La Cage dorée - RevEl@Nice - Université Nice Sophia Antipolis

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La Cage dorée - RevEl@Nice - Université Nice Sophia Antipolis
http://revel.unice.fr
Pour citer cet article :
Fatemeh Samiei,
" Écriture féminine en Iran post-révolutionnaire : une arme de combat politique ",
Loxias-Colloques, , III., ,
mis en ligne le 31 mai 2014.
URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=617
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Écriture féminine en Iran post-révolutionnaire :
une arme de combat politique
Fatemeh Samiei
Doctorante en lettres modernes à l’université Nice Sophia
Antipolis. Sujet de thèse : « Avatars du monologue
intérieur dans l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet et Nathalie
Sarraute » sous la direction de madame Béatrice Bonhomme.
La révolution iranienne de 1979 a exercé un impact décisif
sur la vie des femmes. Dans une société profondément
marquée par la théocratie et l’inscription de la loi
divine, on assiste à une prolifération d’écriture féminine
se donnant pour but de récupérer une identité niée par la
société patriarcale. Une conscience aiguë de l’injustice,
de l’iniquité sociale entre les sexes paraît avoir suscité
les voix jusque-là inconnues. Parmi les leaders des
mouvements féministes en Iran, Shirin Ébadi, détentrice du
prix Nobel de la paix en 2003, occupe une place à part.
Cet article se donne pour but de dégager les traits
caractéristiques de l’écriture féminine en Iran postrévolutionnaire, mise au service du combat politique, à
travers La Cage dorée, le roman autobiographique de Shirin
Ebadi.
Ebadi(Shirin), écriture
révolution iranienne
féminine,
droits
des
femmes,
Période contemporaine
Iran
La trace du féminin dans l’écriture
L’une des premières études académiques à examiner le lien entre le genre et le
langage a été réalisée en 1922 par le linguiste Otto Jesperson. Cette étude affirmait
que le langage des femmes se distinguait de celui des hommes par sa politesse, son
vocabulaire restreint et ses nombreux adverbes d’intensité. Les études statistiques
des sociolinguistes William Labov (1966) et Peter Trudgill (1972) ont été utilisées
pour affirmer que le langage des femmes était moins orienté vers le standard que
celui des hommes et qu’il se distinguait par ses nombreuses formes linguistiques de
prestige.
Les études féministes sur le langage ont commencé dans les années 1970. Robin
Lakoff, dans son article « Language and woman’s place » de 1972, a été la première
à soutenir que la différence entre langage féminin et langage masculin reflétait et en
même temps, produisait la position subordonnée de la femme dans la société. Selon
Lakoff, le langage féminin – truffé de mitigeurs, qualificatifs inutiles, large usage
des questions et des interrogatives pour des assertions est hésitant, impuissant et
trivial. Dans ce sens, c’est le langage qui empêche les femmes d’acquérir autorité et
pouvoir et qui fait qu’elles soient dominées par les hommes.
L’idée d’une « écriture féminine », remonte au XXe siècle. Avant cette date, le
féminin a certes une dimension, mais ce n’est pas encore, une dimension créatrice.
Pour préciser ce que recouvre la notion du féminin dans l’écriture, je propose
1
d’abord de faire un retour sur les écrits d’Hélène Cixous et Béatrice Didier, qui se
trouvent au cœur de ce débat.
Dans La jeune née1 Hélène Cixous énumère trois points concernant la féminité
dans l’écriture : en premier lieu, un privilège de la voix, c’est-à-dire une oralisation
de la langue. En second lieu, Cixous voit les effets de féminité dans le privilège du
corps et en troisième lieu, dans la « dépropriation » ou la « dépersonnalisation »,
c’est-à-dire une subjectivité ouverte, une capacité de s’ouvrir à l’autre. Quoiqu’elle
n’entre pas dans les propos de Cixous, illustre bien cette idée de pouvoir voir l’autre
dans sa différence, sans réduire l’autre au même.
