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La Grèce : laboratoire
d’expérimentation
pour l’Europe ?
L’avenir de la Grèce
s’écrira en grec !
Gabriel Colletis
Professeur agrégé d’économie politique à l’Université de Toulouse 1/LEREPS,
Président du Conseil de laboratoire du LEREPS
Introduction de la soirée : un peu d’histoire grecque
par Georges Zachariou, animateur GREP
Cher Gabriel, nos origines sont liées par la même culture au sens anthropologique et aussi peut-être
par les mêmes vicissitudes historiques. Merci de m’avoir demandé d’introduire par une approche
historique la thématique de la conférence de ce soir « La Grèce laboratoire d’expérimentation pour
l’Europe. »
Voici donc une approche, non exhaustive et extrêmement condensée.
Si l’on veut comprendre ce qui a prévalu en Grèce et l’a menée à la situation actuelle encore faut-il
connaître la Grèce ou plutôt le Grec, l’individu. En effet, aucune malédiction « cathara » ne frappe tel
ou tel peuple, les agences de notation ne se trouvent pas au sommet du mont Olympe mais à WallStreet, (peut-être au sommet de la tour Goldmann-Sachs ou dans ses sous-sol). Elles frappent en
premier les pays aux institutions faibles et sans réel espace public, fondement de toute démocratie.
La Grèce, le Portugal, l’Espagne il y a encore peu de temps, étaient sous administration de dictatures
corrompues, très dures.
Pour saisir la spécificité du Grec, souvenons-nous que, jusqu’à un passé assez proche, il n’avait jamais
connu la notion d’État unitaire et n’avait pas vécu sous une administration spécifiquement grecque.
Alors que, dès la fin des années mycéniennes (-1 500 ans avant J.-C.) la nation grecque était pleinement
constituée par sa langue, son écriture, sa religion, ses fêtes panhelléniques etc., en tant que réalité
culturelle et en tant que conscience, indépendamment de la notion d’État unitaire. Nous connaissons
tous l’histoire des Cités grecques.
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J’ai parlé de vicissitudes historiques : effectivement, depuis la chute d’Athènes en 86, les Grecs ont
été soumis sans discontinuer aux contraintes administratives et militaires de trois empires : l’Empire
romain, l’Empire Romain d’Orient (plus connu sous le nom d’Empire byzantin) et enfin l’Empire
Ottoman. Durant 19 siècles malgré invasions, administrations étrangères successives, destructions,
pillages, déportations… les Grecs maintiennent l’unité et la conscience de leurs identités, aidés en
cela par la nature de leur culture et l’unité de leur religion, d’abord olympienne puis chrétienne
orthodoxe. Cette dernière a été très efficace pour la sauvegarde de la conscience hellénique, ce qui
ne devrait pas autoriser le haut clergé actuel à abuser de privilèges fiscaux exorbitants et scandaleux !
Il est aisé de comprendre que, durant tout ce temps, les Grecs ont développé comme une seconde
nature, pour leur survie, une capacité à résister, finasser, combattre toute administration ou autorité,
puisqu’elles étaient répressives et étrangères à leur culture.
Vers 1830 l’Europe, imprégnée du désir d’émancipation et de liberté, s’émeut du sort des Grecs et,
avec la Russie, aide les Hellènes à se libérer, tout en essayant de s’octroyer les restes de l’Empire Ottoman en déroute. La Grèce en position géostratégique de premier plan est alors très convoitée. C’est
Othon 1° de Bavière qui devient, à 16 ans, le premier roi d’un petit bout de territoire libéré. Il arrivera
avec son armée et son administration sur des croiseurs au Pirée. Depuis, et pratiquement sans discontinuer jusqu’à une époque assez récente, c’est la xénocratie dévouée aux puissances « protectrices »
qui domine et gère la Grèce. Comment dans ces conditions le pays pourrait-il mettre en place des
institutions (au sens large du terme) fiables et solides, capables de résister, de tenir, si des problèmes
graves, tels que ceux actuels, se déclarent ?
Il y aura cependant de nombreuses tentatives, menées par des patriotes démocrates (Vénizélos…)
pour libérer l’État grec de toute tutelle et ouvrir l’Espace Public à la démocratie. Elles seront constamment contrecarrées par des coups d’État militaires, des guerres civiles, des complots anarchistes et
des interventions extérieures.
1940-1945 : Les Italiens (battus), puis les Allemands, mettront sept mois pour envahir le pays. La résistance héroïque fixera d’importantes forces ennemies (hommage de W. Churchill). Ce qui n’empêchera pas l’Angleterre d’envoyer 7 000 hommes lourdement armés pour maintenir la Grèce dans la
sphère occidentale définie par Yalta. Ils interviendront jusqu’en 1949 dans l’atroce guerre civile entre
les Grecs. La Grèce est alors dans une situation économique, sociale et humaine désespérée.
Et je passe, mais signale, les années de Dictature des Colonels grecs de 1969 à 1974 qui verra l’installation d’une administration pléthorique, corrompue et violente. Après une longue lutte des démocrates, la République est enfin proclamée. Et le conservateur Constantin Caramanlis, sous influence
américaine, négociera, alors que le pays est extrêmement affaibli, l’entrée de la Grèce dans la CEE en
1981.
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La Grèce est alors un pays pauvre, plutôt agricole et touristique, elle a favorisé le secteur tertiaire au
détriment de son industrie. Les fonctionnaires, très nombreux, (le nombre le plus élevé d’Europe par
tête d’habitant, tout comme son budget militaire pléthorique…) sont désignés par les élus suivant les
services politiques rendus. La population réagit toujours négativement à toute administration, surtout
fiscale, traumatisée par son passé historique.
Clientélisme, affairisme, népotisme (deux, trois familles gouvernent depuis des décennies Caramanlis,
Papandréou)
Voila le tableau sombre d’un pays projeté dans la CEE, (bien entendu ce pays, ce peuple est bien autre
aussi, culturellement, humainement : ce tableau figure dans le cadre de ce qui nous préoccupe…). Il
n’est pas préparé à la société de consommation et au néo-libéralisme des institutions européennes.
Les aides financières structurelles (les « paquets Delors ») alimentent en partie la corruption et les
réalisations somptuaires, le dernier avatar étant les Jeux Olympiques d’Athènes. Le pays s’endette très
lourdement, sa balance commerciale est déficitaire faute d’une industrie locale, alors que la consommation décolle… Les reports comptables de certaines dettes s’accumulent (achats d’armes à l’Allemagne !)… elles finiront par éclater.
2008, les banques en très grande difficulté seront renflouées par l’État. Georges Papandréou, du
Gabriel Colletis - La Grèce : laboratoire d’expérimentation pour l’Europe ?
P.A.S.O.K., sera élu très largement, mais, à la tête d’un État faible, il se révélera incapable, ne disposant
pas de structures nationales solides, d’apporter une solution viable face aux exigences des créanciers
et des institutions financières internationales.
La montée en puissance de la crise financière qui atteint plusieurs États surendettés, et l’échec du
dernier G20, engendrent une crise politique de nos démocraties tout à fait inédite et d’ampleur considérable.
En 2011 en effet, Georges Papandréou et Silvio Berlusconi ont démissionné, non par suite d’un vote
hostile de leur parlement ou des peuples grecs, italiens, non ! Ils sont tombés, renversés par les marchés financiers et la pression de certains de leurs partenaires européens.
Ils ont été remplacés par des technocrates financiers plus ou moins liés (et à des niveaux élevés) à la
banque d’investissement de Wall-Street (la Goldman Sachs…) : Lucas Papadémos pour la Grèce et Mario Monti pour l’Italie. Sans consultation démocratique, ils forment des gouvernements d’Union Nationale avec des frontières idéologiques inquiétantes, chargés d’appliquer les plans d’austérités drastiques imposés par la « troïka » (FMI, B.C.E., Commission européenne). Luis Zapatero en Espagne,
Brian Cowen en Irlande en 2010 tombent également sous la pression des marchés financiers. Le déni
démocratique et la régression sociale sont ainsi planifiés.
Mario Draghi (l’actuel président de la B. C. E.) était le vice-président de Goldman-Sachs-Europe et à
l’époque, avec la complicité de certains chefs d’États européens, il avait « arrangé » au prix fort (il s’en
défend) la comptabilité nationale grecque pour faciliter son adhésion aux différentes instances européennes et tout particulièrement à la zone euro. Tout ce beau monde était au courant, de nombreux
articles parus à l’époque dans « Courier International » en témoignent.
