Les émergents en 2020 : un nouveau monde

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Les émergents en 2020 : un nouveau monde
Apériodique – n° 18 – mai 2012
Les émergents en 2020 : un nouveau monde ?
 En 2020, la part des pays émergents dans l'économie mondiale sera de l'ordre de 50%. D'ici cette date,
les deux tiers de la croissance du PIB mondial seront réalisés dans ces pays. Le monde sera alors
différent : le PIB de la Chine devancera celui de la zone euro et talonnera celui des États-Unis.
Cependant, à quelques exceptions près, les revenus par tête dans les pays émergents resteront
sensiblement inférieurs à ceux des pays "développés".
 La croissance plus élevée attendue dans le monde émergent s'explique par une démographie plus
dynamique que dans les pays développés, par un effort d'épargne et d'investissement plus soutenu, par
des politiques économiques assainies dans un contexte de gouvernance en général en progrès, et par le
supplément d'aisance financière apporté par les ressources naturelles. Le poids relatif des économies
émergentes sera également accru par l'appréciation tendancielle de leurs devises.
 Ce scénario peut évidemment être ralenti (mais pas remis en cause) par la matérialisation de certains
risques. Certains sont de nature économique : crise durable dans les pays développés, surchauffes et
éclatement de bulles dans les émergents… D'autres sont plus politiques : ruptures en raison de tensions
sociales insupportables, replis nationalistes ici ou dans les émergents (le risque politique chinois – au
sens d'une remise en cause mal maîtrisée du modèle de croissance sous la pression de revendications
sociales qui vont à coup sûr monter – est même le principal risque qui pourrait bouleverser ce scénario).
Enfin, le resserrement de la contrainte environnementale freinera la croissance dans certains pays.
 La crise de la zone euro peut renforcer la probabilité de ces prévisions, en affectant notamment ici
l'investissement et la recherche, avec une croissance qui connaît un coup d'arrêt qui pourrait durer. Les
années qui viennent sont ainsi celles d'un rattrapage des "valeurs absolues" des PIB, en attendant que la
dynamique atteigne plus nettement les revenus par tête. Elles seront donc cruciales aussi pour les pays
développés, avec une nécessité de renforcer la croissance potentielle pour ne pas mettre en danger, de
manière irréversible, notre niveau de vie.
"Ma petite entreprise ne connaît pas la
crise"
les pays développés). On en est proche en 2011 : +5,9%,
contre +1,4%.
Depuis 2008, le PIB des pays développés a stagné
(+0,3% en volume en quatre ans). Pendant ce temps,
celui du "monde émergent"1 augmentait de 21,1%. Cette
différence de près de 5% par an est d'ailleurs celle
constatée avant la crise, depuis le début de la décennie
(ainsi, en 2007 : +7,8% pour les émergents et +2,6% pour
Un rattrapage est donc en cours, et il a été pendant la
dernière décennie très rapide, dans les périodes
d'expansion comme pendant la crise. Bien sûr, il varie d'un
pays émergent à l'autre : leur performance globale est
dopée par celles de la Chine et de l'Inde, et plus largement
de l'Asie. Mais il touche pratiquement tous les pays
émergents, y compris l'Amérique latine (après deux
"décennies perdues") et l'Afrique sub-saharienne.
1
La définition du "monde émergent" est bien sûr en partie
arbitraire. Dans cette note, il s'agit de l'ensemble du monde, à
l'exception de la zone euro (à douze pays), du Royaume-Uni,
de la Suisse, de la Suède, de la Norvège et du Danemark,
d'Israël, des États-Unis et du Canada, du Japon, et de
l'Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ce qui revient à inclure
dans le "monde émergent" quelques économies avancées
d'Asie (les quatre "dragons" historiques) et quelques pays
pétroliers aux PIB par habitant très élevé (Qatar par exemple).
Le présent papier propose une estimation de la situation
relative en 2020 des pays émergents et des pays
développés. Nous avons choisi de ne pas simplement
prolonger la tendance de la dernière décennie, mais des
arguments forts portent à croire que le rattrapage va se
poursuivre, conduisant à un monde sensiblement différent
de celui d'aujourd'hui.
Jean Louis MARTIN
[email protected]
Graphique 2 – PIB supplémentaire 2011-2020
(prix courants)
Demain, la moitié du monde
Selon nos prévisions, le PIB des pays émergents
représentera 52% du PIB mondial en 2020, aux prix et aux
taux de change courants, contre 38,9% en 2011. En parité
2
de pouvoir d'achat ("ppa" ), la part des émergents en 2020
est plus élevée, atteignant 60% (52,5% en 2011).
autres pays
émergents
Etats-Unis
Taiwan,
Hongkong,
Singapour
Un autre résultat remarquable est que 69,2% du PIB
supplémentaire entre 2011 et 2020 seront apportés par
les pays émergents. La Chine est bien sûr de loin le
premier contributeur, avec 24% de la croissance du PIB
mondial, et son PIB dépasse dès 2018 celui de la zone
euro à 12. La progression la plus rapide est cependant
celle de l'Inde, dont le PIB est multiplié par 3,4 en 9 ans,
et qui double presque son poids dans l'économie
mondiale (5,5% en 2020). Mais au-delà des BRICs, le
Mexique, la Corée et l'Indonésie auront chacun un apport
supérieur à celui du Japon (et celui de la Turquie en sera
proche).
Le PIB mondial passerait de 69000 Mds USD en 2011 à
121500 Mds en 2020, soit une progression de 76%, dont
34% correspondant à la croissance réelle, le reste étant
dû à l'inflation et à l'appréciation de la plupart des
monnaies des émergents face à l'USD.
