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Noesis
11 | 2007
Art et politique
Le Futurisme et la question des valeurs
Serge Milan
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition électronique
URL : http://noesis.revues.org/703
ISSN : 1773-0228
Édition imprimée
Date de publication : 15 mars 2007
Pagination : 13-30
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
Serge Milan, « Le Futurisme et la question des valeurs », Noesis [En ligne], 11 | 2007, mis en ligne le 06
octobre 2008, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://noesis.revues.org/703
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Le Futurisme et la question des valeurs
Le Futurisme et la question des valeurs
Serge Milan
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C’est toujours un honneur redoutable pour un chercheur que d’ouvrir un colloque : mais
il est vrai que le Futurisme est un objet particulièrement pertinent, voire exemplaire, afin
d’amorcer une réflexion sur le rapport pour le moins problématique entre l’art et la
politique. Plus précisément même, pour ce qui nous concerne, entre l’art et le politique
au sein d’une société à l’aube de l’industrialisation et de la massification comme l’était
l’Italie en 1909, lorsqu’un jeune poète milanais de culture française, Filippo Tommaso
Marinetti, lança le manifeste de fondation de son mouvement en première page du Figaro
– c'est-à-dire sur ce qui était alors par excellence la scène littéraire parisienne, autant
dire européenne et mondiale, pour ce genre de texte.
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Sans doute faut-il rappeler que, par bien des aspects, le Futurisme inaugura la saison des
mouvements d’avant-garde artistique, dont le Cubo-futurisme russe, Dada ou le
Surréalisme allaient reprendre le flambeau, alors que le Futurisme italien s’éteignait
lentement au sein d’un régime fasciste qu’il avait contribué à armer idéologiquement, et
auquel pourtant il ne pouvait pas survivre, de par sa nature même.
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Il faudra revenir sans cesse à cette contradiction, en soulignant sa dimension presque
archétypique pour ce qui est du rapport des avant-gardes au politique à l’ère de la
reproductibilité technique de l’œuvre d’art, pour paraphraser le titre de l’écrit bien
connu de Walter Benjamin, dans lequel il est précisément question de Marinetti et du
fascisme.
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Il est possible, précisément, de revenir sur ce beau texte afin de contextualiser et
conceptualiser autant que possible cette contribution aux débats. Dans un célèbre
épilogue, Benjamin stigmatise le rapport historique entre la reproductibilité des œuvres
d’art, l’apparition des masses et ce qu’il appelle « l’esthétisation de la politique » :
Le fascisme voudrait organiser les masses sans toucher au régime de propriété, que
ces masses tendent cependant à rejeter. Il croit se tirer d’affaire en permettant aux
masses, non certes de faire valoir leurs droits, mais de s’exprimer. […] Le résultat
est qu’il tend tout naturellement à une esthétisation de la politique. […] Tous les
efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point est la
guerre. La guerre, et la guerre seule, permet de fournir un but aux plus grands
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mouvements de masse sans toucher au statut de la propriété. […] Il va de soi que le
fascisme dans sa glorification de la guerre, n’use pas de ces arguments. Il est
cependant fort instructif de jeter un coup d’œil sur les textes qui servent à cette
glorification.
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Le seul texte cité par Benjamin est précisément un manifeste de 1935 sur la guerre
d’Ethiopie, dont Marinetti proclame littéralement la beauté :
La guerre est belle, parce que, grâce au masque à gaz, au terrifiant mégaphone, aux
lance-flammes et aux petits chars d’assaut, elle fonde la souveraineté de l’homme
sur la machine subjuguée. La guerre est belle, parce qu’elle réalise pour la première
fois le rêve d’un homme au corps métallique. La guerre est belle, parce qu’elle
enrichit un pré en fleur des orchidées flamboyantes que sont les mitrailleuses.
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« Fiat ars, pereat mundus », reprend Benjamin pour conclure, tel est le mot d’ordre du
fascisme, qui, Marinetti le reconnaît, attend de la guerre la satisfaction artistique d’une
perception sensible modifiée par la technique. L’humanité est devenue assez étrangère à
elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de
premier ordre. Voilà quelle esthétisation de la politique pratique le fascisme. La réponse
du communisme est de politiser l’art.
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Cette analyse de Benjamin nous semble à la fois extrêmement pénétrante – toujours
d’actualité, faut-il le préciser – mais également insatisfaisante : insatisfaisante dans cette
opposition finale, un peu rhétorique faute d’explicitation, entre esthétisation de la
politique et politisation de l’art, mais insatisfaisante aussi de par le rôle qu’elle attribue à
celui qui est indubitablement l'un des pères de l’avant-garde, et qui, même s’il finit sa vie
en chantant tristement et sans vergogne les guerres mussoliniennes, avait tâché
d’élaborer avant les années vingt un rapport bien plus complexe entre art et politique,
rapport sur lequel je voudrais revenir et que Benjamin connaissait sûrement, au moins en
partie, lui qui fréquentait des futuristes italiens communistes et qui s'était bien gardé,
d’ailleurs, d’associer le nom du Futurisme à cette esthétisation de la politique qu’il
dénonçait si lucidement.
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Ce texte nous donne ainsi l'occasion de revenir tout d’abord sur des aspects strictement
politiques et historiques du mouvement futuriste – un chapitre particulièrement dense et
difficile de l’histoire italienne sur lequel j’irai très vite, malgré sa dimension exemplaire
et riche d’enseignements – pour aborder progressivement des aspects plus notionnels,
idéologiques, qui concernent la naissance même de l’avant-garde comme incantation
éthique et comme mythogenèse, où les notions de guerre, de passéisme, de sensibilité,
jouent un rôle essentiel dans la redéfinition de l’individu au sein de la communauté, et où
l’art est utopisé comme création continuelle de valeurs éthiques et politiques au sens le
plus large.
