Les émergents en 2020 : un nouveau monde
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Les émergents en 2020 : un nouveau monde
Apériodique – n° 18 – mai 2012 Les émergents en 2020 : un nouveau monde ? En 2020, la part des pays émergents dans l'économie mondiale sera de l'ordre de 50%. D'ici cette date, les deux tiers de la croissance du PIB mondial seront réalisés dans ces pays. Le monde sera alors différent : le PIB de la Chine devancera celui de la zone euro et talonnera celui des États-Unis. Cependant, à quelques exceptions près, les revenus par tête dans les pays émergents resteront sensiblement inférieurs à ceux des pays "développés". La croissance plus élevée attendue dans le monde émergent s'explique par une démographie plus dynamique que dans les pays développés, par un effort d'épargne et d'investissement plus soutenu, par des politiques économiques assainies dans un contexte de gouvernance en général en progrès, et par le supplément d'aisance financière apporté par les ressources naturelles. Le poids relatif des économies émergentes sera également accru par l'appréciation tendancielle de leurs devises. Ce scénario peut évidemment être ralenti (mais pas remis en cause) par la matérialisation de certains risques. Certains sont de nature économique : crise durable dans les pays développés, surchauffes et éclatement de bulles dans les émergents… D'autres sont plus politiques : ruptures en raison de tensions sociales insupportables, replis nationalistes ici ou dans les émergents (le risque politique chinois – au sens d'une remise en cause mal maîtrisée du modèle de croissance sous la pression de revendications sociales qui vont à coup sûr monter – est même le principal risque qui pourrait bouleverser ce scénario). Enfin, le resserrement de la contrainte environnementale freinera la croissance dans certains pays. La crise de la zone euro peut renforcer la probabilité de ces prévisions, en affectant notamment ici l'investissement et la recherche, avec une croissance qui connaît un coup d'arrêt qui pourrait durer. Les années qui viennent sont ainsi celles d'un rattrapage des "valeurs absolues" des PIB, en attendant que la dynamique atteigne plus nettement les revenus par tête. Elles seront donc cruciales aussi pour les pays développés, avec une nécessité de renforcer la croissance potentielle pour ne pas mettre en danger, de manière irréversible, notre niveau de vie. "Ma petite entreprise ne connaît pas la crise" les pays développés). On en est proche en 2011 : +5,9%, contre +1,4%. Depuis 2008, le PIB des pays développés a stagné (+0,3% en volume en quatre ans). Pendant ce temps, celui du "monde émergent"1 augmentait de 21,1%. Cette différence de près de 5% par an est d'ailleurs celle constatée avant la crise, depuis le début de la décennie (ainsi, en 2007 : +7,8% pour les émergents et +2,6% pour Un rattrapage est donc en cours, et il a été pendant la dernière décennie très rapide, dans les périodes d'expansion comme pendant la crise. Bien sûr, il varie d'un pays émergent à l'autre : leur performance globale est dopée par celles de la Chine et de l'Inde, et plus largement de l'Asie. Mais il touche pratiquement tous les pays émergents, y compris l'Amérique latine (après deux "décennies perdues") et l'Afrique sub-saharienne. 1 La définition du "monde émergent" est bien sûr en partie arbitraire. Dans cette note, il s'agit de l'ensemble du monde, à l'exception de la zone euro (à douze pays), du Royaume-Uni, de la Suisse, de la Suède, de la Norvège et du Danemark, d'Israël, des États-Unis et du Canada, du Japon, et de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ce qui revient à inclure dans le "monde émergent" quelques économies avancées d'Asie (les quatre "dragons" historiques) et quelques pays pétroliers aux PIB par habitant très élevé (Qatar par exemple). Le présent papier propose une estimation de la situation relative en 2020 des pays émergents et des pays développés. Nous avons choisi de ne pas simplement prolonger la tendance de la dernière décennie, mais des arguments forts portent à croire que le rattrapage va se poursuivre, conduisant à un monde sensiblement différent de celui d'aujourd'hui. Jean Louis MARTIN [email protected] Graphique 2 – PIB supplémentaire 2011-2020 (prix courants) Demain, la moitié du monde Selon nos prévisions, le PIB des pays émergents représentera 52% du PIB mondial en 2020, aux prix et aux taux de change courants, contre 38,9% en 2011. En parité 2 de pouvoir d'achat ("ppa" ), la part des émergents en 2020 est plus élevée, atteignant 60% (52,5% en 2011). autres pays émergents Etats-Unis Taiwan, Hongkong, Singapour Un autre résultat remarquable est que 69,2% du PIB supplémentaire entre 2011 et 2020 seront apportés par les pays émergents. La Chine est bien sûr de loin le premier contributeur, avec 24% de la croissance du PIB mondial, et son PIB dépasse dès 2018 celui de la zone euro à 12. La progression la plus rapide est cependant celle de l'Inde, dont le PIB est multiplié par 3,4 en 9 ans, et qui double presque son poids dans l'économie mondiale (5,5% en 2020). Mais au-delà des BRICs, le Mexique, la Corée et l'Indonésie auront chacun un apport supérieur à celui du Japon (et celui de la Turquie en sera proche). Le PIB mondial passerait de 69000 Mds USD en 2011 à 121500 Mds en 2020, soit une progression de 76%, dont 34% correspondant à la croissance réelle, le reste étant dû à l'inflation et à l'appréciation de la plupart des monnaies des émergents face à l'USD. Graphique 1 – Répartition du PIB mondial en 2020 (prix courants) autres pays émergents Taiwan, Hongkong, Singapour Turquie Indonésie Mexique