guerre, souvent discriminatoires, comme le remarque Albert Camus, ne
font qu’aggraver les mécontentements. La veille du jour J en Provence (14 août 1944), le
général de Gaulle écrivait au général Henry Martin, commandant le 19e corps d’armée,
qu’" il s’agit d’empêcher que l’Afrique du Nord glisse entre nos doigts pendant que nous
libérons la France ". Si, du côté des ressortissants d’Afrique noire, l’évolution est moins
radicale, aspirations des élites et promesses françaises (discours du général de Gaulle à
Brazzaville, 30 janvier 1944) constituent les fondements d’une remise en cause de
l’ordre colonial dont les effets se font sentir jusqu’à aujourd’hui.
On trouvera ainsi parmi les combattants, luttant avec le même enthousiasme, aussi bien
des partisans de l’Algérie française que de futurs chefs du nationalisme algérien ; les
contingents marocains et tunisiens combattront avec les encouragements du roi
Mohammed V ou de Bourguiba, tous deux bien décidés à recouvrer l’exercice de la
souveraineté de leurs pays respectifs ; quant aux originaires d’Afrique noire, ils
souhaitent que leur sacrifice, que magnifiera Senghor, leur vaille la reconnaissance (au
sens plein du mot) de la République française. Les mots d’ordre, enfin, de lutte pour la
liberté sont sans doute aussi présents dans les motivations profondes des soldats issus
du continent africain qu’ils le sont dans n’importe quelle armée alliée : à l’idéologie
républicaine répandue par l’école dans l’ensemble des territoires français se superpose,
dans certaines communautés ou certains groupes (Juifs, Noirs, mais aussi volontaires
espagnols antifranquistes, communistes), un antinazisme plus conscient de la dimension
particulière de l’enjeu. Tout ceci explique que ce soient des contingents à moral très
élevé qui débarquent en Provence et accomplissent leur mission avec une discipline et
une abnégation au-delà de tout éloge. A-t-on toujours bien compris, comprend-on
aujourd’hui, en France et en Afrique, pourquoi ils se battaient ainsi ? Nous aimerions
avoir aidé à le faire comprendre à leurs descendants et aux descendants de ceux qu’ils
ont contribué à libérer.
Jacques FREMEAUX
Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne
(Paris IV)

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