Graphique 1 – Répartition du PIB mondial en 2020
(prix courants)
autres pays
émergents
Taiwan,
Hongkong,
Singapour
Turquie
Indonésie
Mexique
Corée
Turquie
Mexique
Corée
Russie
Inde
Les hypothèses conduisant à ces chiffres sont les
suivantes :

les hypothèses de croissance sont construites (pour 51
pays3, la "zone euro" - à 12 pays - constituant à cet
égard une seule entité) à partir de projections
démographiques (source : Economist Intelligence Unit)
et d'hypothèses de croissance annuelle en volume du
PIB par habitant : 1,5% pour les pays développés (sauf
Canada et Australie : 1,8% ; le supplément de
croissance est un "effet matières premières"), et entre 3
et 4% pour la plupart des pays émergents (quelques
exceptions : +5,5% pour la Chine, l'Inde et le Vietnam,
+5,0% pour l'Indonésie, +4,2% pour le Brésil, et +1,5%
en Arabie saoudite,+2,0% à Singapour et au
Pakistan…) ;

les hypothèses de prix et de taux de change sont liées,
puisqu'après les hypothèses de prix (qui supposent
partout une modération progressive de l'inflation, qui
revient dans tous les pays en-deçà de 10% entre 2015
et 2020), les hypothèses de change ont été faites sur
les taux de change effectifs réels ; on a sur ce point fait
l'hypothèse d'un rattrapage partiel de la sous-évaluation
4
estimée du taux de change .
Etats-Unis
Japon
RoyaumeUni
autres pays
développés
Source : Crédit Agricole S.A.
3
4
Le calcul des PIB "à parité de pouvoir d'achat" ("ppa") vise à
prendre en compte les différences de prix entre pays. Ces PIB
ppa étant calculés en USD, l'opération revient en fait à les
recalculer en utilisant les prix aux États-Unis. Concrètement, le
passage aux PIB ppa conduit aujourd'hui à baisser le PIB des
pays de la zone euro (ce qui correspond à une hypothèse de
surévaluation de l'EUR par rapport à l'USD), et à augmenter le
PIB de la quasi-totalité des pays émergents.
N° 18 – mai 2012
Chine
Source : Crédit Agricole S.A.
Inde
2
autres pays
développés
Brésil
Brésil
Chine
Japon
RoyaumeUni
Indonésie
Zone Euro
(12)
Russie
Zone Euro
(12)
Les projections sont faites pays par pays pour ces 51 pays (12
développés, 39 émergents) dont le PIB 2010 est supérieur à ou
proche de 100 Mds USD (le plus petit est l'Angola avec 78 Mds
USD) ; ils représentaient en 2010 97,8% du PIB mondial. Une
hypothèse globale est faite sur les autres émergents : on suppose
que leur évolution est parallèle à celle des pays émergents de
taille "moyenne" (dont le PIB est inférieur à 500 Mds USD en
2011).
Plus précisément : 1) les taux de change en 2015 ont été extraits
de sources "publiques" (sauf exception, les "Consensus") parfois
prolongées par une extrapolation ; 2) le ratio PIB nominal/PIB ppa
en 2015 a été calculé pour chaque pays avec ce taux de change
et, quand il était inférieur à 90%, on a supposé entre 2015 et
2020 un rattrapage du tiers de la différence entre le niveau
constaté en 2015 et 90% ; si le ratio était supérieur à 90%, on a
fait l'hypothèse d'une stabilité du taux de change effectif réel.
Enfin, dans les quelques cas de parité fixe par rapport à une
2
Jean Louis MARTIN
[email protected]
Il ne s'agit pas d'hypothèses extrêmes quant aux
perspectives des pays émergents. Il est possible que
l'hypothèse de croissance faite pour un pays précis soit
exagérément optimiste, mais il reste qu'au total, les
chiffres retenus conduisent pour la décennie en cours à
une croissance moyenne de 5,3% par an pour les
émergents, contre 1,9% pour les pays développés, alors
que le différentiel observé était de près de 5% pendant la
décennie précédente. Si cet écart de 5% persistait
pendant toute la décennie en cours, le poids des
émergents dans le PIB mondial serait toutes choses
égales par ailleurs de 56% en 2020 (au lieu des 52% de
notre scénario central). De même, concernant les
hypothèses de change, un seul exemple : le peso
colombien (COP, à 1 764, contre USD le 25 avril 2012) est
projeté dans le modèle à 2067 en 2020, conduisant à un
ratio PIB nominal / PIB ppa de seulement 76% : il est donc
très possible qu'au lieu de se déprécier, il s'apprécie
nominalement, ce qui ferait progresser le PIB colombien
en USD encore plus rapidement qu'anticipé par le modèle.
Graphique 3 – Les BRICs : un poids relatif en croissance
Le monde de 2020 aura donc une structure très
significativement différente de celui d'aujourd'hui.
L'élément le plus marquant est bien sûr la montée du
poids de la Chine. Mais on observera aussi celle l'Asie
émergente ex-Chine, dont la taille globale est du même
ordre (l'Inde à elle seule étant très proche du Japon). Et le
poids relatif de l'Amérique latine par rapport aux ÉtatsUnis passera de 39% à plus de 49%.
Le monde riche restera plus riche et plus… développé"
Les BRICs et les autres
Graphique 4 – PIB (nominal, prix de 2011) par habitant
La progression des quatre grands émergents (Brésil,
Russie, Inde, Chine, les BRICs) est particulièrement
remarquable. Leur poids dans le PIB mondial passe selon
notre projection de 19,2% en 2011 à 28,1% en 2020. Et
leur part dans le total des émergents de 49,4% à 54,2%.
60 000
% du PIB
mondial
30
25
20
15
10
5
0
2011e
Chine
Inde
Brésil
2020p
Russie
Source : Crédit Agricole S.A.
Malgré la croissance plus forte des émergents, le PIB par
habitant y restera en 2020 très inférieur à celui des pays
développés : 6400 USD (aux prix de 2011) contre 54300
aux États-Unis et 45300 en zone euro (à 12). On peut noter
que si l'Inde continue en 2020 à tirer vers le bas le PIB/h
moyen pour les émergents, ce n'est depuis 2010 plus le cas
de la Chine, qui dépasse déjà la moyenne des émergents.