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La dimension strictement politique du Futurisme apparaît l'année même de sa fondation,
avec un tract imprimé et distribué dans les rues de Milan, la ville la plus industrielle de la
jeune Italie et le premier siège du mouvement futuriste, à l'occasion d'élections
législatives au suffrage restreint :
Electeurs futuristes !
Nous autres futuristes, qui avons pour seul programme l’orgueil, l’énergie et
l’expansion nationale, dénonçons au pays tout entier la honte ineffaçable d’une
possible victoire cléricale.
Nous autres futuristes invoquons de la part de tous les jeunes esprits du pays une
lutte à outrance contre les candidats qui pactisent avec les vieux et les curés.
Nous autres futuristes voulons des représentants nationaux qui, libérés des momies
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et des lâchetés pacifistes, soient prêts à déjouer toutes les embuscades, à riposter à
tous les outrages.
Les futuristes
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A ce tract significatif par sa rhétorique mais de portée somme toute limitée, sur lequel
nous reviendrons bientôt, font suite au moins deux textes plus précis et plus denses qui
témoignent de l'engagement toujours plus actif du Futurisme dans la politique nationale
italienne. Les programmes politiques du mouvement de 1913, puis de 1918 développent le
projet d'une remarquable politique sociale progressiste, avec notamment la volonté de
nationalisation des eaux et des mines, la “socialisation” des terres, la création de l'impôt
de succession, d'un droit de grève, de la journée limitée à huit heures de travail, ou
l'exigence de la parité des salaires entre hommes et femmes, ou encore de mesures pour
les vétérans de la Grande Guerre.
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A ces aspects sociaux s'ajoutent un anticléricalisme très violent, exceptionnel en Italie
(Marinetti prônera le svaticanamento sans demi-mesure de l'Italie) et un “antipasséisme”
artistique et culturel aux aspects très divers, et qui constitue probablement le cœur du
mouvement (modernisation des infrastructures, éducation laïque et scientifique plutôt
que classique, suffrage universel, divorce, industrialisation des “villes mortes”,
décentralisation, mais également, d'un point de vue plus artistique et littéraire, une série
de normes “absolument nouvelles” qui marqueront les œuvres futuristes plastiques,
littéraires, musicales, décoratives ou autres, tout type de création étant considéré comme
potentiellement radicalement rénovable).
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Enfin, et ce point est précisément celui qui posera problème à terme, l'un des principaux
aspects de ce programme politique est encore une fois un nationalisme belliciste enragé,
dont on ne peut que rappeler à quel point il était inscrit dans l'histoire même de la
gauche garibaldienne italienne, au moment où l'internationalisme socialiste était en forte
contradiction avec le nationalisme romantique hérité du XIXème siècle, encore très
présent dans un pays où l'empire austro-hongrois occupait sans ménagement pour la
majorité italophone de la population des villes comme Trente ou Trieste. D'où l'
irredentismo, l'interventismo, et l'impérialisme colonial revendiqués sans embarras, signe
sans équivoque de ce nationalisme moderne, civilisateur et progressiste affiché par ces
textes et par ces artistes aux tendances anarchisantes, pour lesquels, en substance, « La
parola Italia deve dominare sulla parola Libertà ».
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Ce nationalisme ambigu change à peine de nature après la Grande Guerre, sinon par la
mise entre parenthèses de toute incitation directement belliciste, remplacée par un
discours plus radical et révolutionnaire n'allant pas sans trahir une certaine admiration
pour la révolution d'Octobre, comme en témoigne la rhétorique futuriste qui accompagne
la prise de Fiume ou encore un texte comme Al di là del comunismo, publié par Marinetti en
1920. Mais avant cela, le Manifeste du Parti Futuriste Italien de 1918 détonait surtout par son
approche nouvelle du rapport qu'il définissait entre un mouvement d'avant-garde
artistique et un parti politique d'avant-garde dont il proclamait la naissance, scindant
ainsi après dix ans une unité qui avait été la principale caractéristique du premier
Futurisme :
Le parti politique que nous fondons aujourd’hui et que nous organiserons une fois
la guerre terminée sera nettement distinct du mouvement artistique futuriste.
Celui-ci ira de l’avant dans son œuvre de rajeunissement et renforcement du génie
créateur italien. Le mouvement artistique futuriste, avant-garde de la sensibilité
artistique italienne, est nécessairement toujours en avance sur la lente sensibilité
du peuple. Elle demeure donc une avant-garde incomprise et souvent refusée par la
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majorité qui ne peut comprendre ses découvertes stupéfiantes, la brutalité de ses
expressions polémiques et les élans téméraires de ses intuitions.
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Ce tournant dans le rapport du Futurisme à la vie politique italienne, loin d'être un
simple choix tactique, peut être interprété en effet comme la fin du Futurisme tel que
Marinetti l'avait élaboré à l'aide de Boccioni, peintre de génie disparu prématurément
durant la guerre, ainsi que des florentins Ardengo Soffici et Giovanni Papini, qui avaient,
de 1913 à 1915, uni leurs forces à celles des futuristes milanais au sein de la revue
littéraire et artistique Lacerba. Cette collaboration constitua sûrement l'expression la plus
aboutie de l'avant-garde italienne des années dix, dans laquelle les combats artistiques,
culturels, sociaux ou politiques n'étaient envisagés que globalement, et désignés par un
terme sur lequel nous reviendrons, qui recouvrait à la fois toutes ces réalités en leur
adjoignant également une dimension plus intime, l'antipassatismo.