Corée Turquie Mexique Corée Russie Inde Les hypothèses conduisant à ces chiffres sont les suivantes : les hypothèses de croissance sont construites (pour 51 pays3, la "zone euro" - à 12 pays - constituant à cet égard une seule entité) à partir de projections démographiques (source : Economist Intelligence Unit) et d'hypothèses de croissance annuelle en volume du PIB par habitant : 1,5% pour les pays développés (sauf Canada et Australie : 1,8% ; le supplément de croissance est un "effet matières premières"), et entre 3 et 4% pour la plupart des pays émergents (quelques exceptions : +5,5% pour la Chine, l'Inde et le Vietnam, +5,0% pour l'Indonésie, +4,2% pour le Brésil, et +1,5% en Arabie saoudite,+2,0% à Singapour et au Pakistan…) ; les hypothèses de prix et de taux de change sont liées, puisqu'après les hypothèses de prix (qui supposent partout une modération progressive de l'inflation, qui revient dans tous les pays en-deçà de 10% entre 2015 et 2020), les hypothèses de change ont été faites sur les taux de change effectifs réels ; on a sur ce point fait l'hypothèse d'un rattrapage partiel de la sous-évaluation 4 estimée du taux de change . Etats-Unis Japon RoyaumeUni autres pays développés Source : Crédit Agricole S.A. 3 4 Le calcul des PIB "à parité de pouvoir d'achat" ("ppa") vise à prendre en compte les différences de prix entre pays. Ces PIB ppa étant calculés en USD, l'opération revient en fait à les recalculer en utilisant les prix aux États-Unis. Concrètement, le passage aux PIB ppa conduit aujourd'hui à baisser le PIB des pays de la zone euro (ce qui correspond à une hypothèse de surévaluation de l'EUR par rapport à l'USD), et à augmenter le PIB de la quasi-totalité des pays émergents. N° 18 – mai 2012 Chine Source : Crédit Agricole S.A. Inde 2 autres pays développés Brésil Brésil Chine Japon RoyaumeUni Indonésie Zone Euro (12) Russie Zone Euro (12) Les projections sont faites pays par pays pour ces 51 pays (12 développés, 39 émergents) dont le PIB 2010 est supérieur à ou proche de 100 Mds USD (le plus petit est l'Angola avec 78 Mds USD) ; ils représentaient en 2010 97,8% du PIB mondial. Une hypothèse globale est faite sur les autres émergents : on suppose que leur évolution est parallèle à celle des pays émergents de taille "moyenne" (dont le PIB est inférieur à 500 Mds USD en 2011). Plus précisément : 1) les taux de change en 2015 ont été extraits de sources "publiques" (sauf exception, les "Consensus") parfois prolongées par une extrapolation ; 2) le ratio PIB nominal/PIB ppa en 2015 a été calculé pour chaque pays avec ce taux de change et, quand il était inférieur à 90%, on a supposé entre 2015 et 2020 un rattrapage du tiers de la différence entre le niveau constaté en 2015 et 90% ; si le ratio était supérieur à 90%, on a fait l'hypothèse d'une stabilité du taux de change effectif réel. Enfin, dans les quelques cas de parité fixe par rapport à une 2 Jean Louis MARTIN [email protected] Il ne s'agit pas d'hypothèses extrêmes quant aux perspectives des pays émergents. Il est possible que l'hypothèse de croissance faite pour un pays précis soit exagérément optimiste, mais il reste qu'au total, les chiffres retenus conduisent pour la décennie en cours à une croissance moyenne de 5,3% par an pour les émergents, contre 1,9% pour les pays développés, alors que le différentiel observé était de près de 5% pendant la décennie précédente. Si cet écart de 5% persistait pendant toute la décennie en cours, le poids des émergents dans le PIB mondial serait toutes choses égales par ailleurs de 56% en 2020 (au lieu des 52% de notre scénario central). De même, concernant les hypothèses de change, un seul exemple : le peso colombien (COP, à 1 764, contre USD le 25 avril 2012) est projeté dans le modèle à 2067 en 2020, conduisant à un ratio PIB nominal / PIB ppa de seulement 76% : il est donc très possible qu'au lieu de se déprécier, il s'apprécie nominalement, ce qui ferait progresser le PIB colombien en USD encore plus rapidement qu'anticipé par le modèle. Graphique 3 – Les BRICs : un poids relatif en croissance Le monde de 2020 aura donc une structure très significativement différente de celui d'aujourd'hui. L'élément le plus marquant est bien sûr la montée du poids de la Chine. Mais on observera aussi celle l'Asie émergente ex-Chine, dont la taille globale est du même ordre (l'Inde à elle seule étant très proche du Japon). Et le poids relatif de l'Amérique latine par rapport aux ÉtatsUnis passera de 39% à plus de 49%. Le monde riche restera plus riche et plus… développé" Les BRICs et les autres Graphique 4 – PIB (nominal, prix de 2011) par habitant La progression des quatre grands émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine, les BRICs) est particulièrement remarquable. Leur poids dans le PIB mondial passe selon notre projection de 19,2% en 2011 à 28,1% en 2020. Et leur part dans le total des émergents de 49,4% à 54,2%. 