Encore une caractérisation des formes de Whitney

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Encore une caractérisation des formes de Whitney
Encore une caractérisation des formes de Whitney
A. Bossavit
CNRS, Université Paris-Sud, LGEP, Gif-sur-Yvette, France
E-mail : [email protected]
Résumé — On caractérise le complexe des formes de Whitney de degré
polynomial 1 sur un tétraèdre comme l’image réciproque, par rapport
à l’injection naturelle du tétraèdre dans R4 , du plus petit complexe différentiel exact, sur R4 , contenant les constantes.
I. MOTIVATIONS
Pourquoi les formes de Whitney, les éléments d’arêtes en
particulier, sont ce qu’elles sont, est encore une question
ouverte. On connaît bien leurs propriétés (suite exacte, diagrammes commutatifs, etc.), et les avantages de celles-ci du
point de vue du calcul (continuité correcte aux interfaces,
élimination des modes parasites, etc.). Mais il reste à expliquer en quoi leur expression analytique (a × x + b, ou
λi ∇λj − λj ∇λi , ou encore λi dλj − λj dλi , pour ce qui est
des 1-formes, ou éléments d’arêtes) résulte de façon nécessaire de la recherche d’objets géométriques pourvus de ces
propriétés. En un mot, si les formes de Whitney sont la réponse, quelle est la question ?
Plus précisément, y a-t-il une propriété caractéristique des
formes de Whitney, aussi simple que possible, qui suffirait à
les engendrer canoniquement ? Peut-on, tant qu’à faire, inclure le degré polynomial parmi ces propriétés, et ainsi trouver la forme nécessaire des éléments d’arêtes d’ordre (polynomial) supérieur à 1 ? On propose ici, après d’autres essais
[1, 2, 3], une nouvelle caractérisation de ce type.
II. FORMES DIFFÉRENTIELLES
Partons d’un espace vectoriel réel Vn , de dimension n,
avec n = 4 pour les applications qu’on a en vue (c’est le
nombre de sommets d’un tétraèdre). Les éléments du dual
Vn ∗ , appelés covecteurs, ne sont pas identifiés à des vecteurs
par l’intermédiaire d’un produit scalaire, et l’on note hv ; ωi
l’effet du covecteur ω sur le vecteur v, c’est-à-dire la valeur
que prend la fonction linéaire ω appliquée à l’argument v.
On se donne une base ∂1 , · · · , ∂n de vecteurs de Vn (d’où
une identification de Vn à Rn ). Les relations h∂i ; dj i = 0 si
i 6= j et 1 si i = j définissent de façon unique une cobase de
covecteurs di , de sorte que tout P
vecteur v et toutP
covecteur ω
s’écrivent de façon unique v = i v i ∂i et ω = j ωj dj , où
v i = hv ; di i et ωj = h∂j ; ωi, les sommations allant de 1 à n.
À partir des paires (u, v) de vecteurs de Vn , on forme des
bivecteurs u ∨ v (« produit extérieur » de u et de v), introduits comme des objets algébriques, mais dont l’interprétation géométrique importe plus ici. Ils sont définis par des lois
simples, telles que u ∨ (v1 + v2 ) = u ∨ v1 + u ∨ v2 , (ru) ∨ v =
r(u ∨ v), pour r réel, etc., et surtout u ∨ u = 0 (qui implique
u ∨ v = −v ∨ u). En prenant toutes les sommes pondérées,
à poids réels, de bivecteurs de forme u ∨ v, on obtient un
espace vectoriel de dimension n(n − 1)/2, qu’on notera ici
2
Vn , pour lequel les bivecteurs ∂i ∨ ∂j , avec i < j, forment
une base. Les bivecteurs de la forme u ∨ v (dits « décomposables », ce que ne sont pas tous les éléments de 2 Vn quand
n > 3) ont une interprétation géométrique simple, dans la
mesure où u et v déterminent un plan passant par l’origine,
où l’ordre — u d’abord puis v — oriente ce plan, et grâce
aux égalités u ∨ v = u ∨ (v + ru), etc. : On peut identifier u ∨ v à la classe d’équivalence des figures portées par
ce plan, de même aire (comptée algébriquement) que le parallélogramme construit sur les vecteurs u et v. Toutes ces
considérations se généralisent à p vecteurs, avec 2 < p ≤ n,
et à l’espace p Vn des p-vecteurs. De plus, on peut construire
le produit extérieur d’un p-vecteur et d’un q-vecteur, d’où
une structure algébrique connue sous le nom d’algèbre de
Grassmann [4, 5].
