Howard Head et l`invention des skis composites (1947

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Howard Head et l`invention des skis composites (1947
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
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Sociologie du travail 58 (2016) 115–137
L’innovateur comme acheteur : Howard Head
et l’invention des skis composites (1947-1949)
The Innovator as a Buyer: Howard Head
and the Invention of Composite Skis (1947-1949)
Franck Cochoy
Centre d’étude et de recherche technique, organisation, pouvoir (CERTOP), UMR 5044 CNRS et Université de Toulouse,
Maison de la Recherche, Université Toulouse Jean Jaurès, 5, allées Antonio Machado, 31058 Toulouse Cedex, France
Reçu le 29 octobre 2015 ; accepté le 1er février 2016
Disponible sur Internet le 4 avril 2016
Résumé
L’article entend contribuer à une sociologie économique de l’innovation en montrant qu’un innovateur est
aussi, nécessairement, un acheteur, dans la mesure où celui qui innove ne peut rien inventer sans puiser une
partie de ses ressources sur le marché des matières premières, fournitures et prestations en tous genres nécessaires au développement de son projet. Ce faisant, l’innovateur fait des achats une composante essentielle
de l’innovation, jusqu’à enrôler, au moins partiellement, ses fournisseurs comme co-innovateurs. La thèse
soutenue s’appuie sur l’étude monographique de l’invention par l’entrepreneur américain Howard Head des
skis composites aux États-Unis à la fin des années 1940. Après avoir justifié le choix de cet objet de recherche
et présenté les données et la méthode mobilisées, l’auteur montre comment et pourquoi l’innovateur H. Head
est aussi, nécessairement, un acheteur, et un acheteur dont les efforts, en dépit de ressources financières pourtant très limitées, n’ont paradoxalement jamais porté sur la négociation des prix. Puis il montre comment et
pourquoi, en retour, l’attention constante de H. Head pour la qualité des fournitures et des prestations a transformé ses fournisseurs en co-innovateurs. Il est alors en mesure d’aborder en conclusion les enseignements
plus généraux que pointent ces deux constats.
© 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Innovation ; Marché ; Achats ; Sociologie économique ; Prix ; Qualité
Adresse e-mail : [email protected]
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2016.03.006
0038-0296/© 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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Abstract
This paper seeks to contribute to an economic sociology of innovation. It does so by showing that an
innovator is also, necessarily, a buyer. Indeed, the person who innovates cannot invent anything without
extracting part of the resources they need from the market of supplies and services required for the development of their project. In so doing, the innovator transforms purchasing into an essential component of
innovation. This may even lead them, at least partially, to co-opt their suppliers as co-innovators. This thesis
is based on the study of the invention of composite skis by the American entrepreneur Howard Head in the
late 1940s. After setting out the reasons for choosing this as an object of study and the data and method it
relies on, the author shows how and why H. Head is not only an innovator, but also necessarily a buyer, and
moreover a buyer whose efforts, despite very limited financial resources, were paradoxically never turned
to the negotiation of prices. He then shows how and why, conversely, H. Head’s constant concern for the
quality of supplies and services transformed his suppliers into co-innovators. In the concluding section, the
author is then in a position to address the more general implications raised by these two findings.
© 2016 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Keywords: Innovation; Market; Purchases; Economic Sociology; Price; Quality
Ces quinze dernières années ont vu l’affirmation, à l’échelle internationale, d’une « “nouvelle
nouvelle” sociologie économique » d’inspiration française (McFall, 2009). Ce courant, dont on
peut situer l’origine autour de la publication de l’ouvrage collectif The Laws of the Markets
dirigé par Michel Callon (1998), est venu concurrencer et compléter la « nouvelle sociologie
économique » de Mark Granovetter (1985) qui l’avait précédé1 . M. Granovetter avait rénové la
sociologie économique classique en révélant la contribution des réseaux sociaux à la formation des
échanges. La sociologie économique d’inspiration callonienne a proposé d’enrichir la perspective
granovetterienne, en rendant visible le rôle joué par les dispositifs sociotechniques dans le fonctionnement des marchés (Callon et al., 2007), en ouvrant sur une anthropologie du calcul (Callon
et Muniesa, 2005), et en s’intéressant à la performativité des théories économiques, c’est-à-dire
l’aptitude de ces dernières moins à décrire les marchés qu’à leur donner forme (MacKenzie et
Millo, 2003 ; MacKenzie et al., 2007 ; Muniesa, 2014). Or, ces avancées puisent toutes leur source
dans les acquis de la sociologie de l’innovation, une sociologie attentive au rôle des objets dans
le déploiement des réseaux sociotechniques, à la dimension sociale des procédures cognitives et
aux effets sociaux des théories scientifiques.
En même temps, si cette « nouvelle nouvelle » sociologie économique vient de la sociologie
de l’innovation, c’est aussi qu’elle s’en est éloignée : les « market studies » contemporaines
font la part belle aux préoccupations générales et politiques, en s’intéressant prioritairement
à un processus général d’« économisation du monde » (Çalışkan et Callon, 2009, 2010), à
l’émergence de « marchés concernés » soucieux de prendre en charge les inégalités, les externalités et les difficultés générées par un tel processus (Harrison et al., 2014), et plus généralement
1
La sociologie économique dans son ensemble, tant en France qu’à l’étranger, est particulièrement foisonnante et
diversifiée, comme l’atteste la publication de nombreux manuels qui tentent depuis une quinzaine d’années d’en inventorier
et d’en ordonner les variantes (Steiner, 1999 ; Trigilia, 2002 ; Cusin et Benamouzig, 2004 ; Swedberg, 2005 ; François,
2008 ; Steiner et Vatin, 2009 ; Bernard de Raymond et Chauvin, 2014). Si, de ce point de vue, la « nouvelle nouvelle »
sociologie économique inspirée de la théorie de l’acteur-réseau n’est qu’un courant parmi d’autres, ce courant est à ma
connaissance la seule contribution française ayant réussi à s’imposer comme l’une des branches majeures de la sociologie
économique à l’échelle internationale.
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en s’attachant à la description des composantes et des mécanismes qui fondent et animent de
vastes « agencements marchands » (Callon et al., 2013). Ces travaux s’intéressent à des terrains à grande échelle et distribués. Ce faisant, même s’ils s’appuient sur de riches données
empiriques, ils n’ont souvent plus grand-chose à voir avec les études de cas très situées de
l’anthropologie des laboratoires et de la sociologie de l’innovation des années 1980 dont ils sont
issus, sinon la préoccupation pour les objets, pour les savoirs, et pour le déploiement des réseaux
« hybrides » qui structurent les marchés (i.e. les réseaux qui associent des éléments matériels et
sociaux).
Une contribution récente de Michel Callon entend revenir sur ces origines et montrer qu’un
tel retour, loin de marquer une régression, pourrait et rénover la sociologie de l’innovation « à
l’ancienne », et enrichir la sociologie économique « new look ». Cette rénovation et cet enrichissement consisteraient à s’intéresser d’une part à la dimension économique des techniques, et d’autre
part à la place de l’innovation dans le fonctionnement des marchés. M. Callon suggère en effet
que l’innovation est au cœur des dynamiques marchandes :
« L’idée selon laquelle les stratégies d’innovation visent à atténuer les contraintes concurrentielles et à rendre la compétition imparfaite ne correspond pas aux observations empiriques.
[...] Les biens ne peuvent être assimilés à des plates-formes [censées permettre la rencontre
de l’offre et de la demande conçues comme des « blocs » disjoints] ; la répartition des agents
dans différents blocs extérieurs les uns aux autres est irréaliste ; la compétition n’exige pas la
disparition des transactions bilatérales, mais au contraire tend à imposer leur instauration ;
l’innovation n’est pas une stratégie destinée à atténuer la pression concurrentielle, elle en
constitue le ressort essentiel » (Callon, 2016, p. 24).
Il est peut-être possible d’aller plus loin encore et de compléter la perspective ouverte par
M. Callon en soulignant que si l’innovation intervient au cœur du marché, le marché joue aussi un
rôle décisif au cœur de l’innovation. C’est cette dernière thèse que j’entends soutenir et développer
ici. L’idée est de montrer qu’un innovateur est aussi, nécessairement, un acheteur, dans la mesure
où celui qui innove ne peut rien inventer sans puiser une partie de ses ressources sur le marché
des matières premières, fournitures et prestations en tous genres nécessaires au développement
de son projet. Ce faisant, l’innovateur fait des achats une composante essentielle de l’innovation,
jusqu’à enrôler ses fournisseurs comme co-innovateurs, et à se muer lui-même en professionnel
du marché.
Je propose, dans la pure tradition de la sociologie classique de l’innovation, de fonder mon
argumentation sur l’étude monographique serrée d’un cas particulier, celui de l’invention par
l’entrepreneur américain Howard Head des skis composites aux États-Unis à la fin des années
1940. Il s’agira de revenir aux origines d’une aventure typiquement américaine, qui a vu la transformation d’un petit innovateur isolé dans son garage en maître multimillionnaire d’une marque
globale sur le marché des articles de sport. Pour éclairer ce parcours, je propose de conduire aussi
mon étude du point de vue de la sociologie économique actuelle, sensible à la dynamique des
agencements marchands. Après avoir justifié le choix de cet objet de recherche et présenté les
données et la méthode mobilisées, je montrerai comment et pourquoi l’innovateur H. Head est
aussi, nécessairement, un acheteur, et un acheteur dont les efforts, en dépit de ressources financières pourtant très limitées, n’ont paradoxalement jamais porté sur la négociation des prix. Puis
je montrerai comment et pourquoi, en retour, l’attention constante de H. Head pour la qualité des
fournitures et des prestations a cherché, certes avec un succès relatif, à transformer ses fournisseurs en co-innovateurs. Je serai alors en mesure d’aborder en conclusion les enseignements plus
généraux que pointent ces deux constats.
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1. Terrain, sources, et méthode : une enquête centrée sur la correspondance de H. Head
L’enquête qui suit est un résultat original d’un plus vaste projet nommé CREALU, un programme de recherche collectif portant sur la création dans l’industrie de l’aluminium, financé par
l’ANR. Mon enquête s’appuie sur le dépouillement du corpus des Head Papers, disponible au
National Museum of American History de Washington2 .