60 000 % du PIB mondial 30 25 20 15 10 5 0 2011e Chine Inde Brésil 2020p Russie Source : Crédit Agricole S.A. Malgré la croissance plus forte des émergents, le PIB par habitant y restera en 2020 très inférieur à celui des pays développés : 6400 USD (aux prix de 2011) contre 54300 aux États-Unis et 45300 en zone euro (à 12). On peut noter que si l'Inde continue en 2020 à tirer vers le bas le PIB/h moyen pour les émergents, ce n'est depuis 2010 plus le cas de la Chine, qui dépasse déjà la moyenne des émergents. USD, prix 2011 50 000 40 000 30 000 Nous estimons que les BRICs devraient, à l'exception de la Russie, croître plus rapidement que l'ensemble des émergents : sur la période 2011-2020, +7,0% l'an pour l'Inde, +6,7% pour la Chine (malgré un ralentissement à partir de 2015), +4,8% pour le Brésil, contre +4,6% pour les émergents hors BRICs. Plusieurs éléments nous semblent en effet militer en leur faveur : la démographie (sa structure en Chine, et son évolution en Inde et au Brésil), l'effort plus élevé qu'ailleurs d'épargne et d'investissement (Chine et Inde, et progression possible au Brésil), le niveau d'éducation (plus élevé que dans la moyenne des émergents), la taille des marchés… D'autres émergents vont aussi bénéficier de facteurs favorables : ainsi l'hypothèse de croissance est-elle de 6,7% pour le Vietnam, 5,7% pour l'Indonésie, et 5,4% pour le Pérou… Mais la Chine, le Brésil et l'Inde conjuguent malgré les handicaps de chacun des atouts qui devraient leur permettre une croissance supérieure à la moyenne. Ce n'est pas le cas de la Russie qui malgré son potentiel est contrainte par son déclin démographique, par les faiblesses de sa gouvernance et les hésitations sur son modèle de développement. 20 000 10 000 0 2011e 2020p Source : Crédit Agricole S.A. La prise en compte des PIB ppa réduit cet écart, mais il reste important, avec en 2020 un PIB ppa/h 4,6 fois plus faible dans les émergents que dans les pays développés (5,9 en 2011). Toutefois, certains grands émergents (Arabie saoudite, Pologne, Argentine, Russie, Mexique, Turquie) et de plus petits (Chili, Malaisie, Rép. Tchèque) connaîtront en 2020 des "niveaux de vie" (mesurés par le PIB ppa par habitant) de l'ordre de ceux du Portugal ou de la Grèce en 2011. Quelques-uns (les quatre "dragons" asiatiques et les petits pays pétroliers) dépasseront largement en 2020 le niveau de vie français actuel. grande devise (par ex. le HKD), on a supposé le maintien de cette parité. N° 18 – mai 2012 3 Jean Louis MARTIN [email protected] Graphique 5 – PIB (ppa, prix de 2011) par habitant USD, prix 2011 60 000 Le vieillissement de la population sera général. Jusqu'à un certain point, ses effets sont positifs : la réduction de la proportion d'enfants d'âge scolaire facilite l'amélioration des performances du système éducatif, la hausse de l'âge moyen des adultes se traduit en général par de meilleurs revenus individuels, et par une capacité d'épargne plus élevée. Mais dans certains pays, la proportion de personnes âgées (de plus de 65 ans) dans la population va fortement augmenter (de 18,5% en 2010 à 23,6% en 2020 en Russie, de 11,4% à 17,2% en Chine ; l'Europe centrale et orientale et le Caucase connaitront des évolutions encore plus marquées), pesant sur les systèmes de santé et de retraite (souvent non financés) et sur la capacité d'épargne. 50 000 40 000 30 000 20 000 10 000 0 2011e 2020p Source : Crédit Agricole S.A. Enfin, malgré ce rattrapage partiel sur les niveaux de vie, des différences sensibles persisteront entre les niveaux de développement et les environnements des affaires. On peut illustrer le premier point par l'Indicateur de Développement Humain (IDH) des Nations-Unies qui intègre non seulement les niveaux de vie, mais aussi des indicateurs de santé et d'éducation : il était en 2010 de 0,88 pour les pays développés (avec un maximum de 0,94 en Norvège), contre 0,58 pour les émergents. Or il s'agit d'un indicateur à évolution lente (+1,4% par an sur la dernière décennie pour les émergents) : les pays développés vont rester durablement plus avancés en termes de conditions de vie. Les conditions d'opération des entreprises sont elles aussi et vont rester plus favorables dans les pays développés. Si on les mesure par l'indicateur "Doing Business" de la Banque mondiale, on trouve dans les 30 premiers du classement 12 pays (ou territoires) émergents, mais presque tous de très petite taille5. Les très grands sont très loin dans le classement : 79ème pour la Chine (sur 187), 123ème pour la Russie, 127ème pour le Brésil, 134ème pour l'Inde. Là encore des progrès sont possibles et seront réalisés, mais l'expérience montre que les processus de réformes structurelles sont lents, même dans des pays à exécutif fort. Les forces du changement Les moteurs de ce rattrapage partiel des pays développés par les pays émergents nous semblent au nombre de trois : les évolutions démographiques, la "dynamique interne" des émergents (investissement, productivité, amélioration globale de la gouvernance) et, de manière plus ambigüe, la disponibilité (très inégale) en ressources naturelles. 5 Les deux premiers sont Singapour et Hongkong. Les seuls émergents grands ou moyens classés parmi les 30 premiers sont l'Arabie saoudite, la Corée, la Thaïlande et la Malaisie. N° 18 – mai 2012 La démographie : une contribution le plus souvent positive Graphique 6 – Population : taux de dépendance population de moins de 15 ans 100% ou de plus de 65 ans / 90% population de 15 à 64 ans 80% 70% 60% 50% 40% 30% population de plus de 65 ans / population de 15 à 64 ans 20% 10% 0% 1990 1995 China Russia 2000 2005 2010 India Indonesia 2015 2020 2025 Brazil Nigéria Source : US Census Bureau L'afflux de jeunes sur le marché du travail (en Afrique et au Moyen-Orient) peut être un puissant stimulant pour la croissance, pour autant que l'économie soit en mesure de proposer des emplois. Sinon, il devient un facteur aggravant de risque politique et social. Le "printemps arabe", mais aussi les guerres civiles africaines (Côte d'Ivoire, Congo), illustrent ce risque, qui pourrait d'ici dix ans se matérialiser dans d'autres pays du Moyen-Orient. Mais beaucoup de pays émergents vont bénéficier d'une évolution démographique clairement favorable, avec une progression lente de l'âge moyen, et une nette baisse du taux de dépendance (ratio des moins de 15 ans été