Suzanne Lafont - Pratiques et numérique

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Suzanne Lafont - Pratiques et numérique
Suzanne Lafont : situations
Dans les grands volumes en enfilade du Carré d’Art conçus par Norman Foster,
l’exposition de Suzanne Lafont réunit une variété d’objets photographiques. Si les images
s’agencent le plus souvent avec des éléments textuels, une alternance de projections, tirages
photographiques et sérigraphies sur papier définit diverses propositions spatiales, rigoureuses.
Expérience peu courante : le spectateur rencontre autant de dispositifs différents que
d’œuvres. Comme l’a observé Jean-François Chevrier, le travail de Suzanne Lafont affirme
une pratique éminemment singulière de la photographie, qui échappe aux réflexes
typologiques traditionnellement associés à ce médium autant qu’elle questionne ceux de l’art
contemporain1. Ni documentaire, ni plasticienne, elle alimente une recherche et fabrique un
langage qui la débordent largement. L’outil photographique est avant tout un instrument
d’interrogation, un point de départ à partir duquel penser, par delà les formes, les enjeux de la
représentation dans le présent de la perception. Dans cette exposition, c’est encore le format
conventionnel de la rétrospective que l’artiste détourne, pour remettre profondément en jeu les
questions qui l’occupent depuis la fin des années 80, au gré de nouvelles expérimentations. Le
parcours en est le premier geste artistique. Il façonne une succession de moments qui invitent
le spectateur à un réajustement permanent du regard. Du découpage de l’architecture, en effet,
l’artiste tire moins un cadre méthodique pour la présentation de ses objets qu’une réflexion
aigue sur le lieu même de l’exposition.
La photographie, chez Suzanne Lafont, s’est pensée dès l’abord comme une condition
nomade de l’image. On pourrait dire que ce nomadisme se manifeste en premier lieu dans son
jeu explicite avec des références historiques distantes ou peu usitées au sein une culture
photographique investie des attentes de la « contemporanéité ». A la base de son œuvre,
l’artiste a construit à travers la philosophie, l’esthétique théâtrale et l’histoire de l’art une
approche subtilement distanciée de la représentation. Si la figure humaine en est la matière
privilégiée, sa constitution en un sujet photographique passe par des codes expressifs, de la
pantomime à la grotesque, qui en soulignent l’artificialité. Des séries telles que les Souffleurs
ou le Chœur des Grimaces (1992) interpellent ainsi, sous leur apparence saisissante de « têtes
d’expressions » photographiques, les traditions maniéristes et baroques qui articulent masque,
ornement et théâtralité. Les figures en résultent chargées d’une vive tension entre trois
registres, au moins, de représentation : l’éloquence de l’icône, la convention décorative et la
vérité photographique. Dans l’ensemble Quatre figures : Marcheur, Gardien, Dormeur,
Balayeur (1995-1998), une pantomime de figurants, isolés à mi-corps sur un fond abstrait,
élabore le mode discursif de l’image. Sans en faire un système, l’artiste recourt par endroits à
l’exposition multiple pour mettre en scène et commenter diverses activités quotidiennes, d’où
sourd une ergonomie physique du travail. Ici, l’œuvre pointe un œil contemporain vers la
modernité photographique des années 20. Elle donne à méditer son projet de transparence
objective, tel qu’il fut clarifié par August Sander, d’un portrait traversant de la société qui
s’incarnerait dans ses métiers, occupations et attitudes corporelles.