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Quoi qu'il en soit, ce choix, la Grande Guerre et les restes d'une gauche interventista à la
fois proche des milieux extraparlementaires et anarcho-syndicalistes, de certains
nationalistes progressistes et de beaucoup d'anciens combattants, ainsi que l'habileté de
son principal représentant, Benito Mussolini, allait donner une toute autre dimension au
nouveau combat politique futuriste qui débutait en mars 1919 Piazza San Sepolcro, à
Milan, avec la fondation des Fasci di Combattimento : Marinetti avait trouvé là une alliance
avec Ferruccio Vecchi, représentant des anciens arditi, ces vétérans nettoyeurs de
tranchées aux sympathies anarchisantes, au nationalisme exalté et aux mœurs
tumultueuses, et avec, précisément, Benito Mussolini, qui après avoir dirigé l'organe
officiel du Parti Socialiste Italien, « Avanti », avait rompu avant la guerre avec la gauche
pacifiste pour tenter de rassembler derrière lui les interventisti de gauche, puis
progressivement les nationalistes de tous bords.
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Alors qu'en septembre 1919 Gabriele D'Annunzio et ses hommes de mains prenaient
Fiume avec le soutien de cette alliance hybride, pour une aventure sans suite politique
mais extrêmement révélatrice du climat à la fois utopique et délétère de l'après guerre
italien, (« Fiume, grandiose entreprise dadaïste » s'exclamaient les berlinois Huelsenbeck,
Baader et Grosz dans un télégramme de félicitations à D’Annunzio repris dans l’Almanach
Dada de 1920), ces premiers Fasci tenaient leur congrès à Florence et obtenaient des
résultats désastreux aux élections législatives de novembre ; les trois leaders passaient
quelques nuits en prison après une manifestation agitée et Marinetti, qui était encore
alors considéré comme le père incontournable et gênant des avant-gardes qui essaimaient
en Europe, en Amérique du Sud ou au Japon, obtenait notamment le soutien du jeune
André Breton dans Littérature, qui organisait même une soirée en son honneur au Théâtre
de la Renaissance.
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Cette première phase de l'engagement parlementaire du Futurisme allait pourtant se
conclure avec éclat en mai 1920, lors du second congrès des Fasci di Combattimento, lorsque
Marinetti démissionnait pour trois raisons qui sont autant d'indicateurs du tournant
politique “réactionnaire” (selon ses termes) d'une formation que Mussolini contrôlait et
transformait durablement : le droit de grève, l’antimonarchisme et l’anticléricalisme, qui
avaient été autant de points communs aux trois composantes initiales des Fasci, étaient
définitivement rayés du programme.
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Il peut être intéressant de constater que, suite à cette rupture, Marinetti revient à des
contacts avec une gauche socialiste radicale qu'il n'avait pas eu l'occasion de fréquenter
depuis plusieurs années : ce rapprochement a pour témoin privilégié Antonio Gramsci,
ouvert aux avant-gardes, aux anciens combattants et aux fiumani, et qui signe en janvier
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1921 dans sa revue Ordine nuovo un article intitulé « Marinetti révolutionnaire ? », dans
lequel il dresse un bilan flatteur de l'action “révolutionnaire” de l'avant-garde futuriste
italienne et où il critique implicitement le désintérêt de la direction du Parti communiste
pour l'art contemporain. Par ailleurs, c'est bien à Turin que les contacts entre futuristes
et communistes sont les plus féconds, comme en témoigne également l’exposition d’avril
1922 au Winter Club, où les premiers peintres futuristes exposent avec tous les jeunes
représentants du “Futurisme de gauche”, comme on a pu le nommer : Paladini, Pannaggi,
Remondino et Fillìa, qui publie anonymement des poésies futuristes pour la section
turinoise du Proletkult soviétique.
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Contre l'avis de Gramsci, les réactions négatives du Secrétaire Général du P.C.I. Bordiga et
de la direction du parti (par exemple celle de Ugo Arcuno dans Il comunista, en juillet
1922) d'une part, et le refus catégorique de Marinetti de s'inscrire dans un quelconque
internationalisme d'autre part, allaient cependant mettre un terme à ces tentatives de
rapprochement. La lettre de Gramsci à Trockij, en septembre 1922, constate cet échec en
soulignant fort justement également le changement de cap des futuristes, qui après un
repli et une prise de distance avec la politique sensible dans plusieurs manifestes de 1920
à 1922 (dont l’essentiel Par delà le communisme, déjà cité) cherchent tous, à l'exception de
Paladini, Pannagi et Remondino, maintenant marginalisés, une reconnaissance de la part
du nouveau gouvernement de Mussolini après la marcia su Roma d'octobre 1922.
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Pour les observateurs les plus attentifs de la culture italienne, ce retour de Marinetti vers
Mussolini était à la fois surprenant et inévitable. Giuseppe Prezzolini et Benedetto Croce
par exemple avaient analysé assez finement les éléments idéologiques et pratiques du
Futurisme en soulignant respectivement les contractions profondes de ce mouvement de
matrice anarchiste avec le nouveau pouvoir fasciste et leur lien par ailleurs quasiment
génétique. Prezzolini, intellectuel nationaliste dont on ne saurait minimiser l’influence
dans l’Italie des années dix et vingt, publiait en juillet 1923 dans Il Secolo un long et dense
article intitulé « Fascismo e Futurismo », dont voici l’un des derniers paragraphes qui fait
référence au mot librisme poétique futuriste :
Le Fascisme italien ne peut accepter le programme destructeur du Futurisme, et il
doit même, dans sa logique italienne, restaurer les valeurs qui s’opposent au
Futurisme. La discipline et la hiérarchie politique sont également discipline et
hiérarchie littéraire. Les mots éclatent lorsqu’éclatent les hiérarchies politiques. Le
Fascisme, s’il veut vraiment gagner sa bataille, doit désormais considérer qu’il a
absorbé ce que le Futurisme pouvait avoir d’excitant, et réprimer tout ce qu’il
contient encore de révolutionnaire, d’anticlassique, d’indiscipliné du point de vue
de l’art.