Le cas retenu, dont le choix peut sembler a priori arbitraire, exotique, voire anecdotique,
présente en réalité des propriétés très commodes pour étayer la thèse envisagée. D’abord, le ski
composite bois-métal-plastique se présente comme une « ré-invention » du ski en bois traditionnel. Cette caractéristique est particulièrement bienvenue pour saisir la dimension économique de
l’innovation : avec la mise au point des skis composites, il ne s’agit pas d’insérer dans l’espace
marchand un objet nouveau comme le furent en leur temps la bicyclette (Bijker, 1995), la lampe
à incandescence (Hughes, 1979), ou d’autres innovations « radicales », mais de prendre place
sur un marché existant via la redéfinition du produit concerné. Partant, il ne s’agit pas de se
situer hors concurrence, mais de faire du jeu sur les qualités la modalité centrale de l’échange,
en donnant une place cruciale à l’achat des matériaux et à leur combinaison. À cela s’ajoute
une deuxième particularité tout aussi bienvenue. Le ski composite, loin d’apparaître comme
une innovation isolée, a été inventé dans l’après-guerre, simultanément mais de façon indépendante, par plusieurs innovateurs, tous ingénieurs en aéronautique et tous amateurs de ski :
en Angleterre l’ingénieur Donald Gomme, qui contribua à l’assemblage de l’avion Mosquito ;
aux États-Unis le trio d’ingénieurs Arthur Hunt, Wayne Pierce et David Richey, employés
par l’avionneur Chance Vought, fabricant du célèbre chasseur Corsair, et l’ingénieur Howard
Head travaillant pour l’avionneur Glenn Martin, concepteur du non moins célèbre bombardier Marauder (Cochoy, 2015). Dans le contexte de l’après-guerre avide de paix et de reprise
des loisirs, et dans le secteur de l’aéronautique militaire soucieux de trouver des applications
civiles aux nouveaux matériaux conçus pendant le conflit, notamment les matériaux composites « sandwich » associant bois et métal à l’aide de colles innovantes, ces ingénieurs ont
chacun, sans se connaître, formé l’idée de mettre leur expertise au service d’une modernisation des skis en transposant les solutions développées dans l’aéronautique au domaine de la
glisse.
C’est notamment le cas de H. Head qui a l’idée, en avril 1947, au retour d’un week-end
à la neige, de concevoir un ski en matériaux composites, léger et donc potentiellement plus
manœuvrable que les lourds skis en bois qui dominaient cette pratique depuis des millénaires.
L’idée de Head consiste à reprendre tout simplement la structure du matériau à base de feuilles
d’aluminium enserrant un cœur en nid d’abeille initialement mise au point pour le bombardier
Marauder qu’il a contribué à concevoir. Les nouveaux skis alternatifs au bois conçus de façon
indépendante dans l’après guerre placent au départ H. Head comme un innovateur parmi d’autres,
bientôt en concurrence avec eux, très loin de la position qui propulsera plus tard son nom au rang
de marque d’extension planétaire sur le marché global des articles de sport (Boulat, 2014). Ces
inventions permettent de comprendre l’innovation comme combinatoire d’intrants puisés sur le
marché des composants et des technologies de l’époque et la compétition comme confrontation des
différentes combinaisons proposées. Pour le dire dans les termes de la sociologie du travail, le cas
de H. Head montre que le travail de conception (Terssac et Friedberg, 1996) est indissociablement
un « travail marchand » (Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2000).
2
Ces archives ont été recueillies au mois de juin 2015.
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Toutes les sources sont les bienvenues pour suivre l’activité d’un innovateur : ses dessins, ses
notes et ses calculs, son journal de bord lorsqu’il existe (c’est par chance le cas pour H. Head !),
ses livres de comptes, sans oublier sa correspondance. Si je ne me suis privé d’aucun de ces
types de documents pour l’enquête plus large que j’ai menée sur l’histoire du ski en aluminium
(Cochoy, 2015), c’est le dernier type de source cité que je mobiliserai surtout ici. En effet, en
traçant un pont entre l’innovateur et le monde extérieur, la correspondance du premier possède
l’immense avantage de permettre de coupler l’étude de l’innovation et l’analyse de son inscription
marchande.
Le corpus d’ensemble est constitué par les Head Papers déposés au National Museum of
American History. Dans ce corpus, j’examinerai prioritairement et systématiquement les courriers qui ont été émis par H. Head. Ces courriers appartiennent tous à la série de documents
désignée comme « Series 2 : Correspondence and Writings, 1934-1991, Subseries 1: Correspondence, About skis, 1943-1991 », rassemblée dans la boîte 2, dans les dossiers numérotés de 1 à
5. Pour éviter la répétition de ces détails, et puisque les lettres sont forcément classées dans
cette série, j’indiquerai simplement pour chacune d’entre elles le numéro de la boîte et du dossier concerné sous la forme « Box 2, Folder N ». Je ne m’intéresserai aux réponses reçues que
lorsque celles-ci seront utiles pour préciser certains points. Je désignerai ces courriers par la
mention de leur émetteur ou de leur récepteur (« lettre de X, lettre à Y »), sans mentionner
H. Head pour alléger les légendes, étant entendu que H. Head occupe toujours l’autre position
(respectivement, on lira : « lettre de X [à H. Head], lettre [de H. Head] à Y »). Je recourrai à titre
plus ponctuel au journal de bord de H. Head, élément particulier de la même série des correspondances désigné comme : « Series 2: Correspondence and Writings, 1934-1991, Subseries 3:
Journal, Honeycomb Ski Project, 1945-1948, Box 2, Folder 12 ». J’abrègerai cette information en
« Journal, Box 2, Folder 12 ». Tous les extraits du corpus cités ci-après ont été traduits par mes
soins.
Mon propos étant centré sur les relations entre H. Head et ses fournisseurs, je ne décrirai
pas le processus d’innovation dans le détail ; pour une chronique plus complète de la mise au
point des skis, le lecteur pourra se reporter à mon ouvrage susmentionné. Je tiens à signaler
simplement, par souci de clarté, d’une part que ce processus a consisté à mettre au point un
ski constitué de deux lames d’aluminium (une pour le revêtement de surface, l’autre pour la
semelle) enserrant un noyau en nid d’abeille, auquel l’ingénieur a substitué sur le tard un cœur
en contreplaqué, et d’autre part que la mise au point de ce ski a été très longue, tâtonnante
et pénible, obligeant H. Head à tester pendant trois longues années de nombreux matériaux et
combinaisons de ces matériaux. J’accorderai en revanche une attention toute particulière aux
liens très étroits qu’entretient la correspondance de H. Head avec la mise au point technique du
ski. Les développements qui suivent, hormis la reprise de quelques rares et très brefs éléments3 ,
apportent un complément original à mon enquête d’ensemble sur l’histoire du marché des skis en
aluminium.
Dans le corpus des courriers de H. Head, on trouve 91 lettres signées par l’entrepreneur entre
juin 1947 et décembre 1949 (une période qui correspond très exactement à la phase de mise au point
du nouveau ski), dont 76 sont écrites à ses fournisseurs et 15 à d’autres destinataires (proposition
de partenariat à Samuel Allen, lettres à son avocat, demande d’informations commerciales, etc.).
Les lettres de l’entrepreneur à ses fournisseurs représentent donc la majorité écrasante du corpus
3 Quelques lignes sur les démarches de H. Head en vue du dépôt d’un brevet et sur les difficultés financières de
l’innovateur.
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(83 % du total), ce qui apporte une première confirmation à la proposition de M. Callon selon
laquelle marché et innovation ne sont que les deux faces d’une même pièce4 .
Ces lettres, que je retiens comme base principale de l’analyse qui va suivre, montrent qu’il n’y a
pas d’ingénierie et d’atelier sans travail marchand et sans place de marché ; elles soulignent qu’un
innovateur est indissociablement un acheteur et, réciproquement, qu’un fournisseur participe aussi
à l’innovation ; elles établissent que le marché n’est pas seulement le débouché où les innovations
sont censées être déversées une fois qu’elles ont été mises au point, mais qu’il alimente au contraire
leur cours dès leur origine et tout au long de leur développement.
Au cours des trois premières années de mise au point de ses skis, H. Head contacte pas moins
de 25 fournisseurs différents. Ses premiers échanges concernent bien sûr de façon privilégiée la
U.S. Plywood Corp., fournisseur exclusif du cœur en nid d’abeille de l’avionneur Glenn Martin,
l’ancien employeur de H. Head (15 courriers, soit près de 20 % du total), et l’Aluminium Company
of America (dite Alcoa), qui fournit les feuilles d’aluminium (6 courriers). Mais la mise au point
des nouveaux skis exige vite l’identification et la coopération de nouveaux prestataires capables
d’assurer la finition des skis par anodisation5 , leur décoration au moyen de décalcomanies, l’ajout
d’inserts et de chants en bakélite, l’essai d’un revêtement en formica, l’adjonction de carres en
acier et d’une semelle en nylon, etc.
2. Une exploration du marché qui fait l’impasse sur les prix
La façon dont se déroulent les échanges avec ces prestataires et partenaires est très instructive.
La théorie économique standard postule que sur un marché, la définition des produits est arrêtée
et connue, et que l’ajustement se fait par conséquent sur les prix. Le suivi de la correspondance de
H. Head invalide systématiquement cette vision des choses, et apporte donc une autre confirmation
du bien-fondé de la thèse de M. Callon, selon laquelle innovation et marché sont deux processus
confondus.
Certes, H. Head recourt bien et même intensément au marché. Ce recours va de l’échange régulier avec des fournisseurs attitrés comme l’U.S. Plywood Corp. et Alcoa, à la mise en concurrence
de nouveaux prestataires. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises H. Head envoie quasi simultanément
la même lettre à plusieurs entreprises spécialisées pour faire état d’une demande particulière
qu’elles sont censées résoudre et pour recueillir leurs propositions : c’est le cas en novembre 1947
pour obtenir la teinture de l’aluminium des skis par anodisation (3 lettres), en juin 1948 pour
expérimenter l’usage d’une nouvelle colle (3 lettres), ou en août 1949 pour l’essai d’une semelle
en nylon (2 lettres). Dans tous ces cas, on est bien en présence d’un pur recours au marché, sur
le registre classique de l’appel d’offres. Cette exploration du marché par sondage de contacts
anonymes est sanctionnée par l’apostrophe « Gentlemen » (30 courriers au total)6 , qui contraste
avec les « Dear X » adressés aux fournisseurs (devenus) réguliers.