des plus de 65 ans à la population entre 15 et 65 ans, présumée d"'âge actif") : ce sera le cas en Amérique latine, et surtout en Inde et en Asie du sud-est, où il baissera parfois de 5 points (ainsi de 51% à 46% en Indonésie). Deux remarques finales : l'importance de l'éducation ; certains pays émergents (Vietnam, Indonésie, une grande partie de l'Amérique latine…) sont déjà handicapés par les insuffisances de leur système éducatif, qui renchérit la main d'œuvre qualifiée ; l'affaire est complexe : si la priorité doit être dans un premier temps donnée à l'enseignement de base, condition préalable à la sortie de la pauvreté, la croissance exige ensuite des formations techniques ou supérieures ; 4 Jean Louis MARTIN [email protected] la question des migrations ; les sociétés vieillissantes (États-Unis, Japon, Europe, y compris centrale et orientale) auront besoin de main d'œuvre immigrée, dès cette décennie ; peu l'ont perçu : les résistances internes sont souvent fortes, entretenues par une partie des classes politiques ; mais si le potentiel de croissance des États-Unis est généralement considéré comme plus élevé que celui de l'Europe, c'est bien en raison de leur attrait pour les immigrants jeunes et souvent formés ; à l'inverse, dans certains émergents (Russie, Maghreb), le risque de "fuite des cerveaux" est réel, avec un impact négatif sur la croissance. Épargne et investissement, confiance et gouvernance Comme la population active, le stock de capital progresse plus rapidement dans les pays émergents que dans les pays développés. L'investissement y représente en effet une part plus élevée (mesurée par le taux d'investissement I/PIB) d'un PIB lui-même en progression plus rapide. Ce taux d'investissement est de l'ordre de 20% dans les pays développés, et il est orienté à la baisse ; il est supérieur à 30% dans les émergents. Bien sûr, ce taux est gonflé par les chiffres de l'Inde (35%) et surtout par celui anormalement élevé (47,5%) de la Chine. Ce dernier est appelé à baisser au cours de la prochaine décennie, ne serait-ce qu'en raison du vieillissement de la population du pays. Dans les autres régions en développement, le taux d'investissement est très inférieur (sur la période 2005-2010, autour de 22% sauf au MoyenOrient, où il dépasse 26%), mais il progresse partout. Graphique 7 – Investissement et taux de croissance % X 50 % PIB 45 40 X 35 X X X X 30 X 25 20 X X 15 XX X 10 XX XX X 5 X 0 10 9 8 7 6 5 4 3 2 1 0 Et si l'épargne augmente, c'est en grande partie parce que l'épargnant "émergent" bénéficie aujourd'hui d'un environnement beaucoup plus favorable qu'il ne l'était dans les années 90. D'abord, l'inflation a reculé presque partout : alors qu'entre 1993 et 2002, elle était en moyenne de 28,6% dans l'ensemble des émergents (et supérieure à 15% dans tous les pays d'Europe centrale et orientale, la moitié des latino-américains et des africains), elle n'était plus en 2011 que de 7,1%. Les cas les plus éclatants sont la Russie (de 95,3% à 10,1%) et le Brésil (de 103,5% à 6,6%). L'hydre n'est pas morte (l'inflation a été à la hausse en 2011 dans la plupart des pays), mais sa maîtrise est presque partout devenue un objectif prioritaire de la politique économique. Ensuite, l'autonomie croissante des banques centrales a permis que la structure des taux (en commençant par le taux directeur) devienne plus compatible avec le niveau de l'inflation, et la palette de produits accessibles aux épargnants s'est élargie. Enfin et peut-être surtout, la confiance des agents économiques privés dans la soutenabilité des politiques publiques s'est améliorée7 : cette meilleure "prévisibilité" a contribué à stabiliser les anticipations, développement évidemment favorable à l'épargne et à l'investissement. Ce dernier point renvoie à la question de la gouvernance. Si l'on estime celle-ci au moyen des indicateurs "KKZ" de la Banque mondiale8, force est de constater que l'amélioration est loin d'être générale. Pour les neuf plus grands émergents (regroupant les 2/3 du PIB total des émergents), si les progrès sont clairs pour la Corée, la Turquie, et pour l'Indonésie depuis 2002, les indicateurs restent à un niveau très médiocre, et sans amélioration notable, pour la Chine, le Brésil, l'Inde, la Russie ou le Mexique. Graphique 8 – Gouvernance : moyenne des KKZ 3 à 6 1,5 1,0 0,5 0,0 -0,5 -1,0 1996 1989-96 1997-2004 2005-10 x x x taux de croissance moyen (éch. dr.) Source : FMI, World Economic Outlook, septembre 2011 Cette progression du taux d'investissement est elle-même permise par une hausse générale du taux d'épargne dans le monde émergent ; la seconde est même le plus souvent plus marquée que la première, ce qui conduit à une 6 réduction des déséquilibres de balance des paiements (notamment en Amérique latine et en Afrique subsaharienne). 6 On rappelle que le déficit d'épargne par rapport à l'investissement est égal au déficit courant de la balance des paiements : l'équilibre ressources-emplois PIB + M (imports) = C (consomm.) + I (invest.) + X (exports) conduit à : S (épargne) – I = X – M N° 18 – mai 2012 1998 2000 Chine Inde Mexique Turquie Pologne Source : Banque mondiale 2002 2004 2006 2008 2010 Brésil Russie Corée du Sud Indonésie La gouvernance n'a-t-elle donc aucun impact sur les performances économiques ? Si l'on entend par "gouvernance" le respect des prescriptions d'un manuel 7 On rappelle au lecteur que l'on parle ici des pays émergents. 8 Du nom de leurs créateurs : D. Kaufman, Z. Kraay et P. ZoídoLobatón, "Governance Matters", 1998. Les six indicateurs, aujourd'hui calculés chaque année par la Banque mondiale, sont dans l'ordre : 1) la démocratie et le droit d'expression, 2) l'absence de violence politique, 3) l'efficacité du gouvernement, 4) la qualité de la régulation, 5) le respect de la loi, et 6) le contrôle de la corruption. 