21
Quant à Croce, moins d’un an après cet article, son jugement est à la fois aussi précis que
celui de Prezzolini et pourtant diamétralement opposé dans ses conclusions :
En vérité, pour qui a le sens des liens historiques, l’origine idéale du « fascisme » se
trouve dans le « futurisme » : dans cette résolution à descendre dans la rue, à
imposer son point de vue, à faire taire la dissidence, à ne jamais craindre les
tumultes et les échauffourées ; dans cette soif du nouveau, dans cette ardeur à
rompre avec la tradition, dans cette exaltation de la jeunesse, qui fut celle du
futurisme et qui parla par la suite aux cœurs des vétérans des tranchées, indignés
par les polémiques entre les vieux partis et le manque d’énergie dont ils faisaient
preuve à l’égard des dangers et des violences contre la nation et contre l’état. […]
Il est également bon de rappeler que l’origine idéale d’un mouvement n’est pas le
seul critère, ni le critère déterminant par lequel on juge ce mouvement, car est clair
que, bien qu’il soit ainsi déterminé, d’autres mouvements y confluent encore, tout
comme d’autres besoins s’engouffrent dans cette nouvelle voie ainsi ouverte,
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besoins qui réclament et obtiennent satisfaction jusqu’à parfois réduire, ou même
détruire, les raisons originaires du mouvement initial. Ainsi donc, tout mouvement
possède ses « purs », ceux qui voudraient lui garder la direction conforme à son
premier jaillissement, qui considèrent comme corruption ou pollution les
contributions d’autres forces, et qui le rappellent aux origines.
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Il est remarquable que Marinetti ait choisi de reprendre intégralement et ironiquement
ce texte de Croce en citation – Croce, “philosophe passéiste et germanophile”, l’une des
cibles favorites de l’avant-garde futuriste pour une vingtaine d’années – pour en faire un
manifeste futuriste, orienté à revendiquer plus fort encore devant les nouvelles autorités
la thèse d’un Futurisme à l’origine à la fois du véritable fascisme italien et de toutes les
avant-gardes européennes : cependant, la tentative de Marinetti de faire de son
mouvement le socle de l’art officiel fasciste (sur le modèle du rapport entre cubofuturisme et bolchevisme russe, évidemment impraticable pour le futur Duce) a très vite
été abandonnée. Mussolini se méfiait des velléités “artécratiques” de l’avant-garde, sur
lesquelles nous reviendrons, et du radicalisme d'un mouvement trop marqué par ses
origines antibourgeoises et son refus de s'inscrire dans la rhétorique romaine, et il faut
bien dire que l'évolution esthétique du Futurisme confirme cette irréductibilité du
Futurisme à une adhésion lisse au régime, malgré la nomination de Marinetti académicien
et son soutien aux guerres impériales, puis in fine à la République de Salò. En réalité, ce
soutien, qui est toujours allé de pair avec des positions critiques parfois jugées
intolérables par le régime lui-même, s'est toujours plus progressivement et
systématiquement fait au nom d’un premier fascisme « d’extrême gauche », diciannovista
et sansepolcrista.
23
D’un point de vue historique, la parabole politique du futurisme est donc celle d’un
mouvement révolutionnaire nationaliste, au moment où les valeurs de ce nationalisme
révolutionnaire se partageaient encore entre l’extrême droite et l’extrême gauche que
nous connaissons aujourd’hui : d’où une ambiguïté intrinsèque de ce mouvement par-delà
son alliance de fait avec le régime mussolinien, ambiguïté qui avait frappé nombre
d’observateurs italiens et européens de l’époque. Afin d’éclaircir ce point, il semble
pourtant possible d’aborder autrement le rapport art-politique entre Futurisme et
fascisme, en revenant sur le jugement de Croce concernant leurs valeurs et la praxis
commune, et notamment sur cette obsession du nouveau si caractéristique de l’avantgarde en sa totalité, qui doivent nous inciter à nous replonger dans la genèse théorique de
ce qui fut d’abord, faut-il le rappeler, un mouvement artistique avant, pendant et après
avoir été un parti politique.
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Afin de revenir sur ces valeurs et cette praxis, il n’est de meilleur moyen que d’étudier les
manifestes produits par le mouvement futuriste durant ses 35 années d’existence
officielle, c’est-à-dire de 1909 à 1944, année de la mort de Marinetti. Si le manifeste de
fondation de 1909 et les manifestes des peintres futuristes de 1910 sont relativement bien
connus, il peut être utile de rappeler que c’est la diffusion sans précédent d’un nombre
absolument inouï de ce type de textes qui caractérise avant tout le Futurisme en tant
qu’avant-garde. Pour chaque nouvelle adhésion d’importance, pour chaque nouvelle
discipline investie, pour chaque évènement et parfois par simple prétexte, la Direction du
Mouvement Futuriste installée à Milan, puis à Rome, tâchait de faire paraître un
manifeste sous forme de tract, de placard ou, le plus souvent, d’article dans l’une des
innombrables revues futuristes nationales ou locales, plus ou moins éphémères, ou
parfois encore, pour Marinetti lui-même et pour quelques figures majeures du
mouvement, dans des quotidiens ou des revues étrangères de prestige. Ce sont ainsi entre
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400 et 500 textes qui ont été publiés, distribués, traduits, placardés, jetés sur les passants
du haut de clochers ou d’avions, en Italie, en France, en Espagne, en Russie, en Angleterre,
en Belgique, en Hollande, en Allemagne, au Portugal, aux Etats-Unis et au Japon, ou
encore au Brésil et en Argentine.