Loin de moi l’idée de désigner ces chefs d’État renversés comme des modèles politiques courageux et
compétents, mais ils avaient été élus démocratiquement. Ceux qui les remplacent sont probablement
responsables d’actions et de décisions dont les effets désastreux ont rendu impopulaire les déchus :
« Les fous ont pris le contrôle de l’asile » écrit l’économiste Pierre Larrouturou.
En suivant la courbe de ces responsables politiques destitués et remplacés comme on le constate, que
pourrions-nous attendre chez nous si les taux de la dette souveraine française dépassaient les 7 ou 8 %
sur 10 ans ? Les prévisions sont alarmantes. J’espère que nos institutions tiendront et que la proximité
des élections présidentielle et législative nous évitera la nomination d’un quelconque gouvernement
d’Union Nationale ou de Majorité Centrale Nouvelle comme il est question ici ou là. Ils seront nombreux, n’en doutons pas, à courir la rejoindre sans état d’âme.
Cependant quelques points d’importance nous différencient de la situation grecque. Notre démocratie représentative est mieux implantée, avec son espace de médiation c’est-à-dire l’Espace Public : cela
devrait nous prémunir d’une telle situation de déni démocratique (même si, depuis quelque temps,
son champ pluriel est restreint par la poussée du « Cercle de la Raison » cher à Alain Minc).
Notre démocratie représentative voudrait que les gouvernés gouvernent, désignent et sanctionnent
les gouvernants1. Il nous appartient donc d’occuper activement cet Espace Public qui devrait être alimenté par des médias indépendants et pluriels, et de raisonner publiquement entre nous. C’est l’une
des missions du GREP Midi-Pyrénées.
Je passe la parole à Gabriel Colletis.
Gabriel Colletis
Merci cher Georges pour cette perspective historique, indispensable pour la compréhension de la
crise actuelle. Cette crise n’est évidemment pas une crise grecque ou qui serait née en Grèce et qui
se serait propagée ensuite à la zone Euro que la Grèce aurait en quelque sorte contaminée (on parle
souvent de contagion). C’est une crise mondiale, européenne, et grecque.
1 Jean Leca, dans La question démocratique, L’Harmattan 2004
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La crise comporte des traits communs à l’ensemble des pays. C’est aussi une crise transversale : la crise
d’un système : celui du capitalisme financiarisé. Chaque pays, bien sûr, subit ses crises en fonction de
son histoire, ses institutions.
Mon exposé de ce soir comportera cinq parties :
1. Les spécificités de la crise grecque
2. Une crise importée et instrumentalisée (crise d’un système)
3. Un risque de « contagion » ? (thèse souvent développée)
4. Que faire ?
5. Enseignements pour la France (conclusion)
1. Les spécificités de la crise grecque
La crise grecque est une crise en partie « importée » et instrumentalisée, en partie une crise intérieure.
Le lien entre les deux crises, la crise intérieure, liée aux spécificités de la Grèce (spécificités économiques et institutionnelles), et la crise importée (et instrumentalisée) s’effectue par des « vecteurs de
transmission ».
Des spécificités économiques :
La faiblesse de l’industrie : les effectifs employés par l’industrie grecque représentent environ 10 % de
l’emploi total dans ce pays (un peu moins de 20 % au début des années 90). En Allemagne, ce pourcentage est de l’ordre de 30 %, en France aux environ de 16-17 %.
La Grèce ne dispose donc que d’une faible base industrielle, laquelle s’est sévèrement contractée
depuis 10 ans (une désindustrialisation). Le résultat de cette faiblesse aggravée est un très important
déficit extérieur qui représente environ 10 % du Pib. À titre de comparaison, le déficit extérieur de la
France représente environ 2 % du Pib français.
Dit autrement, les Grecs consomment beaucoup de produits qu’ils doivent importer (des biens de
consommation aux achats d’armes… ces derniers représentant 4 % du Pib) sans parvenir à exporter
de façon significative.
L’excédent constaté dans les services (principalement le tourisme) ne suffit pas ou plus pour équilibrer
le solde de la « balance courante ».
Ce solde intègre, en effet, les intérêts nets sur la dette extérieure (160 % du Pib) qui n’ont cessé de
croître représentant aujourd’hui environ 7,5 % du PIB. En d’autres termes, d’un côté un excédent
des services (tourisme), de l’autre un déficit important de la balance commerciale et des intérêts nets
croissants sur la dette.
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Sur le plan financier, la Grèce a longtemps bénéficié d’aides européennes (différents Fonds, dont le
Fonds FEDER) conséquentes. Mais celles-ci ont décru dans la dernière période. La part de l’aide européenne dans le budget de l’État grec est passée de 1,3 % en 1981 (1979, signature du traité d’adhésion
de la Grèce à la CEE) à 8,5 % en 1985 (multipliée par plus de 6 en une demi-décennie). Depuis la fin
des années 1990, avec l’élargissement de l’Union économique, les montants reçus au titre des Fonds
européens ont cependant considérablement diminué. Ceux-ci représentaient 4.2 % du Pib en 1999 et
ne représentent plus que 2.5 % en 2010.
La diminution de l’aide européenne attribuée sur le budget des Fonds structurels explique en partie
l’appel croissant de l’État grec aux marchés financiers. La dette publique grecque, déjà assez élevée au
début des années 2000 (environ 100 % du PIB contre 60 % « autorisés » par le traité de Maastricht),
a fortement progressé depuis (160 % du PIB aujourd’hui) du fait du coût des Jeux Olympiques mais
aussi comme conséquence de déficits publics croissants couverts par l’emprunt.
Ces déficits sont aggravés par une récession qui dure depuis 4 ans.
Gabriel Colletis - La Grèce : laboratoire d’expérimentation pour l’Europe ?
Au final, le tableau économique et social est plutôt sombre :
Un taux de chômage très élevé, surtout parmi les jeunes : près de 20 %, et plus de 40 % des 15-29 ans
Une population angoissée devant l’avenir, un taux de suicide inquiétant
Une croissance économique en berne
Un important déficit extérieur doublé d’un déficit des finances publiques (déficits jumeaux)
Une dette importante, aggravée par la récession et le coût élevé des emprunts.
Des spécificités institutionnelles :
Les économistes ou les sociologues ont coutume de considérer des institutions formelles – les organisations - et des institutions informelles, qui relèvent de la culture et des usages. Les institutions
constituent ce qui permet à une société d’exister et de fonctionner. Elles produisent des normes, des
valeurs et assurent le lien social.
La faiblesse ou la dégradation des institutions en temps de crise est synonyme de tensions sociales
exacerbées, de perte de repère anxiogène (l’état de santé des Grecs, le taux de suicide en forte progression en témoignent), de difficultés à maintenir ou renouveler les compromis constitutifs du fonctionnement d’une société.
Parmi les institutions grecques, deux institutions jouent un rôle déterminant : la famille et l’Église. Ce
rôle est ambivalent, suivant le contexte.
La famille joue, en Grèce, un rôle essentiel, à la fois protecteur (on le voit aujourd’hui avec le retour
ou le maintien de nombreux jeunes dans leur famille du fait de la crise) et relai d’un certain contrôle
de la norme sociale. Cette norme promeut davantage l’individu que le groupe et nombre d’observateurs se sont accordés pour dire que la Grèce était composée de dix millions d’individualités. Je
reviendrai sur ce point.
L’Église joue également un rôle important avec une coupure sans doute plus forte qu’ailleurs entre
le clergé (les popes) qui vit avec le peuple, et le haut-clergé, très institutionnalisé. Comme cela est à
présent connu, l’Église grecque ne participe que très modérément à l’effort fiscal alors qu’il s’agit du
premier propriétaire immobilier de Grèce.
Mais ici, je voudrais insister davantage sur deux autres spécificités institutionnelles de la société
grecque : la faiblesse de l’État et la difficulté à faire prévaloir le bien commun et le bien public.
La faiblesse de l’État est sans doute le legs le plus lourd de l’époque ottomane et de la période qui a
suivi l’accès à l’indépendance (à partir de 1821). Cette période a vu le jeune État grec être totalement
manipulé par les grandes puissances (Angleterre, France, Bavière, Russie) qui ont contribué à l’aider
à secouer le joug ottoman, mais qui l’ont traité en État mineur.