USD,
prix 2011
50 000
40 000
30 000
Nous estimons que les BRICs devraient, à l'exception de
la Russie, croître plus rapidement que l'ensemble des
émergents : sur la période 2011-2020, +7,0% l'an pour
l'Inde, +6,7% pour la Chine (malgré un ralentissement à
partir de 2015), +4,8% pour le Brésil, contre +4,6% pour
les émergents hors BRICs. Plusieurs éléments nous
semblent en effet militer en leur faveur : la démographie
(sa structure en Chine, et son évolution en Inde et au
Brésil), l'effort plus élevé qu'ailleurs d'épargne et
d'investissement (Chine et Inde, et progression possible
au Brésil), le niveau d'éducation (plus élevé que dans la
moyenne des émergents), la taille des marchés… D'autres
émergents vont aussi bénéficier de facteurs favorables :
ainsi l'hypothèse de croissance est-elle de 6,7% pour le
Vietnam, 5,7% pour l'Indonésie, et 5,4% pour le Pérou…
Mais la Chine, le Brésil et l'Inde conjuguent malgré les
handicaps de chacun des atouts qui devraient leur
permettre une croissance supérieure à la moyenne. Ce
n'est pas le cas de la Russie qui malgré son potentiel est
contrainte par son déclin démographique, par les
faiblesses de sa gouvernance et les hésitations sur son
modèle de développement.
20 000
10 000
0
2011e
2020p
Source : Crédit Agricole S.A.
La prise en compte des PIB ppa réduit cet écart, mais il
reste important, avec en 2020 un PIB ppa/h 4,6 fois plus
faible dans les émergents que dans les pays développés
(5,9 en 2011). Toutefois, certains grands émergents (Arabie
saoudite, Pologne, Argentine, Russie, Mexique, Turquie) et
de plus petits (Chili, Malaisie, Rép. Tchèque) connaîtront en
2020 des "niveaux de vie" (mesurés par le PIB ppa par
habitant) de l'ordre de ceux du Portugal ou de la Grèce en
2011. Quelques-uns (les quatre "dragons" asiatiques et les
petits pays pétroliers) dépasseront largement en 2020 le
niveau de vie français actuel.
grande devise (par ex. le HKD), on a supposé le maintien de
cette parité.
N° 18 – mai 2012
3
Jean Louis MARTIN
[email protected]
Graphique 5 – PIB (ppa, prix de 2011) par habitant
USD,
prix 2011
60 000
Le vieillissement de la population sera général. Jusqu'à un
certain point, ses effets sont positifs : la réduction de la
proportion d'enfants d'âge scolaire facilite l'amélioration des
performances du système éducatif, la hausse de l'âge
moyen des adultes se traduit en général par de meilleurs
revenus individuels, et par une capacité d'épargne plus
élevée. Mais dans certains pays, la proportion de personnes
âgées (de plus de 65 ans) dans la population va fortement
augmenter (de 18,5% en 2010 à 23,6% en 2020 en Russie,
de 11,4% à 17,2% en Chine ; l'Europe centrale et orientale
et le Caucase connaitront des évolutions encore plus
marquées), pesant sur les systèmes de santé et de retraite
(souvent non financés) et sur la capacité d'épargne.
50 000
40 000
30 000
20 000
10 000
0
2011e
2020p
Source : Crédit Agricole S.A.
Enfin, malgré ce rattrapage partiel sur les niveaux de vie,
des différences sensibles persisteront entre les niveaux de
développement et les environnements des affaires. On
peut illustrer le premier point par l'Indicateur de
Développement Humain (IDH) des Nations-Unies qui
intègre non seulement les niveaux de vie, mais aussi des
indicateurs de santé et d'éducation : il était en 2010 de
0,88 pour les pays développés (avec un maximum de 0,94
en Norvège), contre 0,58 pour les émergents. Or il s'agit
d'un indicateur à évolution lente (+1,4% par an sur la
dernière décennie pour les émergents) : les pays
développés vont rester durablement plus avancés en
termes de conditions de vie.
Les conditions d'opération des entreprises sont elles aussi
et vont rester plus favorables dans les pays développés.
Si on les mesure par l'indicateur "Doing Business" de la
Banque mondiale, on trouve dans les 30 premiers du
classement 12 pays (ou territoires) émergents, mais
presque tous de très petite taille5. Les très grands sont
très loin dans le classement : 79ème pour la Chine (sur
187), 123ème pour la Russie, 127ème pour le Brésil,
134ème pour l'Inde. Là encore des progrès sont possibles
et seront réalisés, mais l'expérience montre que les
processus de réformes structurelles sont lents, même
dans des pays à exécutif fort.
Les forces du changement
Les moteurs de ce rattrapage partiel des pays développés
par les pays émergents nous semblent au nombre de
trois : les évolutions démographiques, la "dynamique
interne" des émergents (investissement, productivité,
amélioration globale de la gouvernance) et, de manière
plus ambigüe, la disponibilité (très inégale) en ressources
naturelles.
5
Les deux premiers sont Singapour et Hongkong. Les seuls
émergents grands ou moyens classés parmi les 30 premiers
sont l'Arabie saoudite, la Corée, la Thaïlande et la Malaisie.
N° 18 – mai 2012
La démographie : une contribution le plus souvent
positive
Graphique 6 – Population : taux de dépendance
population de moins de 15 ans
100%
ou de plus de 65 ans /
90%
population de 15 à 64 ans
80%
70%
60%
50%
40%
30%
population de plus de 65 ans /
population de 15 à 64 ans
20%
10%
0%
1990 1995
China
Russia
2000
2005 2010
India
Indonesia
2015
2020 2025
Brazil
Nigéria
Source : US Census Bureau
L'afflux de jeunes sur le marché du travail (en Afrique et au
Moyen-Orient) peut être un puissant stimulant pour la
croissance, pour autant que l'économie soit en mesure de
proposer des emplois. Sinon, il devient un facteur aggravant
de risque politique et social. Le "printemps arabe", mais
aussi les guerres civiles africaines (Côte d'Ivoire, Congo),
illustrent ce risque, qui pourrait d'ici dix ans se matérialiser
dans d'autres pays du Moyen-Orient.