Une forme de nomadisme informe par ailleurs de manière structurelle la constitution
du lieu photographique lui-même. L’emblématique série de tirages en noir et blanc La rue
(1989) en pose le principe, anti-descriptif et anti-documentaire. Là, de même que dans les
1
Jean-François Chevrier, « La ruse de l’imaginaire », Suzanne Lafont, Galerie nationale du
Jeu de Paume, éditions du Jeu de Paume/RMN, Paris, 1992, p. 13.
séries suivantes, La chute ou L’argent (1991), l’espace urbain s’établit comme un non-lieu, au
sens urbanistique du terme, c’est-à-dire un lieu sans qualité et sans histoire. Cet espace public
indifférencié est l’indicateur discret d’une condition commune, où les corps anonymes
photographiés par l’artiste, non ceux de modèles professionnels mais souvent ceux d’étudiants
avec qui elle engage ainsi une forme de communauté collaborative, deviennent des figures au
statut ambigu, oscillant entre présence littérale et allégorie. Dans les sérigraphies en couleur
qui composent Le défilé (1995-1997), les thèmes du travail et des occupations quotidiennes,
saisis sur des fonds neutres, alternent avec des fragments d’architecture qui formulent de
manière plus précise encore cette abstraction de lieu à travers le caractère générique de
l’urbanisme massif, standardisé.
C’est lors de son invitation à la Documenta X (1997), que l’artiste parachève cette
réflexion en termes de dispositif, en procédant au déplacement et à l’infiltration des images
elles-mêmes dans l’espace public. Trauerspiel, le titre de l’œuvre conçue à cette occasion, fait
nommément référence au drame baroque allemand, ce haut lieu de l’art théâtral qui a occupé
les réflexions de Walter Benjamin au cœur de la première guerre mondiale. Trauerspiel,
littéralement, résonne comme une oxymore : « jeu du deuil ». Une disposition à la
récapitulation allégorique, teintée de mélancolie, est le propre de cette forme d’art total dont
le penseur a désiré éclairer le point d’origine et de cristallisation : « Tout ce qu’une méthode
qui par endroits peut peut-être sembler encore vague, écrit Benjamin, encore relever de
l’histoire culturelle, a pu engranger comme ensemble de faits et d’idées, les plus étendus et les
plus éloignés, tout cela se rassemble dans la perspective de l’allégorie, se réunit pour
constituer l’idée du Trauerspiel. » 2 Le corpus d’images qui compose l’œuvre éponyme de
Suzanne Lafont reprend des photographies anciennes mêlées à de nouveaux clichés, tandis
que le thème du travail s’élargit de manière décisive à la condition sans-frontière des
migrants. Les photo-affiches sont placardées dans un passage souterrain piétonnier de la ville
de Kassel, juxtaposant à la manière d’un affichage sauvage, à même les carreaux de faïence
qui revêtent les murs du souterrain, trois types d’images : des vues sérielles d’architectures
HLM ; les noms, en typographie rouge sur fond noir, des cinq villes-étapes du flux migratoire
qui relie la Turquie et l’Allemagne – Istanbul, Belgrade, Budapest, Vienne et Francfort - ;
enfin, les figures allégorisées de travailleurs qui tantôt s’activent laborieusement à leur tâche,
tantôt semblent s’en émanciper avec une légèreté enjouée. Le propre du Trauerspiel, écrit
Benjamin, c’est qu’ « il intervertit ses images, interprétant et approfondissant, dans
d’inlassables métamorphoses. C’est l’antithèse qui commande avant tout. »3 Dans
l’installation souterraine de Kassel, le langage allégorique se saisit de la photographie, non
l’inverse. Laissant résonner des sentiments contradictoires, les images habitent ce non-lieu
urbain pour activer l’imaginaire sans lieu qui est celui du transit. Passant, spectateur et
visiteur ne font qu’un, saisis par l’adresse proprement politique qui est celle de l’œuvre.