5 Jean Louis MARTIN [email protected] d'orthodoxie économique (par exemple le "consensus de Washington"9), la réponse est clairement négative. L'émergence de la Corée et plus encore le décollage de la Chine ont été à l'évidence accélérées par un protectionnisme commercial et financier et un interventionnisme étatique même pas dissimulés. A l'inverse, les performances de pays ayant mis en œuvre de manière plus déterminée les recommandations du consensus de Washington se sont parfois avérées 10 décevantes (on pense ici au Mexique et à l'Afrique du Sud, par exemple). Au risque de la tautologie, on en revient donc à considérer que la caractéristique essentielle d'une "bonne gouvernance" est sa capacité à générer et à entretenir chez les opérateurs économiques une certaine confiance en l'avenir : il s'agit de les convaincre que leur épargne ne sera pas engloutie par l'inflation, et que les fruits de leurs éventuels investissements ne seront pas dévorés par un impôt arbitraire ou une confiscation, ou réduits à néant par une récession brutale provoquée par l'éclatement d'une bulle ou l'apurement de déséquilibres insupportables. En termes de politique économique, cela peut sans doute se réduire à un objectif : éviter les politiques (budgétaires, monétaires) exagérément expansionnistes, et non soutenables à terme11. C'est sans doute ce qui a changé en Amérique latine depuis 1995, en Turquie depuis 2002, et en Europe centrale depuis 2007. Les pays ayant 12 accepté ce modeste objectif en ayant déjà constaté les avantages, les dérapages de politique économique y sont devenus plus improbables. Une "bonne gouvernance" a toutefois de multiples effets positifs sur l'environnement économique. Elle conduira par exemple les autorités à mettre en œuvre une politique sociale efficace, qui permettra aux plus pauvres de contribuer à la croissance, et qui facilitera l'apparition d'un consensus sur la politique économique. L'effort (financier, mais aussi d'organisation) en faveur de l'éducation améliorera la productivité de la main d'œuvre. Enfin, des autorités plus impartiales veilleront à ce que la politique économique (fiscale, de change, industrielle…) ne soit pas "capturée" par un groupe particulier d'intérêts. Il ne s'agit pas là de vœux pieux : ces orientations sont déjà présentes ici ou là (Brésil, Inde, Indonésie…), ont apporté des résultats concrets, et seront donc vraisemblablement maintenues et étendues. Les ressources naturelles : un support, mais pas un moteur Pour certains, c'est une "malédiction". Les exemples abondent en effet d'échecs, de régressions, voire de guerres provoquées par la mauvaise gestion des ressources en matières premières énergétiques. Les autres produits primaires (produits agricoles et métaux) ne semblaient même pas capables d'apporter une contribution décisive au financement du développement, leurs prix relatifs étant tendanciellement orientés à la baisse. La situation a radicalement changé depuis 2002, avec l'envolée des prix de l'énergie et des métaux, et le net redressement de ceux de la plupart des produits agro-alimentaires. Et il est indiscutable que ce rebond a contribué à l'accélération de la croissance dans beaucoup de pays producteurs (Amérique latine, Asie centrale, Moyen-Orient, Afrique). Le rôle des matières premières dans la croissance future des émergents dépendra donc de la réponse à deux questions : les perspectives de prix restent-elles favorables ? la gestion des ressources financières apportées par les matières premières sera-t-elle meilleure que par le passé ? Graphique 9 – Indices de prix des matières premières (2002 = 100) 450 350 250 150 50 -50 1980 9 John Williamson, "What Washington Means by Policy Reform", dans "Latin American Adjustment: How Much Has Happened", avril 1990. Dix "réformes structurelles" étaient recommandées : 1) la discipline budgétaire, 2) des dépenses publiques favorisant la croissance et une meilleure distribution des revenus, 3) une réforme fiscale, 4) une libéralisation des taux d'intérêt, 5) un taux de change compétitif, 6) une libéralisation commerciale, 7) une ouverture aux investissements étrangers directs, 8) des privatisations, 9) une dérégulation (dans le sens : abolition des barrières à l'entrée et à la sortie), 10) la protection des droits de propriété. 10 D. Rodrik propose une analyse décapante du lien entre "bonne gouvernance" et croissance dans 'The Future of Economic Convergence", août 2011. 11 Bien sûr, la Chine fait encore exception à cette règle pourtant modeste. Même une composante élémentaire de la confiance des agents économiques, la protection des droits de propriété, n'est pas assurée en Chine. L'expérience chinoise n'est pas un modèle. 