Béatrice Didier, plus particulièrement dans ses études Le Journal intime et
L’Écriture-Femme2, suggère à plusieurs reprises quatre inclinaisons chez la femme :
L’écriture intime féminine serait davantage relationnelle. Les femmes se définiraient
donc plus facilement à travers leurs relations aux autres, et non à travers une
recherche introspective et une analyse de soi. Les « lignes de forces communes » qui
permettent de reconnaître un écrit féminin proviendraient, au moins en partie, d’une
certaine situation de la femme dans la société. Néanmoins, l’écriture féminine
semble presque toujours le lieu d’un conflit entre le désir violent d’écrire et une
société qui manifeste à l’égard de la femme soit une hostilité systématique. Enfin,
selon Didier, « les femmes aiment à écrire leur enfance ».
Dans cet article, en nous appuyant sur ces écrits, nous allons essayer de dégager
les particularités de l’écriture féminine en Iran post-révolutionnaire à travers le
roman de Shirin Ebadi, La Cage dorée.
L’histoire et la tragédie de l’Iran moderne dans le miroir
de La Cage dorée
Avec sa riche histoire culturelle et de ses dernières décennies de troubles
politiques, l’Iran paraît confondant lorsqu’on l’examine de l’extérieur. Les savants
iraniens comparent souvent son tissu social à un tapis persan – étroitement noués et
incroyablement complexe. Shirin Ebadi simplifie cette complexité dans son roman
La Cage dorée.
En exergue de La Cage dorée, « roman où tout est vrai », Shirin Ebadi a voulu
inscrire une phrase du sociologue et philosophe iranien Ali Shariati : « Si vous ne
pouvez pas éliminer l’injustice, au moins racontez-la à tous. »
Dans son roman, Ebadi guide le lecteur à travers l’histoire politique de l’Iran
moderne, en expliquant les fondements historiques des trois principaux camps
politiques. Ce récit, où le drame et le quotidien s’entremêlent, est une parabole de la
société iranienne contemporaine. Une cage dorée ternie par la violence, l’intolérance
et l’oppression. À travers l’amitié de deux petites filles, Shirin la narratrice et Pari,
qui deviennent femmes, jaillit l’histoire iranienne des trente dernières années. Ces
deux enfants élevés sous le régime du Shah verront naître la révolution islamique
iranienne et leur famille se disloquer au rythme des engagements des frères. Car Pari
a trois frères qui choisiront chacun des voies ennemies, des routes qui jamais ne
pourront plus se croiser. Abas, fidèle au Shah et général de l’armée fuira son pays
1
2
Hélène Cixous, Catherine Clément, La jeune née, Paris, 10/18, 1975, p. 172.
Béatrice Didier, L’Écriture-femme, Paris, puf, 1981.
2
pour se réfugier aux États-Unis avec femme et ses enfants. Devenu boulanger en
Californie, ce conservateur finit par se suicider en apprenant l’homosexualité de son
fils.
Javad, communiste, dont on découvre le secret du malheureux mariage,
emprisonné et honni par le troisième frère, finira exécuté par la République
islamique. Quant à Ali, soutien de la première heure de l’ayatollah Khomeiny, héros
de la guerre contre l’Irak, contraint à l’exil à Paris, il finira froidement assassiné par
un bras armé d’Ahmadinejad3 dans la modeste chambre qu’il louait sous un nom
d’emprunt. La jeune femme, Pari, attendra le décès de sa mère malade avant de fuir
l’Iran, cette « cage dorée ». C’est comme si chacun des personnages du roman,
s’était enfermé dans une cage dorée, une belle cage certes solide, sûre comme
n’importe quelle idéologie, mais une cage néanmoins, qui les empêche de regarder à
l’extérieur et de communiquer avec les autres.
Au fil des pages et des années sombres de l’Iran, alors que le mur du salon de
l’appartement familial s’orne des portraits des disparus, l’auteur nous raconte les
insoupçonnables arrangements d’un régime injuste et intolérant.