La qualité d’énigme et de suspend qui ressort de l’œuvre de Suzanne Lafont tient à
cette mise en tension des espace et des rôles que produisent ses images. La présence humaine
est toujours performée, non-vériste : elle semble comparaître devant le spectateur pour
engager, avec sa participation active, le jeu conscient de la représentation. Dans son plaidoyer
contre la « littéralité » des œuvres d’art apparentées à l’art minimal, Michael Fried évoque à
juste titre un ressort majeur de l’art post-formaliste : son articulation de « situations » où la
présence de l’œuvre et celle du spectateur entrent dans une relation d’interdépendance,
excluant le principe d’autonomie esthétique. « C’est l’objet, et non le spectateur, qui doit être
2
Walter Benjamin, L’origine du drame baroque allemand, traduit de l’allemand par Sibylle
Muller (avec le concours de André Hirt) et préfacé par Irving Wohlfarth, Paris, Flammarion,
1985, collection « Champs », p. 233.
3
W. Benjamin, op. cit., p. 248
au centre de la situation et en constituer le point de mire ; mais la situation elle-même
appartient au spectateur – c’est sa propre situation. »4 D’un côté, affirme-t-il, « ces objets que
sont les œuvres d’art littéralistes doivent en quelque sorte confronter le spectateur – être
placés dans son espace, bien sûr, mais aussi sur son passage. »5 De l’autre, « un objet ne peut
être perçu que s’il l’est comme élément de la situation. »6 Dans un texte ultérieur, où il revient
sur le basculement que représente à ses yeux la phénoménologie de la présence dans l’art
minimal, Michael Fried résume ainsi, de manière rétroactive, son analyse : « Avec le
minimalisme en effet – comme je l’ai montré dans mon essai de 1967, « Art et objectité » -,
une transition abrupte s’est opérée, et l’on est passé de ce qui constituait le credo du haut
modernisme – la valeur suprême de l’art individuel, face auquel le spectateur était laissé à sa
propre appréciation – à la construction de situations (notion clé dans mon essai) comprenant
au moins les éléments suivants : l’objet minimaliste (simple, unitaire, doté d’une Gestalt forte,
pour reprendre les termes de Robert Morris), la galerie ou l’espace au sein duquel la rencontre
avec l’objet avait lieu (un « cube blanc », le plus souvent, comme allait bientôt l’écrire Brian
O’Doherty) et le sujet humain, mobile, pour lequel la situation tout entière constituait
l’œuvre. »7 Ce basculement, identifié à partir de l’art minimal et en particulier des « formes
unitaires » proposées par Robert Morris8, définit au plus près un espace de jeu qui, de la
performance à l’objet, du photo-conceptualisme au détournement des mass-médias, a
reconstruit la relation de l’œuvre au spectateur au cours de la décennie suivante. Comme le
souligne Douglas Crimp lorsqu’il tire les conséquences des observations critiques de Michael
Fried pour définir l’apparition d’un nouveau régime de l’image dans les années 70, « la
performance devient une manière parmi d’autres de « mettre en scène » une image (staging a
picture) » 9. Une perméabilité à ses yeux irréversible se fait jour entre performance et image,
où la performativité conditionne aussi bien le mode de formation de l’image qu’elle imprègne
son mode de présence et produit cette distance qui rend l’image intelligible pour le
spectateur10.
La performativité dont il est ici question, dès lors, ne saurait s’identifier au ressort de
la simple théâtralité ou mise à distance du spectateur que Michael Fried, sur les traces de
Diderot, oppose à son absorbement contemplatif. Elle relève plutôt d’une situation où l’image
travaille en permanence avec un hors-cadre. Le hors-cadre physique, tout d’abord, formé par
le spectateur, l’architecture et le lieu d’exposition, et au-delà par l’environnement des médias.
Le hors-cadre temporel, ensuite, que Douglas Crimp décrit comme la stratigraphie de
4
Michael Fried, « Art et objectité », Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie
contemporaine, traduit de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2007,
p. 121.
5
Ibid., p. 122.
6
Ibid., p. 122.
7
Michael Fried, « L’autonome aujourd’hui : quelques photographies récentes » (conférence
donnée à Berlin en 2006), Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie
contemporaine, op. cit., p. 190.
8
Robert Morris, « Notes on sculpture », Artforum, Février 1966 et Octobre 1966.