4 Ces courriers ne sauraient épuiser la totalité des échanges entre les acteurs impliqués, qui ont aussi pris la forme
d’appels téléphoniques et de rencontres directes dont on trouve parfois les traces sous forme d’allusions ou de prises de
rendez-vous, ainsi que de lettres ayant échappé aux archives, également décelables à la lecture de réponses à des courriers
absents du corpus.
5 L’anodisation est un traitement de surface qui permet d’ajouter une couche protectrice au métal par oxydation au
moyen d’un procédé électrolytique.
6 Au risque de la bourde sexiste : après avoir écrit aux « Gentlemen » responsables du Ministère du Commerce américain
(lettre à « Gentlemen », Department of commerce, 28 juin 1947, Box 2, Folder 2), H. Head reçoit la réponse d’une certaine
Alice K. Kean, responsable de la General Products section, Industry Division, du ministère contacté (lettre de Alice K.
Kean, 15 juillet 1947, Box 2, Folder 2).
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Mais quel que soit le type de destinataire, que les courriers s’adressent à des fournisseurs connus
ou encore inconnus, de façon très surprenante la négociation ne porte jamais sur les prix ! H. Head
se renseigne sur les tarifs bien sûr, mais ce point n’apparaît que comme un élément parmi d’autres
demandes d’information portant sur les caractéristiques techniques des prestations. Quand un
fournisseur est retenu, le prix est demandé mais toujours pris tel quel et réglé sans discussion. En
voici quelques exemples :
« Dès la réception de votre devis pour ce matériau je vous enverrai mon chèque par retour
de courrier » (Lettre à la U.S. Plywood Corp., 1er juin 1947, Box 2, Folder 2) ; « Je joins
mon chèque de 70,80 dollars dont je comprends qu’il s’agit du prix correct pour le matériau
plus un dollar pour les frais d’envoi » (Lettre à L’Aluminium Company of American, 15
juin 1947, Box 2, Folder 2) ; « Au vu de votre lettre je comprends que les frais pour cette
commande test seront de 7,50 dollars. Si vous confirmez ce chiffre je vous enverrai mon
chèque » (Lettre à la Rust-Proofing and Metal Finishing Co., 21 novembre 1947, Box 2,
Folder 3).
Parfois, H. Head va même jusqu’à indiquer explicitement qu’il ne se préoccupe pas du prix et
qu’il accepte le tarif qui sera appliqué avant même d’en avoir pris connaissance :
« Je ne me soucie pas du prix et il est inutile de retenir une livraison lorsque vous envoyez
un devis » (Lettre à la U.S. Plywood Corp., 13 septembre 1947, Box 2, Folder 2) ; « Merci
de traiter ma commande sans attendre que j’aie reçu votre devis et que je vous aie donné ma
confirmation » (Lettre à la Weisz Decalcomania Co., 24 novembre 1947, Box 2, Folder 3).
Ce serait toutefois un contresens majeur de déduire de cette attitude à l’égard de la dimension
tarifaire que H. Head est faiblement rationnel, insensible au calcul économique ou suffisamment
riche pour considérer le coût des matériaux comme un point négligeable pour son projet. C’est
même tout le contraire : pour lancer son entreprise, après quelques mois passés à explorer la faisabilité de son projet, H. Head a quitté début 1948 son emploi d’ingénieur chez le fabricant d’avions
Glenn Martin et mobilisé 6 000 dollars d’économies qui s’épuisent inexorablement en l’absence
de tout autre revenu ; il s’est ainsi engagé dans un « détour de production » très risqué. Ce détour
prend la forme d’une course contre la montre qui rend très vite la question des ressources financières essentielle pour la poursuite du projet. L’aventure s’accompagne en effet d’un inquiétant
effet de vases communicants : à mesure que son ski s’alourdit à grand renfort d’inserts, de rivets,
de composants plus robustes et pondéreux pour pallier les défauts et fragilités que révèlent les tests
successifs, les finances de H. Head s’allègent : « L’argent commence à manquer, note-t-il dès le 29
janvier dans son journal de bord. Le solde actuel est d’environ 1 500 dollars [sur 6 000 disponibles
au départ]. J’espère que cela me permettra de tenir deux ou trois mois. Il faudra régler ça d’une
façon ou d’une autre »7 . À court de fonds, incapable de payer son personnel, H. Head se résout
à la mi-1948 à chercher un emploi. Il répond par exemple aux annonces de la Sun Publishing
Co.8 et de la Fairnsworth Television & Radio Corp.9 visant à recruter des ingénieurs ; il contacte
une agence de placement qui lui adresse un formulaire en octobre 194810 et finit par accepter
7
Journal, Box 2, Folder 12, 29 janvier 1948.
Lettre à « Gentlemen », Sun Publishing Co., 20 juin 1948, Box 2, Folder 4.
9 Lettre de J. P. Frerking, Director, Industrial Relations and Personnel, Fairnsworth Television & Radio Corp., 23 juillet
1948, Box 2, Folder 4.
10 Lettre de T. H. Greenfield, Manager, Technical Division, Personnel Service Co., 12 octobre 1948, Box 2, Folder 4.
8
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un poste d’ingénieur consultant à plein temps à la John Hopkins University11 , une position qu’il
conservera au moins jusqu’à la fin 194912 .
Si H. Head ne discute pas les prix, ce n’est manifestement pas parce qu’il est riche, mais très
probablement parce qu’il part de l’idée que les prix qui lui sont proposés sont des prix catalogue,
c’est-à-dire des tarifs qu’il n’a guère de chances de pouvoir négocier au vu des faibles quantités
demandées, voire qu’il est même plutôt de son intérêt de prendre tels quels pour s’assurer de
la bonne volonté de fournisseurs sans doute plus enclins à servir de gros clients qu’un acheteur
microscopique. La question des quantités est en effet importante. Les commandes de H. Head
sont au début minuscules, puisqu’il s’agit pour lui, sur un marché de produits industriels vendus
à grande échelle, soit d’obtenir les fournitures nécessaires à la mise au point de quelques prototypes, bien loin des volumes que promet une production de série, soit même d’acheter quelques
échantillons afin de tester les matériaux qu’il envisage d’utiliser, sans certitude sur leur adéquation
au projet qui est le sien. H. Head semble ainsi estimer que la modestie de ses commandes le place
en position de faiblesse face à des fournisseurs bien plus gros que lui et donc habitués à traiter
des appels d’offres nettement plus importants. Aussi prend-il le parti de s’en excuser par avance
dans l’espoir d’obtenir la bienveillance de ses interlocuteurs :
« Je réalise la gêne que représente le traitement d’une si petite commande pour la U.S.
Plywood Company » (Lettre à la U.S. Plywood Corp., 1er juin 1947, Box 2, Folder 2) ; « Votre coopération à prendre en compte la petite quantité requise à des fins
d’expérimentation sera très appréciée » (Lettre à l’Alloy Metal Wire Co., 23 septembre
1949, Box 2, Folder 5).
Il essaye surtout de contrebalancer l’insignifiance de certaines de ses commandes actuelles en
faisant miroiter de plus grands volumes d’achat à l’avenir :
« J’espère que les développements [du projet] seront de nature à permettre l’usage de grandes
quantités de votre matériau dans le futur » (Lettre à la U.S. Plywood Corp., 1er juin 1947,
Box 2, Folder 2) ; « Si vous êtes en position d’accomplir ce travail, merci de m’envoyer votre
devis pour un lot test de 10 pièces. Pour de futurs besoins je serais aussi intéressé par un
devis estimatif de lots de 50, 100 et 200 pièces. Pour votre information, le volume d’affaires
estimé est de l’ordre de 5 000 à 10 000 pièces par an » (Lettre aux Pyrene Manufacturing Co.,
Stolle Corp. et East Electro-Plating Co., 10 et 11 novembre 1947, Box 2, Folder 3) ; « J’ai
programmé d’utiliser cet été des quantités croissantes de votre colle (peut-être environ
cinquante gallons tout compris) » (Lettre à la B.B. Chemical Co., 15 mars 1949, Box 2,
Folder 5).
H. Head s’efforce de suggérer divers arrangements pour rendre ses modestes achats acceptables,
comme donner à ses fournisseurs la latitude d’ajuster le volume commandé jusqu’à atteindre un
seuil viable pour eux, ou comme grouper et reporter l’échéance de livraison de deux commandes
distinctes :
« Si ce total est soit trop élevé soit trop faible pour cette tâche particulière, merci de changer
mon compte en conséquence. Je prévois d’avoir d’autres travaux à vous confier dans un
futur proche » (Lettre à la Stolle Corp., 28 janvier 1948, Box 2, Folder 4) ; « Je commence
Lettre de John Strong, The Johns Hopkins University, Department of Physics, 1er octobre 1948, Box 2, Folder 4.
Cf. un courrier de l’Aluminum Company of America qui fait référence à cet emploi (Lettre de Alvin L. Herald, Credit
Representative, Aluminum Company of American, 30 mars 1949, Box 2, Folder 5).
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à réaliser que je ne vais pas pouvoir me lancer cette année dans quelque pleine production
que ce soit. Le mieux que je puisse espérer est d’obtenir une centaine de paires. De ce point
de vue, je me demande quel arrangement je pourrais proposer pour obtenir de votre part
le matériel nécessaire en petite quantité. Environ 100 livres [45 kg] est tout ce dont j’ai
besoin. Ma demande est un peu prématurée puisque je n’ai pas l’impression que nous ayons
encore vraiment trouvé le matériel adéquat ; mais je pensais que je pouvais en faire état pour
des besoins ultérieurs » (Lettre à la Bakelite Corp., 17 septembre 1948, Box 2, Folder 4) ;
« Je prévois que j’aurai besoin plus tard au cours de l’été de 500 livres [227 kg] de feuilles
[d’aluminium] en plus de celles que j’ai déjà commandées [une première livraison de 500
livres]. [...] Si vous anticipez des problèmes de constitution des lots, merci de traiter la
nouvelle commande dès à présent pour une livraison en juillet. Ou réservez la commande
pour une date ultérieure que vous pensez préférable ». (Lettre à l’Aluminum Company of
America, 17 mars 1949, Box 2, Folder 5).
