Défense et illustration de la poésie

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Défense et illustration de la poésie
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Défense et illustration de la poésie
Le « Jas min d'Argent » est une distinction à laquelle on ne peut être que
sensible. Elle reconnaît une œuvre, un effort fourni ; elle compte des lauréats
parmi lesquels on ne peut que se sentir en bonne compagnie. Elle porte un titre
qui ne peut que séduire : le jasmin, fleur lumineuse, mais aussi le nom d'un
poète et que 1'argent renforce de sa brillance.
Je souhaite, pour débuter, vous lire la première strophe d'un poème de 1'auteur
belge Odilon-Jean Périer, mort jeune en 1928, et figurant dans l'anthologie de
Marcel Arland :
Je t'offre un verre d'eau glacée
N y touche pas distraitement
Il est le prix d'une pensée
Sans ornement ( 1)
Je n'écrirais pas, je crois, un texte d'une pareille limpidité parce que les soucis
de l'homme d'aujourd'hui sont différents, mais ces lignes n'en demeurent pas
moins une référence de pureté et d'altruisme. Depuis lors le monde a changé, il
s'est alourdi de drames comme il s'est enrichi de découvertes et de progrès. Si,
dans l'ensemble, certains vivent mieux et plus longtemps, la terreuf, en bien des
lieux, fait toujours couler le sang.
Et la poésie ? En France, de Baudelaire à Pierre Reverdy ou de Mallarmé à
René Char, le patrimoine s'est enrichi. Aujourd'hui la poésie est toujours
présente, même abondante en apparence. Il y a souvent surenchère, trop
d'épanchements, moins de confidences éclairantes. L'oralité, la gestuelle, le
spectacle ont pris le pas, avec le siam par exemple dont je ne nie pas l'intérêt ou
la qualité, mais ce sont d'autres moyens d'expression. Dans notre monde
bruyant ils attirent 1' attention, suscitant la surprise et l'engouement.
L'art d'ailleurs, dans son ensemble, recherche, depuis la fin du siècle dernier,
1' étonnement systématique, 1' originalité à tout crin. Ce que 1'on voit, ce que 1' on
entend déroute souvent, on hésite, on est pris de court. La mise en scène étouffe
l'émotion et la densité. Je ne suis pas réactionnaire; j'ai créé en 1959 la
première chaire d'art contemporain de Belgique et inauguré en 1984 le Musée
d'art moderne de Bruxelles. Ceci pour me situer.
Entre la Joconde de Léonard, Hélène Fourment de Rubens ou l'Autoportrait
de Goya, il y a chaque fois un monde de différence, mais ce sont tous trois des
chefs-d' œuvre de la peinture ; entre la Montagne Sainte -Victoire de Cézanne et
une toile de Pierre Soulages, la distance esthétique est grande, mais elles font
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l'une et l'autre appel au même registre, celui du visuel et du pictural. Ces noms
cités sont, en leur temps, ceux de créateurs d'avant-garde, c'est-à-dire des
artistes qui apportent un surcroît de vision, une modification de 1' angle de vue,
et qui s'expriment par des traits et des couleurs librement associés selon un
ordre qui leur est propre.
En poésie, la voix, l'intonation, le geste l'emportent souvent de nos jours sur
le sens et la portée du terme, 1'oralité sur le contenu du texte, le mime et la danse
sur la résonance du mot. En art aussi la distorsion est forte : la Fontaine, titre
que Marcel Duchamp donnait à l'urinoir, qu'il signait et exposait, aura bientôt
un siècle. Sa place aujourd'hui appartient davantage à l'évolution de
l'équipement sanitaire qu'à un musée des beaux-Arts, ce qui n'enlève rien à
l'audace et à la contestation que l'objet signifiait à l'époque. Mais depuis lors on
en a vu d'autres. Que d'installations en effet, que de ready-made élevés au rang
d'œuvres d'art ou de gestes artistiques! Pourquoi pas, me dira-t-on. Parce que
l'on n'est ni surpris, ni ému, ni séduit. L'art, me semble-t-il, fait souvent défaut
pour faire place à la seule trouvaille ; rien de révolutionnaire, ni de scandaleux,
simplement autre, nous sommes plongés dans une période de maniérisme et d'
exhibition.
Où en est la poésie ? Elle existe toujours, elle est un art. Il y a aujourd'hui
beaucoup d'artisans, peu de créateurs. N'est pas créateur qui veut, la culture ne
suffit pas, p~ut-être faut-il un éclair de génie. Denis Tillinac disait que Simenon
«avait plus de génie que d'intelligence» et qu'il «n'est pas un écrivain pour
l'honnête homme, il est un écrivain pour l'homme tout court» (2).