Dans ce récit, c’est le sort de nombreuses familles iraniennes victimes des
bouleversements historiques et politiques de leur pays depuis trente ans qui est conté
avec force et émotion. En entrelaçant les histoires des frères de grands événements
politiques du siècle dernier, l’auteur fait découvrir trois facettes politiques
radicalement différentes de l’Iran. Elle explique comment et pourquoi le Shah avait
une telle forte popularité, comment les communistes iraniens ont développé une base
aussi rapidement qu’ils l’ont perdue, et le moyen par lequel Khomeiny et les mollahs
ont pris le pouvoir. En outre, en relatant les difficultés que son amie Pari rencontre,
l’auteur relie le passé au présent, révélant l’état d’esprit de ceux mécontents de la
République islamique.
Le monde sous le regard féminin
En effet, La Cage dorée fait preuve des caractéristiques de l’écriture féminine
repérées dans la littérature intime et les récits de vie, auxquelles Cixous et Didier
font allusion dans leurs écrits. C’est un récit autobiographique à la première
personne, qui a pour personnage principale une femme. Un « je » qui n’est pas
seulement confronté aux problèmes classiques – mariage, famille, place sociale,
droits de la femme – il se frotte aussi aux tabous de la société tels que l’union libre
et l’homosexualité. L’engagement politique des femmes est aussi l’un des thèmes
importants du roman ayant pour but l’égalité et l’émancipation de la femme dans la
société iranienne. Aux yeux d’Ebadi, l’écriture joue le rôle d’une arme de la
libération qui serait capable de bouleverser des relations sociales et le régime
politique. La romancière s’exprime sur un grand nombre de sujets concernant la
société iranienne. Dans le rythme vital de son écriture, la douleur et l’ivresse des
mots, surgit son vécu intime et social. Cette œuvre est caractérisée par sa structure
orale, la prédominance des dialogues sur la narration et par l’émergence de la
féminité au sein même de cette parole. Ebadi décide de briser les barrières qui
cloisonnent le discours féminin, en prenant une parole que la société patriarcale lui a
toujours refusée. Cette parole est celle du corps, de la sexualité, des joies et des
3
Président de la République islamique d’Iran de 2005 à 2013.
3
désirs. Dans La Cage dorée, on assiste à une présentation du corps féminin selon
différents thèmes : sexualité, mariage, bonheurs et désillusions de la vie conjugale,
expérience de la maternité et fausses couches.
La sexualité
Dans La Cage dorée, la sexualité est abordée de manière surprenante. Ayant
grandi dans les contraintes de la société musulmanes, Ebadi a du mal à aborder
ouvertement la sexualité et il faut compter sur une certaine auto-censure et une
pudeur qui caractérise la majorité des écritures féminines persanes. Il est probable
que dans la littérature féminine iranienne, certains auteurs hésitent à aborder le tabou
du corps, du désir et de la jouissance de peur des sarcasmes de leur entourage ou de
la critique. Ainsi le mot désir apparaît-il une seule fois tout au long du roman pour
décrire la pensée de l’un des protagonistes, Abbas.
Il s’imaginait serrant cette main dans la sienne ; cette simple pensée
faisait naître en lui les frissons de désir4.
Lorsqu’il est la question du désir sexuel et la sexualité, les personnages féminins
du roman cachent ce qu’ils pensent. Dans la scène où le narrateur raconte l’histoire
d’amour d’Abbas et sa voisine Touran, l’auteur fait l’usage des adjectifs et des
verbes qui suggèrent le silence et la timidité de la jeune fille.
Elle passait silencieuse dans le couloir… Elle se déplaçait d’une
façon gracieuse et légère, comme si elle dansait. Ses vêtements, qui
bruissaient à peine, modelaient doucement ses formes souples. Sa voix
était un enchantement ; basse, veloutée, elle […] connaissait seulement
les
tendres
tonalités
de
l’affection.