L’État grec, avec un effectif pléthorique dû au clientélisme, n’aura jamais réussi à mettre en place une
administration fiscale digne de ce nom. De nombreux repères d’un État de droit n’existent pas en
Grèce ou existent dans un état de forte désorganisation. On pense ici au cadastre, inexistant dans certaines régions, ou existant dans d’autres mais de façon très approximative, ce qui explique sans doute
les très nombreux litiges concernant la propriété immobilière.
Les services publics sont connus pour leurs graves disfonctionnements et insuffisances, voire la corruption qui y règne.
Le système politique grec est marqué non seulement par le clientélisme mais aussi le poids des
grandes familles. Plus grave cependant, la classe politique grecque semble incapable de faire émerger
des solutions répondant à la gravité de la crise et semble s’être coupée du peuple (comme dans de
nombreux autres pays, y compris les pays considérés comme démocratiques).
Le rapport des Grecs à la chose publique et aux biens communs est, comme nous l’avons dit, un rapport souvent dégradé. La collecte de l’impôt est difficile, non seulement en raison de l’état de faible
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organisation de l’administration fiscale, mais aussi parce que les Grecs, prenant prétexte de la corruption et de la déficience des services publics, sont réticents à payer l’impôt. Or sans impôt, comment
envisager des services publics de qualité et comment assurer la nécessaire redistribution synonyme
de plus grande équité ?
De ce point de vue, la protection des armateurs grecs par la Constitution du pays s’exprime par le
fait que ceux-ci sont exemptés du paiement de l’impôt sur les bénéfices. Les armateurs peuvent alors
jouer le rôle « d’évergètes2 ». Les évergètes sont des bienfaiteurs qui décident librement de leurs dons.
Plutôt que d’avoir à payer l’impôt de la république (ou de la démocratie), les armateurs grecs préfèrent décider par eux-mêmes d’acheter des ambulances, financer un hôpital ou une école.
L’Église ne paie donc pas d’impôt, les armateurs non plus alors qu’il s’agit de deux des principaux
détenteurs du patrimoine grec.
Dans une conférence antérieure, nous avons pu dire que si certains Grecs étaient riches, voire très
riches, la Grèce, elle, était pauvre.
Mais le rapport le plus dégradé au bien commun concerne le rapport à la nature. La pollution en Grèce
est une des plus importantes d’Europe pour ce qui est des déchets ménagers. Il est fréquent de voir
des plages sales, des bords de route souillés, des lacs en train de mourir, des décharges sauvages dans
des lieux où la nature est à la fois belle et fragile. Voyez les terribles incendies qui se sont produits il
y a deux ans et qui condensent la plupart des problèmes : terres abandonnées et laissées en friche,
contestations sur la propriété, manque de moyens de lutte contre les incendies, désorganisation,
recul de l’esprit civique.
Dans l’inventaire des institutions fragiles que nous venons de faire, nous aurions pu ajouter des institutions comme les banques, la sécurité sociale, le droit du travail…
Ce qui frappe, le dénominateur commun des observations que nous venons de faire, est l’état d’extrême faiblesse des institutions grecques.
Nul doute que la faiblesse extrême des institutions grecques ainsi que l’anémie des capacités productives sont deux traits constitutifs de la profonde crise que traverse la société grecque en même temps
qu’ils sont des vecteurs de transmission de la crise cette fois externe que la Grèce aura importée.
2. Une crise importée et instrumentalisée
La Grèce fait partie du monde capitaliste et, sur le plan institutionnel comme économique, elle est
membre de la zone Euro. Il ne fait pas de doute que combinée aux spécificités singulières de ce pays,
la crise du monde capitaliste en général et celle de la zone Euro en particulier ont produit en Grèce
un mélange particulièrement délétère (poison, en grec).
De quelle crise voulons-nous parler ?
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Le thème est large et je serai ici succinct par nécessité.
Plus large ou plus profonde qu’une crise des finances publiques, la crise actuelle du capitalisme est
celle d’une rupture du pacte social.
Le passage de l’internationalisation à la mondialisation marque une rupture signifiant une mise en
concurrence généralisée des travailleurs ainsi qu’une rémunération privilégiée des détenteurs du capital au détriment à la fois de l’investissement productif et des salaires.
Le compromis capital/travail noué après-guerre est rompu partout même si cela se fait dans des conditions particulières à chaque formation sociale nationale (en France, la désindexation des salaires sur
les prix et les gains de productivité, mars 1983).
2 L’évergétisme (ou, plus rare, évergésie) est un terme introduit au XXe siècle dans le lexique francophone par
l’historien André Boulanger. Il dérive directement du verbe grec
signifiant « je fais du bien ». Dans sa définition originale, l’évergétisme consiste, pour les notables, à faire profiter la collectivité de leurs richesses. Il complète
le clientélisme, lien individuel et personnel entre le patron et ses clients. L’historien Paul Veyne y a consacré son
important ouvrage Le Pain et le Cirque.
Gabriel Colletis - La Grèce : laboratoire d’expérimentation pour l’Europe ?
Les États restent du côté des intérêts dominants (capital financier, capital industriel) mais le destin
de ceux-ci ne coïncide plus avec celui des Nations. La conséquence politique considérable de ce basculement est que les États, désormais, ne sont plus en capacité de promouvoir un projet national de
développement.
Partout se multiplient les niches fiscales dont bénéficient principalement les grands groupes alors que
la contribution de ceux-ci à la croissance et à la cohérence du tissu économique et industriel national
devient de plus en plus ténue, voire devient négative (les groupes français comme américains sont en
large partie responsables de la dégradation du commerce extérieur).
Partout le droit du travail est déconstruit, partout les salaires sont contenus ou baissent au nom de la
compétitivité, objectif dissimulant (mal) celui de rentabilité.
Partout, les banques centrales et les États socialisent les pertes et privatisent les bénéfices, prenant
le risque de dégrader considérablement la crédibilité de la monnaie et d’affecter durablement les
comptes publics.
Non satisfaits d’avoir provoqué une crise d’une exceptionnelle gravité, les forces politiques et financières à la manœuvre en profitent pour opérer une grave régression sociale et démocratique.
Pour ce faire, ils prennent appui sur la nécessité de « rassurer les marchés financiers » (sic), faute de
quoi le coût de la dette publique deviendrait exorbitant, rendant impossible tout rétablissement des
comptes de l’État considéré comme un préalable au retour de la croissance.
La séquence semble à présent bien rôdée, répété à satiété par moult experts, journalistes et politiques : rassurer les marchés (ces éternels inquiets) en réduisant les déficits par une action sur les
impôts (à la hausse) et sur les dépenses publiques (à la baisse).
L’État est appelé partout (par les marchés financiers, les agences de notation, de nombreux « experts », des journalistes avisés… tout un monde) à mettre en œuvre sans tarder davantage de plans
d’austérité, synonymes de baisse des salaires et des retraites (sans lien évident avec les déficits publics), et à privatiser ce qui peut l’être.
Enfin, en Europe, le pouvoir politique est cédé à des technocrates « apolitiques » en même temps que
le mot de « gouvernance » revient sans cesse davantage pour signifier la mort progressive programmée des gouvernements nationaux.
On nous annonce une réforme des traités (qui semble devoir être décidée sans que les peuples aient
leur mot à dire) dans le sens d’un plus grand fédéralisme qui passerait, notamment, par une mise sous
contrôle des budgets nationaux qui seraient d’abord examinés par les instances européennes avant
d’être débattus par les représentations nationales. On nous annonce aussi des sanctions contre les
États qui ne respecteraient pas les règles de discipline budgétaire…
La crise du capitalisme importée en Grèce
Le premier plan d’austérité adopté en Grèce l’est au lendemain des élections remportées par le Pasok
(Parti socialiste grec). En l’espace de quelques jours, le peuple grec doit constater, médusé, la mue
conduisant à abandonner toute référence à un programme appelant au progrès social, pour une politique considérant que la baisse des salaires et celle des retraites est un impératif.
Les Grecs apprennent que la situation de leur pays serait nettement plus grave que celle décrite
jusque-là. Les déséquilibres des comptes publics sont réévalués, la croissance dévaluée.
Les Grecs ont donc triché avec leurs comptes… mais ils ne l’ont pas fait seuls. Il est inexact de dire que
les institutions européennes et internationales ignoraient les manipulations des comptes publics et
des comptes nationaux. Mieux ou pire, elles ont été des acteurs majeurs de ces manipulations.