9
Douglas Crimp, « Pictures », October, Vol. 8, n° 102, printemps 1979, p. 77. Ce texte
remanie l’essai d’introduction au catalogue de l’exposition « Pictures », présentée par
Douglas Crimp à l’Artists Space (New York, automne 1977).
10
Nous reprenons ici, pour l’élargir, l’argument que développe Douglas Crimp à propos des
premières performances de Jack Goldstein, en particulier, où la notion d’image n’est pas
limitée au médium photographique mais à toute scène qui « fait image » : « [chez Jack
Goldstein] la représentation n’est pas conçue comme une re-présentation d’une chose
antérieure, mais comme une condition inévitable à intelligibilité de cela même qui est
présent ». Ibid., p.77.
l’image, sa conscience antimoderniste de cette réalité immanente de l’histoire de l’art qui est
que « sous chaque image, il y a toujours une autre image »11. Cette grille de lecture éclaire la
mobilité opératoire dans l’œuvre de Suzanne Lafont, qui se construit en activant passages et
lignes de fuites vers un riche tissu de références. L’éloquence théâtrale, de part son dispositif
essentiellement frontal, ne permet pas de saisir pleinement cette dynamique performative. De
même, la construction en séries qui structure son corpus d’images déroute aussi bien la lecture
narrative dont le théâtre pourrait offrir le paradigme que les notions de rythme, de répétition et
de variation qui emprunteraient à la musique ses modalités d’écriture temporelle. Si l’image
interpelle le spectateur pour échafauder son sens, ce sens glisse bientôt dans une architecture
visuelle qui la déborde, difracté dans la pluralité. Lorsque même les images composent un
chœur – figure explicite dans le titre du Chœur des Grimaces en 1992 - celui-ci est écartelé
en des voix singulières et disparates, dans une résistance anarchique à l’unisson.
Dans l’installation et l’exposition de ses œuvres, l’artiste conduit précisément ces deux
modèles de référence, le théâtre et la musique, à un point de rupture. C’est de cette rupture
que surgissent des situations ouvertes, porteuses d’une critique de la relation qui se noue entre
l’œuvre, le spectateur et l’espace d’exposition. A propos de la rétrospective de Suzanne
Lafont qui était présentée au Jeu de Paume en 1992, Paul Sztulman éclaire finement le choix
de l’artiste, d’alterner de manière imprévisible sur les cimaises des œuvres relevant de séries
formellement très distantes. Il décrit l’activation performative qui résulte de l’agencement
rigoureusement non-sériel des images dans le parcours du visiteur. « L’exposition du Jeu de
Paume, écrit-il, se constitue en champ de forces, balayé par les rafales de vent des Souffleurs.
Les Grimaces tissent, par un jeu d’écarts sur les murs et de dispositions dans les salles, un
entrelacs de trajectoires sans cesses interrompues par le spectateur. […] L’espace de
l’exposition est dramatisé dans son actualité en devenant une sorte de scène théâtrale où le
spectateur se mêle aux acteurs-marionnettes. L’espace réel de la salle devient le lieu d’une
action. L’exposition imbrique le plan vertical du mur et le plan horizontal du sol. »12 En
d’autres termes, la situation d’enchevêtrement du cadre et du hors-cadre fait affleurer la
fonction même de la galerie d’exposition comme espace à parcourir, en renvoyant le
spectateur à sa conscience d’une place mobile, déambulatoire et non fixée par la frontalité du
régime scénique.
Le parcours d’exposition du Carré d’Art de Nîmes mène plus loin ce jeu de reflets
dans le lieu muséal. Il commence par énoncer un espace-temps. Copernic Series, la double
projection installée dans la première salle, met en friction le temps potentiel du visiteur, fixé
par la durée d’ouverture quotidienne du musée, et le temps de l’horloge solaire, évoqué,
comme en miroir, à partir d’images prises à Sao Paulo, dans l’hémisphère sud. La salle
suivante procède, avec Index, à la redistribution d’un corpus d’images datant de 1987 à 2014.
