RESPONSABILITÉS ET ASSURANCES DES ARCHITECTES ET

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RESPONSABILITÉS ET ASSURANCES DES ARCHITECTES ET
RESPONSABILITÉS ET ASSURANCES
DES ARCHITECTES
ET DES AUTRES INTERVENANTS
À L’ACTE DE BÂTIR
Janvier 1999
©
AR-CO
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moyennant la mention complète de sa provenance.
RESPONSABILITÉS ET ASSURANCES
DES ARCHITECTES
ET DES AUTRES INTERVENANTS
À L’ACTE DE BÂTIR
Janvier 1999
Conseil d'Administration
Jacques ARON, Président
Daniel CRAET, Vice-Président
Jacques DE BREUCK, Administrateur délégué
Fredy MOUREAU, Administrateur délégué
Hugo DUBOIS, Membre du Comité de Direction
Jo.F. DRAPS, Membre du Comité de Direction
Jean-Marie FAUCONNIER, Membre du Comité de
Direction
Armand SEGERS, Membre du Comité de Direction
Jacques BLONDIAU, Administrateur
Bernard HEMELEERS, Administrateur
Jean-Pierre SAINTENOIS, Administrateur
AVANT-PROPOS
La compagnie d’assurances AR-CO a été fondée le
11 juillet 1962 sous forme de société coopérative.
Elle a acquis depuis lors une expérience précieuse
notamment en matière d’assurance de la responsabilité civile professionnelle des concepteurs. Elle
offre toutes les garanties souhaitables de stabilité et
s’est entourée d’une équipe d’avocats et d’experts
spécialisés dans le droit de la construction.
En raison de sa nature particulière et de ses liens
anciens avec les professions d’architecte et d’ingénieur, l’AR-CO n’entend pas être uniquement une
société commerciale. Elle a un devoir à remplir à
l’égard de ses coopérateurs associés, de ses assurés,
et plus largement des différents auteurs de projet.
Elle n’a pas seulement le souci d’actualiser régulièrement les polices, afin d’offrir aux assurés des couvertures proportionnées aux risques encourus, mais
aussi celui d’étudier de façon générale l’évolution de
la responsabilité des concepteurs.
Nous pensons que le moment est venu de rendre
l’ensemble des concepteurs et leurs organisations
professionnelles conscients de dérives inquiétantes
dans les risques supportés par les auteurs de projet,
5
et particulièrement par ceux qui exercent la profession d’architecte. La législation et la jurisprudence
belges créent un déséquilibre croissant entre les responsabilités des différents intervenants à l’acte de
bâtir. Contrairement à l’évolution récente de pays
européens qui définissent l’ensemble des responsabilités et garanties dans le secteur de la
construction, la situation du pays révèle une série
d’anomalies : des intervenants sont obligés d’offrir
des garanties auxquelles d’autres ne sont pas tenus,
où auxquelles ils peuvent se dérober.
Quand des professionnels sont appelés à suppléer
aux carences des autres, le coût de leur assurance
s’en ressentira nécessairement. L’AR-CO s’est toujours préoccupée d’offrir un service de qualité à un
prix acceptable pour les assurés. C’est pourquoi
nous voulons attirer l’attention sur les différentes
raisons qui contribuent ensemble à la croissance de
la part d’intervention des concepteurs, surtout
architectes, dans les sinistres de la construction.
Vouloir protéger le consommateur est sans doute un
objectif social louable ; il ne faudrait cependant pas
qu’il soit atteint au prix d’injustices commises à
l’égard de certaines catégories d’intervenants
soucieux de donner aux maîtres d’ouvrage une réelle
protection. Tel est pourtant bien le cas en Belgique,
comme nous croyons l’avoir montré dans cette
publication.