Sans chercher à stigmatiser des personnes, il est difficile de ce point de vue d’oublier que Mario Draghi, (le nouveau patron du « Saint-Siège européen de la finance », la BCE), supposé surprendre par
sa rigueur et sa rapidité d’esprit, entre 2002 et 2005, a été au service de Goldman Sachs. Plus précisément, il était « vice-président pour l’Europe-Goldman Sachs International, entreprises et dette souvePARCOURS 2011-2012
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raines ». Il a donc assuré le suivi du contrat grec de cette banque vendu au gouvernement socialiste
Simitis, consistant en un swap en devises permettant à la Grèce de se protéger des risques de change
en transformant en Euros la dette initiale émise en dollars. « L’astuce » a permis à la Grèce d’inscrire
cette nouvelle dette en Euros dans son hors-bilan et de la faire, momentanément, disparaître…
Non content d’avoir contribué à ce maquillage des comptes, Mario Draghi l’a, à l’époque, conceptualisé en signant un article avec un « prix Nobel d’économie », un certain Robert Merton que d’aucuns
ont peut-être en mémoire. Dans cet article, le recours à ces pratiques légales de dissimulation de
créances est décrit comme ayant pour but de « stabiliser les revenus de l’impôt et éviter la soudaine
accumulation de dettes ».
On peut se demander - en marge de cette conférence - comment des personnes ayant commis de tels
actes peuvent aujourd’hui accéder à des fonctions aussi importantes que celle de gouverneur de la
Banque centrale. Mais il est vrai que la BCE n’est pas la seule institution dans ce cas. Il suffit de penser
aux responsables au plus haut niveau du FMI, les Français DSK et Christine Lagarde (cette dernière
ayant quelques ennuis liés à l’homme d’affaires, lui aussi particulièrement « astucieux », Bernard Tapie).
Les Grecs ont donc triché avec leurs comptes publics mais cela était parfaitement connu et ils ne l’ont
pas fait seuls. Du reste, en Europe, qui ne triche pas avec ses comptes publics ?
Certainement pas l’Allemagne. Ce que les Allemands appellent le « Sondervermögen », un Fonds spécial, leur a permis depuis 2008 de comptabiliser des dizaines de milliards d’Euros déboursés ou offerts en garantie afin de relancer l’économie et sauver le secteur financier allemand… sans que ces
sommes ne soient prises en compte dans le calcul du déficit public. Si ces sommes avaient été prises
en compte, le déficit public allemand en 2009 aurait été non de 3,2 % du Pib mais de 5,1 %, soit un
pourcentage proche de celui observé pour l’État français.
Autre erreur ou manipulation des comptes publics, début novembre, la dette allemande s’est allégée
de plus de… 55 milliards d’Euros suite à un « impair comptable ». Une « bad bank » allemande (structure dite en France de « défaisance »), propriété de l’État, a cumulé 55 milliards d’erreurs de trésorerie, les comptables mandaté par l’État ayant, apparemment, confondu… addition et soustraction.
Accusés de s’être comportés en cigales ayant trop chanté, les Grecs sont donc sonnés… ou sommés
de mettre en œuvre des mesures d’austérité drastiques.
Nous n’entrerons pas dans le détail des mesures adoptées dont il est apparu de plus en plus nettement, d’un plan d’austérité à l’autre, qu’elles étaient conçues et désormais contrôlées dans leur mise
en œuvre par le FMI, la BCE et la Commission européenne (la « Troïka »).
Ceci vaut aussi pour le projet de budget 2012 du nouveau gouvernement dont il a été dit par le ministre grec des finances que « les chiffres n’ont pas été élaborés par nous-mêmes mais par les partenaires institutionnels de la Grèce, avec une grande rigueur » (on peut leur faire confiance, surtout
s’il s’agit du nouveau patron de la BCE, orfèvre en la matière)
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Souvenons-nous de la réaction des dirigeants européens lorsque l’ex-premier ministre grec a envisagé
un moment (avant de démissionner) un référendum dont la question aurait pu ou dû être, non pas
« souhaitez-vous ou non rester dans la zone Euro ? » mais « acceptez-vous ou non les mesures prévues
par l’accord du 27 octobre ? » (mesures dont on rappellera qu’elles prévoient un effacement partiel
de la dette privée grecque en l’échange de la mise en œuvre de mesures d’austérité, de privatisations
et de dérégulation du marché du travail). Qu’il s’agisse du rôle de la Troïka dans la conception et le
contrôle des mesures prévues dans les plans d’austérité, ou de la réaction des dirigeants européens
suite à l’annonce du referendum vite avorté, ce qui est frappant est le peu de cas fait de la souveraineté
de la Grèce. Ceci s’explique par l’extrême faiblesse des protections institutionnelles que nous avons
évoquées précédemment.
Au final, la crise du capitalisme importée en Grèce a deux composantes essentielles :
- La mise en œuvre d’une doxa économique qui prétend sortir de la crise en la faisant payer à ceux
qui la subissent, sans issue possible sur le plan social comme économique, puisque l’austérité aggravée enfonce le pays dans la dépression, rendant impossible l’objectif énoncé de rétablissement des
finances publiques.
Gabriel Colletis - La Grèce : laboratoire d’expérimentation pour l’Europe ?
- L’asservissement du pays par le service d’une dette sans cesse plus lourde. Si les besoins de financement de la Grèce, en principe, ne passent plus par les marchés financiers, étant assurés par les aides
européennes et le FMI, on remarque néanmoins que le taux des emprunts à 10 ans de l’État grec a
atteint plus de 16 %, contre moins de 2 % pour les emprunts de l’État allemand.
Puisque le levier idéologique, grâce auquel le cours régressif de la politique économique et sociale a
été justifié, s’est appuyé sur l’objet que constituent la dette et les déficits, nous les évoquons à présent
dans les termes qui sont ceux fréquemment employés du « risque de contagion ».
3. Un risque de contagion ?
Avec 2 % du Pib européen, la Grèce serait en mesure de faire vaciller l’édifice européen… La thèse
d’une Grèce « laboratoire » exploratoire me semblerait plus convaincante.
L’image de la contagion est celle d’un virus qui naît quelque part puis se propage. Mais quel virus est
né en Grèce, autre, bien sûr, que celui de la démocratie ? Certainement ni celui des déficits ni celui
de la dette.
Plutôt que de contagion, j’utiliserai une autre image : celle de la « boule de neige » : les États qui sont
en récession (cas de la Grèce depuis 4 ans) ou en faible croissance (cas des autres pays européens,
dont la France et l’Allemagne bientôt) et qui sont confrontés à une remontée de leurs taux d’intérêt
(la Grèce… la France aussi, désormais) doivent se refinancer de plus en plus cher… si bien que le
service de leur dette grève de plus en plus leur budget. Ils semblent alors contraints de baisser leurs
dépenses et/ou de relever leurs impôts (TVA, par exemple)…ce qui pèse sur l’activité économique
d’où une spirale régressive :
Faible croissance + remontée des taux = > service de la dette plus coûteux = > déficit croissant
= > hausse des impôts et/ou baisse de la dépense publique = > récession…
Ce qui est arrivé à la Grèce – cette spirale récessive - était parfaitement prévisible (je l’ai indiqué dès
le premier plan proposé par Papandreou, vérification aisée sur mon blog).
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, cela se produira en France… sauf si le peuple de ce
pays dénonce cette impasse perverse qu’on cherche à lui imposer. La question est alors la suivante :
puisqu’il s’agit d’une impasse, pourquoi les gouvernements persévérèrent-ils donc dans cette voie ?
Je réponds que c’est parce que cette machinerie est une machinerie contre les peuples et contre la démocratie. Sous prétexte de diminuer les déficits, on enclenche ou on aggrave en le sachant une récession
et on accentue l’endettement, ce qui permet de légitimer :
- La baisse des salaires (des fonctionnaires d’abord puis ceux du privé, au nom de la compétitivité) et
celle des retraites
- La décodification du droit du travail
- Les privatisations
- Le saut vers une Europe fédérale, tournant le dos à la démocratie (une gouvernance par les chiffres
plutôt que des gouvernements responsables devant les peuples).
4. Alors, que faire ?
Sortir ou non de la zone Euro ? Faire ou non défaut ?
Ce sont des questions immédiates que l’on ne peut éluder. Répondre à ces questions est une nécessité mais la pertinence de la réponse apportée dépend de la façon dont elle s’insère dans une
perspective d’ensemble.