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Il s’agissait le plus souvent tout de même de manifestes sectoriels publiés en Italie, puis
parfois à l’étranger, dans les revues proches des milieux avant-gardistes (Manifesto dei
musicisti futuristi, La scultura futurista, La cinematografia futurista, mais également La
cravatta futurista, La pirotecnica futurista, Il teatro aereo futurista, La scienza futurista, la cucina
futurista, Al di là della pittura verso i polimaterici, ou L'Aeropoesia - Manifesto futurista ai poeti e
agli aviatori, et bien d’autres encore, plus ou moins significatifs et sérieux). Ces textes
assez courts comportent le plus souvent, après un bref bilan polémique sur l’état de la
discipline et une série de normes révolutionnaires et “géniales” destinées à la renouveler
totalement, des paragraphes d’ordre moral, politique, voire anthropologique, dont le
contenu idéologique est essentiel à la compréhension du Futurisme et des avant-gardes
en général. Par ailleurs, d’autres manifestes, sans objet disciplinaire particulier, sont à cet
égard très précieux (Uccidiamo il chiaro di luna, Abbasso il tango e Parsifal, Il controdolore, La
nuova religione morale della velocità, Le tactilisme, Spiritualità futurista), tout comme ceux qui,
surtout pendant les années dix, constituent de par leur titre même un genre à part,
essentiellement polémique (Contro i professori, Contro l’amore e il parlamentarismo, Contro
Venezia passatista, Contro Montmartre, Contro la Spagna passatista, Il massacro dei pancioni).
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Il faut remarquer par ailleurs que la difficile typologie de ces manifestes, qui finissent par
constituer à la fois une esthétique en devenir sans cesse remise en question et une
propagande idéologique constante, se déplaçant progressivement, sauf exception, de la
scène artistique internationale à une diffusion nationale, mais de plus en plus capillaire, a
ralenti leur étude, qui nécessite à la fois des approches globales historiques, esthétiques
ou notionnelles, mais également des méthodologies plus sectorielles, voire parfois des
connaissances biographiques pour chacun de leurs auteurs. Il est entendu pourtant que,
tant quantitativement que qualitativement, c’est Filippo Tommaso Marinetti qui est le
champion de ce genre littéraire qu’il a pratiqué et renouvelé inlassablement, parfois avec
un talent inégalé, et jusqu’à la fin de sa vie : par ailleurs, sa volonté de théoriser cet “art
de faire des manifestes”, de rassembler sans cesse pour republier ces textes à plusieurs
reprises et sous plusieurs formes, d’inventer des stratégies éditoriales et des formes
typographiques inédites, d’en reprendre les extraits les plus percutants pour les réutiliser
jusqu’à en faire parfois de véritables slogans publicitaires témoignent de son effort de
théorisation par-delà la pure pratique.
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C’est ainsi qu’en étudiant ses manifestes, il est possible d’identifier les principales notions
autour desquelles se construit l’avant-garde futuriste, et tout particulièrement la
première d’entre elles, la guerre :
La guerre ? Eh bien, oui : elle est notre seul espoir, notre raison de vivre, notre seule
volonté ! ... Oui, la guerre ! La guerre contre vous, qui mourez trop lentement, et
contre tous les morts qui encombrent nos routes !
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Il est entendu donc, dès les débuts de l’avant-garde, que la guerre, la lutte, la violence,
sont constitutives de son existence même : dans le même manifeste, Tuons le clair de lune,
publié immédiatement après le manifeste de fondation, Marinetti précise même la valeur
absolue de cette guerre qui prend des dimensions héraclitéennes :
Il faut – comprenez-vous ? – il faut que l’âme lance le corps en flammes, tel un
brûlot, contre l’ennemi, l’éternel ennemi qu’il faudrait inventer s’il n’existait pas !
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Dans une préface - manifeste écrite la même année pour Gian Pietro Lucini, l’un des
grands représentants du symbolisme italien, Marinetti répète encore cet absolu (“... nous
aimons la lutte plus encore que la Vérité”) avant de définir son mouvement comme “une
école d’héroïsme et d’ivresse”, définition que l’on retrouvera sous sa plume dans
plusieurs autres textes, jusque dans les années vingt.
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Dès ses premiers mois d’existence, donc, la polémologie prend une part essentielle dans la
constitution du mouvement qui, désireux de se démarquer des écoles littéraires fin de
siècle qui l’avaient précédé, se présente également tout entier et métonymiquement
comme un manifeste libératoire, immédiatement après avoir énoncé ses onze points
fatidiques :
C’est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence culbutante et incendiaire,
par lequel nous fondons aujourd’hui le futurisme, parce que nous voulons délivrer
l’Italie de sa gangrène de professeurs, d’archéologues, de cicérones et d’antiquaires.
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On pourrait ici préciser ce qui semblait déjà apparaître dans le premier extrait cité cidessus, à savoir que cette guerre à outrance, cette guerre nécessaire contre un ennemi à
inventer s’il le faut, est présentée plus précisément comme libératoire : et il n’est pas
inexact de soutenir que pour se constituer en tant qu’avant-garde, le Futurisme crée luimême son ennemi, qu’il désignera très vite sous le terme polysémique s’il en est de
“passéisme”.
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Le passatismo est une notion qui recouvre tour à tour des pratiques et des réalités
culturelles, telles que la religion, l’académisme ou la fréquentation des musées, mais
également des catégories socioprofessionnelles entières, telles que l’enseignement
universitaire ou le tourisme, des disciplines comme la philosophie, l’histoire ou
l’archéologie, et également, dès 1911, une réalité géopolitique comme l’Empire austrohongrois. Enfin, vers la fin des années dix, le passéisme apparaîtra également comme une
réalité psychophysiologique, un état d’âme, un caractère, un ethos à combattre
implacablement chez soi et plus généralement chez les jeunes, au moyen d’une éducation
appropriée, c’est-à-dire d’un Futurisme entendu comme véritable pharmakon, ce que
préfigurait par ailleurs le manifeste de fondation :
EST FUTURISTE DANS LA VIE :
1. Qui aime la vie, l’énergie, la joie, la liberté, le progrès, la nouveauté, la
fonctionnalité, la vitesse.
2. Qui agit avec énergie immédiate et n’hésite pas par lâcheté.
3. Qui, entre deux décisions possibles, préfère la plus généreuse et la plus
audacieuse, en vue du perfectionnement et du développement de l’individu et de la
race.