12 Qui laisse encore beaucoup de latitude aux gouvernements dans leurs choix, n'interdisant par exemple aucunement la définition et la mise en œuvre d'une politique industrielle. N° 18 – mai 2012 1985 1990 pétrole (Brent) métaux (CRB) Source : Datastream, CRB 1995 2000 2005 2010 pr. alimentaires (CRB) graisses & huiles (CRB) Un premier point est clair : pour l'énergie et les métaux, les prix observés début 2012 se situent très probablement audessus des prix d'équilibre à moyen terme. Dans le cas des hydrocarbures, si la demande devrait rester soutenue (pas de contraction massive dans les pays développés, et une poursuite de la croissance des besoins de l'industrie et des transports dans les émergents), l'offre peut facilement progresser : des capacités de production de pétrole sont actuellement sous-utilisées, de nouveaux gisements pourraient entrer en production (pre-sal au Brésil, pétroles lourds du Venezuela…), et les perspectives de développement du pétrole et du gaz de schiste sont réelles à l'horizon 2020 ; le principal risque est géopolitique : celui de troubles sérieux chez un producteur majeur. Pour les métaux, la croissance de la demande devrait se modérer, avec le ralentissement progressif de son principal moteur, le secteur de la construction en Chine (infrastructure et logement) ; il faut aussi attendre des cycles marqués. Les incertitudes les plus fortes concernent les produits agro- 6 Jean Louis MARTIN [email protected] alimentaires, avec deux aléas importants : les perspectives de développement des agro-carburants (le pronostic est plutôt qu'elles seront contraintes), et le risque climatique (qui est lui croissant). Au total, la Banque mondiale estime que les prix (en USD courants) des matières premières devraient se situer en 2020 environ 30% au-dessous de leur moyenne de 2011 (avec une exception notable : le bois). Ce qui les laisse à un niveau élevé : très proche de la moyenne de 2010 pour l'énergie, au niveau du début de 2010 pour les métaux, et près des prix de 2009 pour les matières premières agricoles. Les prix des matières premières ne vont donc plus doper la croissance de certains pays comme pendant la décennie passée, mais ils devraient continuer à apporter un certain confort aux balances des paiements et 13 aux finances publiques . Le repli attendu est cependant porteur d'un risque pour certains pays pétroliers où le bouclage des budgets futurs exigera des coupes dans les 14 dépenses . exemple sévèrement affectés : leur croissance est tombée de 7,7% en 2007 à 5,5% puis 1,2% en 2008 et 2009 15. Aujourd'hui, la plupart des émergents sont aussi dans une phase de ralentissement : les BRICs mais aussi l'Asie de l'est et du sud-est, presque tous les latino-américains, l'Europe centrale. On retrouve les deux canaux classiques de transmission : le canal "réel" : la demande qui leur est adressée se réduit (Europe centrale, et dans une moindre mesure Asie de l'est et Mexique), ou les prix de leurs produits se replient (pays pétroliers du Moyen-Orient, Amérique du sud) ; il est illusoire d'imaginer une croissance totalement autonome des émergents si l'activité reste durablement déprimée dans les pays développés ; le canal financier : une crise dans les pays développés se traduit par une montée de l'aversion au risque (indépendamment de la situation objective des émergents), qui peut entraîner des sorties importantes de capitaux ; les plus sensibles sont les pays au compte courant fragile (Turquie, Afrique du Sud, Serbie), au profil de dette défavorable (Ukraine, Hongrie), et ceux où les flux étaient très élevés (Brésil) ; la contagion peut aussi intervenir via les banques : certains systèmes bancaires sont fragiles (Chypre, Europe centrale) ou contrôlés en majorité par des banques de pays développées qui pourraient elles-mêmes être en difficulté. Graphique 10 – Prix des matières premières : une prévision énergie produits agricoles huiles et graisses céréales bois métaux minerai de fer métaux de base (1) 2011 350,0 286,1 299,1 295,8 171,0 386,7 580,1 341,8 2020 268,1 194,2 196,3 200,6 169,4 285,8 347,3 271,5 var., % -23,4 -32,1 -34,4 -32,2 -0,9 -26,1 -40,1 -20,6 (1) aluminium, cuivre, étain, nickel, plomb et zinc Source : Banque mondiale, novembre 2011 Sur la question de la qualité de la gestion des ressources apportées par les matières premières, on restera prudent. Elle renvoie évidemment à la notion de gouvernance, et on a vu que le potentiel de progrès était encore significatif. Il ne se matérialisera pas partout, notamment dans les pays producteurs de matières premières. Graphique 11 – Production industrielle mm3m, a/a, % 20 15 10 5 0 -5 -10 -15 -20 Les risques -25 Bien sûr, le scénario d'une croissance soutenue et sans àcoup des pays émergents n'est pas assuré. Il est même improbable : il y aura des crises, locales certainement, globale peut-être. Nous examinons ci-après les principaux risques susceptibles d'affecter l'évolution des émergents. Mais aucun ne pourra remettre en cause la tendance lourde de rééquilibrage de l'économie mondiale et de rattrapage partiel des écarts de développement. Mexique Rép. Tchèque Source : Banque mondiale, novembre 2011 Risque 1 : une crise économique majeure dans les pays développés Les pays émergents resteront sensibles à la conjoncture des pays développés. La crise de 2008-2009 les a par 13 D'autant que pour certains pays, latino-américains notamment (Brésil, Venezuela, Colombie, Mexique…), le potentiel de progression du volume de production devrait se matérialiser. 14 Symétriquement, il soulagera les budgets et/ou les balances des paiements de pays moins bien pourvus (Europe centrale, Turquie, Égypte, Maroc, une grande partie de l'Asie) N° 18 – mai 2012 2006 2007 2008 2009 2010 2011 Etats-Unis Allemagne En 2020, l'activité économique de l'Asie émergente aura toutefois acquis plus d'autonomie qu'aujourd'hui, autour de la montée de la demande chinoise. La région paraît également moins vulnérable que d'autres à la volatilité des flux financiers (nous parions ici que la balance des capitaux chinoise restera sous une surveillance attentive des autorités, malgré certaines ouvertures). Les autres régions émergentes resteront plus dépendantes de la conjoncture des pays développés, même si l'Amérique latine poursuivra sa réorientation vers l'Asie. 15 Sans la Chine et l'Inde, la chute est encore plus sévère : 6,1% en 2007, 4,2% en 2008, et -1.3% en 2009. 