L`INSTINCT DE MORT

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L`INSTINCT DE MORT
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JACQUES MESRINE
L’INSTINCT
DE
MORT
Flammarion
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Seigneur, protège-moi de mes amis...
mes ennemis je m’en charge.
à JANOU... la Femme
à GENEVIÈVE AICHE... le Maı̂tre
à MARTINE MALINBAUM... l’Espoir
à FRANCINE... l’Amie
à LIZON
JOYCE
MARTINE... le Courage
et à toi, l’Ami qui te reconnaı̂tra.
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Paris, le 16 décembre 1975.
Maison d’arrêt de la Santé. La nuit vient d’étendre son voile
sur les souffrances du monde carcéral. Il fait froid, c’est l’hiver.
Les lumières se sont éteintes. L’ombre des barreaux se reflète sur
les murs délavés des cellules comme pour y emprisonner la seule
évasion que représente le rêve. Chaque cellule dans sa noirceur
renferme une histoire, un drame, une douleur, un homme et sa
solitude, que la nuit apaisera ou rendra encore plus pesante.
Tino, le petit escroc, entame sa dernière nuit en se jurant de
ne plus revenir. Demain il sera libre, du moins le croit-il ! Le
maton du greffe lui dira ironiquement : « À la prochaine ! » Il
l’a déjà vu revenir six fois. C’est un habitué ; comme tant
d’autres que l’on rejette à la rue, sans travail, sans fric, sans domicile, sans espoir de pouvoir s’en sortir un jour et qui n’ont pour
tout avenir que la prison à vie payée par mensualités.
Les murs épais de sa cellule ne lui permettent pas d’entendre
les sanglots et les insultes que gueule son voisin. « Salope..., maudite salope ! » Une photo de femme gı̂t sur le sol. La lettre qu’il
a reçue ce soir lui a appris que sa môme le plaquait. Hier encore,
dans une précédente lettre, elle lui parlait d’amour. Il l’a comparée avec son certificat de cocufiage et dégueule sa rancœur. Les
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Jacques Mesrine
lumières se sont éteintes sur cette constatation. Peut-être souffret-il vraiment dans son amour trahi, sinon son orgueil. Un cocu
libre, ça peut faire sourire ; un cocu encagé, c’est toujours dramatique. Il peut pleurer, personne ne le regarde ; peut-être pleuret-il sur lui-même. « Après ce que j’ai fait pour elle, me faire ça à
moi..., la salope ! » Il sait qu’il est de mauvaise foi. Sa femme, il
l’a aimée entre deux casses minables. À chaque cuite il l’a caressée
à coups de savate pour lui faire voir qu’il était un dur ! Il l’a
entretenue des promesses de ses richesses futures et illusoires.
Deux fois elle l’a attendu, espérant le voir changer. Puis, usée
par des parloirs sans vie, elle lui a écrit qu’elle n’en pouvait plus ;
cette fois, elle a rencontré un brave type et veut refaire sa vie.
Demain, il s’inventera une histoire pour les copains de la promenade. Il se donnera le beau rôle, il jouera les hommes. En attendant, il chiale comme un môme. Les murs sont habitués à ce
genre de confidences. Ils sont les buvards de presque un siècle
de souffrances.
La cellule voisine renferme un beau mec. Claude. Un braqueur. Six ans qu’il attend ses procès. Il a tenté plusieurs évasions
sans succès ; on ne s’évade pas de la Santé, il a voulu le vérifier.
Il ne dort pas encore. Comme chaque soir, il revit une partie de
ses affaires, prépare sa défense. Il se fait avocat, sourit au bon
mot qu’il a l’intention de dire pour répliquer à la réflexion que
le procureur ne manquera pas de lui faire. Il a toujours volé ;
c’est un professionnel. Sa femme l’a quitté lui aussi depuis trois
ans ; sans vacherie..., à la régulière. On n’attend pas son mec
vingt ans. Il l’a compris et lui a rendu sa liberté pour garder
intacts ses souvenirs. Adieu et bonne chance..., rien de plus.
Son voisin de cellule se masturbe. Ce soir, il s’envoie toutes
les cover-girls qu’il a contemplées dans Play-boy avant l’extinction des lumières. Sa queue, c’est sa raison sociale. Il est julot ;
le pain de la cuisse, c’est son rayon. Il a trois femmes au tapin.
L’amour, connaı̂t pas. Les trois espèrent finir installées dans le
bar qu’il leur a promis en fin de carrière. Il y a de grandes
chances pour que du jour où elles ne seront plus consommables
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L’instinct de mort
il les largue. Ses promesses sont comme ses idées sur l’amour.
Son seul coup de foudre a été pour Molière le jour où, tout
émerveillé, il l’a vu imprimé sur les billets de cinquante sacs.
Pour l’instant, ses cinq doigts, comme cinq maı̂tresses, lui arrachent
un gloussement de plaisir.
Sur la porte d’à côté, une pancarte : Attention, suicide possible.
À surveiller. Un camé. Il a dix-neuf ans. Comme seule cure de
désintoxication, le juge d’instruction lui a offert une cellule de
huit mètres carrés. Loin de ses paradis artificiels, il vit un cauchemar. Il a déjà tenté de se pendre ; le manque de came ; le
manque d’amour et de compréhension. Un camé, c’est un enfant
qui gueule au secours ; on ne met pas les enfants en taule, ils ne
comprendraient pas pourquoi. Cette fois, il ne s’est pas raté.
Son corps, dans un dernier sursaut, dit adieu à la mangeuse
d’hommes. Le julot vient de s’envoyer en l’air, à côté de lui
l’autre crève. Ils ont peut-être joui en même temps, à la seule
différence que la mort est une maı̂tresse fidèle qui ne quitte pas
ses amants. Dans peu de temps, à la ronde de minuit, le maton
va pousser un « merde réprobateur » puis courir avertir ses chefs.
Il n’a pas la clef des cellules pendant la nuit, pour la sécurité.
Combien de minutes seront perdues ? Cette fois, c’est trop tard,
comme tant d’autres fois. La sécurité passe avant la vie d’un
détenu. Mais peut-on empêcher un homme de se tuer ? Non.
Alors le règlement restera le même. Demain, la cellule sera vide,
impersonnelle, nulle trace du drame de la nuit. Elle aura recraché
le petit camé. La prison tue les faibles et, même si elle ne les
détruit pas tous, elle les marque de son empreinte pour toujours.
La Santé s’endort. Dans d’autres cellules, des hommes espèrent,
pleurent, s’en foutent, ronflent, regrettent, se branlent, rêvent, survivent faute de vivre.
Quartier de haute sécurité. Une prison dans la prison. Un
seul détenu vit dans la cellule 7. Il est isolé des autres pour des
raisons de sécurité. Le corps au chaud sous ses couvertures,
l’homme est couché sur le dos, les mains derrière la tête. Il
regarde fixement le plafond. Il aime la nuit. Lui n’espère plus
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