4. Qui agit joyeusement, toujours tourné vers le lendemain, sans remords, sans
pédanterie, sans fausse pudeur, sans mysticisme et sans mélancolie.
5. Qui sait passer avec agilité désinvolte des occupations les plus graves aux
distractions les plus légères.
6. Qui aime la vie au plein air, le sport, la gymnastique, et soigne chaque jour la
force agile de son propre corps.
7. Qui sait donner en temps utile un coup de poing et une gifle décisifs.
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Où l’on retrouve l’une des intuitions essentielles de Benedetto Croce concernant la praxis
futuriste, qui se précise même, plus fondamentalement, en une véritable éthique, que
Marinetti dévoilera posément, sans son habituelle fougue propagandiste et hâbleuse, en
1924, devant un parterre attentif d’étudiants et d’universitaires, en Sorbonne :
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Le Futurisme et la question des valeurs
Le Futurisme, qui est la religion du nouveau, a contre lui non seulement ce qui, dans
notre pays, est passéisme [...] mais aussi tous les utilisateurs des chefs-d’œuvre du
passé, le monde professoral au mauvais sens du terme, au sens rétrograde,
antinovateur ; partout, dans tous les pays, les novateurs ont contre eux les forces
officielles et académiques. A part cela, aujourd’hui presque vaincu, le danger qui
menace le futurisme est l’âme même du novateur. C’est la vie qui est la grande
ennemie du futurisme, la vie avec tous ses poids — les défaites, les décadences —
avec toutes ses luttes non abouties, avec toutes ses attaques par ce que nous
appelons les forces minutieuses et tentaculaires du quotidien, de tous les jours qui
passent, qui nous enveloppent, qui nous traînent, qui nous enchaînent, qui nous
enferment et qui, au bout d’un certain temps, nous empêchent d’aller de l’avant en
nous disant : C’est inutile ! C’est toujours la même chose ! Vous ne trouverez jamais
la vérité, jamais le bonheur, et une machine de plus ou de moins ne change rien à
l’affaire, et les vitesses sont toujours des choses extérieures, puisqu’au fond de
nous-mêmes il n’existe que le néant, la tristesse, la ruine, la fin de tout ! Le
pessimisme ! Voilà l’ennemi du futurisme, voilà vraiment le grand danger, l’ennemi
à combattre ! Quand on doit se battre contre des pédants, des critiques stupides ou
des professeurs fossilisés, la lutte n’est pas dangereuse si l’on a du courage. Ce qu’il
faut combattre, c’est précisément le pessimisme sans cesse renaissant, qui est le
poids des siècles, le poids de la littérature, le poids des efforts déjà accomplis, le
poids de toutes les douleurs de l’humanité que l’artiste porte en lui-même, d’une
façon ou d’une autre, comme une tragique centrale électrique qui se recharge sans
cesse contre tous les efforts novateurs.
34
On ne saurait trop insister sur l’importance de ce beau texte, et sur sa vérité pour ce qui
est du noyau éthique, certains diraient existentiel, du Futurisme en particulier et de
l’avant-garde en général.
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Par ailleurs, comme on l’a vu le dans le manifeste de fondation, Marinetti situe la
naissance de son mouvement dans le cadre ambivalent du mythe urbain, dans la première
partie du texte, et de la réalité sociale et historique de l’Italie contemporaine, dans sa
partie finale. Il y a là une conception de la patria qui n’appartient qu’à lui, émigré
bourgeois de langue et de culture françaises élevé à Alexandrie, qui considère avec
nostalgie et fierté un pays et une langue qu’il connaît mal et qu’il veut faire siens : c’est
ainsi que la guerre futuriste sera également d’emblée le prolongement explicite des
guerres d’indépendance de Garibaldi et Mazzini, qu’il citera souvent jusqu’en 1915, et la
volonté d’élever l’Italie au rang des autres puissances industrielles et coloniales
européennes, et plus précisément de la France.
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Qu’elle soit nationaliste, culturelle ou psychologique, la guerre futuriste est dans tous les
cas de figure la nécessaire destruction dont naissent les nouvelles valeurs créées par l’art
futuriste : ce terme est introduit par les futuristes eux-mêmes, très explicitement, au sein
d’une réflexion collective (une antifilosofia, selon leur propre terminologie) parfois
animée, notamment entre Umberto Boccioni et Giovanni Papini juste avant la guerre. Elle
est essentiellement nourrie par les lectures de Nietzsche, Bergson, James, ou encore
Stirner, Sorel, Lamarck ou Rousseau pour ce qui concerne Marinetti. Ainsi, alors qu’il
débat par articles interposés avec Papini sur l’avenir de l’art moderne dans un des débats
les plus denses des années dix, voici comment Boccioni se souvient des premières années
de la pars destruens du mouvement :
Pour chaque valeur renversée (car il n’y dans le futurisme aucun dilettantisme)
nous sentions germer en nous simultanément une nouvelle valeur qui légitimait et
exaspérait notre foi.
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Le Futurisme et la question des valeurs
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Ce à quoi faisait écho Papini alors même qu’il publiait avec Soffici et Palazzeschi le
manifeste qui entérinait la rupture définitive entre “milanais” et “florentins” :
Nous entendons par Futurisme un mouvement de pensée dont le but précis est de
créer et diffuser des valeurs effectivement et substantiellement nouvelles, ou,
mieux encore, des valeurs dont la vérification devra se faire à l’avenir.
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Cette création de nouvelles valeurs s’entendait pour tous, y compris pour Marinetti
« Nous sommes certes des entrepreneurs de démolitions, mais pour reconstruire : nous
déblayons les gravats pour aller toujours de l’avant », comme une entreprise rien moins
que cosmogonique : l’héroïsme de l’art-action, loin de se limiter aux différents secteurs
artistique, culturel ou politique, se devait d’investir à la fois le corps entier du monde,
pour une Reconstruction futuriste de l’univers, selon le titre de l’un des plus remarquables
manifestes du mouvement, et le corps humain, pour une anthropogenèse mécanique et
chamanique capable de refondre « l’homme sans racine » contemporain.