7 Jean Louis MARTIN [email protected] Risque 2 : inégalités, tensions sociales… et risque politique Le "risque politique" est ici entendu comme celui de troubles affectant l'activité économique (Tunisie et Égypte en 2011), ou celui de mise en œuvre d'une politique économique hétérodoxe pouvant conduire à des difficultés financières sévères (Argentine en 2001, Venezuela depuis 2004…). Par alternance brutale (les révolutions) ou pacifique (les élections), ce risque peut se matérialiser pour diverses raisons, qui vont persister et parfois se renforcer d'ici à 2020 : des transitions politiques inachevées (Ukraine, Asie centrale, Égypte, Iran…) ou pas encore initiées (Chine, Vietnam, Myanmar, péninsule arabique) ; des conflits ethniques ou religieux (Irak, Afrique centrale, Nigéria, Pakistan, Bolivie)16 ; une forte pression démographique, conduisant à un taux de chômage élevé (Afrique, Moyen-Orient) ; enfin, des inégalités et des frustrations sociales, peu ou pas traitées par les pouvoirs en place ; l'Amérique latine, où l'on trouve les plus fortes inégalités (telles 17 que mesurées par le coefficient de Gini ), reste à cet égard fragile ; mais ce risque est aussi présent en Afrique du Sud, en Afrique du nord, et dans quelques pays asiatiques (Thaïlande, et même Chine). Graphique 12 – PIB/habitant et distribution des revenus 65 60 BTW COL AFS coefficient de Gini (2011*) 55 50 45 40 35 30 BRE PANCHL C-R MEX SAL R-D PER MAL PHI ARG BUL MAC NIG CHI RUS VEN CON URU MAR TUN VTN LIT IRN TUR ALG LET IDN IND JOR ALB BGD PAK EGY CRO POL ROU THA ETH KAZ UKR 25 BIE 20 0 2 4 6 * dernière date disponible Source : PNUD 8 10 12 14 16 18 20 22 PIB ppa/hab (2011, 000USD) Le cas de la Chine est particulièrement important, un bouleversement politique dans ce pays étant un des rares événements susceptibles de remettre en cause l'ensemble du scénario de rattrapage décrit dans ce papier18. Nous croyons très improbable un tel accident (en particulier, les forces centrifuges ne représentent pas un risque majeur), 16 On peut ajouter certains pays où la sortie de crise reste à confirmer, comme la Côte d'Ivoire et Sri Lanka. 17 Ce coefficient est égal à 0 si les revenus sont distribués de manière parfaitement égalitaire, et à 100 si la totalité des revenus est perçue par un individu. Pour comparaison, il est égal à 28,9 pour la France et 40,8 pour les États-Unis. 18 Un autre étant un événement du même type en Arabie saoudite, plus en raison du choc qu'il provoquerait sur le marché de l'énergie que de son impact local. N° 18 – mai 2012 mais il nous semble à l'inverse très vraisemblable que le régime va devoir évoluer d'ici 10 ans, sous une pression à la fois sociale et économique. La classe moyenne émergente réclamera un minimum de liberté d'information et d'expression. Mais surtout, la montée des inégalités (le Gini chinois se rapproche de 50, un niveau latino-américain) va multiplier les mouvements de revendications, que l'inévitable ralentissement de la croissance ne permettra pas toujours de satisfaire. Les autorités chinoises ont le temps et les moyens de piloter cette évolution ; nous supposons ici qu'elles choisiront de le faire. Risque 3 : un repli nationaliste et/ou protectionniste La "mondialisation", i.e. l'ouverture commerciale et la (relativement) libre circulation des capitaux, a eu un rôle décisif dans l'accélération de la croissance des émergents. Une remise en cause radicale est peu probable : la mondialisation a gagné la bataille idéologique, et trop d'intérêts (grandes entreprises, secteur financier, distribution...) sont en jeu. Mais des résistances et des retours en arrière sont possibles. Dans les pays développés d'une part, avec une possible montée du populisme et des pressions pour des restrictions au libre-échange. Cela menacerait un des moteurs de la croissance des émergents (la Chine est le pays le plus vulnérable sur ce point). Ce risque augmente en cas de crise économique prolongée dans les pays développés. Un autre sujet sensible est celui des fonds souverains ; ils vont prendre une nouvelle dimension : ils pèsent près de 3000 Mds USD et pourraient dépasser les 12000 Mds USD d’ici 2020, avec un renforcement des fonds des pays asiatiques ; ils susciteront parfois des réactions protectionnistes (Chine et Russie provoquant le plus de méfiance en Occident) Dans les pays émergents d'autre part, où pourrait émerger l'idée que l'ouverture à l'étranger a été trop loin. Ainsi en Chine, 50% des exportations sont réalisées par des entreprises à capitaux étrangers. La perte de contrôle de secteurs clé (les utilities en Amérique latine), voire d'instruments basiques de politique économique (les banques au Mexique ou en Europe centrale) pourrait également réveiller certains nationalismes (Hongrie), et même conduire à des nationalisations (Argentine, Bolivie, Venezuela). La prise de conscience du coût des investissements directs étrangers en termes de transferts de dividendes (au Brésil : -32 Mds USD en 2011, vs. 31 Mds d'excédent commercial) renforcera la volonté de développer des champions nationaux, notamment dans les BRICs, avec une éviction plus ou moins déguisée des étrangers ou un traitement juridique discriminatoire. 