D’une certaine manière, Index reprend les enjeux du Défilé de 1995-1997, qui lui-même
réorganisait, dans un accrochage en bandeau, des images extraites de travaux antérieurs. Le
défilé d’images est à présent inscrit dans le temps de la projection et non plus celui de la
promenade. Il distille, dans la durée, un champ sémantique élargi et densifié par le langage.
Par ses glissements permanents entre les photographies et les entrées du lexique qui la
composent, l’œuvre brasse un alphabet visuel dont le flux subvertit et surmonte toute fixation
du sens. Plus que jamais chez Suzanne Lafont, le remploi s’élabore en une stratégie de la
dérive. Où l’on perçoit que la disposition de l’artiste à se déplacer dans l’histoire - y compris
celle de son propre corpus d’œuvres - est inséparable des gestes performatifs de l’installation :
réagencements, omissions et déviations travaillent activement la mise en présence des images.
Lorsque le spectateur entre, ensuite, dans la salle consacrée à Trauerspiel, la pièce s’est
11
12
Ibid., p. 87.
Paul Sztulman, Suzanne Lafont, Paris, Hazan, 1998, pp. 60-61.
métamorphosée. Un théâtre d’ombres – chaque image isole une figure humaine, un meuble,
une pile de cartons - introduit une rupture d’échelle dans la frise des travailleurs et sa cohorte
de personnages grotesques : masques en plastique et gants de ménage, figés dans des poses
énigmatiques. Quoi que puissent porter les travailleurs, dans les cartons qu’ils déplacent en
tous sens à bras le corps, l’image est reconduite, dans l’espace muséal, à la présence hantée
qui est celle des simulacres. Les sérigraphies sur papier posées à même les cimaises
matérialisent dans une grande économie formelle l’abstraction de figures plates, de silhouettes
sans corps. Cette réinterprétation de Trauerspiel, venu converser avec le lieu de l’exposition,
introduit à ce qui constitue sans doute l’œuvre la plus représentative des préoccupations
actuelles de l’artiste.
Situation Comedy (2011) revient au cœur de ce moment post-minimal de l’histoire de
l’art où la place du spectateur paraît changée à jamais, libérée de la sacralité de l’esthétique.
Passant de nouveau par une rhétorique des contraires, l’œuvre rejoue l’histoire du
monochrome autant qu’elle réinterprète la célèbre œuvre participative de General Idea,
Manipulating the Self, fixée sous la forme d’un petit pamphlet imprimé en noir et blanc en
1971. Réponse caustique aux débats générés par minimalisme, la performance et le happening
participatif, le pamphlet de General Idea se présente comme le fruit d’une partition verbale
diffusée par voie de presse. A borderline case, Un cas limite, annonce le sous-titre :
The head is separate ; the hand is separate. Body and mind are separate.
The hand is a mirror for the mind – wrap your arm over your head, lodging your
elbow behind and grabbing your chin with your hand. The act is now complete. Held, you are
holding. You are object and subject, viewed and voyeur.
La tête est séparée ; la main est séparée. Le corps et l’esprit sont séparés.
La tête est un miroir pour l’esprit – enveloppez votre bras par dessus votre tête, en
logeant votre coude derrière et en attrapant votre menton avec votre main. L’acte est à
présent complet. Tenu, vous êtes en train de tenir. Vous êtes objet et sujet, vu et voyeur.