Des constructions analogues du côté des covecteurs aboutissent aux espaces p Vn∗ de p-covecteurs, avec une extension
naturelle du crochet de dualité. En particulier, si ω et η sont
deux covecteurs, leur produit extérieur ω ∧η, un 2-covecteur,
se définit par la règle
hu ∨ v ; ω ∧ ηi = hu ; ωi hv ; ηi − hv ; ωi hu ; ηi
(1)
pour tout couple de vecteurs u et v. Les éléments de base de
2 ∗
Vn sont les 2-covecteurs di ∧ dj , avec i < j (de sorte que,
d’après (1), hu∨v ; di ∧dj i = ui v j −uj v i ). Ceux de p Vn∗ , plus
généralement, sont les p-covecteurs, notés dσ , de la forme
dσ(1) ∧ · · · ∧ dσ(i) ∧ · · · ∧ dσ(p) , où les σ(i) sont des entiers
tels que σ(1) < · · · < σ(i) < · · · < σ(p). Les injections
croissantes σ de [1, p] dans [1, n] ainsi définies forment un
ensemble Σ(p) à n!/p!(n − p)! éléments.
Les formes différentielles sur Vn de degré p, ou p-formes,
sont par définition les champs de p-covecteurs, c’est-à-dire
les fonctions régulières v → ω(v) associant à tout vecteur
v un p-covecteur ω(v). On n’aura besoin que des p-formes
polynomiales de degré k, c’est-à-dire de celles, formant l’espace de dimension finie noté ici Pkp , pour lesquelles ω(v) =
P
σ
σ∈Σ(p) pσ (v)d , où les pσ sont des polynômes homogènes
de degré k des composantes v i de v. Ainsi par exemple,
(v 3 )2 d1 + v 1 v 2 d3 est dans P21 , avec p1 (v) = (v 3 )2 et
p3 (v) = v 1 v 2 . Ou encore, les v i dj − v j di sont dans P11 ,
avec pi (v) = v j et pj (v) = v i . Les constantes prenant pour
valeur un bi-covecteur, telles que les fonctions v → di ∧ dj ,
sont dans P02 . Etc.
III. GENÈSE DU COMPLEXE DE WHITNEY
Considérons maintenant, pour p de 0 à n, toutes les pformes constantes vivant
P sur Vn : Les constantes à valeur
réelle r, les 1-formes i ri di , avec ri constante réelle, les
P
2-formes i<j ri,j di ∧ dj , etc., et notons P0p les espaces
correspondants. La structure, notée P0∗ , formée par ces espaces et par les avatars dp−1 de l’opérateur d envoyant P0p−1
dans P0p s’appelle un complexe différentiel, ce qui sousentend que dp ◦ dp−1 = 0 et que dP0p−1 ⊂ P0p (trivialement le cas ici, puisque dP0p−1 = {0}). Ce complexe n’est
pas exact, puisque le sous-espace ker(d ; P0p ) des p-formes
fermées n’est pas rempli par dP0p−1 . Mais il peut être « saturé » de manière à devenir exact, en lui ajoutant des éléments. Par exemple, en complétant la base {d1 , · · · , dn } de
P01 par les nouveaux éléments de base que sont les 1-formes
v i dj − v j di , on obtient un espace W11 contenant P01 , strictement contenu dans P11 (car il n’inclut pas, par exemple, la
forme v i di ) et tel que dW11 = P02 , puisque d(v i dj − v j di )
= 2 di ∧ dj . Ce processus de saturation, facile à concevoir
dans le cas présent (cf. Fig. 1), peut être conduit de façon
1
0
v
d
di
d
d i∧d
1
2
d
i
P 10
H
j
vi d – v jd i
j
j
d
4
jki
j
kij
v i d j ∧ d k + ··· + ···
H
d i∧d ∧d k
3
P 11
H
d i ∧ d ∧ d k∧ d l
v i d j ∧ d k∧ d l + ···
P 12
P13
H
P 14
F IGURE 1. « Saturation » du complexe P0∗ des p-formes constantes sur V4 .