6
Mes prédécesseurs, le fondateur de l’AR-CO, le
Président Édouard Draps et son successeur, le
Président Jean Verschuere, ont toujours eu ce souci
d’information professionnelle, de manière à contribuer dans la mesure de nos moyens à l’évolution du
secteur de la construction. C’est en commençant par
informer complètement les concepteurs eux-mêmes
que l’on peut espérer sensibiliser l’opinion
publique, ses représentants, et les autorités
responsables sur une situation dangereuse, voire
préjudiciable à nos professionnels au moment de
l’ouverture des frontières de l’Europe. Certes, il
faudra du temps pour harmoniser l’héritage
historique de pays dans lesquels les responsabilités
des intervenants sont très différentes. Prenons dès
lors le parti de faire évo-luer la Belgique dans le
sens des recommandations qui s’imposeront demain
en Europe : la défense de l’utilisateur, grâce à
l’implication équilibrée de tous les participants à
l’acte de bâtir.
Jacques Aron
Président
RESPONSABILITÉS ET ASSURANCES DES ARCHITECTES
ET DES AUTRES INTERVENANTS À L’ACTE DE BÂTIR
Dans un souci d’information générale sur des
questions qui intéressent les architectes et les autres
concepteurs, il nous a paru utile de faire le point des
tendances qui se dessinent en Europe dans le
secteur de la construction et de les comparer à la
situation belge.
L’ÉVOLUTION EN EUROPE
L’économie de marché et sa régulation
La création du Marché commun et ensuite de
l’Union européenne n’ont fait que confirmer et renforcer les tendances générales à réguler un espace
sans frontières, ouvert à la libre circulation des
marchandises, des personnes, des services et des
capitaux, par des mesures de protection et de
défense des consommateurs. Les garanties de
qualité appa-raissent même comme la condition de
l’acceptation d’un marché unique par les
consommateurs. À l’horizon se profile l’idéal d’une
société sans risques majeurs ou à risques contrôlés
9
pour le consommateur. Si les produits offerts sur le
marché devaient cepen-dant présenter des défauts,
le consommateur se voit octroyer un véritable droit à
la réparation rapide du préjudice subi.
Le secteur de la construction
L’orientation économique décrite ci-dessus se
traduit également dans le secteur de la construction.
Le bâtiment y est de plus en plus assimilé à un bien
de consommation dont la qualité doit être assurée. Si
des normes de qualité peuvent y être définies, la
construction demeure un processus complexe
auquel participent de nombreux intervenants. Aux
acteurs déjà anciens, sont venus s’ajouter des
intervenants nouveaux qui entraînent parfois une
véritable mutation du secteur. La définition des
tâches de tous les intervenants — anciens et
nouveaux — à l’acte de bâtir, mais surtout de leurs
responsabilités et des garanties qui y sont attachées,
rentre dès lors dans le souci général de protection du
consommateur.
Une
harmonisation
des
réglementations européennes en la matière est
inévitable et, bien qu’elle ne se dessine que
progressivement, de nombreux pays semblent
anticiper le mouvement par des initiatives souvent
intéressantes. Ces pays servent en quelque sorte de
laboratoire pour une future législation européenne.
Nous en donnerons ici deux exemples éclairants.
10
Un système unifié de responsabilités et de garanties
Depuis 20 ans, la France s’est dotée, avec la loi
du 4 janvier 1978, dite loi Spinetta, d’un système
pres-que complet d’assurances obligatoires des
désordres de la construction pendant la période de
garantie décennale. Le système combine une
assurance de dommages souscrite par le maître de
l’ouvrage et une assurance de responsabilités des
différents inter-venants constructeurs.
L’assurance des dommages permet l’indemnisation rapide de la personne lésée par le sinistre,
avant que les responsabilités des intervenants ne
soient déterminées et le montant des réparations
réparti entre eux.
Une convention de règlement de l’assurance dans
le secteur de la construction permet la répartition
des coûts entre assureurs des différents
intervenants.