Une photographie légendée Marcel Idea illustre sa page d’ouverture, où sont précisées
ces instructions, avant de céder la place à une charte graphique en grille régulière accueillant
les images que General Idea a collectées par retour postal, 125 en tout, tantôt légendées des
noms des participants, tantôt anonymes. Avec un humour ravageur, le collectif canadien
faisait ainsi de ce topos issu de l’art minimal : la confusion sans retour entre sujet et objet, une
performance virale, gagnée par le langage de la sérialité et du standard. Suzanne Lafont
remploie et commente à son tour ce jeu de miroirs à l’impureté truculente. Elle procède tout
d’abord par un geste de déplacement. Dans une séquence de 99 tirages en couleurs de moyen
format accrochés en grille, elle déroule le spectre lumineux en des nuances acidulées : une
palette psychédélique s’ordonne sous l’aspect d’une table chromatique chatoyante, chargeant
l’œuvre d’une forte densité visuelle. Manipulating the Self en est la matrice à la fois littérale
et mystérieuse, étrangement méconnaissable car le geste de « saisie de soie », devenu
iconique, revient discrètement filtré par le design visuel de la téléréalité. Les monochromes du
nuancier, produits par les lampes colorées utilisées dans les studios de télévision, constituent
un nouveau non-lieu de l’espace commun. Ainsi que le faisaient auparavant les architectures
standardisées des HLM, ils sont les « fonds » du reenactment de la performance originale,
tout en s’émancipant en tant que personnages à part entière. En effet, parsemant la grille ici ou
là, seules 23 figures ont été performées par des étudiants et étudiantes de l’artiste parmi les
125 photographies du pamphlet original. Les autres 76 images de Suzanne Lafont ne
présentent que les légendes nominatives sur les fonds colorés, tandis que les 36 images qui
restaient anonymes dans la publication de 1971 ont disparu. Le drame histoire de la modernité
semble affleurer dans ces rapports de force visuels : son va-et-vient entre abstraction et
figuration, entre autoréférentialité du médium et prise en charge d’une représentation imagée
de la société.
A l’ère du numérique, le protocole de la prise de vue à partir d’un set, aussi abstrait et
standardisé soit-il, tire à soi le fil ontologique de la photographie. La boîte neutre,
transformable au gré de la lumière filtrée par la couleur, renvoie au studio du photographe
portraitiste, à la cabine de photomaton, autant qu’au cube blanc de la galerie d’art. Elle
rencontre les interprètes contemporains de Manipulating the Self au gré d’une poétique de
l’incertitude. Caprice combinatoire, union contrariée, situation ouverte… la structure interne
de l’œuvre, autant que son efficacité décorative, badine avec les ressorts dramaturgiques de la
sitcom. Elle élabore par ce biais un espace discursif où la politique participative de General
Idea draine le panoptique de la téléréalité, et la citation érudite de l’histoire de l’art, fut-elle
une histoire expérimentale, s’expose à l’indifférenciation du standard productif. La « grille »
active de manière évidente les conditionnements du régime spectatorial forgés par temps réel
du TV-Show participatif et de la webcam. Le spectateur est interpelé tantôt pour s’identifier
aux performers contemporains qui performent leur identification aux sujets photographiques
du pamphlet de 1971, tantôt pour se confronter aux espaces vides, monochromes
atmosphériques dans la pure tradition de l’abstraction perceptuelle et sites vacants d’une
performance comique.