8 Jean Louis MARTIN [email protected] Risque 4 : surchauffes et bulles Les meilleures perspectives économiques dans les pays émergents pourraient y favoriser une euphorie excessive, avec des bulles de crédit, financées localement ou de l'étranger (parfois par refinancement extérieur des 19 banques domestiques) . Ces bulles peuvent être accompagnées de déséquilibres de balance des paiements (surtout si elles sont financées par l'extérieur), et leur éclatement se traduire par une crise bancaire, une crise de change, et souvent un ajustement "réel" (avec une récession). Les surchauffes peuvent aussi être générées par des prix élevés des matières premières (Venezuela 2004-2007) ou par l'optimisme des agents économiques (Brésil 2010), avec pour conséquences des poussées d'inflation, une appréciation excessive du change, un déficit courant accru et, finalement... une correction parfois brutale. Malgré des politiques budgétaires plus prudentes, malgré des banques centrales plus indépendantes, les économies émergentes vont rester plus sujettes à de fortes fluctuations que les pays développés : l'Amérique latine est particulièrement vulnérable à la "maladie hollandaise" en cas de nouvelle poussée des prix des matières premières ; les gouvernements en sont conscients, mais sa maîtrise sera difficile ; le Moyen-Orient pétrolier est structurellement exposé à des phénomènes de bulle, avec des afflux soudains de revenus des hydrocarbures (et, dans le cas des Émirats, un compte de capital ouvert) ; la taille sauf exception plus réduite des émergents accroît la sensibilité aux mouvements de capitaux (ex. : la volatilité du rand sud-africain) ; en Asie, la croissance forte des économies sera génératrice d'excès d'optimisme, et de bulles (immobilières, boursières... voire sur les marchés de l'art ou du vin !) même si les banques centrales s'efforceront de les maîtriser ; en sens inverse, l'aversion au risque émergent peut réapparaître, avec une montée des spreads pouvant se traduire par des difficultés de financement pour certains pays. Risque 5 : les contraintes environnementales Combien de planètes faut-il pour l'humanité ? Aujourd'hui, selon des scientifiques : 1,4 (et beaucoup plus avec le mode de vie "américain" auquel beaucoup aspirent). Au niveau actuel d'activité, de consommation, et de technologies, nous puisons déjà largement sur les réserves. énergétique (qui sera modeste d'ici à 2020 et se limitera aux pays développés ; elle est improbable dans la plupart des émergents), les émissions de gaz à effet de serre vont fortement augmenter avec la croissance des pays émergents. Il y aura d'ici 2020 des "accidents environnementaux" locaux, en général provoqués par des pollutions chimiques ou autres ; leur impact peut être spectaculaire mais limité dans le temps (ex. : "marées noires"), ou moins visible mais plus grave sur la santé des populations (pollution chimique, de l'eau, ou de l'air : il y a déjà des cas sérieux en Russie et en Chine). Mais la principale menace est celle du changement climatique. Son impact (réchauffement, montée du niveau des océans...) ne sera sans doute pas global d'ici à 2020, mais il pourrait dès cet horizon être grave au niveau local, souvent dans des régions fragiles : sécheresses au Sahel, en Afrique de l'est, en Chine du nord, au Mexique, autour de la Méditerranée..., perturbant l'agriculture et même mettant des populations en danger (Sahel surtout). A l'inverse, le risque de cyclones et de précipitations excessives va croître avec une vulnérabilité particulière de certaines régions (Caraïbes) et des zones à forte densité de population (Asie de l'est et du sud). Ces risques ne se traduiront pas d'ici à 10 ans par une contrainte matérielle sur la croissance (sauf localement), mais leur maîtrise aura un coût (pour les finances publiques, pour le consommateur), et l'opinion pourrait demander, y compris dans certains pays émergents, une politique assurant une croissance plus soutenable, même si elle est un peu plus faible. Et après 2020 ? On a prolongé l'exercice jusqu'à 2030, avec des taux de croissance moyens de 2,0% par an pour les pays développés, et 4,5% pour les émergents. Cela conduit à un monde dans lequel 61% du PIB est produit dans les émergents d'aujourd'hui (dont certains auront clairement 20 émergé), et 39% dans les pays développés . Le rattrapage par la croissance, dont nous sommes convaincus qu'il se poursuivra, et le poids démographique des émergents rendent inexorable ce basculement dans un nouveau monde. Il faut nous y préparer. La situation va s'aggraver. Les émissions annuelles de CO2 par habitant sont de 19 tonnes aux États-Unis, 5 en Chine (mais elles y progressent rapidement : elles n'étaient que de 2,1 tonnes en 1990) 1,2 en Inde, et 0,1 en Éthiopie. Même avec une réduction de l'intensité 19 Par exemple : la "crise asiatique" de 1999 (une bulle d'investissement), la Corée en 2003 (crise des cartes de crédit), l'Europe centrale et orientale entre 2004 et 2007 (une bulle de consommation), la Chine en 2007, le Vietnam en 2009. Ces bulles de crédit peuvent elles-mêmes nourrir des bulles boursières (Arabie saoudite 2006) ou immobilières (Dubaï 2009). N° 18 – mai 2012 20 Sur la période 2020-2030, 72% du PIB supplémentaire serait produit dans les pays émergents. 9 Jean Louis MARTIN [email protected] Directeur de la publication : Jean-Paul Betbèze Rédaction en chef : Jean-Louis Martin Réalisation et secrétariat de rédaction : Fabienne Pesty Crédit Agricole S.A. – Études Économiques Groupe 75710 PARIS cedex 15 – Fax : +33 1 43 23 24 68 Copyright Crédit Agricole S.A. – ISSN 1248 - 2188 Contact : [email protected] Internet : http://www.credit-agricole.com - Etudes Economiques Abonnez-vous gratuitement à nos publications électroniques Cette publication reflète l’opinion de Crédit Agricole S.A. à la date de sa publication, sauf mention contraire (contributeurs extérieurs). Cet te opinion est susceptible d’être modifiée à tout moment sans notification. Elle est réalisée à titre purement informatif. 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