Touran le perturbait tellement qu’il ne se rendait pas compte qu’ellemême rougissait à son arrivée5.
La jeune fille, cache son amour en faisant semblant d’ignorer l’intérêt d’Abbas
qui l’épiait par la fenêtre. Pourtant, se fait plus gracieuse pour l’attirer de plus en
plus.
Touran, qui avait remarqué l’intérêt et les manœuvres d’Abbas, se
faisait encore plus gracieuse pour l’attirer6.
Le mariage
L’auteur évoque la thématique du mariage, les bonheurs et les désillusions de la
vie conjugale, ainsi que les coutumes, les traditions et les superstitions du mariage
en Iran. On assiste au mariage d’amour de Touran et Abbas :
Quand il la croisa dans la rue, il eut le courage de lui sourire. Il
ignorait qu’elle aussi attendait cet instant. Elle répondit à son sourire, et
Abbas sentit aussitôt le bonheur l’envahir. Ils se dépêchèrent de se marier
et s’installèrent dans une charmante petite maison […]7.
Les désillusions de la vie conjugale et le divorce sont traités à travers des
personnages de Javad et Fariba, un couple dont le mariage est voué à l’échec. Le
couple ne partage pas les mêmes idées politiques et religieuses : Fariba traite son
4
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 42.
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 42.
6
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 42.
7
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 45.
5
4
mari communiste d’hypocrite et de traître et Javad la trouve « extrémiste »,
« rétrograde et vieux jeu8 ».
Peut-être Simin avait-elle vu juste ; au bout de trois années
seulement, le mariage de Fariba et de Javad partit à vau-l’eau9.
L’auteur consacre la dernière partie de son œuvre à briser le mythe patriarcal,
celui de l’amour romantique, du mariage heureux et la famille comme conditions
nécessaires au bonheur. Lorsque le narrateur rend visite à sa copine Pari, en
Angleterre, ce qui l’étonne est de la voir en relation libre avec Jack. Bien que l’idée
de l’union libre soit inconcevable dans la mentalité traditionnelle iranienne, Pari voit
dans le mariage la création de devoirs et de responsabilité, c’est-à-dire la perte de
toute liberté. Selon elle, le mariage est une obligation idiote et inutile !
Shirin joon, tu ne deviendras donc jamais une personne moderne.
Pourquoi devrions-nous nous marier ? En Iran, je serais forcée de le
faire. […] Rien ne nous interdit de nous marier, Jack et moi. Mais pour le
moment, nous somme bien comme ça. Nous n’avons pas envie de toutes
ces obligations idiotes attachés au mariage, tu comprends ?10
L’expérience de la maternité, accouchement et fausses
couches
Le thème de l’expérience de la maternité se trouve à plusieurs reprises dans le
récit. Pour les personnages féminins du roman le mariage a bien entendu pour but la
naissance et l’éducation des enfants. Le narrateur considère la naissance du premier
enfant comme une bénédiction pour le couple :
Le mariage de Hossein et de Simin fut bientôt béni par la venue d’un
fils,
Abbas11.
12
Puis, en 1950, naquit le deuxième fils tant attendu, Javad .
Ebadi aborde aussi le thème de la grossesse tardive et inattendu en mettant en
scène le personnage de Simin qui tombe enceinte alors qu’elle est déjà grand-mère :
Quelques mois après Arya, Ali vint au monde, fruit tardif et inattendu
du long mariage de Hossein et de Simin. La mère, mise à rude épreuve
par la grossesse, avait passé de long mois au lit, paralysée par ce ventre
qui avait gonflé contre toute attente et par un incessant mal de dos13.
Dans le roman, les fausses couches sont présentées comme de véritables
traumatismes pour le couple. Simin a vécu sept ans de douloureuses fausses couches
avant la naissance de sa fille Pari ;
mais il fallut sept ans de douloureuses fausses couches et d’inutiles
pèlerinages propitiatoires avant que n’arrive Pari14.