Dans leur ensemble, les mécanismes mis en place
rendent pour l’essentiel le règlement des sinistres
indépendant du cours de la justice. Comme nous le
verrons plus loin par comparaison avec le cas belge,
la législation française a représenté un pas décisif
dans le sens de la protection du consommateur et
aussi d’une répartition plus équilibrée des charges
entre les différents intervenants à l’acte de bâtir.
Le législateur français a considéré qu’il devenait
d’intérêt public d’assurer globalement l’utilisateur
11
ou le consommateur du produit bâti. « La consécration dans les faits d’un droit à un habitat de qualité
qui ne soit plus limité par des frontières sociales situe
à sa véritable dimension le caractère d’intérêt public
d’un élargissement de l’obligation d’assurance à tous
les participants, sans exception. »1
Une redéfinition légale globale des tâches, responsabilités et garanties
Le parlement espagnol est saisi en ce moment d’un
avant-projet de loi du 21 septembre 1998 sur l’organisation de la construction.2 Cette législation se
donne pour objectif prioritaire de réguler le
processus de construction en actualisant et en
complétant la situa-tion légale des agents qui y
interviennent, en fixant leurs obligations et
responsabilités, de façon à offrir aux usagers les
garanties de qualité requises. Sont visées, toutes les
personnes physiques ou morales qui participent à ce
processus. Du promoteur — toute personne physique
ou morale, publique ou privée, qui,
individuellement ou collectivement, programme et
_____
1 Cité dans : Pierre Maurin, Connaître et comprendre l’assurance
construction, Publications professionnelles Valmy, Paris, 1996,
p. 142.
2 Ministerio de Fomento, Anteproyeto de ley de ordenación de la
edificación, 21.09.1998.
12
finance, de ses ressources propres ou non, les
travaux de construction — aux propriétaires et utilisateurs, défilent les intervenants successifs liés à la
conception ou à l’exécution des travaux, les organismes de contrôle de qualité, sans oublier les fabricants et fournisseurs de matériaux. Chacun d’eux est
défini par le rôle qu’il joue dans le processus global.
L’avant-projet de loi précise les responsabilités et
obligations de garantie des intervenants. Les périodes légales de garantie s’étendent respectivement
sur 1, 3 ou 10 ans, la responsabilité décennale se
ramenant comme à l’origine aux dégâts matériels
affectant la solidité et la stabilité du bâtiment.
L’ÉVOLUTION EN BELGIQUE
Le secteur de la construction
Les responsabilités des différents intervenants à
l’acte de bâtir reposent sur une doctrine et une jurisprudence déjà abondantes mais en constante évolution, surtout en ce qui concerne les acteurs dont les
rôles sont traditionnellement définis. Il n’en va pas
de même en ce qui concerne les intervenants plus
récents, investisseurs de capitaux dans le secteur de
la construction, qui anticipent voire stimulent les
besoins : les promoteurs sous toutes leurs formes, et
les services d’études qui y sont liés. Une redéfinition
légale des tâches et responsabilités de tous ces
13
intervenants serait souhaitable.
14
Il n’existe pas d’obligation générale d’assurance
des différents intervenants, la couverture des
risques étant laissée à l’appréciation de chacun
d’eux : maîtres de l’ouvrage de type classique, privés
ou publics, promoteurs, concepteurs, entrepreneurs,
fabricants et négociants de matériaux, etc.
Les intervenants assurent leurs responsabilités
pour l’ensemble de leur carrière ou de leurs missions, par édifice, ou dans le cadre d’assurances
globales plus ou moins étendues. Nous examinerons
ci-après les particularités de l’assurance des
architectes.
Le cas particulier des architectes
Responsabilités des architectes
L’assurance des architectes a pour objet de
couvrir l’ensemble de leurs responsabilités, à savoir
:
— la responsabilité contractuelle. En cas
d’exécu-tion de travaux, celle-ci s’étend
contractuellement jusqu’à la réception provisoire ;
— la responsabilité décennale à l’égard du maître
de l’ouvrage, à dater de la réception provisoire ;
— la responsabilité civile extra-contractuelle, à
_____
3 Marcel Fontaine, Droit des assurances, Larcier, Bruxelles,
1996, p. 297.