Mais beaucoup de pays émergents vont bénéficier d'une
évolution démographique clairement favorable, avec une
progression lente de l'âge moyen, et une nette baisse du
taux de dépendance (ratio des moins de 15 ans été des
plus de 65 ans à la population entre 15 et 65 ans, présumée
d"'âge actif") : ce sera le cas en Amérique latine, et surtout
en Inde et en Asie du sud-est, où il baissera parfois de
5 points (ainsi de 51% à 46% en Indonésie).
Deux remarques finales :

l'importance de l'éducation ; certains pays émergents
(Vietnam, Indonésie, une grande partie de l'Amérique
latine…) sont déjà handicapés par les insuffisances de
leur système éducatif, qui renchérit la main d'œuvre
qualifiée ; l'affaire est complexe : si la priorité doit être
dans un premier temps donnée à l'enseignement de
base, condition préalable à la sortie de la pauvreté, la
croissance exige ensuite des formations techniques ou
supérieures ;
4
Jean Louis MARTIN
[email protected]

la question des migrations ; les sociétés vieillissantes
(États-Unis, Japon, Europe, y compris centrale et
orientale) auront besoin de main d'œuvre immigrée,
dès cette décennie ; peu l'ont perçu : les résistances
internes sont souvent fortes, entretenues par une
partie des classes politiques ; mais si le potentiel de
croissance des États-Unis est généralement considéré
comme plus élevé que celui de l'Europe, c'est bien en
raison de leur attrait pour les immigrants jeunes et
souvent formés ; à l'inverse, dans certains émergents
(Russie, Maghreb), le risque de "fuite des cerveaux"
est réel, avec un impact négatif sur la croissance.
Épargne et investissement, confiance et gouvernance
Comme la population active, le stock de capital progresse
plus rapidement dans les pays émergents que dans les
pays développés. L'investissement y représente en effet
une part plus élevée (mesurée par le taux
d'investissement I/PIB) d'un PIB lui-même en progression
plus rapide. Ce taux d'investissement est de l'ordre de
20% dans les pays développés, et il est orienté à la
baisse ; il est supérieur à 30% dans les émergents. Bien
sûr, ce taux est gonflé par les chiffres de l'Inde (35%) et
surtout par celui anormalement élevé (47,5%) de la Chine.
Ce dernier est appelé à baisser au cours de la prochaine
décennie, ne serait-ce qu'en raison du vieillissement de la
population du pays. Dans les autres régions en
développement, le taux d'investissement est très inférieur
(sur la période 2005-2010, autour de 22% sauf au MoyenOrient, où il dépasse 26%), mais il progresse partout.
Graphique 7 – Investissement et taux de croissance
%
X
50 % PIB
45
40
X
35
X
X
X
X
30
X
25
20
X
X
15
XX
X
10
XX
XX
X
5
X
0
10
9
8
7
6
5
4
3
2
1
0
Et si l'épargne augmente, c'est en grande partie parce que
l'épargnant
"émergent"
bénéficie aujourd'hui
d'un
environnement beaucoup plus favorable qu'il ne l'était dans
les années 90. D'abord, l'inflation a reculé presque partout :
alors qu'entre 1993 et 2002, elle était en moyenne de 28,6%
dans l'ensemble des émergents (et supérieure à 15% dans
tous les pays d'Europe centrale et orientale, la moitié des
latino-américains et des africains), elle n'était plus en 2011
que de 7,1%. Les cas les plus éclatants sont la Russie (de
95,3% à 10,1%) et le Brésil (de 103,5% à 6,6%). L'hydre
n'est pas morte (l'inflation a été à la hausse en 2011 dans la
plupart des pays), mais sa maîtrise est presque partout
devenue un objectif prioritaire de la politique économique.
Ensuite, l'autonomie croissante des banques centrales a
permis que la structure des taux (en commençant par le
taux directeur) devienne plus compatible avec le niveau de
l'inflation, et la palette de produits accessibles aux
épargnants s'est élargie. Enfin et peut-être surtout, la
confiance des agents économiques privés dans la
soutenabilité des politiques publiques s'est améliorée7 :
cette meilleure "prévisibilité" a contribué à stabiliser les
anticipations, développement évidemment favorable à
l'épargne et à l'investissement.
Ce dernier point renvoie à la question de la gouvernance. Si
l'on estime celle-ci au moyen des indicateurs "KKZ" de la
Banque mondiale8, force est de constater que l'amélioration
est loin d'être générale. Pour les neuf plus grands
émergents (regroupant les 2/3 du PIB total des émergents),
si les progrès sont clairs pour la Corée, la Turquie, et pour
l'Indonésie depuis 2002, les indicateurs restent à un niveau
très médiocre, et sans amélioration notable, pour la Chine,
le Brésil, l'Inde, la Russie ou le Mexique.
Graphique 8 – Gouvernance : moyenne des KKZ 3 à 6
1,5
1,0
0,5
0,0
-0,5
-1,0
1996
1989-96
1997-2004
2005-10
x x x taux de croissance moyen (éch. dr.)
Source : FMI, World Economic Outlook, septembre 2011
Cette progression du taux d'investissement est elle-même
permise par une hausse générale du taux d'épargne dans
le monde émergent ; la seconde est même le plus souvent
plus marquée que la première, ce qui conduit à une
6
réduction des déséquilibres de balance des paiements
(notamment en Amérique latine et en Afrique subsaharienne).