Les traits horizontaux épais figurent P0∗ . En traits fins, le complexe P1∗ des
formes polynomiales de degré 1. Au dessus de chaque segment horizontal,
un élément générique du sous-espace qu’il représente. La saturation s’opère
en appliquant le relèvement de Poincaré H aux formes de P0∗ , d’où le complexe de Whitney W1∗ , intermédiaire entre P0∗ et P1∗ , et exact grâce à la
relation Hd + dH = 1. Le complexe de Whitney sur un simplexe à n
sommets s’en déduit par retrait (“pull-back").
systématique grâce à un mécanisme connu sur lequel on va
revenir, dit « relèvement de Poincaré », qui partant d’une pforme fermée b (penser à l’induction magnétique dans le cas
p = 2) construit une (p − 1)-forme a telle que da = b.
Prenant la liberté d’appeler « formes de Whitney sur Vn »
les éléments des espaces W1p ainsi construits, on voit qu’elles
forment le plus petit complexe de formes polynomiales de
degré 1 au plus sur Vn qui soit exact et contienne les
constantes.
Passons maintenant aux formes de Whitney telles que
nous les connaissons, vivant sur un simplexe, en pratique un
tétraèdre, puis sur un « complexe simplicial », autrement dit
un maillage. Soit An−1 l’espace affine à n − 1 dimensions
(n = 4 en pratique) et x1 , x2 , · · · , xn les sommets d’un simplexe s dans cet espace. Soit ιs l’application affine de An−1
dans Vn définie par
P ιs (xk ) = ∂k (Fig. 2). Tout point x de
An−1 s’écrit x = i λi (x)xi , avec unicité, où les λi (x) sont
les coordonnéesP
barycentriques de x. Son image est donc le
vecteur ιs (x) = i λi (x)∂i de Vn .
IV. L’OPÉRATEUR H
Reste à décrire (brièvement, dans ce résumé) le relèvement de Poincaré. L’idée (qui semble remonter à Liebman,
1908 [6], cf. [7, 8]) est que l’on connaît a si l’on connaît ses
intégrales, notées hc ; ai, sur toute courbe c, orientée, de Vn ,
joignant un point x à un point y (on traite les vecteurs de Vn
comme des points par commodité). Soit Kc le cône construit
sur c, formé de tous les tx lorsque x parcourt c et t ∈ [0, 1].
On observe (cf. [3]) que sa frontière ∂(Kc) est la 1-chaîne
c − K(∂c), puisque ∂c est la 0-chaîne y − x. Donc K∂ + ∂K
est l’identité. Soit H l’opérateur dual de K, agissant sur les
2-formes, défini par hc ; Hbi = hKc ; bi pour toute courbe
c. Par dualité, le dual de ∂ étant d, K∂ + ∂K = 1 entraîne
dH +Hd = 1, c’est-à-dire b = dHb+H(db). Si db = 0, on a
donc b = d(Hb), et a = Hb est le potentiel vecteur cherché,
tel que b = da. Or Hb est très facile à calculer si l’on connaît
b [7], surtout si b est une p-forme constante, comme dans le
cas qui nous concerne ici : H(di ∧ dj ) = [v i dj − v j di ]/2,
effectivement.