H. Head prend soin de distiller à l’occasion des bonnes nouvelles censées montrer qu’il sera
bientôt (donc dès à présent !) un client digne d’intérêt, tant il est vrai que dans le monde des
affaires les identités, jamais stables, sont toujours en devenir, et que l’anticipation de l’avenir
fonde donc souvent les décisions du présent (Giraudeau, 2012) :
« [Les skis] semblent bien se comporter au vu du test réalisé récemment » (Lettre à la U.S.
Plywood Corp., 16 novembre 1947 », Box 2, Folder 3) ; « En général le marché du ski se
porte très bien. Les problèmes de structure que j’ai eus l’an passé semblent aplanis. Je reçois
des rapports favorables de la part de professionnels du ski de la Nouvelle Angleterre et les
premières ventes commencent à rentrer » (Lettre à la U.S. Plywood Corp., 19 décembre
1948, Box 2, Folder 4).
Par ailleurs, plutôt que de négocier les prix proprement dits, H. Head a l’intelligence de faire
porter la négociation économique sur d’autres points plus périphériques mais tout aussi importants,
sinon plus, en termes de coût. Le premier de ces points est le respect des délais, un aspect sur
lequel il insiste de façon récurrente, tant il sait qu’il est vital pour lui d’arriver à la mise au point
d’un ski commercialisable le plus rapidement possible, afin d’obtenir des revenus commerciaux
capables d’assurer la viabilité du projet, alors qu’à l’inverse le retard d’acheminement d’une pièce
peut à tout moment interrompre l’ensemble de son travail et placer du même coup son entreprise
en grande difficulté financière :
« J’apprécierais du fond du cœur tout ce que vous pourriez faire pour devancer la livraison
en août que vous avez mentionnée » (Lettre à l’Aluminium Company of America, 15 juin
1947, Box 2, Folder 2) ; « La question de la livraison est cruciale. J’apprécierai tout effort
que vous pourrez faire de ce point de vue » (Télégramme adressé à la Stolle Corp., 20
janvier 1948, Box 2, Folder 4) ; « J’espère vraiment que vous pourrez me livrer à l’échéance
de mai. J’apprécierai votre effort » (Lettre à l’Aluminum Co. of America, 26 mars 1949,
Box 2, Folder 5).
Une deuxième façon d’obtenir un avantage économique sans pour autant négocier les prix porte
sur l’obtention de facilités de paiement. H. Head sollicite ainsi auprès de certains fournisseurs la
création d’un compte à son nom permettant des règlements sur présentation de factures plutôt que
par chèque à la commande ou à la réception. Implicitement, les facilités financières se monnayent
ici contre une promesse de relation durable.
« J’apprécierais que vous établissiez pour moi un compte avec la United States Plywood
Corporation de façon à ce que je puisse bénéficier à l’avenir de facilités de traitement pour
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mes commandes auprès de vous sur présentation de facture et non par paiement comptant
anticipé. Comme références de solvabilité, je suggère la L.A. Benson Company de Baltimore
et Abercrombie and Fitch de New York. Ma banque est la Mercantile Trust Co. » (Lettre à la
U.S. Plywood Corp., 5 octobre 1947, Box 2, Folder 3) ; « J’apprécierais que vous établissiez
pour moi un compte de crédit avec l’Aluminium Company de façon à ce que la présente
commande et les suivantes puissent être traitées sur présentation de facture plutôt que
sur la base d’une avance payée au comptant. Comme références de solvabilité je suggère
A. Benson, Albert Outher, Hurtzlers, et Abercrombie and Fitch. Ma banque est le Mercantile
Trust. Toutefois, merci de ne pas tenir compte de ce genre de considération pour retarder
la présente commande. Je serai heureux de procéder à une avance en liquide si nécessaire »
(Lettre à l’Aluminium Company of America, 5 octobre 1947, Box 2, Folder 3) ; « Si le
compte régulier en discussion a été établi avec votre service financier, merci d’imputer la
présente commande sur mon compte. Sinon, un paiement à la livraison conviendra » (Lettre
du 14 mars 1949 à la B.B. Chemical Co., Box 2, Folder 5).
Notons au passage que H. Head, toujours très attentif à l’interprétation de ses propos, s’attache
à souligner le caractère facultatif de ses demandes de facilités de paiement et sa disposition à
payer comptant. En d’autres termes, il applique très scrupuleusement la classique maxime de
Benjamin Franklin censée garantir le succès dans les affaires — « Le bon payeur est le maître de
la bourse d’autrui » (cité par Weber, 1967) — d’une part pour ne pas donner l’impression qu’à
la modestie des commandes s’ajoute une incertitude sur ses capacités financières, et d’autre part
pour échanger un éventuel paiement au comptant contre une promesse de délai réduit, bref pour
concéder l’abandon d’un avantage financier contre l’obtention d’un autre.
3. Négocier sur la qualité, et donc transformer les fournisseurs en co-innovateurs
Si H. Head ne discute jamais directement les prix, il s’intéresse en revanche toujours à la
qualité, et le fait de surcroît d’une façon très méticuleuse, très précise, presque obsessionnelle,
puisque l’essentiel de ses courriers consiste à exposer, dans les moindres détails, la nature exacte
des fournitures recherchées, les caractéristiques techniques requises, les contraintes de mise en
œuvre à respecter, le niveau de qualité attendu. Il s’attache à formuler des observations critiques
pointillistes sur les prestations obtenues, à faire part de ses incertitudes et à solliciter des conseils,
et même, comme on va le voir, à négocier l’obtention d’améliorations et d’adaptations des biens
et services requis.
3.1. Explorer les qualités relatives latérale et verticale des produits
Sur les marchés, les produits ne sont le plus souvent identiques que très brièvement, du point
de vue subjectif de celui qui les prend en considération, faute d’en connaître encore pleinement
les caractéristiques actuelles (Cochoy, 2002). Se renseigner auprès des fournisseurs vise ainsi
davantage à faire émerger les spécificités qualitatives de leurs produits qu’à s’enquérir de leurs
différences tarifaires. Paradoxalement, cet effort d’information concerne même les produits les
plus standardisés qui, en dépit de leurs propriétés physiques communes, peuvent par exemple
être disponibles ou non dans les dimensions et volumes souhaités par l’acheteur (c’est le cas par
exemple des feuilles d’aluminium 75 ST et du contreplaqué), et il peut même se porter sur les
produits que l’on connaît le mieux, comme le montrent, dans le cas de H. Head, les variations de
présentation de la garniture en nid d’abeille :
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« Une question me vient à l’esprit concernant la désignation du Nid d’abeille. Vous utilisez
le terme “Pajama Check”. Je connais bien le “Type 2”, qui est utilisé par la Martin Company
[l’avionneur employeur de H. Head]. [...] Merci de me faire savoir si les propriétés dimensionnelles ou physiques du “Pajama Check” sont significativement différentes » (Lettre à
la U.S. Plywood Corp., 18 juin 1947, Box 2, Folder 2).
De façon plus générale, l’effort d’information concerne évidemment en priorité les produits et
les prestations les moins connus, donc perçus a priori comme équivalents et concurrents, et dont
il importe par conséquent de faire ressortir les dimensions spécifiques propres à les différencier
et à les ordonner. Ainsi, l’acheteur qui formule une demande générique (par exemple obtenir
« une finition aluminite noire », comme H. Head le propose à trois entreprises spécialisées dans le
traitement du métal en novembre 1947) ne s’attend pas à obtenir que sa demande soit satisfaite à
l’identique pour pouvoir sur cette base sélectionner le prestataire le moins cher ; il entend plutôt
mettre les prestataires à l’épreuve pour apprécier lequel d’entre eux se rapprochera le mieux des
objectifs qualitatifs visés à un prix acceptable. Pour H. Head, l’achat consiste en d’autres termes
à entreprendre une exploration pragmatique des qualités et, loin de fonctionner sur le registre de
la décision binaire et instantanée du « j’achète » ou « je n’achète pas » prise sur un marché spot
où les qualités sont transparentes et où l’ajustement se fait sur les prix, il prend la forme d’un
processus itératif qui consiste à « acheter pour savoir si l’on achètera », à choisir pour savoir que
choisir, sur le registre récurrent de l’acquisition et de l’essai d’échantillons.
Il est important, ici, de souligner la dimension éminemment matérielle que revêtent certains
courriers. Plus haut, dans une note, j’avais signalé la nature immatérielle de certains échanges
accomplis sous forme de coups de téléphone et de rendez-vous. La situation inverse est tout
aussi présente. Certaines lettres revêtent en effet une dimension « sur-matérielle » : il est des
situations dans lesquelles H. Head ne se contente pas du vocabulaire de catalogue pourtant très
précis employé pour désigner les fournitures recherchées, mais choisit d’accompagner ces mots
de la circulation des choses mêmes auxquelles ils font référence.
« Afin de m’assurer qu’il n’y a aucun malentendu à ce propos [la différence entre les modèles
de nid d’abeille “Type 2” et “Pajama check”], je joins un échantillon du matériau que j’ai
en tête » (Lettre à la U.S. Plywood Corp., 18 juin 1947, Box 2, Folder 2) ; « En attendant, je
joins un échantillon du métal que je vous enverrai. Il s’agit [d’aluminium] 75ST, nu, nettoyé
à l’acide, et poli avec une fine laine d’acier. Si possible j’aimerais que vous appliquiez une
finition noire aluminite sur cet échantillon et que vous me le retourniez avant que je ne
vous envoie les composants proprement dits, de telle sorte que je puisse juger si la finition
préliminaire que j’applique au métal produira la finition aluminite désirée » (Lettre à la
Philadelphia Rust Proof Co., 4 novembre 1947, Box 2, Folder 3) ; « [À propos de mon
problème de bain à haute température] Comme convenu je joins un échantillon du matériau
du sac dans lequel [le sandwich] est placé avant d’être immergé dans le bain. Pour votre
information, ce matériau est un type de néoprène vendu sous la marque Dupont Fairprene
5038. J’ai ajouté une pièce de joint cimentée à l’échantillon puisque c’est ce joint qui pose
problème dans le bain d’huile actuel. La colle utilisée est la Minnesota Mining Co. B 870 »
(Lettre à Penniman and Brown, 10 janvier 1948, Box 2, Folder 4).