En d’autres termes, la réponse n’a de sens que si elle est une composante d’un projet global, inscrit
ou phasé dans le temps.
Il est sûr que l’appartenance à la zone Euro, après avoir produit bien des facilités, produit aujourd’hui
des contraintes qui ne sont que trop évidentes. La tentation est grande de répondre par la positive aux
deux questions : sortir de la zone Euro donc, et faire défaut.
PARCOURS 2011-2012
161
L’exemple argentin est ici souvent mobilisé. Comme la Grèce, l’Argentine a connu les éléments suivants : dévaluation impossible (arrimage au dollar), explosion des déficits publics, spirale récessive,
intervention du FMI… Et, en effet, l’Argentine a massivement dévalué sa monnaie (le peso est détaché
du dollar) et le pays se déclare en défaut…
Alors ? Faut-il suivre l’exemple argentin ? Il faut aussi examiner les différences entre l’Argentine et la
Grèce :
L’Argentine, avant cette double rupture, a connu une croissance exceptionnellement forte pendant
près de 10 ans ; elle disposait d’un secteur exportateur agricole très puissant et souffrait d’une situation d’hyperinflation (5 000 % à la fin des années 80 !). Et elle ne faisait pas partie d’une Union
économique et monétaire (elle disposait donc encore de sa monnaie nationale, même si celle-ci était
très dévalorisée).
Le principal obstacle à une sortie de la zone Euro pour la Grèce ne me semble pas être financier, dès
lors que serait déclaré un défaut de paiement. Certes, l’État grec ne recevrait plus les aides qu’il reçoit
ou que ses banques reçoivent. Mais je rappelle que l’État grec, non seulement doit les rembourser,
mais qu’il doit s’acquitter d’une charge écrasante de la dette (7.5 % du PIB). Je précise aussi que les
plans d’aide successifs (chèrement payés en termes de « contreparties ») ont surtout permis à Athènes
d’honorer ses paiements pour préserver le système financier.
Est-ce le seul objectif d’un gouvernement ?
Le vrai problème me semble être ailleurs.
La sortie de la zone Euro signifie le retour de la drachme. La nouvelle drachme serait sans doute immédiatement fortement dépréciée par rapport à l’Euro et au dollar… ce qui entraînera ou entraînerait
une très forte augmentation du prix de tous les produits que la Grèce importe. Or une part de ces produits est difficilement compressible car les Grecs en ont besoin et ils ne les produisent pas ou plus. La
désindustrialisation de la Grèce va alors révéler sa principale conséquence, sa principale expression :
l’appauvrissement du pays.
Alors que faire ?
La réponse doit être inscrite dans le temps, doit comporter des étapes. Les mesures d’urgence et de
moyen terme ne doivent pas être mises sur le même plan que les mesures de long terme.
1. Mesures d’urgence et mesures de moyen-terme
À court terme, le défaut de paiement semble souhaitable ainsi que la sortie de la zone Euro.
Dans le même temps, le gouvernement doit stopper net la politique d’austérité et, au contraire,
prendre des mesures de soutien de l’économie.
Un audit de la dette doit être entrepris et pendant ce temps la dette doit être gelée.
162
Comme l’a écrit récemment un économiste français, François Chesnais3, un audit citoyen de la dette
est avant tout un acte politique : faire pénétrer le peuple là où il n’est surtout pas convié : dans le
monde de la finance.
Les banques devront être nationalisées et la Banque de Grèce devra financer l’État mais aussi garantir
les avoirs des déposants afin d’éviter les paniques bancaires et les fuites massives de capitaux
À terme, s’agissant de la dette :
La dette étrangère « incontestable » devra être renégociée avec les créanciers.
La dette grecque (détenue par des résidents grecs) devra progressivement se substituer à la dette
étrangère. Les nouveaux emprunts grecs devront faire appel prioritairement à l’épargne nationale, y
compris à l’épargne populaire. La perspective est bien celle d’une nationalisation progressive de la
dette (comme au Japon).
3 François Chesnais, Les dettes illégitimes. Quand les banques font main basse sur les politiques publiques, Raisons
d’Agir, 2011
Gabriel Colletis - La Grèce : laboratoire d’expérimentation pour l’Europe ?
L’introduction de la drachme nouvelle aboutira à un renchérissement du coût des importations et
donc à un choc négatif inévitable sur la demande intérieure. Probablement, la demande intérieure
pour les produits manufacturés importés reculera sensiblement. Mais dans le même temps, lorsque
ces produits existent, les produits grecs regagneront en compétitivité.
Mais ce choc sur la demande semble préférable à ceux qui résultent des plans d’austérité successifs
qui ne conduisent nulle part ailleurs que vers un asservissement et un déclin du pays.
À terme, l’objectif sera de reconstituer une offre grecque en faisant un effort d’intégration des filières.
Par exemple, entre l’agriculture et l’industrie agro-alimentaire, entre l’industrie textile grecque et l’industrie de l’habillement, dans l’industrie du bois.
Les avantages constitutionnels concédés aux armateurs devront être renégociés et les outils de solidarité entre la construction navale, la réparation navale et l’armement naval repensés.
Toute la filière du bâtiment devra être repensée pour l’orienter vers la construction de bâtiments
économes.
2. Sur le long terme : le travail de (re) construction des institutions
La Grèce comme de nombreux autres pays européens devra construire ou reconstruire ses institutions nationales et locales.
En commençant par ses services publics : écoles, hôpitaux et système de santé.
En reconstruisant le droit : droit du travail et droit social d’abord mais aussi droit de l’entreprise, droit
de la propriété.
Mais c’est l’État dans son ensemble que les Grecs devront se réapproprier. Pour cela, un seul moyen :
la démocratie directe, l’intervention directe du peuple citoyen, le demos. Pour cela, nul doute que la
Constitution devra être changée pour permettre au peuple citoyen de s’exprimer directement, sans
médiation. Ceci ne signifie pas que les partis politiques n’auraient plus de rôle. Leur rôle serait celui
de transformer la volonté du peuple en projet puis en programme de gouvernement. Les décisions
politiques majeures (sur la dette, l’impôt, les grands investissements de la Nation) seraient toujours
prises par le peuple citoyen et validées par lui.
L’économie serait, enfin, mise au service des hommes, dans le respect de la nature. Cette économie
devra répondre prioritairement non à des objectifs de compétitivité externe (une dangereuse obsession) mais aux besoins intérieurs, ce qui ne signifie nullement un repli du pays sur lui-même, au
contraire.
La synthèse est bien celle d’un projet de développement inséparable d’une démocratie refondée.
L’avenir de la Grèce s’écrira en grec.
5. Quels enseignements pour la France (conclusion)
163
L’avenir de la Grèce s’écrira en grec, de même que celui de la France sera écrit par le peuple de ce
pays. Je vais donc conclure en essayant de tirer quelques enseignements pour la France… à quelques
mois des élections présidentielles.
Le principal piège rhétorique ou politique est celui du discours sur la dette, le triple A, « le risque de
récession si l’État français perd son triple A ». Tout ceci conduirait à deux propositions très proches
(alternance sans alternative) :
- Il n’y a d’autre issue que l’austérité
- Tout ne sera pas possible… A la trappe donc les emplois jeunes, les postes d’enseignant.
Et donc, « Aux larmes citoyens pour défendre le triple A ! »
On se rappellera qu’un piège de même nature a été posé à la fin des années 70 avec la création du
SME. En 1981, lorsque le gouvernement français fraîchement élu a voulu mettre en œuvre son programme de relance, les déficits extérieurs (balance commerciale) et intérieurs (déficit public) se sont
aggravés faute d’une volonté politique de prendre le chemin de la sortie du SME.
PARCOURS 2011-2012
Ce fut alors ce que l’on a appelé le « débat interdit » : « La parole de la France a été donnée. La France
doit respecter ses engagements internationaux », nous a-t-on dit. On connaît la suite : un plan de rigueur en 82, la désindexation en 83 puis l’austérité salariale sans fin depuis.
Mutatis mutandis, la dette et les déficits, l’appartenance de la France à la zone Euro, ces nouvelles
formulations de la « contrainte extérieure », ont comme objectif de poser un verrou sur les aspirations
à une vie meilleure. Mutatis mutandis… sauf qu’entre-temps, nous avons basculé dans un capitalisme
financiarisé, c’est-à-dire un capitalisme à la fois dérégulé et autoritaire.