15
l’exclusion de la responsabilité visée par la législation sur les assurances obligatoires des véhicules
automoteurs et de la responsabilité de l’assuré
envers son personnel.
16
En principe, les contrats d’assurance de ces responsabilités « ont pour objet de garantir l’assuré
contre toute demande en réparation fondée sur la
survenance du dommage prévu au contrat, et de tenir,
dans les limites de la garantie, son patrimoine
indemne de toute dette résultant d’une responsabilité
établie. » (article 77 de la loi du 25 juin 1992 sur les
assurances terrestres, modifiée par la loi du 16 mars
1994).
L’assurance de la responsabilité professionnelle
est une assurance de dommage à caractère
indemnitaire, c’est-à-dire qu’elle vise à indemniser
la personne lésée par le dommage.
Sur le plan du droit, « En règle générale, une
responsabilité est illimitée. C’est le cas en droit
commun, notamment pour les responsabilités
organisées aux articles 1382 à 1386 du Code civil. »3
Ces articles s’appliquent à la responsabilité professionnelle de l’architecte. Nous verrons plus loin
que les contrats d’assurances limitent de fait l’intervention de l’assureur, tant pour les dommages matériels que corporels.
17
L’obligation d’assurance des architectes
Le Règlement de déontologie de l’Ordre des
Architectes, approuvé par arrêté royal le 18 avril
1985 (Moniteur belge du 8 mai 1985), a prévu dans
son article 15 ce qui suit :
« L’architecte travaillant seul, en association ou en
société, assure sa responsabilité professionnelle, y
compris sa responsabilité décennale. »
De ce fait, la doctrine a déduit que l’assurance de
l’architecte était désormais obligatoire. Elle est
d’ail-leurs reprise dans la liste des assurances
obligatoires de l’Office de Contrôle des Assurances
(OCA).
Le Conseil national de l’Ordre des Architectes a
approuvé le 26 mars 1993 une « Recommandation
relative à la mise en application de l’article 15 du
Règlement de déontologie (Assurance obligatoire) ».
L’article 1 précise que :
« La présente recommandation a pour objet de
faciliter l’exécution par les architectes de l’obligation
qui leur est ainsi faite de s’assurer, en décrivant les
conditions minimales que devrait remplir tout contrat
d’assurance de la responsabilité professionnelle de
l’architecte pour répondre aux buts fixés par l’article
15 » [du Règlement de déontologie].
Bien que, comme nous l’avons vu ci-avant, la
responsabilité de l’architecte soit illimitée, la
recommandation n’indique qu’un plafond minimal
18
d’assurance et précise en son article 9 que :
« L’architecte se doit de déterminer, en fonction de
l’importance financière de ses projets, le plafond
d’assurance adapté au risque qu’il encourt, et de
déterminer le montant de la franchise qui lui paraît
supportable. »
Dans la plupart des assurances obligatoires, le
législateur a lui-même défini les contours et les limites de l’assurance qu’il a imposée. Ceci n’est pas
le cas de l’assurance des architectes. L’obligation
qui leur est faite constitue une exception dans le domaine des professions libérales. Elle constitue aussi
une exception regrettable dans le domaine de la
construction, où la responsabilité n’est pas assumée
par des personnes mais par des sociétés de nature
commerciale.
La recommandation du 26 mars 1993 n’a pas la
force obligatoire que confère l’arrêté royal ; L’Ordre
des Architectes considère cependant qu’elle est
d’application obligatoire pour ses membres.
Assumant des responsabilités illimitées, les
architectes ne trouvent sur le marché que des assurances aux garanties limitées, vu la nécessité pour
les assureurs de pouvoir tarifer les risques encourus.