H. Head préfère donc doubler les mots et les choses, un peu dans l’esprit de l’ingénieur aéronautique rompu au mode de conception sécuritaire qui consiste à rendre redondants certains
équipements vitaux pour pallier l’éventuelle défaillance de l’un d’entre eux. En ce sens, il recourt
au langage que j’ai présenté ailleurs comme le langage des « mobjets », c’est-à-dire un type de
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langage qui articule des phrases combinant des mots et des objets matériels (Cochoy, 2010). Parler
ce genre de langue consiste ici à faire circuler des références et leurs référents, dans un souci de
sécurité et de précision absolu, consistant à doubler la traduction latourienne (Latour, 1993) d’un
effort de mobilisation (saisie et déplacement) du monde lui-même, comme si H. Head voulait
conjurer l’inévitable traduction-trahison du langage par l’exhibition du bon vieux réalisme des
choses.
H. Head met en œuvre sa politique d’achats expérimentaux assise sur la circulation
d’échantillons de façon quasi-systématique, pour tous les composants de ses skis, qu’il s’agisse
de tester différentes épaisseurs d’aluminium, des modèles de nid d’abeille et des types de contreplaqué, des décalcomanies, des colles, des inserts en bakélite, une semelle en nylon, ou des fils
d’acier de section rectangulaire pour les carres.
Cette façon de procéder ne se limite pas à l’incertitude sur la qualité « absolue » des produits
et des prestations, mais concerne au contraire leurs qualités relatives. J’écris à dessein cette
expression au pluriel, car il en est de deux sortes, que je propose de distinguer en les nommant
qualité relative latérale et qualité relative verticale. Par qualité relative latérale, j’entends bien
sûr désigner les différences observables entre plusieurs avatars d’un même composant au gré
de leur comparaison synoptique. Mais cette qualité relative latérale est surdéterminée par une
qualité relative verticale, à savoir la capacité de chaque produit à s’accorder aux objets et au projet
qu’il est censé rejoindre, nourrir et contribuer à réaliser. Le cas des skis à structure « sandwich »
de H. Head constitue un exemple idéal pour saisir ce genre de dynamique, dans la mesure où
tout l’enjeu consiste ici à associer, sur le registre de l’empilement, de l’assemblage et du collage,
une série de composants dont la compatibilité et la capacité à œuvrer de concert efficacement
n’est en rien assurée. Contrairement à ce qu’un lecteur non averti pourrait croire, et contrairement
à ce que la condescendance naïve de l’ingénieur en aéronautique pouvait concevoir face à son
nouveau domaine d’application, un ski composite est soumis à des contraintes autrement plus
dures et exigeantes que celles d’un plancher d’avion. En dépit de ses certitudes initiales, H. Head
découvre vite que la flexion longitudinale et la torsion latérale des composants imposées au ski
par les creux du relief et l’engagement des appuis et des virages génère des effets de cisaillement
qui soumettent les colles et autres techniques d’assemblage à très rude épreuve, jusqu’à mettre
en défaut les calculs théoriques de l’ingénieur en structure (Cochoy, 2015). De ce point de vue,
le « bon » composant n’est pas celui dont les caractéristiques sont meilleures que celles de ses
concurrents au regard d’échelles d’évaluation universelles (qualité relative latérale), mais celui
dont les propriétés contribuent à améliorer au mieux la performance de l’objet d’ensemble auquel
il concourt (qualité relative verticale).
Le problème central est ici celui de la socialité des choses, c’est-à-dire de l’aptitude des entités matérielles à s’accorder les unes avec les autres. Au regard de ces exigences d’association
sociotechniques, la question du prix des composants revêt une importance sinon périphérique,
du moins secondaire : pour H. Head, le prix ne saurait être pris en compte comme un critère de
choix discriminant a priori et en priorité, tant la contribution qualitative des intrants au projet
d’ensemble, qui ne se révèle qu’a posteriori, après leur mise en œuvre au moins à titre expérimental, surdétermine la sélection des composants qui conviennent. Cet enjeu de l’ajustement des
fournitures à l’innovation d’ensemble est porteur d’une autre implication tout à fait cruciale : il
est rare de trouver des composants qui s’accordent d’emblée à l’objectif visé ; même le produit
a priori le plus adéquat doit souvent être encore soumis à des opérations d’adaptation particulières. Comment opérer de telles adaptations ? La stratégie la plus simple, surtout pour un petit
client comme H. Head qui n’a guère de chance d’amener ses fournisseurs à mettre en œuvre
des modifications coûteuses de leurs prestations et appareils de production, consiste à se plier
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soi-même, au sens propre, à leurs propres contraintes, comme le montrent les deux exemples
suivants :
« Les composants à teinter en noir sont des barres en feuilles d’alliage d’aluminium 75ST
d’environ 0,025 pouces d’épaisseur, de 3 pouces de largeur et de 80 pouces de long. Au cas
où votre bain de teinture ne pourrait pas recevoir une longueur de 80 pouces, il est possible
de diviser les composants soit sous forme de U d’environ 7 pouces de large et 40 pouces
de long, soit sous forme d’un tube ouvert d’environ 9 pouces de diamètre » (Lettres aux
Pyrene Manufacturing Co., Stolle Corp. et East Electro-Plating Co., 10 et 11 novembre
1947, Box 2, Folder 4) ; « Je m’aperçois que les exigences requises pour garder un côté des
composants entièrement propre peuvent causer un accroissement significatif des difficultés
de traitement et donc du coût. S’il s’agit ici d’un facteur important, je pense que je peux
prévoir de laisser une petite zone libre, disons d’un demi-pouce carré, à chaque extrémité,
que l’on éliminerait plus tard. Toutefois je préfère éviter cette solution, sauf si la différence
est substantielle » (Lettre à la Stolle Corp., 21 novembre 1947, Box 2, Folder 4).
Mais une stratégie plus commune consiste à tenter malgré tout d’obtenir une prestation ou
un produit légèrement différent, soit parce que l’on suppose que le fournisseur l’a peut-être en
stock, soit parce qu’il ne coûte rien, moyennant certaines précautions, de formuler la demande
d’une prestation sur mesure. Les courriers de H. Head fourmillent de demandes de ce type, qui
consistent pour l’innovateur-acheteur à proposer à ses fournisseurs d’innover eux aussi, sans
oublier toutefois de s’en tenir à la forme interrogative qui ménage la possibilité d’un refus, et
permet donc d’éviter que des demandes excessives ne fassent courir le risque de ne pas être servi :
« Fabriquez-vous du contreplaqué en bouleau massif, c’est-à-dire un contreplaqué avec un
cœur en bouleau plutôt qu’en peuplier ? Sinon, l’U.S. Plywood Company accepterait-elle
d’en fabriquer une série disons de 100 feuilles, comme une commande spéciale ? Voilà pour
une question. Maintenant en voici une autre. L’U.S. Plywood Corporation accepterait-elle
de fabriquer un contreplaqué spécial qui aurait une couche plus lourde sur une seule de ses
faces ? Je pense à une combinaison disons de couches de 1/16 de bouleau, puis de 1/32 de
peuplier, et enfin de 1/32 de bouleau ? » (Lettre à la U.S. Plywood Corp., 13 septembre 1947,
Box 2, Folder 2) ; « Je me demandais si vous aviez un matériau comparable qui approche
presque le noir de jais [jet black]. De mon point de vue il serait aussi souhaitable que le
matériau puisse être obtenu sans le revêtement décoratif d’un côté » (Lettre à la Panelyte
Division, 21 mai 1948, Box 2, Folder 4) ; « Est-il possible que la Rogers Corp. fournisse des
feuilles spécialement effilées, conçues spécialement pour correspondre à mon composant
de finition ? » (Lettre à la Bakelite Corp., 7 janvier 1949, Box 2, Folder 5) ; « Pouvez-vous
fabriquer le nid d’abeille de 4 livres dans des sections plus profondes en direction des
cellules ? » (Lettre à la U.S. Plywood Corp., 17 mars 1949, Box 2, Folder 5) ; « Est-il possible
qu’avec un traitement additionnel à froid vous puissiez amener la dureté du type 302 dans
la zone du C 50 ? » (Lettre à l’Alloy Metal Wire Co., 8 octobre 1949, Box 2, Folder 5).
L’exploration de la qualité relative verticale a par ailleurs une incidence sur l’appréciation du
prix des composants. Comme ce qui importe, aux yeux de l’innovateur, c’est l’ensemble des ingrédients nécessaires à l’innovation, ou plus exactement la cohérence et la viabilité de l’ensemble
qu’ils forment, le prix d’un composant s’apprécie non pas au regard de celui des alternatives
mais en vertu, d’une part, de la contribution du composant à la performance d’ensemble, qui
rend le composant considéré plus ou moins « précieux », et donc plus ou moins susceptible d’être
payé cher, et, d’autre part, de sa part relative dans le prix du ski dans sa globalité. Il faut en
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effet distinguer le prix des fournitures du prix de l’objet final. On peut accepter de payer cher
un composant dont le prix ne constitue qu’une part infime du prix d’ensemble. Mais il y a plus.
Alors que le prix de vente constitue une donnée essentielle pour le positionnement commercial
du produit, le prix des fournitures est un élément de back-office secondaire, pour autant qu’il
reste compatible avec les ressources disponibles et le positionnement marchand visé. H. Head
envisage dès le départ son projet comme visant la vente d’un produit de distinction, haut de
gamme, destiné à un marché de niche, c’est-à-dire un marché où un prix élevé fonctionne non
pas comme un handicap mais au contraire comme un signal de qualité, et plus encore comme une
caractéristique parmi d’autres, à égalité avec les attributs qualitatifs que sont la légèreté et le revêtement noir brillant que H. Head envisage comme caractéristiques distinctives de son ski13 . Très
tôt, sur la base des premières informations recueillies sur la concurrence, H. Head note dans son
journal :
« Concurrence : Chance Vought a un ski en aluminium qu’ils semblent déterminés à développer. Ce ski semble très bon et, sur certains points, meilleur que le mien. Mais je suis
certain qu’ils ne peuvent pas m’approcher en ce qui concerne le poids. Même chose en ce
qui concerne l’apparence. J’étais inquiet au début mais maintenant je commence à penser
qu’il y a de la place pour nous deux. Notons que je vise un volume relativement bas et un
prix élevé. 4 000 paires par an c’est peu, en fait. Un million de skis sont vendus chaque
année » (Journal, 17 septembre 1947, Box 2, Folder 12).