6
On rappelle que le déficit d'épargne par rapport à
l'investissement est égal au déficit courant de la balance des
paiements : l'équilibre ressources-emplois
PIB + M (imports) = C (consomm.) + I (invest.) + X (exports)
conduit à : S (épargne) – I = X – M
N° 18 – mai 2012
1998
2000
Chine
Inde
Mexique
Turquie
Pologne
Source : Banque mondiale
2002
2004
2006
2008
2010
Brésil
Russie
Corée du Sud
Indonésie
La gouvernance n'a-t-elle donc aucun impact sur les
performances économiques ? Si l'on entend par
"gouvernance" le respect des prescriptions d'un manuel
7
On rappelle au lecteur que l'on parle ici des pays émergents.
8
Du nom de leurs créateurs : D. Kaufman, Z. Kraay et P. ZoídoLobatón, "Governance Matters", 1998. Les six indicateurs,
aujourd'hui calculés chaque année par la Banque mondiale, sont
dans l'ordre : 1) la démocratie et le droit d'expression,
2) l'absence de violence politique, 3) l'efficacité du gouvernement,
4) la qualité de la régulation, 5) le respect de la loi, et 6) le
contrôle de la corruption.
5
Jean Louis MARTIN
[email protected]
d'orthodoxie économique (par exemple le "consensus de
Washington"9), la réponse est clairement négative.
L'émergence de la Corée et plus encore le décollage de la
Chine ont été à l'évidence accélérées par un
protectionnisme commercial et financier et un
interventionnisme étatique même pas dissimulés. A
l'inverse, les performances de pays ayant mis en œuvre
de manière plus déterminée les recommandations du
consensus de Washington se sont parfois avérées
10
décevantes (on pense ici au Mexique et à l'Afrique du
Sud, par exemple).
Au risque de la tautologie, on en revient donc à considérer
que la caractéristique essentielle d'une "bonne
gouvernance" est sa capacité à générer et à entretenir
chez les opérateurs économiques une certaine confiance
en l'avenir : il s'agit de les convaincre que leur épargne ne
sera pas engloutie par l'inflation, et que les fruits de leurs
éventuels investissements ne seront pas dévorés par un
impôt arbitraire ou une confiscation, ou réduits à néant par
une récession brutale provoquée par l'éclatement d'une
bulle ou l'apurement de déséquilibres insupportables. En
termes de politique économique, cela peut sans doute se
réduire à un objectif : éviter les politiques (budgétaires,
monétaires) exagérément expansionnistes, et non
soutenables à terme11. C'est sans doute ce qui a changé
en Amérique latine depuis 1995, en Turquie depuis 2002,
et en Europe centrale depuis 2007. Les pays ayant
12
accepté ce modeste objectif en ayant déjà constaté les
avantages, les dérapages de politique économique y sont
devenus plus improbables.
Une "bonne gouvernance" a toutefois de multiples effets
positifs sur l'environnement économique. Elle conduira par
exemple les autorités à mettre en œuvre une politique
sociale efficace, qui permettra aux plus pauvres de
contribuer à la croissance, et qui facilitera l'apparition d'un
consensus sur la politique économique. L'effort (financier,
mais aussi d'organisation) en faveur de l'éducation
améliorera la productivité de la main d'œuvre. Enfin, des
autorités plus impartiales veilleront à ce que la politique
économique (fiscale, de change, industrielle…) ne soit pas
"capturée" par un groupe particulier d'intérêts. Il ne s'agit
pas là de vœux pieux : ces orientations sont déjà
présentes ici ou là (Brésil, Inde, Indonésie…), ont apporté
des résultats concrets, et seront donc vraisemblablement
maintenues et étendues.
Les ressources naturelles : un support, mais pas un
moteur
Pour certains, c'est une "malédiction". Les exemples
abondent en effet d'échecs, de régressions, voire de
guerres provoquées par la mauvaise gestion des
ressources en matières premières énergétiques. Les autres
produits primaires (produits agricoles et métaux) ne
semblaient même pas capables d'apporter une contribution
décisive au financement du développement, leurs prix
relatifs étant tendanciellement orientés à la baisse. La
situation a radicalement changé depuis 2002, avec l'envolée
des prix de l'énergie et des métaux, et le net redressement
de ceux de la plupart des produits agro-alimentaires. Et il
est indiscutable que ce rebond a contribué à l'accélération
de la croissance dans beaucoup de pays producteurs
(Amérique latine, Asie centrale, Moyen-Orient, Afrique).
Le rôle des matières premières dans la croissance future
des émergents dépendra donc de la réponse à deux
questions : les perspectives de prix restent-elles
favorables ? la gestion des ressources financières
apportées par les matières premières sera-t-elle meilleure
que par le passé ?
Graphique 9 – Indices de prix des matières premières
(2002 = 100)
450
350
250
150
50
-50
1980
9
John Williamson, "What Washington Means by Policy Reform",
dans "Latin American Adjustment: How Much Has Happened",
avril 1990. Dix "réformes structurelles" étaient recommandées :
1) la discipline budgétaire, 2) des dépenses publiques
favorisant la croissance et une meilleure distribution des
revenus, 3) une réforme fiscale, 4) une libéralisation des taux
d'intérêt, 5) un taux de change compétitif, 6) une libéralisation
commerciale, 7) une ouverture aux investissements étrangers
directs, 8) des privatisations, 9) une dérégulation (dans le
sens : abolition des barrières à l'entrée et à la sortie), 10) la
protection des droits de propriété.
10
D. Rodrik propose une analyse décapante du lien entre "bonne
gouvernance" et croissance dans 'The Future of Economic
Convergence", août 2011.
11
Bien sûr, la Chine fait encore exception à cette règle pourtant
modeste. Même une composante élémentaire de la confiance
des agents économiques, la protection des droits de propriété,
n'est pas assurée en Chine. L'expérience chinoise n'est pas un
modèle.
12
Qui laisse encore beaucoup de latitude aux gouvernements
dans leurs choix, n'interdisant par exemple aucunement la
définition et la mise en œuvre d'une politique industrielle.