L’opérateur H, dit d’« homotopie », est important en topologie algébrique, cf. par exemple [9, 10].
RÉFÉRENCES
x3
x3
ιs
y
∂3
V3
avec un diagramme analogue à celui de la Fig. 1 (mais sans
la ligne du bas ni son relèvement par H, puisque les retraits
des n-formes sur une variété de dimension n−1 s’annulent.)
Enfin, puisque les polynômes par rapport aux coordonnées
barycentriques sur s sont les retraits des polynômes homogènes sur Vn , on a pour le complexe de Whitney la caractérisation annoncée : Le plus petit complexe exact de degré
polynomial 1 contenant les constantes. Sur un maillage, enfin, les formes de Whitney sont celles dont les restrictions à
chaque simplexe s sont égales aux images réciproques via ιs ,
et on sait qu’elles sont automatiquement compatibles aux interfaces entre éléments. On a donc la même caractérisation.
Il n’est pas trop difficile de monter en degré et de caractériser de la même façon le complexe Wk∗ des formes de Whitney d’ordre k > 1 comme le plus petit complexe exact conte∗
nant Pk−1
(celui des formes polynomiales de degré k − 1).
∗
On sait par ailleurs que l’on passe de Wk−1
à Wk∗ en multipliant ses éléments par les fonctions barycentriques : Par
la présente approche, cela résulte du fait, facile à prouver,
que H et l’opérateur de multiplication par v i , appliqués aux
∗
formes de Pk−1
, commutent.
x
∂2
∂1
x2
x1
y
x1
s
x
x2
A2
F IGURE 2. Injection de l’espace affine A2 dans l’espace vectoriel V3 .
(Symboles ιs omis pour la clarté.) Remarquer que les points x et y de A2
deviennent des vecteurs de V3 , et qu’au vecteur xy de A2 correspond, de
façon naturelle, un bivecteur de V3 .
Les formes de Whitney sur s sont alors, par définition, les
images réciproques, par rapport à l’injection ιs , des formes
de Whitney sur Vn . Lorsque v = ιs (x), on a ι∗s v i = λi (x),
et ι∗s di = dλi , donc entre autres, ι∗s (v i dj − v j di ) = λi dλj −
λj dλi . Procédant de même pour tous les éléments de base
des P1p , on retrouve bien le complexe de Whitney standard,
[1] A. Bossavit, “If edge elements are the answer, what is the question ?”, ICS Newsletter, 5, 3, pp. 7-8, 1998.
[2] R. Hiptmair, “Canonical construction of finite elements”,
Math. Comp., 68, 228, pp. 1325-46, 1999.
[3] A. Bossavit, “A uniform rationale for Whitney forms on various supporting shapes”, Math. & Comp. in Simulation, 80, 8,
pp. 1567-77, 2010.
[4] M. Barnabei, A. Brini and G.-C. Rota, “On the Exterior Calculus of Invariant Theory”, J. Algebra, 96, pp. 120-60, 1985.
[5] J. Browne, Grassmann Algebra, Exploring applications of extended vector algebra with Mathematica, 2009.
[6] H. Liebman, Leipziger Berichte, 60, pp. 176-89, 1908.
[7] L. Brand, “The Vector Potential of a Solenoidal Vector”, Am.
Math. Monthly, 57, 3, pp. 161-7, 1950.
[8] W.E. Brittin, W.R. Smythe and W. Wyss, “Poincaré gauge in
electrodynamics”, Am. J. Phys., 50, 8, pp. 693-6, 1982.
[9] D. G. B. Edelen, Applied Exterior Calculus, Wiley, New York,
1985.
[10] M. Crampin and F. A. E. Pirani, Applicable Differential Geometry, Cambridge U. P., Cambridge, 1986.