Or, le positionnement d’un ski innovant donne des marges de décision importantes en matière
de tarification — H. Head vendra ses premières paires 75 dollars, soit près du double du prix moyen
en vigueur à l’époque — mais aussi, par conséquent, d’intégration du coût des composants.
3.2. Engagement des fournisseurs dans la co-innovation et mise en danger de la paternité
industrielle
L’exploration pragmatique de la qualité relative verticale des produits a deux conséquences
importantes. D’une part et comme je l’ai déjà signalé, elle engage les fournisseurs dans le processus même de l’innovation, en les amenant sinon à innover eux-mêmes, du moins à contribuer
directement et parfois activement au processus d’innovation du client. D’autre part (et par conséquent), elle vient sinon brouiller les droits de propriété, du moins faire planer un danger sur la
paternité initiale de la création industrielle visée.
Le premier point, au moins dans le cas de H. Head, n’a a priori rien d’évident. En effet, dans mon
corpus, je n’ai pas trouvé trace d’acceptation des demandes de prestations sur mesure excédant
les modalités d’ajustement proposées de façon standard par les fournisseurs : exploration du stock
disponible pour identifier le produit le plus proche ; acceptation de dimensions particulières et
de petits lots. Les sollicitations de H. Head sont même parfois éconduites sans guère de ménagements. Ainsi, à une question de l’entrepreneur déjà rencontrée (« L’U.S. Plywood Corporation
accepterait-elle de fabriquer un contreplaqué spécial qui aurait une couche plus lourde sur une
seule de ses faces ? »), la U.S. Plywood Corp. oppose une fin de non recevoir plutôt brutale : « La
United States Plywood Corp. n’est pas prête, à ce jour, à faire des panneaux spéciaux et en particulier elle n’envisagera pas la fabrication d’un panneau d’une construction asymétrique, c’est-à-dire
13 Comme nous le verrons, l’objectif de légèreté sera l’objet de déconvenues au gré des contraintes physiques imposées
par la mise au point du ski.
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doté d’une couche plus épaisse d’un côté que de l’autre » (Lettre de la U.S. Plywood Corp., 10
octobre 1947, Box 2, Folder 3). Toutefois et en dépit des apparences, le refus d’adaptation des
prestations, loin de traduire une absence de co-innovation, montre plutôt que celle-ci peut revêtir
d’autres formes.
La première de ces formes relève du registre du conseil, sur un mode personnalisé. Ainsi,
la même U.S. Plywood qui éconduit les rêves de fabrication sur mesure de H. Head mobilise
en revanche volontiers son propre laboratoire pour répondre aux questions de l’entrepreneur et
lui indiquer comment assurer la meilleure mise en œuvre de ses produits dans le cas de son
propre procédé de fabrication. C’est le cas par exemple pour l’adhésif Plycozite : le fournisseur
recommande d’agiter le composant avant usage et d’augmenter le temps de thermo-moulage
d’une dizaine de minutes... (Lettre de la U.S. Plywood Corp., 7 novembre 1947, Box 2, Folder 3).
Et la U.S. Plywood n’est bien sûr pas le seul fournisseur à œuvrer ainsi comme consultant au
profit de H. Head : par exemple, l’Aluminum Company of America suggère de plonger les feuilles
d’aluminium dans un bain d’acide chromique entre 60 et 70 ◦ C afin d’accroître leur propension
au collage (lettre du 8 juin 1948, Box 2, Folder 4), la B.B. Chemical Company recommande de
vaporiser de l’eau en cours de moulage pour renforcer le pouvoir adhésif de sa colle (lettre du 6 avril
1949, Box 2, Folder 5), la Bakelite Corp. incite H. Head à exercer une pression de 3 000 livres par
pouce carré à une température de 150 ◦ C pour assurer le collage de son revêtement et se déclare
prête à visiter les installations de H. Head pour ajuster ses conseils (lettre du 7 octobre 1948,
Box 2, Folder 4).
Une deuxième forme de co-innovation introduite par les fournisseurs de H. Head consiste à
suggérer les noms d’autres fournisseurs censés pouvoir résoudre des problèmes techniques qu’ils
ne peuvent ou ne veulent prendre directement en charge, étendant ainsi la logique selon laquelle
l’innovation, loin de se restreindre à des formes d’ingénierie localisées, passe plutôt par la mise
en réseau marchande des prestataires de solutions disponibles. Ainsi, l’Aluminum Company
of America conseille l’emploi de la colle Redux pour améliorer le collage d’autres matériaux
avec le métal qu’elle fournit (lettre du 8 juin 1948, Box 2, Folder 4) ; la Bakelite Corporation
suggère le nom de deux fabricants capables selon elle de fournir des composants susceptibles
de remplacer avantageusement celui que H. Head moule lui-même (lettre du 29 décembre 1948,
Box 2, Folder 4) ; La Dupont Company recommande une entreprise pour une semelle en nylon et
le fournisseur d’une colle adéquate (lettre du 29 juin 1949, Box 2, Folder 5), etc.
Dans les deux cas, que la co-innovation prenne la forme de conseils personnalisés ou de la
suggestion de prestataires additionnels, ce sont bien les impératifs associés à la qualité relative
verticale des produits impliqués qui président à la coordination des fournisseurs-innovateurs.
Chaque fournisseur est en effet conscient que l’appréciation portée sur ses propres fournitures
dépendra du comportement de l’ensemble que celles-ci forment avec les autres composants. Ce
point porte les fournisseurs à se montrer particulièrement attentifs et sensibles aux procédés mis
en œuvre par H. Head ; elle les rend parfois nerveux quant à l’attribution de la responsabilité
d’éventuels problèmes14 , et donc désireux de participer à l’identification des techniques et des
composants qui sont les mieux à même d’assurer l’atteinte des objectifs visés.
Enfin et paradoxalement, même les demandes d’adaptation de H. Head restées insatisfaites
participent à inscrire les fournisseurs dans le jeu de l’innovation. Deux remarques s’imposent
14 C’est ainsi que la Stolle Corporation, à qui H. Head a confié la finition de son ski, fait remarquer à l’entrepreneur qu’il
« a été nécessaire de poncer la surface [de chaque ski] afin d’obtenir une finition uniforme » et que « cela ne serait pas
nécessaire si le matériau de base pouvait être fourni avec une surface brute uniforme » (Lettre de la Stolle Corp. du 29
décembre 1947, Box 2, Folder 3).
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ici. D’abord, H. Head n’est pas isolé : il n’est évidemment ni le seul ni le principal client de ses
fournisseurs. De ce point de vue, ses requêtes viennent nourrir un flux plus large d’exigences
industrielles formulées par d’autres innovateurs-acheteurs, et la confluence de ces commandes
informe les prestataires des adaptations et des débouchés possibles. À cet égard, la réponse brutale
de la U.S. Plywood dont je suis parti est emblématique. Cette réponse citée était certes brutale, mais
il importe de signaler qu’elle s’accompagnait d’un prudent « à ce jour » explicité par la précision
suivante : « Mon intention n’est nullement de vous décourager dans la mesure où la situation
peut changer ; le jour viendra où nous prospecterons de nouveaux marchés et envisagerons la
fabrication d’un panneau en bouleau spécial, mais de construction symétrique » (lettre de la U.S.
Plywood du 10 octobre 1947, Box 2, Folder 3). On comprend ici que sur les marchés rien n’est
intangible, et que l’attitude d’un jour peut s’inverser, au gré de l’évolution relative des rapports de
force et des opportunités associées. On en vient ici à la seconde remarque, qui consiste à souligner
que la non prise en compte des demandes de prestation sur mesure de H. Head tient sans doute à
sa petite taille au moment où il les formule : il est probable qu’une inversion du rapport de taille
amène les fournisseurs à innover davantage, dès lors qu’un client plus important représente pour
eux des perspectives de gain capables de justifier un effort accru d’adaptation des produits et des
prestations.
Au total, on s’aperçoit que le marché n’est pas un lieu passif et stérile qui se contenterait
d’accueillir les innovations et de les faire circuler « telles quelles ». La scène marchande se présente
comme une machine à enregistrer, à distribuer mais aussi à produire les innovations, à alimenter
l’activité des fournisseurs-innovateurs, à assurer que les objets techniques disponibles soient
compatibles entre eux et à faire en sorte qu’émergent des solutions nouvelles lorsqu’ils ne le sont
pas.
Si la première conséquence de l’exploration de la qualité relative des produits est donc
d’engager un processus de co-innovation, la seconde conséquence découle de cet engagement :
l’association du donneur d’ordre et des prestataires vient sinon brouiller les droits de propriété, du
moins faire planer un danger sur la paternité initiale de la création industrielle visée. L’exploration
de la qualité relative verticale amène très souvent l’innovateur-acheteur et ses fournisseurs, qu’ils
le veuillent ou non, à s’engager dans un processus de révélation réciproque : l’acheteur engage
classiquement le prestataire à révéler ses qualités et ses prix, mais inversement il est aussi conduit,
pour obtenir ces informations, à révéler à son tour les propriétés de l’objet auquel ses achats sont
censés s’accorder, tant la qualité de ces achats est étroitement solidaire des caractéristiques de
leur destination en raison des impératifs de « qualité relative verticale » que je viens d’évoquer.