_____
4 Idem, p. 292.
5 Idem, p. 327.
19
Pour le surplus, il leur est quasi impossible
d’évaluer raisonnablement les risques encourus car
il n’y a pas de rapport nécessaire entre le montant
des travaux assurés et les dommages potentiels. Les
architectes
belges
et
leurs
héritiers,
personnellement respon-sables, sont dans
l’impossibilité de protéger valable-ment leur
patrimoine. Il en résulte des situations tragiques
dont le nombre ne peut qu’augmenter.
Conséquences de l’obligation d’assurance des
architectes
Considérations générales
L’extension constante du recours à l’assurance a
profondément modifié le droit et la jurisprudence.
Les magistrats prennent ce fait en considération, a
fortiori lorsqu’il existe une obligation d’assurance de
l’auteur du dommage.
« Le développement des assurances de responsabilités est intimement lié, par une interaction réciproque, au développement du droit de la
responsabilité elle-même. Dès que les assurances de
responsabilités se sont répandues, les tribunaux ont eu
tendance à té-moigner plus de générosité envers les
_____
6 Paul Rigaux, Le droit de l’architecte. Évolution des 20 dernières
années, Larcier, Bruxelles, 1993, p. 336.
20
victimes, le poids de l’indemnisation ne reposant plus
sur le responsable lui-même (dont la situation
personnelle, et celle de ses proches, ne laissaient pas
toujours indifférent), mais sur les réserves accumulées
d’une entreprise d’assu-rance. Cette générosité a eu
pour effet de reculer peu à peu les frontières du droit
de la responsabilité : élar-gissement de la notion de
faute, assouplissement des exigences en matière de
causalité, extension des dom-mages réparables. Le
législateur lui-même garde à l’esprit le rôle des
assurances de responsabilités lors-qu’il instaure des
systèmes de responsabilité renforcée : faute présumée,
responsabilités objectives. »4
La loi du 25 juin 1992 fait une différence importante entre les assurances obligatoires et celles qui
ne le sont pas. Dans le premier cas, elle prévoit la
possibilité d’un recours direct de la personne lésée
contre l’assureur et, dans plusieurs cas, oblige la
compagnie d’assurances à intervenir au-delà des
limites de garantie figurant au contrat. Par ailleurs,
« Comme le souci de protéger les victimes est en
général plus intense dans les assurances rendues
obligatoires, l’inopposabilité des exceptions y est plus
généreuse. »5
_____
7 Idem, p. 338.
8 M. de Smedt, L’architecte face à la responsabilité in solidum, in
L’Entreprise et le Droit, n°2-1984, p. 99.
21
Une disposition nouvelle de la loi du 25 juin 1992
met dorénavant à charge de l’assureur les frais
judiciaires et les intérêts afférents à l’indemnité due
en principal :
« L’assureur paie, même au-delà des limites de la
garantie, les frais afférents aux actions civiles ainsi
que les honoraires et les frais des avocats et experts,
mais seulement dans la mesure où ces frais ont été
exposés par lui ou avec son accord ou, en cas de
conflit d’intérêts qui ne soit pas imputable à l’assuré,
pour autant que ces frais n’aient pas été engagés de
ma-nière déraisonnable. » (article 82).
Par cette disposition, le législateur a entendu
protéger la personne lésée contre les conséquences
financières des retards judiciaires. Il reporte ces
conséquences sur l’assureur, c’est-à-dire en fin de
compte sur la prime payée par l’assuré.
Les effets pervers de l’assurance obligatoire des
seuls architectes
La condamnation in solidum
Comme nous l’avons dit plus haut, le désir de plus
en plus répandu d’indemniser à tout prix la victime
peut conduire à attribuer de préférence la responsabilité du dommage à l’intervenant le plus solvable.
_____
9 Idem, p. 104.
22
La condamnation in solidum de plusieurs intervenants est ainsi souvent prononcée.