Le combat pour la démocratie est partout l’impératif premier.
Le fondamentalisme religieux, le retour ou le maintien de l’armée au pouvoir ne sont de bonnes solutions pour aucun pays du monde.
En Europe (en Italie, en Grèce), la désignation de gouvernements dirigés ou composés de « technocrates » n’ayant reçu aucun mandat électif est un manquement grave à la démocratie. Idem d’une gouvernance européenne renforcée par une modification des traités, fût-elle légitimée par la mascarade
que constituerait l’élection du Président de la Commission européenne au suffrage universel.
Il paraît que les marchés (qui sont-ils ? quels individus les manipulent pour leur propre avantage ?
comment ne pas faire le lien avec la croissance très forte des inégalités ?) s’inquiètent des perspectives
de croissance de la France. Eh bien rassurons-les, non en recherchant les moyens artificiels de la croissance (endettement), mais en proposant un nouveau projet de développement.
Pour cela, en France comme en Grèce, nous devons dénoncer le système actuel, les politiques qui le
sous-tendent et l’idéologie qu’elles véhiculent (l’idéologie libérale et son modèle de base : le « consensus de Washington »)
Mais les dénonciations ne suffisent plus. Il convient de reconstruire nos institutions, notre démocratie
et notre appareil productif.
Le pouvoir appartient au peuple, s’il le décide ainsi.
Débat
164
Un participant - Ce que vous avancez en tant que posture politique me semble extrêmement légitime
et me fait songer à des histoires passées, qui ont généré le coup d’État entraînant des appropriations
par des militaires sous influence extérieure. La question que je me pose est que si le peuple grec
entrait dans cette posture-là, y aurait-il pour lui un risque de faire face à cet armement, cet arsenal,
énorme pour ce petit pays, et est-ce que le peuple grec est conscient de la possibilité d’un affrontement avec les militaires, et est-ce que ce peuple se sent posséder cette capacité militante nécessaire,
et par contrecoup, ce qui pourrait nous concerner également ici même dans cette salle ? Il y aura bien
à un moment une réappropriation citoyenne qui générera un refus de la situation.
Gabriel Colletis - Avant de répondre à cette question particulière, je vous rappelle qu’avant de donner sa démission, le premier ministre grec a limogé tout l’État-major, certains commentateurs ont
expliqué que c’était l’usage à chaque changement de gouvernement, je considère cette explication
un peu courte et cela m’a surpris comme d’autres l’ont été. Mais, plusieurs choses doivent être dites.
D’abord, contrairement à la France, le service militaire que je préfère nommer service national existe
encore, le contingent constitué d’une majorité d’appelés aux côtés de professionnels offre ainsi une
bonne garantie de démocratie (et pour ma part, dans notre pays, je regrette la suppression du service
national même si je peux comprendre qu’ayant été jeune je n’ai pas eu d’appétence particulière « pour
aller faire le mariole pendant un an »). Je pense que le risque le plus important n’est pas le risque
militaire mais et c’est beaucoup plus grave et beaucoup plus palpable, il s’agit du risque de guerre
Gabriel Colletis - La Grèce : laboratoire d’expérimentation pour l’Europe ?
civile : à force de déconstruire le droit du travail, à force de mettre les salariés en concurrence, à force
de produire une situation économique caractérisée par un taux de chômage d’au moins 20 %, qui
double chez les jeunes, avec une population immigrée importante dans les grandes villes grecques.
Non responsable de cet état de fait, la population est néanmoins la cible de tensions urbaines, dans les
gares par exemple, préludant peut-être à une explosion généralisée des contestations sociales. ? Alors,
que faire, devant ce face à face des Grecs les uns contre les autres ? La seule réponse est de défendre
la démocratie et les institutions, partout, et en premier lieu de défendre le droit en s’opposant à ceux
qui déconstruisent les conventions collectives au profit d’accords d’entreprises qui balayent le code
du travail et poussent aux conflits en introduisant des ferments de division entre les salariés. En Grèce
comme en France, comme partout, il s’agit de défendre le Droit : « La liberté opprime, le droit (la loi)
protège », il faut se souvenir de ce qu’a affirmé un de nos grands philosophes (Lacordaire)
Une participante - Vous décrivez un peuple grec en plein dérapage, et je me pose la question : comment se fait-il que la Grèce, qui avec ses penseurs a servi de modèle et de fondement à tout l’occident,
n’ait pas aujourd’hui de grandes voix, de leaders intellectuels capables de proposer, d’entraîner une
dynamique de sursaut, en somme pour changer les choses ?
Gabriel Colletis - En Grèce, comme en France, aux États-Unis et ailleurs, il y a des gens qui réfléchissent et qui pensent, mais le problème est que l’on ne les entend pas parce que tout simplement on
leur donne presque jamais la parole. Et si parfois ils l’obtiennent, c’est pour répondre en une minute.
Interviewé à France-info comme spécialiste de l’industrie française, on m’a octroyé une minute pour
proposer des solutions et en débattre, comment voulez-vous répondre sérieusement en 45 secondes
à des slogans du type « x millions de chômeurs = x millions d’immigrés ». Donc on ne donne pas la
parole à ceux qui pensent autrement parce que tout simplement nous avons affaire à un système qui
fonctionne avec un certain nombre de chiens de garde. Parmi eux (mais je ne jette pas l’opprobre sur
toute la profession), figurent des journalistes, pas la majorité d’entre eux. Il est nécessaire de donner,
comme le GREP le fait pour moi, la possibilité à divers économistes et chercheurs en sciences sociales
de s’exprimer, et je dois vous déclarer mon bonheur d’être parmi vous pour pouvoir le faire, comme
je le fais également sur mon Blog dans Médiapart ou dans d’autres publications comme Marianne.
Par contre les grands médias nous restent inaccessibles. Cette exclusion constitue un grave problème,
c’est celui de la démocratie. Mais, attention, ceux qui réfléchissent existent !
Un participant - La dette doit être analysée dans une optique permettant de faire émerger par une éducation populaire adéquate les moyens de lutter contre le système. Une nouvelle explication de texte
affirmant la nécessité d’avoir une bonne dette pour satisfaire les besoins qui sont énormes comme le
travail, l’éducation, la santé, doit être entreprise pour convaincre chacun de nous à partir de nos problèmes, en France comme en Europe que c’est nous qui détenons la solution si nous pensons qu’il est
possible par une remise en cause personnelle de changer les choses. Je m’y consacre dans l’entreprise
où je travaille. Comme le rappelle le responsable de la soirée, le GREP participe à ce mouvement en
organisant conférences et débats.
Gabriel Colletis - Vous avez eu raison de mentionner l’éducation populaire car la démocratie, c’est partout et elle ne se joue pas uniquement au moment des élections. C’est un moment important, certes,
mais beaucoup de gens assimilent démocratie et démocratie électorale, alors que la démocratie c’est
la prise en main, comme vous l’avez souligné justement, de leur destin par les gens eux-mêmes, et
cela s’exerce partout, dans l’entreprise, à l’école, à l’université, dans les quartiers et ce n’est que par
une démocratie directe forte que l’on peut parvenir à une démocratie représentative de qualité. Une
démocratie parlementaire de qualité vivant sur les décombres de la démocratie directe est une illusion voire une perversité.
Un participant - La croissance et la croissance économique dans les pays développés ne posent-elles
pas le problème d’un changement de schéma, d’un changement de « logiciel » pour affronter des
bouleversements qui ne seront pas comparables à ceux qui sont intervenus pendant les Trente Glorieuses ? Et comment-allons nous faire, notamment comment analyser l’interaction de la dette et du
PIB ?