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C’est ainsi que « la valeur absolue du nouveau » se conjugue par exemple jusqu’à remettre
en question l’idée de nature chez Boccioni, qui fait preuve à cet égard d’une capacité
théorétique remarquable :
Nous affirmons que l’on peut créer la nature en interprétant ses apparitions infinies
aussi au moyen des transformations mathématiques et géométriques que l’homme
moderne lui impose. […]
Le paysage fut créé par les artistes et vouloir le conserver est un panmuséisme :
c’est vouloir mettre un tourniquet à la nature et la donner à tous, chaque jour, pour
un franc : le dimanche entrée libre… Imbéciles ! Mais conserver quoi ? Les paysages
que l’on veut conserver aujourd’hui n’existent-ils pas en vertu d’autres paysages,
détruits ou transformés ? Conserver quoi ? Trois bosses à gauche, un chêne à droite,
une maisonnette (pittoresque !) au milieu... et après ? Imbéciles ! Comme si ce que
l’homme bouleversait, poussé par la recherche et la création, n’était pas infiniment
sublime – ouvrir les routes, combler les lacs, submerger les îles, lancer les digues,
niveler, éventrer, forer, défoncer, ériger, par cette inquiétude divine qui nous
propulse dans le futur. [...]
Il y a des possibilités de paysages partout : dans les marbres des palais, dans les
ciments lissés des maisons, dans l’asphalte des routes, dans les longs couloirs des
hôtels. [...] croire que l’homme s’éloigne de la nature est une erreur grossière ! Cela
équivaudrait à croire naïvement qu’un animal est plus proche de la nature qu’un
chimiste... Nous possédons un nouvel instinct : l’instinct du complexe. Nous
saisissons TOUT dans la complexité, tandis que les anciens saisissaient PEU dans la
simplicité. Et par ailleurs tout est simple dans la vie, c’est-à-dire dans l’intuition ! Ce
qui existe est créé par l’homme et devient, grâce à notre plastique, l’élément
naturel dans lequel nous découvrons les formes.
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Nous voici parvenus bien loin de la politique, semble-t-il. Mais cette propagande
esthétique soulève, on le voit, des questions d’ordre ontologique qui transforment
l’humain aussi bien individuellement que de façon communautaire : cette transformation
est prophétisée et accélérée par le Futurisme, qui élabore une utopie politique et
eschatologique à la fois romantique et postmoderne, où l’homme sans Dieu et sans Nature
se meut comme une force parmi les forces, pure sensibilité multipliée par la machine au
sein d’une “vibration universelle”, d’une “folie du Devenir” des flux qui s’entrecroisent
dans une vision du monde qui tient aussi bien d’Héraclite et d’Empédocle que d’une
physique en pleine révolution relativiste et ondulatoire.
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C’est la sensibilità qui est le lieu privilégié où l’individu et sa communauté se rencontrent
pour ces “nouveaux primitifs”, une sensibilité à la fois déjà transformée par la technique
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Le Futurisme et la question des valeurs
et à transformer plus radicalement encore par l’art futuriste ; une sensibilité qui, après
avoir phagocyté progressivement la raison et la mémoire, devient la seule faculté posthumaine, entre l’instinct animal, l’intuition bergsonienne et une sympathie mécanique
qui semble être l’une des préfigurations poétiques de la cybernétique contemporaine.
Marinetti imagine ainsi très tôt une refonte eschatologique du corps à travers une série
de manifestes mythopoiétiques, alors qu’il élabore par ailleurs, en compagnie de la
plupart de ses camarades, un discours articulé sur cette nouvelle sensibilité renouvelée,
purifiée, mécanique et numérique, “aiguisée jusqu’au spasme”, dont il fait le principe et le
but de son mouvement, disions-nous, dans une sorte de cercle vertueux au sein duquel le
génie artistique futuriste, omniprésent dans la propagande du mouvement, devient, pour
paraphraser Kant, une disposition innée de la sensibilité par le truchement de laquelle
nature et art se donnent leurs règles mutuelles. Voici donc deux extraits de manifestes
marinettiens de 1913 et 1915 à la fois contradictoires et fondateurs pour ce qui est de
cette notion qui restera toujours centrale dans le mouvement :
Le Futurisme a pour principe le renouvellement complet de la sensibilité humaine
sous l’action des grandes découvertes scientifiques. Presque tous ceux qui se
servent aujourd’hui du télégraphe, du téléphone, du gramophone, du train, de la
bicyclette, de la motocyclette, de l’automobile, du transatlantique, du dirigeable, de
l’aéroplane, du cinématographe et du grand quotidien (synthèse de la journée du
monde) ne songent pas que cela exerce sur notre esprit une influence décisive.
En attendant notre grande guerre si souvent invoquée, nous autres futuristes
alternons notre violente action anti neutraliste dans les places et les Universités
avec notre action artistique sur la sensibilité italienne, que nous voulons préparer à
l’heure fatale du plus grand Danger. L’Italie se devra d’être intrépide, aussi
acharnée que possible, élastique et rapide comme un escrimeur, indifférente aux
coups comme un boxeur, impassible à l’annonce d’une victoire qui aurait coûté
cinquante mille morts comme à l’annonce d’une défaite.