Rappelons-en d’abord la définition : « La responsabilité in solidum est le nom que l’on donne à la
situation de plusieurs personnes redevables d’une
même réparation, parce qu’il a été préalablement
constaté et établi qu’elles ont, chacune, par la commission d’une ou plusieurs fautes, causé le même
dommage. »6
Comme l’indique le même auteur, « La construction immobilière est matière d’élection de la responsabilité in solidum en raison de l’inévitable collaboration de plusieurs à une œuvre commune. Il suffirait de pousser à l’extrême les devoirs de l’un dans la
mesure où leur objet interfère avec les obligations de
l’autre, de conférer valeur de règle absolue au
contrôle réciproque des fautes et, de surcroît, d’être
animé d’une volonté de favoriser la victime autant
que faire se peut, pour qu’un constat s’impose : un
système de responsabilité sans faute serait mis en
place, sans s’avouer tel. »7 C’est effectivement ce qui
s’est insti-tué avec les années.
Lors d’un colloque organisé par l’AR-CO en
octobre 1983, ce fait avait déjà été clairement mis en
lumière par un magistrat, nommé ultérieurement
assesseur juridique du Conseil national de l’Ordre
_____
10 Jean-Pierre Vergauwe, Le droit de l’architecture, De Boeck,
Bruxelles, 1991, p. 198.
23
des Architectes : « Il me paraît peu contestable que
l’obligation in solidum a donc en fait pour justification première, le souci de protection de la victime,
en lui évitant la gêne et les aléas d’une division des
poursuites contre plusieurs coauteurs, dont certains
peuvent être insolvables ou difficiles à atteindre. C’est
dès lors dans la perspective de son utilité sociale que
se justifie ici l’obligation in solidum. »8
Ainsi, progressivement, la condamnation in solidum, qui aurait dû être l’exception appliquée en
raison de l’impossibilité de différencier les
responsa-bilités des différents intervenants, est
devenue de pratique courante. « L’effet principal de
l’obligation in solidum est d’imposer à chacun des
auteurs des fautes distinctes et concurrentes, la
réparation globale du préjudice unique subi par la
victime avec comme corollaire, que la victime pourra
agir simultanément ou successivement contre toutes
les personnes tenues de réparer son dommage, et
ultérieurement, exécuter le jugement contre celle qui
lui paraîtra la plus solvable. »9
Il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait que les
architectes, seuls assurés obligatoires du secteur de
la construction, sont à leur tour les principales
victimes des condamnations in solidum avec des
intervenants défaillants, promoteurs, entrepreneurs,
bureaux d’études, fabricants, etc.
« L’architecte se trouve plongé dans cette situation
insoutenable et aberrante où ses partenaires obligés
24
sont des commerçants, protégés par la séparation de
leurs patrimoines avec celui de leurs entreprises, purgés de toute condamnation en cas de faillite rendant
vaine toute poursuite en responsabilité (ignorant
même l’assurance de la R.C. professionnelle) alors que
l’architecte, quant à lui, est tenu sur ses biens propres,
que les conséquences de ses obligations sont
transmises à ses héritiers et qu’il se trouve seul
solvable parce que contraint à l’assurance par le
règlement de déon-tologie.
Le déséquilibre est flagrant et l’on se rend compte
que l’in solidum frappe en fait l’architecte plus que
tout autre intervenant à l’art de bâtir. »10
Les architectes ont pris l’habitude d’insérer dans
les conventions qui les lient aux maîtres de l’ouvrage
des clauses qui incitent experts et magistrats à
procéder au partage des responsabilités, telles que :
« L’architecte n’assume pas les conséquences pécuniaires des erreurs et fautes des autres intervenants à
l’acte de bâtir. En cas de fautes des édificateurs concourant au dommage, l’architecte sera tenu de
réparer uniquement le dommage causé par sa faute à
con-currence du pourcentage correspondant au degré
de sa faute par rapport aux autres édificateurs. »
On constate que le souci de protection de la victime, érigé en véritable droit à la réparation, pousse
cependant à condamner parfois l’architecte à payer
_____
11 MAF, Informations juridiques, feuillet J15, septembre 1998.
25
la totalité du dommage (« condamnation au tout »),
dans la mesure où il peut être soutenu que la seule
faute de ce dernier a permis à elle seule l’entier
dommage.