N° 18 – mai 2012
1985
1990
pétrole (Brent)
métaux (CRB)
Source : Datastream, CRB
1995
2000
2005
2010
pr. alimentaires (CRB)
graisses & huiles (CRB)
Un premier point est clair : pour l'énergie et les métaux, les
prix observés début 2012 se situent très probablement audessus des prix d'équilibre à moyen terme. Dans le cas des
hydrocarbures, si la demande devrait rester soutenue (pas
de contraction massive dans les pays développés, et une
poursuite de la croissance des besoins de l'industrie et des
transports dans les émergents), l'offre peut facilement
progresser : des capacités de production de pétrole sont
actuellement sous-utilisées, de nouveaux gisements
pourraient entrer en production (pre-sal au Brésil, pétroles
lourds du Venezuela…), et les perspectives de
développement du pétrole et du gaz de schiste sont réelles
à l'horizon 2020 ; le principal risque est géopolitique : celui
de troubles sérieux chez un producteur majeur. Pour les
métaux, la croissance de la demande devrait se modérer,
avec le ralentissement progressif de son principal moteur, le
secteur de la construction en Chine (infrastructure et
logement) ; il faut aussi attendre des cycles marqués. Les
incertitudes les plus fortes concernent les produits agro-
6
Jean Louis MARTIN
[email protected]
alimentaires, avec deux aléas importants : les
perspectives de développement des agro-carburants (le
pronostic est plutôt qu'elles seront contraintes), et le
risque climatique (qui est lui croissant).
Au total, la Banque mondiale estime que les prix (en USD
courants) des matières premières devraient se situer en
2020 environ 30% au-dessous de leur moyenne de 2011
(avec une exception notable : le bois). Ce qui les laisse à
un niveau élevé : très proche de la moyenne de 2010 pour
l'énergie, au niveau du début de 2010 pour les métaux, et
près des prix de 2009 pour les matières premières
agricoles. Les prix des matières premières ne vont donc
plus doper la croissance de certains pays comme pendant
la décennie passée, mais ils devraient continuer à
apporter un certain confort aux balances des paiements et
13
aux finances publiques . Le repli attendu est cependant
porteur d'un risque pour certains pays pétroliers où le
bouclage des budgets futurs exigera des coupes dans les
14
dépenses .
exemple sévèrement affectés : leur croissance est tombée
de 7,7% en 2007 à 5,5% puis 1,2% en 2008 et 2009 15.
Aujourd'hui, la plupart des émergents sont aussi dans une
phase de ralentissement : les BRICs mais aussi l'Asie de
l'est et du sud-est, presque tous les latino-américains,
l'Europe centrale. On retrouve les deux canaux classiques
de transmission :

le canal "réel" : la demande qui leur est adressée se
réduit (Europe centrale, et dans une moindre mesure
Asie de l'est et Mexique), ou les prix de leurs produits se
replient (pays pétroliers du Moyen-Orient, Amérique du
sud) ; il est illusoire d'imaginer une croissance
totalement autonome des émergents si l'activité reste
durablement déprimée dans les pays développés ;
le canal financier : une crise dans les pays développés
se traduit par une montée de l'aversion au risque
(indépendamment de la situation objective des
émergents), qui peut entraîner des sorties importantes
de capitaux ; les plus sensibles sont les pays au compte
courant fragile (Turquie, Afrique du Sud, Serbie), au
profil de dette défavorable (Ukraine, Hongrie), et ceux où
les flux étaient très élevés (Brésil) ; la contagion peut
aussi intervenir via les banques : certains systèmes
bancaires sont fragiles (Chypre, Europe centrale) ou
contrôlés en majorité par des banques de pays
développées qui pourraient elles-mêmes être en
difficulté.

Graphique 10 – Prix des matières premières : une prévision
énergie
produits agricoles
huiles et graisses
céréales
bois
métaux
minerai de fer
métaux de base (1)
2011
350,0
286,1
299,1
295,8
171,0
386,7
580,1
341,8
2020
268,1
194,2
196,3
200,6
169,4
285,8
347,3
271,5
var., %
-23,4
-32,1
-34,4
-32,2
-0,9
-26,1
-40,1
-20,6
(1) aluminium, cuivre, étain, nickel, plomb et zinc
Source : Banque mondiale, novembre 2011
Sur la question de la qualité de la gestion des ressources
apportées par les matières premières, on restera prudent.
Elle renvoie évidemment à la notion de gouvernance, et
on a vu que le potentiel de progrès était encore significatif.
Il ne se matérialisera pas partout, notamment dans les
pays producteurs de matières premières.
Graphique 11 – Production industrielle
mm3m, a/a, %
20
15
10
5
0
-5
-10
-15
-20
Les risques
-25
Bien sûr, le scénario d'une croissance soutenue et sans àcoup des pays émergents n'est pas assuré. Il est même
improbable : il y aura des crises, locales certainement,
globale peut-être. Nous examinons ci-après les principaux
risques susceptibles d'affecter l'évolution des émergents.
Mais aucun ne pourra remettre en cause la tendance
lourde de rééquilibrage de l'économie mondiale et de
rattrapage partiel des écarts de développement.
Mexique
Rép. Tchèque
Source : Banque mondiale, novembre 2011
Risque 1 : une crise économique majeure dans les
pays développés
Les pays émergents resteront sensibles à la conjoncture
des pays développés. La crise de 2008-2009 les a par
13
D'autant que pour certains pays, latino-américains notamment
(Brésil, Venezuela, Colombie, Mexique…), le potentiel de
progression du volume de production devrait se matérialiser.
14
Symétriquement, il soulagera les budgets et/ou les balances
des paiements de pays moins bien pourvus (Europe centrale,
Turquie, Égypte, Maroc, une grande partie de l'Asie)
N° 18 – mai 2012
2006
2007
2008
2009
2010
2011
Etats-Unis
Allemagne
En 2020, l'activité économique de l'Asie émergente aura
toutefois acquis plus d'autonomie qu'aujourd'hui, autour de
la montée de la demande chinoise. La région paraît
également moins vulnérable que d'autres à la volatilité des
flux financiers (nous parions ici que la balance des capitaux
chinoise restera sous une surveillance attentive des
autorités, malgré certaines ouvertures). Les autres régions
émergentes resteront plus dépendantes de la conjoncture
des pays développés, même si l'Amérique latine poursuivra
sa réorientation vers l'Asie.