Pour que l’Italie apprenne à se décider avec la rapidité de l’éclair, à s’élancer, à
soutenir tous les efforts et toute éventuelle déconvenue, les livres et les revues ne
sont pas utiles. Ceux-ci n’intéressent que la minorité de personnes qui s’en
occupent ; ils sont plus ou moins ennuyeux, encombrants et ralentissants, ils ne
peuvent que refroidir l’enthousiasme, briser l’élan et empoisonner de doutes un
peuple qui combat. La Guerre, futurisme intensifié, nous impose de marcher et ne
pas pourrir dans les bibliothèques et les salles de lecture. Nous croyons donc que
l’on ne peut exercer une influence guerrière sur l’âme italienne, sinon par le
théâtre. En effet 90% des Italiens vont au théâtre, tandis que 10% seulement lisent
des livres et des revues. Mais il faut pour cela un théâtre futuriste, c’est-à-dire
absolument opposé au théâtre passéiste, qui prolonge ses cortèges monotones et
déprimant sur les scènes somnolentes italiennes. […]
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Conclusions :
• 1. Il faut détruire totalement la technique dont meurt le théâtre passéiste.
• 2. Il faut porter sur la scène toutes les découvertes et toutes les recherches, même les plus
invraisemblables, les plus bizarres et les plus antithéâtrales que le génie artistique et la
science font chaque jour à propos du subconscient, parmi les forces encore mal définies,
dans l’abstraction pure, dans le cérébralisme pur, dans la fantaisie pure, le record et la folie
physique du Music-hall. Ex. Ils viennent, le premier drame synthétique d’objets de Marinetti
est à ce point de vue un nouveau filon de sensibilité théâtrale découvert par le futurisme.
• 3. Symphoniser la sensibilité du public, explorer et réveiller par tous les moyens possibles
ses nerfs les plus assoupis ; détruire le préjugé de la rampe, en lançant des filets de
sensations qui enveloppent la scène et le public : l’action théâtrale doit envahir le parterre.
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Le Futurisme et la question des valeurs
• 4. Fraterniser chaleureusement avec les acteurs comiques, qui sont peut-être les seuls
penseurs qui sachent éviter tout effort culturel déformant.
• 5. Abolir la farce, le vaudeville, la comédie, le drame et la tragédie, pour créer à leur place les
formes nombreuses du théâtre futuriste, telles que les répliques en liberté, la simultanéité,
la compénétration, le poème animé, l’hilarité dialoguée, l’acte négatif, la repartie
répercutée, la discussion extralogique, la déformation synthétique, le soupirail scientifique.
• 6. Créer entre la foule et nous-mêmes, au moyen d’un contact continuel, un courant de
confiance sans respect, de façon à infuser dans les publics la vivacité dynamique d’une
nouvelle théâtralité futuriste.
• Voici les premières paroles sur le théâtre.
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Voici donc comment la sensibilité futuriste, générée elle-même du “chaos des nouvelles
sensibilités”, se propose “d’exercer une influence guerrière sur l’âme italienne”. Nous en
sommes revenus, d’une certaine façon, au texte de Benjamin initialement cité, tant il est
vrai que “les foules” auxquelles s’intéressent ici Marinetti et ses proches les pousseront à
privilégier le théâtre, mais également la photographie, le cinéma, la radiophonie et la
télévision, qui n’avait pas encore son nom, parmi les expressions artistiques qu’ils
souhaiteront investir et renouveler au plus vite par des manifestes et des pratiques
parfois remarquablement innovantes.
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En relisant ce texte, et d’autres encore produits par Marinetti, il semble nécessaire de
nuancer, ou pour le moins de compléter le propos de Benjamin : esthétisation de la
politique et politisation de l’art sont toutes deux des pratiques consubstantielles à
l’avant-garde, et en particulier au Futurisme, dès les premières années de son existence.
La mise en forme littéraire et plastique d’une communauté et la mise en commun de ces
nouvelles formes s’est pourtant faite d’abord, en Italie, dans le cadre d’un nationalisme
encore exaspéré pour des raisons historiques et biographiques, alors même que le
Futurisme fournissait l’archétype avant-gardiste d’une vision du monde révolutionnaire
et totalisante, au sein de laquelle le génie artécratique modèle le monde tout entier et
l’humain en particulier à son image.
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En guise de conclusion, voici donc l’utopie futuriste d’une société artécratique telle que la
rêvait Marinetti après la révolution d’Octobre, et avant la révolution fasciste qui allait
absorber et digérer son mouvement et son art :
La révolution futuriste qui amènera les artistes au pouvoir ne promet pas le paradis
terrestre. Elle ne pourra certes pas supprimer le tourment humain, qui est la force
ascensionnelle de la race. Les artistes, infatigables aérateurs de ces souffrances
fébriles, réussiront à atténuer la douleur. Ils résoudront le problème du bien-être
de la seule façon dont il peut être résolu, c’est-à-dire spirituellement.
L’art ne doit pas être un baume, mais un alcool. Non pas un alcool qui fasse oublier,
mais un alcool d’optimisme exaltant, qui divinise la jeunesse, démultiplie la
maturité et rafraîchisse la vieillesse. [...]
Grâce à nous le temps viendra où la vie ne sera plus simplement une vie de pain et
de sueur, ni une vie d’oisiveté, mais où la vie sera une vie-œuvre d’art.
Tout homme vivra son meilleur roman possible. Les esprits les plus géniaux vivront
leur meilleur poème possible. Il n’y aura plus de compétitions de rapacité ni de
prestige. Les hommes mesureront leur inspiration lyrique, leur originalité, leur
élégance musicale, leur capacité à surprendre, leur joie, leur élasticité spirituelle.
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Nous n’aurons pas le paradis terrestre, mais l’enfer économique sera égayé et pacifié par
les innombrables fêtes de l’art.
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AUTEUR
SERGE MILAN
Agrégé et Maître de conférences en Langue, Littérature et Civilisation Italiennes à
l’université de Nice-Sophia Antipolis. Ses activités de recherche concernent
essentiellement les manifestes et l’idéologie de l’avant-garde italienne. Il a également
signé la publication d’anthologies poétiques futuristes et s’apprête à faire paraître une
étude sur L’Antiphilosophie du Futurisme.
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