Ce thème apparaît de nouveau à travers l’expérience tragique de Touran.
Une nuit au septième mois de grossesse, Touran se réveilla en proie à
des crampes lancinantes. Elle criait de douleur. Abbas fit venir la sagefemme de toute urgence […] Il s’était préparé à accueillir un fils. Il ne
s’était pas préparé à le perdre15.
8
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 115.
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 112.
10
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 243.
11
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 18.
12
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 19.
13
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 48.
14
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 19.
15
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 46.
9
5
Touran représente le chagrin profond après une fausse couche et le sentiment de
la culpabilité pour l’enfant disparu.
elle ne faisait pour ainsi dire pas un geste, et ne touchait pas à la
nourriture. Pâle, amaigrie, son fin visage creusé de rides, elle n’était plus
que le fantôme de la jolie fille qui se roulait dans l’herbe avec ses
frères16.
La femme et l’engagement politique
Les personnages féminins du roman reflètent des revendications féminines devant
un système qui les refoule dans l’infériorité. Ce qui frappe d’emblée et, de façon
globale, c’est l’absence de bonheur des femmes dans cette longue galerie de
portraits féminins. Toutes, quels que soient leur milieu, leur origine, leur statut
social, leur situation conjugale et leur âge, sont confrontées aux mêmes angoisses
fondamentales devant l’impossibilité qui est la leur d’affirmer leur identité
spécifique. À l’origine de cette détresse se trouvent les rôles avilissants que la
société patriarcale leur impose uniformément. Leur identification de ce fait procède
toujours de l’extérieur : elles sont soit épouses, soit mères, et généralement les deux
à la fois, avant d’être elles-mêmes, c’est-à-dire femmes. Tout se passe comme si
elles n’acquéraient une existence propre que dans cette dépendance servile. Il y a
pourtant dans ce roman une force inouïe, incarnée par Pari et Shirin, devenues l’un
médecin l’autre avocate, et qui conservent l’une pour l’autre une inébranlable
confiance et foi. Ces amies qui se retrouvent par delà des années de silence et les
frontières, alors que leurs réunions familiales ne sont plus que souvenirs pavés de
deuils.
Entre l’effroi et la révolte, poignent des moments d’émotion. Quand Shirin
redevient avocate et confie qu’elle avait désormais un objectif concret : servir
d’exemple à ses enfants, et surtout s’employer à faire en sorte que leur Iran soit
meilleur que le sien. Quand ravagée de douleur à la mort de son père qui lui avait
enseigné la justice et l’égalité, une vieille tante la sermonne :
Les êtres humains se divisent en deux catégories. Ceux qui ont déjà
perdu leur père et ceux qui vont le perdre de toute façon. […] mais la
vérité, c’est qu’il n’y a pas de différence entre les deux. Alors arrête de
souffrir et tâche d’accepter les choses comme elles sont17.
Shirin, la narratrice, exaspérée par le gouvernement pour la défense des droits de
l’homme, est mise en cellule d’isolement. En prison, les gardiens violent le peu
d’intimité qu’elle dispose car les cellules d’isolement sont équipées de caméras
vidéo ; ainsi on surveille les faits et geste du détenu qui reste sous contrôle.
La certitude d’être observée rend cette existence encore plus difficile.
Maintenant, je me sens gênée chaque fois que je me déshabille et que je
change de vêtements. Je ne supporte pas l’idée que des étranger, des
hommes probablement, puissent voir mon corps nu. Je suis même gênée
de rester assise, de boire au bol, de manger. Je me force à ne pas pleurer
pour ne pas leur offrir ce plaisir, à eux, de l’autre côté. Et là est mon
salut : cette obstination à ne pas m’avouer vaincue m’empêche de céder
au désespoir18.
16
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 46.
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 234.
18
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 73.
17
6
Ni Shirin, ni Pari n’accepteront les choses comme elles sont, ce récit rapporte leur
combat, et à travers lui, celui de milliers d’iraniennes et d’iraniens.