Nicolas Bourriaud a su observer combien « la société du spectacle laisse place à une
société de figurants, où chacun trouve l’illusion d’une démocratie interactive dans des canaux
de communication plus ou moins tronqués »13. Si Situation Comedy prolonge la verve critique
de General Idea, et son esprit subtil de persiflage mimétique, elle interpelle dans un même
mouvement le lieu commun de la sociabilité artistique qu’est devenue l’esthétique
relationnelle au seuil des années 2010. Cette décennie marque aussi la consécration du projet
curatorial « do it », initié en 1995 par Hans Ulrich Obrist, en tant qu’objet d’exposition pensé
pour investir largement, échelle internationale, l’espace physique de la galerie14. « do it », une
invitation à la libre appropriation créative, par tout un chacun, d’un corpus de partition de
performances artistiques, a pris une ampleur virale par sa capacité à réunir des spectateursparticipants dans le rituel situationnel d’un même espace-temps. C’est cette mise en boucle du
vu et du voyant, contractée par le temps réel de l’exposition, qui part en déroute dans
Situation Comedy. Alors que la dimension murale de l’œuvre prend directement à partie
l’échelle corporelle du spectateur, son protocole interrompu – la série inachevée des
reenactments de Manipulating the Self – renvoie l’espace de jeu à l’état de friche. L’œuvre se
profile, de ce point de vue, comme un tableau d’affichage lacunaire, elle recense un
événement qui se proposerait de manquer ses participants. Le grotesque de la manipulation de
soi ouvrait en 1971 une brèche subversive : celle que révèle, par une opération ludique de
sondage public, la capacité spontanée à l’exercice de l’auto-ironie, autrement dit à
l’expérience dédramatisée d’une distance critique. Comédie de situation commente un espace
d’exposition devenu à son tour la situation prévisible d’une comédie en vase clos. Elle
traverse pour ce faire une stratification de situations : elle en filtre le portait multiple, en
distille les insignes esthétiques. « L’image, dans le contexte de l’allégorie, n’est qu’un signe,
un monogramme de l’essence, et non l’essence elle-même, rappelle Walter Benjamin. » La
vacance qui domine Situation Comedy produit à la fois l’ellipse et l’écart. Cette œuvre à la
visualité jouissive oppose dès lors à l’empathie qu’elle inspire un degré flagrant d’opacité.
13
Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 2001, p. xxx
Hans Ulrich Obrist, do it : the compendium, edited by Hans Ulrich Obrist in collaboration
with Independent Curators International, New York, ICI, 2013.
14
Un subtil processus d’abstraction est, de même, à l’œuvre dans Punctum (2014),
l’installation qui occupe comme en apostille la petite salle adjacente de Situation Comedy.
Sous l’apparence comparable d’une grille alternant portraits photographiques et cadres
monochromes, l’œuvre convoque cette fois l’imaginaire cinématographique, tel qu’il est
entrée dans l’intimité domestique par la télévision. Punctum met en situation les protagonistes
de la série télévisée américaine Twin Peaks, créée par David Lynch et Mark Frost en 1990,
production à succès précédant le long-métrage de cinéma, Twin Peaks : Fire Walks With Me,
qui en est dérivé en 1992. La grille compositionnelle de l’œuvre est déduite de la mise en
page d’un document trouvé dans un magazine de cinéma. Alors qu’il fait la promotion d’une
série télévisuelle, le document mime lui-même les codes du film argentique : il aligne 24
images, comme celles qui rythment le défilement du film 35 mm dans le projecteur, ou
forment la planche-contact d’une pellicule photographique. Punctum détourne ce matériau
trouvé en procédant à l’agrandissement de la page et à l’occultation de 21 de ses images par
un aplat numérique jaune d’or, isolant les trois protagonistes - sur 24 personnages - dans une
composition bancale. Comme en aparté de la double fiction, narrative et promotionnelle, dont
ils sont momentanément extraits, une conversation imaginaire se déroule dans un texte affiché
au mur. Trois courts monologues à caractère philosophique sont attribués aux héros de la série
légendaire : le visible y touche à l’invisible, la saisie conceptuelle le dispute à la saisie
tangible, la fantaisie de la représentation met au défit l’expérience du réel. « Le point
(punctum), conclut l’un des trois personnages, est ce moment efficace où le monde, pour