PARCOURS 2011-2012
165
Gabriel Colletis - Je ne confonds pas croissance et développement, je n’ai pas parlé de projet national
de croissance mais de projet national de développement ; et il ne s’agit pas de faire du PIB pour du
PIB. Pour cela, avant de s’engouffrer dans le mythe de la décroissance, admettons ensemble que les
besoins sont gigantesques et bien sûr, au risque d’enfoncer des portes ouvertes, je pourrais vous
parler de ceux du tiers-monde mais je parle des besoins de notre pays. Ces besoins que j’ai à peine
esquissés dans mon exposé, concernent tous les secteurs d’activité en rapport avec les services publics : en Grèce comme en France, émanant de millions de mal-logés, éclate une énorme demande
de logements de haute qualité environnementale et économes en énergie, besoins en transports,
en éducation, de santé. Dire que ces besoins sont satisfaits, je n’y adhérerai jamais tout en déplorant
notre société d’hyperconsommation qui favorise, dans les hypermarchés, l’achat à tort et à travers de
produits de mauvaise qualité, fabriqués selon des conditions sociales inacceptables dans des pays de
délocalisation. On ne peut pas dire que la société française vit dans un luxe inouï et qu’elle n’a plus
besoin de rien. Ces besoins qui relèvent de l’ordre du fondamental justifient pleinement la nécessité
de ce projet national de développement. La satisfaction de ces besoins sociaux doit s’exécuter en
allégeant l’empreinte sur la nature, car le butin prélevé sur elle reste injustifiable et de toute façon
impossible dans la durée. Il va falloir réinventer la relation de l’homme à la nature mais cela ne se fera
pas dans un capitalisme qui financiarise après avoir dégradé puis marchandisé tous les biens communs naturels, Ceci fait référence au marché des droits à polluer. Le ratio dette/PIB sans précision de
l’origine État ou nation de la dette, avec un numérateur qui est un stock et un dénominateur qui est
un flux n’a évidemment aucun sens. Je suis d’accord avec vous.
Un participant - J’apprécie la qualité des échanges qui se déroulent ici, et je me demande, dans le
cadre de la démocratie participative, pourquoi ne pas porter ce type de débat sur la place publique
(qui lui serait gratuit).
Gabriel Colletis - Un débat sur la place publique : tout de suite, sortons si vous le voulez. Quant au
débat gratuit, j’espère que vous n’imaginez pas que je suis payé, parce que je ne le suis pas, (principe
intangible du GREP depuis toujours quelque soit l’intervenant. NDT). Alors, démultiplions les débats, partout, comme le faisaient les Grecs dans les Agoras, (mais déjà souvent présent, je ne voudrais
pas souffrir le reproche de l’être trop !)
Un participant - Et l’Europe ? Que devient-elle ? Autre question : la Grèce peut-elle déclarer le défaut de
paiement sans pour autant sortir ipso facto de l’Euro ?
166
Gabriel Colletis - Défaut de paiement et sortie de l’Euro sont, pour ma part, deux décisions inséparables, indissociables, mais l’important est de savoir qui prend l’initiative de la décision. On peut
évidemment, si vous n’êtes pas convaincu de la non-dissociation, en discuter. Il est beaucoup plus
sage pour les Grecs de prendre eux-mêmes l’initiative que de la laisser prendre à leur place. Pour
l‘Europe, je suis comme la grande majorité d’entre vous un Européen convaincu, simplement, depuis
maintenant deux décennies au moins, l’Europe qui s’est construite possède plusieurs caractéristiques
d’une Europe des banquiers. J’ai voté contre le traité de Maastricht car aucun des cinq critères de
convergence n’était de nature sociale et économique mais monétaire et financière. S’il est utile de les
rappeler : 1) on calcule la moyenne des 3 taux d’intérêt les plus faibles, un pays est déclaré convergent
selon ce critère si ses propres taux ne dépassent pas cette moyenne de plus d’un point et demi. Voilà
un critère exclusivement financier - 2) Le rythme de hausse des prix est régi par le même principe que
le précédant. - 3) le déficit public ne doit pas excéder 3 % du PIB-4) L’endettement public est limité
à 60 % du PIB-5) Enfin le taux de change devait avoir été stable pendant au moins les trois ans précédant l’adhésion au système Euro. Du rythme de la croissance économique, du PIB, de l’équilibre ou
du déséquilibre de la balance commerciale, du taux de chômage, RIEN n’est dit, RIEN, sur le social.
L’affaire du traité était donc mal engagée car il aurait fallu au moins panacher critères économiques
et critères financiers.
Du point de vue constitutionnel, depuis plus de vingt ans, nous vivons l’éloignement progressif des
principes de la démocratie pour nous diriger vers une formule « Surveiller et Punir » : je surveille donc,
et je punis, pour aboutir à une gouvernance (je ne dis pas gouvernement) par les nombres et c’est là le
Gabriel Colletis - La Grèce : laboratoire d’expérimentation pour l’Europe ?
paroxysme kafkaïen. En effet je préfère de loin un gouvernement arbitraire avec des zones d’appréciation politiques des situations, à la terrible automaticité de cette gouvernance par les nombres si éloignée des peuples (je ne citerai pas ici de remarquables analyses d’économistes et de philosophes plus
qualifiés). Et ce n’est pas en proposant d’élire le Président de la commission européenne au suffrage
universel, comme vient de le faire le ministre allemand des finances, qu’on changera quoi que ce soit,
cette élection serait une mascarade. Il nous faut retrouver les sources même de notre démocratie,
faire renaître l’expression des peuples. La seule Europe possible, c’est l’Europe des nations, l’Europe
des peuples, et j’affirme totalement mon opposition à une Europe fédérale, intégrée, dirigée par la
Commission et l’Euro-groupe que les grands groupes financiers ont mis en œuvre. Dans le livre qui
sera publié mi février 2012, intitulé « L’Urgence Industrielle », je plaide pour un protectionnisme européen, tout en précisant que je ne fais pas du protectionnisme le projet politique de l’Europe. D’abord
penser sa finalité et constituer politiquement le projet et ensuite le protéger en mettant en place des
normes sociales et environnementales dépassant le niveau d’un pays comme la France, par exemple.
Car, si nous tentons de le faire isolément, il se produira un processus très simple, que ferons-nous de
l’arrivée des importations arrivant chez nous via l’Allemagne, via l’Italie, via l’Espagne ? Alors arrêter
ces importations signifierait déconstruire tout l’Europe en remontant jusqu’au Marché Commun de
1957, cette option politique serait irresponsable et je la refuse.
Un participant - Glané sur un site d’information un article faisait état de la capacité pour la France de
décider unilatéralement l’équivalence 1 Franc = 1 euro : pourquoi la Grèce ne pourrait-elle faire la
même chose ? Et de quelles solutions pouvons-nous disposer, nous simples citoyens, pour faire face
aux financiers ?
Gabriel Colletis - Il est tout à fait clair que la Grèce peut sortir, doit sortir et devrait sortir de la zone
Euro. Elle devra alors réintroduire une monnaie, la Drachme nouvelle, de la même manière, que si
la France devait sortir de la zone Euro, naîtrait un Franc nouveau. Techniquement cela, pour un pays
comme pour l’autre, ne pose aucun problème, à une seule condition près, l’abrogation simultanée
de la loi de 1973 interdisant à la banque nationale de financer l’État. Sinon, c’est impossible. Il faut
donc réquisitionner les banques centrales pour le financement des États et en même temps solliciter l’épargne populaire. La démonstration vient d’en être faite en Belgique par le lancement d’un
emprunt parfaitement souscrit par la population qui, le même jour, manifestait massivement contre
l’austérité et nous donnait ainsi une extraordinaire leçon de démocratie et de sagesse du peuple. Ce
peuple n’a pas eu besoin d’experts pour comprendre cette double nécessité, souscrire et défiler.
Ce qui nous manque, c’est un projet national de développement sachant articuler démocratie directe,
renouveau des activités productives, sens du produire ensemble et travail. Il ne s’agit surtout pas de
travailler plus pour gagner plus, mais d’exercer ce travail selon la reconnaissance des compétences
des salariés, compétences niées depuis plus de trente ans. Il ne faut pas considérer le travail comme
une charge ayant un coût prohibitif, qui le rend non compétitif, comme une servitude même, mais
au contraire comme un potentiel de création, un potentiel subjectif qui a besoin d’être mis en valeur. Imaginer que les entreprises vont pouvoir continuer d’innover, de fabriquer de bons produits,
d’investir dans de nouvelles technologies sans jamais reconnaître les compétences de ceux qui y travaillent est un non-sens. Dans les années 60, le compromis concédé entre les exigences de taylorisme
et de parcellisation des tâches pour favoriser les gains de productivité et leur répartition sous forme
d’augmentation des salaires fut fondamental mais il ne s’agit pas aujourd’hui de le répéter dans une
société autre : La compétitivité ne doit pas se jouer, ne peut plus se jouer sur les prix et la maîtrise
des coûts car la France n’a aucune chance de pouvoir résister à la pression des pays dits émergents
sur le terrain du différentiel de productivité et du différentiel de charges salariales. Ce combat est
perdu d’avance, et le bon compromis actuel serait de reconnaître en entreprise les compétences individuelles et collectives pour se placer sur la recherche de la qualité et de l’adéquation des produits
fabriqués aux besoins immenses. C’est seulement quand ce bon compromis aura été trouvé que la
finance reviendra à sa place dans l’économie.