Conclusion
Shirin Ebadi nous fait vivre le drame de l’Iran moderne dans un style élégant et
fier, vacillant parfois dans une écriture nerveuse, dictée par l’urgence, qui élude les
verbes. « On distinguait sous son foulard ses cheveux blancs et rares. Soixante-dix
ans, peut-être. "Ils allaient frapper." Tout autour, rien que le silence et l’odeur
compacte de notre peur19 ». Pour partie autobiographique, ce récit mêle roman et
réalité vécue offrant ainsi une narration dominée par un réel qui surpasse
l’imagination et qui devient une arme politique contre l’idéologie totalitaire de
l’époque. Cette écriture emprisonnée par la vie de l’auteur est le trait peut-être le
plus frappant de ce récit.
Ebadi a souligné que le récit de personnes réelles est un moyen puissant de
révéler l’injustice. Certaines questions abordées dans le roman, continuent d’être
pertinentes aujourd’hui. Par exemple, les parents des communistes massacrés à la fin
des années 1980 continuent d’être réprimés par les forces de sécurité quand ils
voyagent pour commémorer la mort de leurs proches.
Dans le prologue de son roman, Ebadi raconte son expérience au cimetière
Khavaran où les corps de milliers d’opposants politiques, avaient été entassés, les
uns sur les autres.
Je reconnus au centre la femme qu’ils appelaient la Mère, la porteparole de leur douleur. Elle se déplaçait avec peine au milieu de la foule.
On distinguait sous son foulard ses cheveux blancs et rares. Soixante- dix
ans, peut-être. Son fils, un ingénieur qui avait étudié en Amérique, était
enterré
quelque
part
à
Khavaran.
Mère leva lentement les bras et prit la parole. Le bruit cessa. –
Aujourd’hui, nous sommes ici pour nous souvenir. Nous le savons, le
sang ne se lave pas dans le sang. Nous sommes des femmes pas des
guérilleros. Des femmes, des mères, des filles et des sœurs qui n’ont déjà
vu que trop de violence. Tuer les assassins ne ramènera pas les victimes à
la maison20.
Son roman La Cage dorée, le premier dans son œuvre romanesque, est l’écho très
fidèle de son engagement contre le totalitarisme. Elle l’a fait d’abord traduire et
publier en italien mais jamais en persan en tant que langue originale du roman.
Ebadi, en réponse à une question à ce sujet explique son geste comme un moyen
contestant la suppression de la liberté d’expression en Iran poste-révolutionnaire.
Corpus
EBADI Shirin, La Cage dorée, Archipel, 2010.
Autres textes
ADAM Rodolphe, « La femme, l’écriture et l’existence », Revue des sciences
philosophiques et théologiques, 2009/3, t. 93, p. 551-559.
CIXOUS Hélène, GAGNON Madeleine, LECLERC Annie, La Venue à
l’écriture, Paris, Union générale d’éditions, 10/18, 1977.
CIXOUS Hélène, CATHERINE Clément, La jeune née, Paris, Union générale
d’éditions, coll. 10/18, 1975.
19
20
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 11.
Shirin Ebadi, La Cage dorée, p. 11.
7
CIXOUS Hélène, « Le rire de la Méduse », Paris, L’Arc 61, 1975.
DIDIER Béatrice, L’Écriture-femme [1981], Paris, PUF, 1999
EBADI Shirin, Iranienne et libre : mon combat pour la justice, La Découverte,
2006.
HOODFAR Homa et al., « Iran : politiques islamiques et femmes en quête
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IRIGARAY Luce, Spéculum de l’autre femme, Paris, Minuit, 1974.
GRANJON Marie-Christine, « Les femmes, le langage, l’écriture », Raison
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KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement des femmes en Iran », Cahiers du
Genre, 2002/2 n° 33, p. 137-154.
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KRISTEVA Julia, « Le temps des femmes », in Michel de Manassein (dir.), De
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8

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