26
L’expérience française de la loi Spinetta a bien
montré que la solvabilité accrue des partenaires de
l’architecte, depuis l’entrée en vigueur de la loi qui
les a soumis à une obligation d’assurance de la
responsabilité décennale, a sensiblement diminué la
contribution des architectes à la réparation des
dommages. Ils sont dorénavant beaucoup moins
exposés au risque de report sur eux, au moyen de
condamnations in solidum, des conséquences des
nombreuses défaillances de leurs partenaires.
Ainsi, le coût pour les architectes des condamnations in solidum prononcées à l’occasion de
l’engage-ment de la responsabilité décennale ne
s’élève plus qu’à 2% du coût de cette responsabilité,
contre près de 15% avant l’entrée en vigueur de la
loi Spinetta.
L’extension des responsabilités
La tendance à faire supporter le coût des
dommages par l’intervenant le plus solvable, en
l’occurrence l’architecte, a eu pour conséquence
indirecte, fatale bien que non intentionnelle, de
renforcer et d’éten-dre les responsabilités de ce
dernier. Non seulement, l’architecte est souvent jugé
avec sévérité car la loi lui accorde en Belgique un
monopole de fait sur la réalisation du dossier et le
_____
12 Étude des responsabilités, des garanties et des assurances dans
27
contrôle de l’exécution des travaux, mais les lois,
règlements et normes dont il doit tenir compte se
multiplient sans cesse. De nouvelles exigences en
matière de sécurité, de con-trôle des nuisances sur
l’environnement, d’acoustique, de thermique, etc.,
apparaissent quasi journellement.
Au-delà des responsabilités contractuelles ou
extra-contractuelles, le devoir de conseil de l’architecte est de plus en plus souvent invoqué dans son
acception la plus large. Comme le note fort
justement la Mutuelle des Architectes Français
(MAF) :
« Dans tous les domaines professionnels, le devoir
de conseil s’étend de façon constante, et ce parallèlement au développement du consumérisme qui conduit
notamment à tenter d’obtenir dans tous les cas une
indemnisation et à créer ainsi une sorte de droit à la
réparation.
Le devoir de conseil devient ainsi peu à peu un
moyen d’éviter tout risque de défaut d’indemnisation,
et les assurances professionnelles qui s’y attachent
tendent à ne plus être que de simples instruments de
réparation.
L’architecte est, dans ce contexte, particulièrement
exposé puisqu’il intervient du début à la fin de l’opé_____
la construction en vue d’une harmonisation au niveau communautaire. Texte rédigé par Claude Mathurin, Ingénieur général
des Ponts et Chaussées, Bruxelles, 15 novembre 1989.
28
ration de construction, et non seulement dans le domaine technique (conception et direction), mais aussi
juridique (formalités administratives et préparation
des marchés) et financier (respect de l’enveloppe
financière du maître de l’ouvrage et comptabilité des
travaux). »11
____
13 Jean-Pierre Vergauwe, Ouvrage cité, p. 219.
L’AR-CO ET LA PROFESSION
En 1962, il n’existait pas en Belgique de
compagnie d’assurances capable de couvrir
convenablement
la
responsabilité
civile
professionnelle de l’architecte. Les risques étaient
mal connus et difficilement quan-tifiables. La
profession n’était pas organisée comme aujourd’hui.
Ce n’est qu’en 1963 que fut promulguée la loi créant
l’Ordre des Architectes. Le premier Règlement de
Déontologie fut arrêté en 1967. L’ins-cription
obligatoire aux tableaux de l’Ordre des Ar-chitectes
permit d’éliminer bon nombre de profes-sionnels qui
ne présentaient pas les compétences nécessaires. Le
nombre de praticiens passa de 8900 avant la
création de l’Ordre des Architectes à 5700 en 1966.