L’idée que la recherche de nouvelles régulations financières doit précéder la ré-articulation de l’économique et du social est un contresens. D’abord reconnaître les compétences des salarié(e)s pour
PARCOURS 2011-2012
167
permettre des stratégies positives d’innovation avant d’envisager avec succès les régulations qui remettront la financiarisation à sa place, comme cela se fit dans d’autres pays (le New Deal, des années
30 de Roosevelt).
Pour la Drachme, la Grèce, hélas, sera nue, et le jour de sa réintroduction, cette monnaie serait dépréciée de 50 à 60 % entrainant un appauvrissement car son niveau de consommation est lié à son niveau
de production et sans les adjuvants des aides et des prêts, la production chute mécaniquement : il lui
faudra 30 ans, une génération entière pour se reconstruire. La perspective d’un projet de développement démocratique pensé par les Grecs eux-mêmes pour déployer les forces productives, avec la
reconquête des institutions, et de l’investissement dans l’éducation, la santé, les services publics en
général, me paraît plus enthousiasmante que celle de l’acceptation du déclin et de la spirale sans fin
de la récession.
Un participant - tout en étant d’accord sur le projet de développement, j’ai le sentiment qu’il existe un
obstacle insurmontable, celui de la tension des temporalités, entre le temps immédiat du libéralisme et
le temps long de la réflexion démocratique. Qui aujourd’hui a le pouvoir opère dans l’immédiateté. Or
vous dites qu’il faudra faire face à un degré d’urgence non négligeable, alors est-ce que l’on a le temps
de reconstruire ? Est-ce possible dans la mesure où les détenteurs du pouvoir nient cette démarche de
l’observation et du temps long ? Je pense à la rencontre de Durban qui n’a pas été capable de faire un
pas vers une nouvelle pensée du monde en particulier la réconciliation de l’homme et de la nature.
Gabriel Colletis - La question des temporalités est, de mon point de vue, absolument centrale et dans
un de nos livres que Georges Zachariou dans sa présentation a bien voulu signaler « Les nouveaux
horizons du capitalisme », je mets l’accent sur le choc de temporalité entre le très court terme de la
finance et le temps long indispensable aux humains pour l’exercice de la démocratie et le développement de leurs capacités productives, pour leur éducation et leur culture et en même temps pour leur
relation à la nature qui elle-même ne supporte pas le court terme et relève du temps long. De ce point
de vue le marché des droits à polluer est d’une extraordinaire perversité.
168
Pour assumer ce choc de temporalités, il n’y a, de mon point de vue, aucune autre solution, que
d’agir à la fois sur le volatil, c’est-à-dire le capital financier, et sur ce qui doit être mobile, c’est-à-dire
le travail ; En effet le capital prélève sa rente parce qu’il est volatil et sa volatilité sans frein le pousse à
se déplacer sans arrêt, d’un pays à l’autre, obligeant leurs gouvernements à baisser leur fiscalité, pour
augmenter la part des actionnaires. Impérativement, il faut introduire des retardateurs temporels,
grains de sable ou gros cailloux, dans les engrenages trop bien huilés de la finance actuelle. Réaliser
cette belle idée de la taxe sur la spéculation financière exige de prendre des décisions qui ne sont pas
techniques mais de caractère politique. Réintroduire une fiscalité différenciée forte comme autrefois
avait existé une différence de taux entre les bénéfices réinvestis et ceux distribués sous forme de
dividendes ; Aujourd’hui, la part des dividendes distribués, sans citer mes nombreux chiffres, a considérablement augmenté au détriment de l’investissement.
De même, le fait que le vendeur d’une action, qu’il l’ait gardée une seconde ou dix ans, paye la même
taxe sur la plus-value réalisée, (et je passe, faute de temps, sur les ventes à découvert d’actions),
montre la nécessité d’une fiscalité extrêmement progressive qui irait jusqu’à massacrer de taxes ces
spéculateurs des temps très courts (pratique du trading haute fréquence). Est-il juste ou normal que
le droit de vote dans une AG d’actionnaires ne soit pas calculé au prorata de la durée de détention
des titres ? Ce début d inventaire d’exemples possibles de retardateurs temporels pourrait être complété par une quinzaine d’autres. Le but est que la finance, du fait de sa volatilité, ne se comporte pas
comme un gaz mais comme un liquide : la marche de l’économie a besoin de liquidités financières
D’autre part, la mobilité du travail doit être accrue, mais aujourd’hui il s’agit d’une mobilité par défaut,
une mobilité spatiale (pas de travail ici, mais à 500 ou 5 000 kilomètres, oui). La bonne mobilité est la
mobilité professionnelle de personnes disposant de compétences qui leur permettent de passer d’un
projet à un autre, d’une situation de travail à une autre, privilégiant, au lieu de l’attachement routinier
à des tâches répétitives, l’utilisation de la subjectivité et de l’expérience des travailleurs pour résoudre
des problèmes inédits. « Réfléchir plutôt que laisser sa cervelle au vestiaire » aurait dit Adam Smith.
Gabriel Colletis - La Grèce : laboratoire d’expérimentation pour l’Europe ?
Ces tâches gigantesques nous incombent, à nous, car si la société civile parvient à construire ses
propres compromis et à rendre majoritaires des idées alors faisons confiance aux institutions d’intermédiation, c’est-à-dire les corps intermédiaires, syndicats et partis politiques, (c’est leur rôle), pour
les transformer en programmes qui seront le moment venu soumis au processus de démocratie élective. Ainsi se restaurera le lien entre démocratie directe et démocratie
Une participante - Dans une période de crise, le développement culturel de l’Europe est une question
oubliée, ce qui m’inquiète un peu. Comment se fait-il, par exemple qu’on ne puisse pas imaginer un
jumelage interuniversitaire européen permettant de porter et d’amplifier des débats comme celuici avec l’appoint collectif d’experts, chercheurs, enseignants confrontant leurs divers points de vue
dans des colloques, des symposiums et qui pourraient servir l’émulation citoyenne dont nous avons
besoin. Cela nous ferait du bien.
Gabriel Colletis - Heureusement, nous faisons ce type de rencontres, peut-être pas assez, mais on ne
nous pousse pas à le faire car à l’université, nous sommes en compétition les uns avec les autres, et les
universités sont classées internationalement (Shanghai). Cette compétition s’appuie sur le nombre
de publications dans des revues homologuées : ainsi, la conférence-débat citoyenne que j’anime aujourd’hui ne figurera certainement pas dans mon curriculum de chercheurs car elle ne sera pas reconnue scientifiquement, (car ce qui compte est de publier dans des revues à comité de lecture).
Une participante - L’école n’est-elle pas responsable du fait que les citoyens en général ne réfléchissent
pas ?
Gabriel Colletis - Comme professeur d’économie, je suis censé enseigner à mes étudiants des lois,
mais le problème c’est qu’il n’y a pas de lois en économie comme sans doute il en existe en physique
ou en chimie, parce que l’économie est une science sociale dont les savoirs doivent être en permanence interrogés. Et quant vous entendez un économiste, du haut de sa superbe, dire « La théorie
économique nous enseigne que… », éteignez la radio, car en fait c’est un idéologue sans autorité
scientifique qui propage des savoirs imposés sous forme scientifique. Ce que je suis venu faire ici,
c’est vous proposer une certaine vision de l’économie, de mettre en débat un certain nombre d’éléments, je ne détiens pas un savoir universel. Mais alors, qui le détient ? Nous tous.
Le 10 décembre 2011
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Gabriel Colletis
est Professeur agrégé d’économie à l’Université Toulouse 1 et Président du
Conseil de laboratoire du LEREPS (dont il a été 2 ans le directeur, responsabilité tournante au
sein du LEREPS).
Il a codirigé (avec Bernard Paulré) un ouvrage collectif « Les nouveaux horizons du capitalisme.
Valeurs, pouvoirs et institution » s (Economica, 2008).
Il vient de publier « L’urgence industrielle » (éditions Le Bord de l’eau, coll. « Retour à l’économie politique », février 2012)
PARCOURS 2011-2012