15
Sans la Chine et l'Inde, la chute est encore plus sévère : 6,1% en
2007, 4,2% en 2008, et -1.3% en 2009.
7
Jean Louis MARTIN
[email protected]
Risque 2 : inégalités, tensions sociales… et risque
politique
Le "risque politique" est ici entendu comme celui de
troubles affectant l'activité économique (Tunisie et Égypte
en 2011), ou celui de mise en œuvre d'une politique
économique hétérodoxe pouvant conduire à des difficultés
financières sévères (Argentine en 2001, Venezuela depuis
2004…).
Par alternance brutale (les révolutions) ou pacifique (les
élections), ce risque peut se matérialiser pour diverses
raisons, qui vont persister et parfois se renforcer d'ici à
2020 :

des transitions politiques inachevées (Ukraine, Asie
centrale, Égypte, Iran…) ou pas encore initiées
(Chine, Vietnam, Myanmar, péninsule arabique) ;
des conflits ethniques ou religieux (Irak, Afrique
centrale, Nigéria, Pakistan, Bolivie)16 ;
une forte pression démographique, conduisant à un
taux de chômage élevé (Afrique, Moyen-Orient) ;
enfin, des inégalités et des frustrations sociales, peu
ou pas traitées par les pouvoirs en place ; l'Amérique
latine, où l'on trouve les plus fortes inégalités (telles
17
que mesurées par le coefficient de Gini ), reste à cet
égard fragile ; mais ce risque est aussi présent en
Afrique du Sud, en Afrique du nord, et dans quelques
pays asiatiques (Thaïlande, et même Chine).



Graphique 12 – PIB/habitant et distribution des revenus
65
60
BTW
COL
AFS
coefficient de Gini (2011*)
55
50
45
40
35
30
BRE PANCHL
C-R
MEX
SAL R-D
PER
MAL
PHI
ARG
BUL
MAC
NIG
CHI
RUS
VEN
CON
URU
MAR TUN
VTN
LIT
IRN TUR
ALG
LET
IDN IND JOR
ALB
BGD PAK
EGY
CRO POL
ROU
THA
ETH
KAZ
UKR
25
BIE
20
0
2
4
6
* dernière date disponible
Source : PNUD
8
10
12
14
16
18
20
22
PIB ppa/hab (2011, 000USD)
Le cas de la Chine est particulièrement important, un
bouleversement politique dans ce pays étant un des rares
événements susceptibles de remettre en cause l'ensemble
du scénario de rattrapage décrit dans ce papier18. Nous
croyons très improbable un tel accident (en particulier, les
forces centrifuges ne représentent pas un risque majeur),
16
On peut ajouter certains pays où la sortie de crise reste à
confirmer, comme la Côte d'Ivoire et Sri Lanka.
17
Ce coefficient est égal à 0 si les revenus sont distribués de
manière parfaitement égalitaire, et à 100 si la totalité des
revenus est perçue par un individu. Pour comparaison, il est
égal à 28,9 pour la France et 40,8 pour les États-Unis.
18
Un autre étant un événement du même type en Arabie
saoudite, plus en raison du choc qu'il provoquerait sur le
marché de l'énergie que de son impact local.
N° 18 – mai 2012
mais il nous semble à l'inverse très vraisemblable que le
régime va devoir évoluer d'ici 10 ans, sous une pression à la
fois sociale et économique. La classe moyenne émergente
réclamera un minimum de liberté d'information et
d'expression. Mais surtout, la montée des inégalités (le Gini
chinois se rapproche de 50, un niveau latino-américain) va
multiplier les mouvements de revendications, que
l'inévitable ralentissement de la croissance ne permettra pas
toujours de satisfaire. Les autorités chinoises ont le temps
et les moyens de piloter cette évolution ; nous supposons ici
qu'elles choisiront de le faire.
Risque 3 : un repli nationaliste et/ou protectionniste
La "mondialisation", i.e. l'ouverture commerciale et la
(relativement) libre circulation des capitaux, a eu un rôle
décisif dans l'accélération de la croissance des émergents.
Une remise en cause radicale est peu probable : la
mondialisation a gagné la bataille idéologique, et trop
d'intérêts
(grandes
entreprises,
secteur
financier,
distribution...) sont en jeu. Mais des résistances et des
retours en arrière sont possibles.
Dans les pays développés d'une part, avec une possible
montée du populisme et des pressions pour des restrictions
au libre-échange. Cela menacerait un des moteurs de la
croissance des émergents (la Chine est le pays le plus
vulnérable sur ce point). Ce risque augmente en cas de
crise économique prolongée dans les pays développés. Un
autre sujet sensible est celui des fonds souverains ; ils vont
prendre une nouvelle dimension : ils pèsent près de
3000 Mds USD et pourraient dépasser les 12000 Mds USD
d’ici 2020, avec un renforcement des fonds des pays
asiatiques ; ils susciteront parfois des réactions
protectionnistes (Chine et Russie provoquant le plus de
méfiance en Occident)
Dans les pays émergents d'autre part, où pourrait émerger
l'idée que l'ouverture à l'étranger a été trop loin. Ainsi en
Chine, 50% des exportations sont réalisées par des
entreprises à capitaux étrangers. La perte de contrôle de
secteurs clé (les utilities en Amérique latine), voire
d'instruments basiques de politique économique (les
banques au Mexique ou en Europe centrale) pourrait
également réveiller certains nationalismes (Hongrie), et
même conduire à des nationalisations (Argentine, Bolivie,
Venezuela). La prise de conscience du coût des
investissements directs étrangers en termes de transferts
de dividendes (au Brésil : -32 Mds USD en 2011, vs.