La création de l’AR-CO résulta de l’initiative de
personnes actives dans les organisations professionnelles. On relève parmi les fondateurs de la coopérative d’assurances des représentants des groupements suivants :
Architecten Vereniging der Provincie Limburg ;
Association des Architectes de la Province de
Luxembourg ;
Association royale des Architectes de Charleroi ;
Association royale des Architectes de Liège ;
Association royale des Architectes de Mons ;
Beroepsunie der Architecten komende uit de Hogere Sint-Lucas-Instituten ;
Bouwmeesterskring van de Provincie WestVlaan-deren ;
Chambre syndicale des Architectes de Belgique ;
Fédération royale des Sociétés d’Architectes de
Belgique ;
Koninklijke Federatie der Architecten Verenigingen van België ;
Koninklijke Vereniging der Bouwmeesters van
Oost-Vlaanderen ;
Société centrale d’Architecture de Belgique ;
Union professionnelle des Architectes de Tournai
;
Union professionnelle des Architectes sortis des
Écoles Saint-Luc.
L’AR-CO inventa la police couvrant la carrière des
architectes et d’autres concepteurs. Ses contrats d’assurances furent constamment adaptés à l’évolution
de la pratique professionnelle et des risques
encourus.
En publiant la présente étude, l’AR-CO entend
maintenir des liens étroits avec les organisations
pro-fessionnelles, afin d’actualiser la réflexion sur
les responsabilités et l’assurance dans le secteur de
la construction, et d’y fournir les réponses les plus
Didier Devillez Éditeur, Bruxelles
Imprimerie Groeninghe, Courtrai
adéquates.
33
En outre, à la responsabilité décennale, déjà plus
lourde que celle qui pèse sur les architectes dans de
nombreux pays d’Europe, certains s’efforcent d’invoquer des cas d’application d’une responsabilité
trentenaire.
L’architecte en première ligne
En résumé, le souci parfaitement légitime de
protection du consommateur a conduit de fait à une
injustice par le report sur l’architecte d’une part de
responsabilité qui ne lui incombe pas. Tout professionnel doit assumer ses propres responsabilités,
mais non celles des autres, ni participer de manière
démesurée à un système de protection sociale.
Nous avons vu que la situation inconfortable de
l’architecte résulte du cumul de différents facteurs :
— l’architecte est le seul assuré obligatoire du
secteur de la construction. Il est personnellement
responsable et ne peut se soustraire à sa responsabilité, ni la limiter en exerçant son activité sous
forme de société commerciale ; il est donc systématiquement appelé à la cause ;
— la législation sur les assurances terrestres renforce les mesures liées à l’obligation d’assurance et
protège dorénavant les victimes des lenteurs de la
justice ; ainsi, les victimes se voient attribuer dans
certaines conditions un droit de recours direct
contre l’assureur, qui supporte en outre l’intégralité
34
des frais de justice et des honoraires des avocats et
experts. Il va sans dire que les coûts
supplémentaires imputés par la loi aux assureurs se
répercutent en fin de compte sur le montant des
primes payées ;
— les décisions de justice multiplient les condamnations in solidum ou solidaires, et tendent par
ailleurs à étendre la responsabilité de l’architecte,
seul intervenant obligatoirement assuré.
Ces facteurs ont contribué à l’augmentation sensible du coût moyen annuel des sinistres mis à
charge des architectes.
VOIES À SUIVRE EN EUROPE ET EN BELGIQUE
L’Europe ne se construira que si elle tend vers
l’uniformisation des obligations contractuelles et des
responsabilités et garanties spécifiques. « Il y faudrait une solide volonté politique, mais cela n’est
nullement impossible, d’autant que le Parlement
européen s’est déjà prononcé le 12 octobre 1988 en
faveur de l’uniformisation du marché de la
construction », notait déjà le rapport final de la
Commission des Communautés européennes traitant
du marché intérieur et des affaires industrielles à la
fin de l’année 1989.12
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Patrick VERSCHUERE, Administrateur
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