trouver sa cohérence, s’attache à la fiction. »
L’exposition fait et défait cette accroche. Elle invite le spectateur à circuler dans un
espace qui amorce la temporalité d’une séquence filmique pour la perdre aussitôt, en retourner
ou en dévier le mouvement. Le temps, la fiction et l’argent, motif majeurs des débuts de
l’œuvre de Suzanne Lafont, réapparaissent ici dans un geste d’adresse au rite social de
l’exposition. Dans le parcours qu’elle a conçu au Carré d’Art, l’artiste fait suivre son punctum
d’un hommage corrosif à l’esthétique de la consommation, inoxydable noyau de la fiction
forgée par le capital. Elle a entrepris de photographier systématiquement, double-page par
double-page, le Harvard Design School Guide to Shopping, célèbre publication académique
en forme de coffee-table book, parue en 2001 sous les auspices de Rem Koolhaas. Comme
ailleurs, le protocole s’enraye, la sérialité s’épuise et l’artiste ne retient que 255 pages sur les
800 que compte le volume. Ici, cependant, la nature compulsive du geste suffit à traduire, sous
une forme métonymique, le constat galvanisant qu’arbore sa quatrième de couverture : « Le
shopping est sans doute la dernière forme d’activité publique. A travers une batterie de formes
toujours plus prédatrices, le shopping a infiltré, colonisé et même remplacé presque tous les
aspects de la vie urbaine. Les centres villes, les banlieues, les rues, et à présent les aéroports,
les gares ferroviaires, les musées, les hôpitaux, les écoles, l’internet et l’armée sont façonnés
par les mécanismes et les espaces du shopping. […] Peut-être le début du XXIe siècle entrera
dans les mémoires comme le moment où l’urbain ne pouvait plus être compris sans le
shopping. »15 Dans cette série d’images, la photographie s’insinue plus que jamais comme un
outil de déchiffrage, un relevé attentif d’information visuelles dont on est tenté d’envisager
qu’il produise un sens. Les prises de vue suivent méthodiquement l’ordre des pages mais la
capacité d’adhérence de ce geste répété s’avère, elle, incertaine. Le cadrage, irrégulier et
indifférent aux reflets du papier glacé, se fait commentaire d’un regard qui tantôt se laisse
happer, éblouir, tantôt glisse, flotte, dérape. La photographie se miroite elle-même dans les
pages de l’édition de luxe, espace d’aménagement virtuose où le design graphique reformate
l’image en communication visuelle.
15
Chuihua Judy Chung, Jeffrey Inaba, Rem Koolhaas et Sze Tsung Leong, Project of the City
2. The Harvard Design School Guide to Shopping, Taschen, 2001, quatrième de couverture.
Dans le cheminement de l’exposition, l’espace de l’image se raréfie au fur et à mesure
qu’il se stratifie. Suivant la même dialectique, le temps des conférences annoncées dans l’une
des dernières pièces du parcours, A lecture series is announced, s’ouvre sur les photographies
de chaises vacantes. La proposition radicale de Suzanne Lafont, qui s’attache de bout en bout,
pied à pied, salle par salle, à repenser sans cesse les termes d’une mise en présence de
l’image, désarçonne en dernière instance le culte contemporain de l’exposition. Il ne s’agit pas
là des signes d’un retrait idéel de l’art ou de ses manifestations tangibles. L’exposition forme
une chaîne de gestes où l’image s’éloigne, stratégiquement, dans le mouvement même où elle
se déplie, où elle entreprend d’occuper l’espace. L’œuvre de Suzanne Lafont s’est émancipée
hors du plan et du cadre de la photographie pour se développer dans et par le dispositif, à la
fois lucide et précaire, de la situation. Son usage de l’artifice et de la théâtralité ne peut être
perçu en dehors d’une approche post-médiatique de la photographie qui n’assigne celle-ci à
aucun lieu ni régime fixes. Tandis qu’il est aujourd’hui question de « scénariser » ou de
« chorégraphier » l’exposition, en faisant à nouveau du temps du spectateur son objet
artistique16, l’artiste propose une prise en mains critique de ce matériau vers lequel convergent
toutes les représentations, les valeurs et les formes d’occupation du temps.
16
El Lisstzky avait déjà travaillé dans cette direction avec ses environnements abstraits :
l’Espace Proun de 1923 et le Cabinet des Abstraits de 1926-1928, aujourd’hui installés de
manière permanente, respectivement à la Berlinische Galerie, Berlin, et au Sprengel Museum,
Hannovre.

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