L’innovateur-acheteur fait ici face à un dilemme : d’un côté, la révélation réciproque des qualités
est nécessaire à l’obtention de prestations adéquates et donc à la conclusion des échanges ; mais
d’un autre côté, cette révélation peut conduire un fournisseur à se transformer lui-même en
innovateur, en s’appropriant le savoir et le projet de son client, ou bien en pollinisateur, en
disséminant à l’extérieur, par exemple auprès d’autres clients, les informations acquises auprès
du premier. Ce risque est particulièrement prégnant au cours de la période de mise au point initiale
où l’obtention de la protection d’un brevet n’est encore qu’à l’état de projet, plaçant l’innovateur
dans une situation de grande vulnérabilité.
Bien sûr, H. Head entreprend très précocement les démarches nécessaires à l’obtention d’un
brevet : dès le 12 octobre 1947, soit six mois à peine après avoir formé l’idée d’un ski composite,
il écrit à l’Office américain des brevets pour obtenir les textes de treize brevets touchant à son
invention (Lettre à « Sir », Commissioner of Patents, Washington D.C., 12 octobre 1947, Box 2,
Folder 3). Quelques jours plus tard, le 28 octobre, il contacte Watts T. Estabrook, un avocat spécialisé, auquel il présente les principales caractéristiques qui selon lui fondent la spécificité de
F. Cochoy / Sociologie du travail 58 (2016) 115–137
131
son invention et sont susceptibles de motiver le dépôt d’un brevet (Lettre à Watts T. Estabrook,
28 octobre 1947, Box 2, Folder 3). À partir de là s’engage une longue discussion entre les partenaires impliqués sur la brevetabilité de l’invention, sur les éléments à mettre en avant, etc., qui exigera
quatre longues années de procédure pour aboutir au dépôt d’un brevet en bonne et due forme, le
27 février 1951, auprès de l’U.S. Patent Office, et trois années supplémentaires pour que le brevet
soit enfin publié, le 16 novembre 1954, soit dans les deux cas bien longtemps après la mise au
point et la commercialisation des premiers skis. Dans l’intervalle, H. Head n’a donc d’autre choix
que de prendre très au sérieux les risques de révélation réciproque évoqués plus haut, au point de
faire systématiquement preuve de la plus grande prudence possible dans la façon dont il évoque
son produit. C’est ainsi que même vis-à-vis de son fournisseur le plus proche, l’U.S. Plywood
Corp. qui alimentait son employeur Glenn Martin, H. Head attend le mois de novembre 1947 et le
neuvième courrier pour se résigner à l’informer explicitement de la nature précise de son innovation : « Sachez au passage que l’article que je fabrique est un ski », glisse-t-il à l’intention de son
interlocuteur, sans oublier d’assortir son courrier d’un post-scriptum invitant son interlocuteur à
respecter la confidentialité du projet (Lettre à la U.S. Plywood Corp., 16 novembre 1947, Box 2,
Folder 3) ; j’y reviendrai.
Chaque fois qu’il le peut, H. Head s’applique à en dire le moins possible en usant de périphrases,
soit pour dissimuler la nature même de son projet...
« Messieurs, j’envisage une finition noire anodisée pour un produit que j’ai mis au point »
(Lettres aux Pyrene Manufacturing Co., Stolle Corp. et East Electro-Plating Co., 10 et 11
novembre 1947, Box 2, Folder 3, je souligne).
... soit, lorsqu’il est contraint pour des raisons techniques de dire qu’il travaille à la mise au
point d’un ski, pour sauvegarder le double secret des feuilles d’aluminium et du fameux nid
d’abeille qui constitue le « cœur de l’affaire » :
« La structure en question est un nouveau ski construit sur la base de feuilles de couverture
à haute résistance et de chants combinés avec un cœur à très faible densité » (Lettre à la
Panelyte Division, 10 janvier 1948, Box 2, Folder 4, je souligne).
Enfin, dans la quasi-totalité des cas, H. Head assortit ses courriers d’une demande explicite de
respect d’une clause de confidentialité, fût-elle informelle :
« Merci de considérer l’application au ski comme confidentielle, pour le moment » (Lettre à
la U.S. Plywood Corp., 16 novembre 1947, Box 2, Folder 3) ; « J’apprécierais que vous
considériez l’application au ski comme confidentielle pour le moment » (Lettre à la
Stolle Corp., 21 novembre 1947, Box 2, Folder 3) ; « J’apprécierais que vous considériez
l’application au ski comme confidentielle pour le moment » (Lettre à la Rust Proofing and
Metal Finishing Corp., 21 novembre 1947, Box 2, Folder 3).
H. Head justifie parfois cet appel à la confidentialité en évoquant le risque de frustrer son futur
marché par une annonce prématurée de l’innovation, sans doute pour éviter que ses interlocuteurs
n’aient l’impression gênante d’être soupçonnés d’un possible penchant pour la contrefaçon :
« J’apprécierais que l’application au ski reste dans le cadre de votre entreprise pour le
moment dans la mesure où je ne suis pas encore tout à fait prêt pour une publicité à
grande échelle » (Lettre à la Panelyte Division, 10 janvier 1948, Box 2, Folder 4) ; « Merci
de considérer l’application au ski comme confidentielle. Comme je l’ai dit précédemment,
je ne suis pas encore prêt à mettre le ski à la disposition du public ou de l’industrie au
132
F. Cochoy / Sociologie du travail 58 (2016) 115–137
sens large » (Lettre à la Bakelite Corp., 17 septembre 1948, Box 2, Folder 4) ; « Merci
de considérer cette application comme confidentielle au sein de votre entreprise dans la
mesure où nous ne sommes pas encore prêts à rendre publique cette innovation auprès des
professionnels des articles de sport » (Lettre à la Thompson Wire Co., 10 août 1949, Box 2,
Folder 5).
L’appel à la confidentialité est donc la contrepartie des offres de co-innovation.
3.3. Innovation et coopétition
Au bout du compte, l’innovateur comme acheteur est porteur d’une forme d’intelligence qui
consiste non pas à comparer les produits directement entre eux, mais à éprouver leurs mérites
par leur mise à l’épreuve directe avec les exigences de l’innovation. Nous découvrons ici la mise
en œuvre d’une forme particulière de coopétition (Bruno, 2012). La coopétition est une notion
destinée à souligner que l’action marchande combine presque toujours la concurrence (compétition) et la prise en compte réciproque (coopération) des prestataires marchands, que ce soit sous
forme d’échange d’information, de partenariat pour décrocher certains marchés, d’association
pour développer de nouveaux produits, etc. Dans le cas de H. Head, la coopétition articule deux
aspects fortement imbriqués. D’une part, d’un point de vue technique, elle consiste à identifier
les entités qui conviennent en mettant les produits et les prestations disponibles en concurrence
(sélection) pour obtenir la meilleure combinaison possible des éléments impliqués (collection).
D’autre part, d’un point de vue social, cette coopétition combine la mise en concurrence des
fournisseurs (compétition) et la stabilisation des relations ultérieures de l’innovateur avec ceux
d’entre eux qui ont été sélectionnés (coopération), pour assurer la fiabilité du projet et la confiance
des partenaires autour de l’intercompréhension, de la confidentialité des échanges, du respect des
délais et de la sécurité des paiements.
C’est de l’avancée et de l’équilibre dynamique de ces deux formes d’agencements coopétitifs
que dépendent l’avancée et le succès du projet d’ensemble. L’innovation ne consiste à aucun
moment à inventer ex nihilo et isolément un objet nouveau, mais bien à réviser de proche en
proche, au gré de tests innombrables et continus, un assemblage qui combine tant bien que mal les
ressources puisées sur le marché et les spécifications du projet initial. Ces révisions s’opèrent certes
sous contrainte d’une très forte dépendance au chemin suivi, et cette « path dependency » (David,
1985) est autant technique que cognitive. Elle est technique, dans la mesure où remettre en cause
un élément du projet supposerait souvent de revoir l’ensemble des choix et des investissements
opérés, ce qui serait insoutenable en termes de coûts. Elle est cognitive, en vertu d’un mécanisme
d’auto-manipulation, si l’on peut décliner ainsi la théorie de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon
Beauvois. Ces auteurs avaient montré que manipuler autrui consiste à l’amener à choisir une
option qu’il n’aurait peut-être pas retenue au départ s’il avait disposé de certaines informations
qui ne lui sont délivrées que tardivement (Joule et Beauvois, 1987). Se dégager du processus de
décision devient en effet d’autant plus douloureux d’un point de vue cognitif que l’on s’y est
déjà profondément engagé15 . H. Head se manipule lui-même, en s’engageant dans la mise en
œuvre d’un procédé de fabrication dont il ne découvre les inconvénients qu’au fil du temps, mais
auquel il restera malgré tout attaché jusqu’au bout, quitte à renoncer à certaines fournitures très
performantes. Ainsi, parmi les nouvelles colles envisagées tardivement pour tenter de surmonter
la fragilité chronique de l’assemblage de son ski sandwich, H. Head écartera la colle Araldite, non
15
Sur ce point on peut lire aussi Mantzavinos, 2001.
F. Cochoy / Sociologie du travail 58 (2016) 115–137
133
parce qu’il s’agirait d’une colle en soi moins bonne que les alternatives envisagées, mais parce
que la mise en œuvre de cette colle « à froid » est incompatible avec le procédé d’assemblage
par thermo-moulage sur lequel il a tout misé dès le départ et fondé son appareil de production
(Cochoy, 2015).
Le maintien de certains choix technologiques « de base » n’est toutefois pas exclusif d’ajouts
et de substitutions « à la marge » qui passent par le recours au marché. Parmi les ajouts figurent les
adoptions d’une semelle en nylon, d’un revêtement en formica envisagé après que la coloration du
métal des skis par anodisation s’est révélée insatisfaisante, et surtout de carres en acier empruntées
à un ski concurrent, le ski Chris (Cochoy, 2015), pour pallier la tendreté excessive des bords de la
semelle en aluminium des origines. Parmi les substitutions, on compte surtout le remplacement du
cœur en nid d’abeille sur lequel H. Head avait tout misé dès le départ par une âme en contreplaqué
empruntée au ski concurrent de Chance Vought, faute d’avoir pu trouver des colles capables
d’assurer un assemblage fiable entre nid d’abeille et feuilles d’aluminium. L’ironie de cette histoire
est qu’au bout du compte, le ski produit n’a plus rien du ski léger à cœur en nid d’abeille visé au
départ, mais incorpore au contraire les carres et les principes structuraux de ses concurrents. Et
pourtant, c’est bien cette flexibilité, cette intelligence constante du « marché des solutions » qui
fondera les qualités techniques du ski, son originalité, et son aptitude à dépasser la concurrence
dont il s’est nourri pour propulser le nom du petit entrepreneur H. Head au rang de marque
planétaire d’articles de sport : en 1967, la H. Head Ski Co., partie de rien vingt ans plus tôt,
compte 500 employés et réalise un chiffre d’affaires annuel de 25 millions de dollars avec la vente
de 300 000 paires de skis dans 17 pays (Leuthner, 2004). H. Head est encore une marque majeure
et vigoureuse aujourd’hui.