Cette remarque peut surprendre, elle repose en fait sur un constat fondé, qui
facilite le rapport entre l'auteur et son lecteur. Chez l'auteur, par le contact
rapide avec ce qui, dans le réel, lui est nécessaire pour nourrir sa réalité
personnelle, l'appréhension se passe d'intermédiaire. L'accès du lecteur ou du
spectateur, s'il s'agit d'une œuvre bi- ou tridimensionnelle, est également direct
puisque l'objet s'exprime dans un langage contemporain.
Ce qui est vrai pour une narration l'est-il aussi pour un poème? Le problème
est plus complexe. La compatibilité sensible est souhaitable. Tout le monde
n'est pas ouvert à un apport poétique, de même qu'il existe des oreilles
réfractaires à la musique ou des émotions plastiques qui laissent de glace
certains passants. Il faut alors une préparation culturelle pour que naisse une
compréhension qui peut donner le jour ou non à l'émotion, car les deux ne vont
pas de pair. On peut être admiratif d'une composition sans être touché par elle.
L'important c'est la transmission. Toute langue permet de communiquer; la
langue maternelle, ou celle qui en est devenue 1' équivalent, permet seule
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l'expression. En l'occurrence, pour nous, le français exhausse le texte, fait
briller l'image, contrôle le rythme de la phrase. Les modulations de la langue
sont le style d'un écrit. Le contrôle est essentiel, autant faut-il s'abstenir du seul
plaisir des sons que des abîmes de la réflexion. La virtuosité verbale ou
l'hermétisme sont de fausses routes, qui ne mènent souvent qu'à la chanson ou à
la philosophie. La poésie est une voie plus directe, et le français en a donné
maintes preuves. Le texte doit se suffire à lui-même, posséder son éloquence
propre, être disponible à tous ses lecteurs potentiels qui pourront y trouver un
écho ou un soutien individuel.
La poésie rn' apparaît comme étant une essence, dans sa signification initiale et
intime, le poème est un objet que l'humain conçoit, et celui qui l'écrit s'efforce
de concilier l'interpénétration de l'une et de l'autre donnée. Le poème sans
l'essence poétique ne serait qu'un jeu plus ou moins habile, animé par la
sonorité des mots, de rimes éventuelles, d'un nombre de syllabes ; 1'essence sans
le poème ne serait qu'un rêve onaniste et sans partage.
Le poème est une chose au-delà des choses et porte sans doute la signature
ADN de celui qui l'a créé. Ses apports, son agencement, lui confèrent sa durée,
son originalité, les surprises qu'il suscite, une évidence inattendue qui, si elle est
forte, l'intègre au rang des vérités émotionnelles. L'étonnement passé, peut
naître le réconfort, le retour à une base éprouvée. Tout se transmet f le monde et
la parcelle, l'un et l'autre peuvent soutenir ou s'écraser, renforcer ou saper. Ce
sont les qualités intrinsèques du texte qui en font un objet artistique.
Tant que l'agitation du monde extérieur sera connue de tous, magnifiée par les
médias, le bruit du trafic, des avions, des discours, tout cela troublera la pensée,
agitera les neurones. Tant que le drame et la sornette seront également mêlés,
l'homme sera distrait et l'art participera de ce tohu-bohu.
Il y a heureusement, il y aura toujours, des êtres requis par leurs recherches,
leur réflexion, il y aura toujours des créateurs, il nous faudra les chercher et se
tourner vers eux. Trouver l'épingle dans la botte de foin. Cette remarque ne
révèle aucun mépris à 1'égard du foin, denrée essentielle aux ruminants en
période hivernale.
Et je citerai, pour terminer, deux phrases écrites il y a quelques années, sur le
recueil « L'autre côté brûlé du très pur » de Salah Stétié : « Ces textes viennent
du plus profond, ils sourdent chargés du scintillement de l'émotion, de la
mémoire, avec leur musique répétée, leurs images complexes et ciselées à la fois
( ... ) Ces poèmes saisissent les reflets du monde comme ils nous saisissent, telles
des plantes grimpant de mots en mots, et qui s'installent dans leur espace et dans
le nôtre. Tombé dans la parole et redevenu fleur, dit le poète » (3).
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Ces paroles, ces fleurs révèlent et expriment les sentiments, les idées, les
réactions, traduisant des couleurs claires ou sombres, et formulant les éclats, les
déchirures, les attentes d'une vie, lui donnant, lorsque le ton est juste, un
maximum de vérité et de pérennité.
Philippe Jones
Notes
1. Odilon-Jean Périer, Poèmes, Gallimard, 1952.
2. Denis Tillinac, Le « mystère Simenon » reste entier, dans le Bulletin de l'Académie
Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, 2002.
3. Philippe Jones, Brûlant de cela qui fut, dans Sud, n° 106-107, Marseille, 1994.

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