31 Mds d'excédent commercial) renforcera la volonté de
développer des champions nationaux, notamment dans les
BRICs, avec une éviction plus ou moins déguisée des
étrangers ou un traitement juridique discriminatoire.
8
Jean Louis MARTIN
[email protected]
Risque 4 : surchauffes et bulles
Les meilleures perspectives économiques dans les pays
émergents pourraient y favoriser une euphorie excessive,
avec des bulles de crédit, financées localement ou de
l'étranger (parfois par refinancement extérieur des
19
banques domestiques) . Ces bulles peuvent être
accompagnées de déséquilibres de balance des
paiements (surtout si elles sont financées par l'extérieur),
et leur éclatement se traduire par une crise bancaire, une
crise de change, et souvent un ajustement "réel" (avec
une récession). Les surchauffes peuvent aussi être
générées par des prix élevés des matières premières
(Venezuela 2004-2007) ou par l'optimisme des agents
économiques (Brésil 2010), avec pour conséquences des
poussées d'inflation, une appréciation excessive du
change, un déficit courant accru et, finalement... une
correction parfois brutale.
Malgré des politiques budgétaires plus prudentes, malgré
des banques centrales plus indépendantes, les économies
émergentes vont rester plus sujettes à de fortes
fluctuations que les pays développés :

l'Amérique latine est particulièrement vulnérable à la
"maladie hollandaise" en cas de nouvelle poussée
des prix des matières premières ; les gouvernements
en sont conscients, mais sa maîtrise sera difficile ;
le Moyen-Orient pétrolier est structurellement exposé
à des phénomènes de bulle, avec des afflux soudains
de revenus des hydrocarbures (et, dans le cas des
Émirats, un compte de capital ouvert) ;
la taille sauf exception plus réduite des émergents
accroît la sensibilité aux mouvements de capitaux
(ex. : la volatilité du rand sud-africain) ;
en Asie, la croissance forte des économies sera
génératrice d'excès d'optimisme, et de bulles
(immobilières, boursières... voire sur les marchés de
l'art ou du vin !) même si les banques centrales
s'efforceront de les maîtriser ;
en sens inverse, l'aversion au risque émergent peut
réapparaître, avec une montée des spreads pouvant
se traduire par des difficultés de financement pour
certains pays.




Risque 5 : les contraintes environnementales
Combien de planètes faut-il pour l'humanité ? Aujourd'hui,
selon des scientifiques : 1,4 (et beaucoup plus avec le
mode de vie "américain" auquel beaucoup aspirent). Au
niveau actuel d'activité, de consommation, et de
technologies, nous puisons déjà largement sur les
réserves.
énergétique (qui sera modeste d'ici à 2020 et se limitera aux
pays développés ; elle est improbable dans la plupart des
émergents), les émissions de gaz à effet de serre vont
fortement augmenter avec la croissance des pays
émergents.
Il y aura d'ici 2020 des "accidents environnementaux"
locaux, en général provoqués par des pollutions chimiques
ou autres ; leur impact peut être spectaculaire mais limité
dans le temps (ex. : "marées noires"), ou moins visible mais
plus grave sur la santé des populations (pollution chimique,
de l'eau, ou de l'air : il y a déjà des cas sérieux en Russie et
en Chine).
Mais la principale menace est celle du changement
climatique. Son impact (réchauffement, montée du niveau
des océans...) ne sera sans doute pas global d'ici à 2020,
mais il pourrait dès cet horizon être grave au niveau local,
souvent dans des régions fragiles : sécheresses au Sahel,
en Afrique de l'est, en Chine du nord, au Mexique, autour de
la Méditerranée..., perturbant l'agriculture et même mettant
des populations en danger (Sahel surtout). A l'inverse, le
risque de cyclones et de précipitations excessives va croître
avec une vulnérabilité particulière de certaines régions
(Caraïbes) et des zones à forte densité de population (Asie
de l'est et du sud).
Ces risques ne se traduiront pas d'ici à 10 ans par une
contrainte matérielle sur la croissance (sauf localement),
mais leur maîtrise aura un coût (pour les finances publiques,
pour le consommateur), et l'opinion pourrait demander, y
compris dans certains pays émergents, une politique
assurant une croissance plus soutenable, même si elle est
un peu plus faible.
Et après 2020 ?
On a prolongé l'exercice jusqu'à 2030, avec des taux de
croissance moyens de 2,0% par an pour les pays
développés, et 4,5% pour les émergents. Cela conduit à un
monde dans lequel 61% du PIB est produit dans les
émergents d'aujourd'hui (dont certains auront clairement
20
émergé), et 39% dans les pays développés . Le rattrapage
par la croissance, dont nous sommes convaincus qu'il se
poursuivra, et le poids démographique des émergents
rendent inexorable ce basculement dans un nouveau
monde. Il faut nous y préparer. 
La situation va s'aggraver. Les émissions annuelles de
CO2 par habitant sont de 19 tonnes aux États-Unis, 5 en
Chine (mais elles y progressent rapidement : elles
n'étaient que de 2,1 tonnes en 1990) 1,2 en Inde, et 0,1
en Éthiopie. Même avec une réduction de l'intensité
19
Par exemple : la "crise asiatique" de 1999 (une bulle
d'investissement), la Corée en 2003 (crise des cartes de
crédit), l'Europe centrale et orientale entre 2004 et 2007 (une
bulle de consommation), la Chine en 2007, le Vietnam en
2009. Ces bulles de crédit peuvent elles-mêmes nourrir des
bulles boursières (Arabie saoudite 2006) ou immobilières
(Dubaï 2009).
N° 18 – mai 2012
20
Sur la période 2020-2030, 72% du PIB supplémentaire serait
produit dans les pays émergents.
9
Jean Louis MARTIN
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Achevé de rédiger le 25 avril 2012
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