4. Conclusion
En définitive, le cas de H. Head montre bien qu’innover ce n’est pas créer ex nihilo, mais plutôt
combiner et retravailler des intrants que l’on va puiser très largement dans le monde extérieur, et
plus précisément que l’on acquiert sur un marché des matières premières, fournitures et autres
prestations. Partant, l’innovation consiste à produire des agencements qui sont inextricablement
technologiques et marchands (Callon et al., 2013). En début de parcours, le rapport au marché
d’un innovateur se joue surtout sur le registre des achats plutôt que des ventes. De ce point de
vue, l’alternative entre « fabriquer » (make) et « acheter » (buy) proposée par Oliver Williamson
(1981) n’a guère de sens. En effet, dans l’économie moderne, on ne peut quasiment rien fabriquer
sans acheter tout ou partie des ressources nécessaires sur les marchés où l’on peut les puiser. En
d’autres termes, l’achat est une forme d’ingénierie étendue qui, loin de se limiter à l’acquisition
de composants standard, s’accompagne comme on l’a vu d’un effort de « redesign » des fournitures en réponse aux demandes du client, ce que désigne beaucoup mieux l’élégante traduction
française du « make or buy » en « faire ou faire faire » : cette traduction souligne en effet que l’achat
implique non seulement un transfert de propriété (acheter), mais surtout une création originale
en contrepartie de ce transfert (fabriquer). Partant, l’activité économique de l’innovateur inclut
nécessairement la sélection et la coopération de ses fournisseurs ; les prestataires qui sont retenus
sont enrôlés dans un processus d’innovation distribuée qui les transforme en « co-innovateurs »,
qu’ils en soient conscients ou non.
Par ailleurs, la négociation incessante et prioritaire de la qualité des prestations et des fournitures
sous couvert de secret industriel nous montre que les prestataires et fournisseurs sont davantage
retenus en vertu de leur capacité à proposer des solutions adéquates aux objectifs poursuivis que de
leur aptitude à afficher des prix inférieurs à ceux de la concurrence pour des offres prétendument
134
F. Cochoy / Sociologie du travail 58 (2016) 115–137
« génériques ». Le cas de H. Head indique donc tout l’intérêt qu’il y a à abandonner la dissociation
si commune entre prix et qualité, et à refuser la restriction des opérations marchandes à un
simple ajustement sur les prix. Avec H. Head, la théorie économique standard se retrouve en
effet cul par-dessus tête : alors que cette théorie postule que l’échange concerne des produits
génériques intangibles et réduit par conséquent les possibilités d’arrangement à un ajustement
sur les prix, H. Head nous montre qu’en matière d’économie industrielle les prix sont plutôt pris
« tels quels », quand la nature des produits est au contraire potentiellement flexible et négociable.
Cette négociation montre que le marché se confond avec l’innovation : la dynamique de création
industrielle entraîne les fournisseurs à y participer plus ou moins malgré eux, en les amenant à
formuler des conseils, à suggérer des solutions, voire éventuellement à innover eux-mêmes pour
satisfaire les demandes de l’innovateur et lui vendre leurs fournitures et prestations.
Bien sûr, l’histoire retracée ici est celle d’un cas particulier, et l’on sait qu’il est toujours risqué
de tirer des conclusions générales de ce genre de terrain. Les données dépouillées, limitées aux
premières années d’une seule entreprise, ne permettent ni d’examiner si l’accroissement de la taille
de l’entreprise permet d’inscrire davantage les fournisseurs dans la dynamique de co-innovation,
voire de leur imposer enfin une pression tarifaire, ni de savoir avec certitude si les processus mis
au jour sont à l’œuvre dans d’autres domaines d’innovation. Toutefois, le cas retenu n’est pas
n’importe quel cas. Il se présente comme un « cas limite » qui peut pour cette raison, en vertu
de ses caractéristiques « extrêmes », rendre plus perceptibles certaines logiques qui ont de fortes
chances de se rencontrer ailleurs, sous réserve bien sûr de recherches ultérieures susceptibles
de le confirmer. H. Head est un minuscule innovateur désargenté qui n’est tout simplement pas
en position de négocier les prix. À l’inverse, de plus gros acteurs peuvent évidemment profiter
de leur pouvoir de marché pour obtenir des avantages tarifaires. Cela dit la non négociation des
prix, chez H. Head, est autant stratégique que contrainte : son attitude d’évitement systématique
de la question tarifaire ne sanctionne pas un défaut, mais un surcroît de rationalité. L’attitude
en apparence sous-optimisatrice de H. Head prend paradoxalement les atours d’une stratégie
optimale : ne pas se focaliser sur les prix lui permet de s’assurer la confiance et la coopération de
fournisseurs pour lesquels il était a priori un client négligeable, de se concentrer sur l’essentiel,
de privilégier ainsi la qualité relative verticale des composants et la performance de l’ensemble,
au point d’ouvrir la voie qui lui permettra de surmonter une à une toutes les difficultés de la
mise au point des skis et finalement de faire de son entreprise une marque majeure sur le marché
mondial du ski. Entre les deux, c’est-à-dire entre les positions des macro-clients faiseurs de prix
et du micro-acheteur incapable de peser sur l’offre, se situe l’immense collectif des acheteurs
contemporains pour qui les prix sont très souvent des « ultimatums » à prendre ou à laisser, de
sorte que l’ajustement peut et doit souvent se faire sur d’autres dimensions comme le service ou
la qualité.
Plus généralement, ces enseignements peuvent nourrir et la sociologie de l’innovation et
la « nouvelle nouvelle » sociologie économique... en les rapprochant, sous la forme d’une
« sociologie économique de l’innovation ». D’un côté, l’adoption du regard propre à la sociologie économique aide à revisiter la sociologie classique de l’innovation, en oubliant quelque
peu le corps à corps entre l’innovateur et ses techniques pour regarder davantage les enjeux marchands qui animent le cœur même de son entreprise. D’un autre côté, le retour à la perspective
monographique chère à la sociologie des techniques permet de révéler le profond enracinement
technologique de ces agencements marchands qui préoccupent tant la sociologie économique
d’aujourd’hui. En reliant les perspectives anciennes et nouvelles, on souligne donc le continuum
qui unit les bureaux d’études et le fonctionnement des marchés. D’un côté, la sociologie des
techniques s’est préoccupée du montage des réseaux hétérogènes, depuis les travaux fondateurs
F. Cochoy / Sociologie du travail 58 (2016) 115–137
135
de la théorie de l’acteur-réseau (Callon et al., 1986 ; Law et Bijker, 1992) jusqu’aux préoccupations plus récentes pour la dynamique des assemblages (DeLanda, 2006) et l’« agentivité » des
matériaux (Bennett, 2004 ; Denis et Pontille, 2015 ; Hawkins et al., 2015). L’ouverture accrue de
cette sociologie aux processus marchands renforce et enrichit ce genre d’intérêt, dans la mesure
où le marché rend plus aigus et saillants les problèmes que pose l’articulation de composants
venus d’horizons multiples et dépendants de la maîtrise d’opérateurs divers. De ce point de vue,
la mise au jour de l’intrication profonde entre dynamiques d’innovation et logiques d’achats
dans le cas de H. Head confirme, rejoint et prolonge les résultats de l’histoire des techniques,
notamment ceux qu’a établis Liliane Hilaire-Pérez dans sa monographie portant sur le travail des
artisans-marchands londoniens au xviiie siècle. Elle montre en effet à quel point l’innovation est
indissociable de la circulation marchande des solutions disponibles et de leur bonne combinaison technique (Hilaire-Pérez, 2013). D’un autre côté, la sociologie économique (Karpik, 1989)
et la sociologie du travail (Musselin et Paradeise, 2002) s’étaient intéressées il y a quelques
années à l’intrication entre sociologie de la qualité et économie des prix. Remonter aux sources
de l’innovation de H. Head confirme, comme l’avaient anticipé M. Callon et ses collègues (Callon
et al., 2000), que la dynamique des attachements marchands n’est pas réductible à l’association
entre un bien et un consommateur qui se joue dans l’économie des singularités (Karpik, 2007),
ou aux complexes procédures d’évaluation qui permettent par exemple de procéder à la sélection
des personnels sur un marché du travail (Musselin, 2005). Avec H. Head on comprend que, dans
certains domaines au moins, cette dynamique se joue aussi très en amont, dans la combinaison des
ressources techniques, humaines et économiques nécessaires à la conception et au positionnement
des biens et des services marchands.
On décrit trop souvent les ingénieurs comme sinon isolés des marchés, du moins dépendants,
pour la maîtrise des débouchés, de la médiation experte des services commerciaux (Cochoy,
1999). À une époque où le marketing est de plus en plus débordé par le génie logiciel qui brasse
désormais avec une puissance inouïe la masse des traces numériques que génèrent nos activités
de consommation (Cochoy et al., 2016), le cas de H. Head nous rappelle que le même marketing
est depuis longtemps tout autant devancé par l’animation entrepreneuriale et technologique des
marchés : avec H. Head, on réalise que l’animation marchande est en fait inhérente à l’innovation,
et cela peut-être même à l’insu des innovateurs et des professionnels du marché.
Remerciements
Je remercie Jean-Yves Graber, Martin Giraudeau et Gérard Marty pour leurs remarques et
suggestions sur des versions antérieures de ce texte. Ma gratitude va aussi aux archivistes du
National Museum of American History de Washington pour leur précieuse assistance. Enfin,
je suis reconnaissant envers les lecteurs anonymes du comité de lecture pour leurs remarques
constructives et envers Anne Bertrand pour la très grande qualité de sa relecture.
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