Le ring des lumières
Transcription
Le ring des lumières
Critique Télécinéobs Le ring des lumières Critique Télécinéobs Le film « les Rois du ring » nous le confirme avec force : la boxe nest sans doute pas un sport dintellectuels, mais cest une matière de choix pour les intellectuels. Il suffit de se pencher sur le carré de lumière dun ring, de regarder à travers cet Silleton précieux, de tout observer, les combats, le public, les salles dentraînement, les boxeurs, les managers et les admirateurs, douvrir grands ses yeux, son intelligence et son cSur, pour lire le monde et com- prendre son temps. Le champion est un héros, à la fois bourreau et victime. Quimporte quil soit méchant, laid et bête ou, au contraire, gracieux, doux et brillant : il est toujours un symbole de son époque. Comme un grand écrivain, un musicien sensible, un peintre de génie. A leur façon, à coups de poings, les boxeurs écrivent la légende dun siècle. Mai 1919, Toledo, Etats-Unis : lAmérique est sauvage comme la boxe de Jack Dempsey opposé au puissant Willard, plus lourd de trente kilos. On ne laisse pas souffler ladversaire au tapis, on le frappe dès quil parvient à se relever... Boxe de bûcherons. Dempsey vainqueur affronte lélégant Georges Carpentier. La France se prend à rêver. Cest le début des années folles. Les deux hommes sétreignent chaleureusement, sincères, avant de sentre-tuer. Carpentier se brise la main au deuxième round, se tait et continue jusquà linévitable KO... « La France, monsieur, navait pas le droit dabdiquer ce jour-là », confiera-t-il, bien des années plus tard, vieillard mince aux yeux plus pâles que jamais.Voici déjà Jimmy Tunney, moderne, écologiste, scientifique, face à la dureté de Dempsey. « Cest la première fois que jai le sentiment que quelquun veut me tuer », dit Tunney. Il est vainqueur. Au même moment, Charles Lindbergh vole au-dessus de lAtlantique. Le monde va-t-il faire un grand bond en avant dans la modernité ? Non. Voici la montée de Mussolini et de Hitler, et lombre archaïque de la guerre. En 1933, le champion italien sappelle Primo Carnera, un géant puissant, niais et ridicule qui finira sa carrière en boxant... un kangourou. Pour lheure, on laffuble dune chemise noire et le Duce préside la grand-messe. Face à lui, la démocratie américaine, le grand Joe Louis, le « bombardier noir ». Noir mais sage. Noir mais soumis. Dans une Amérique du New Deal, des grandes lois sociales mais aussi des syndicats infiltrés par la Mafia dAl Capone.Juin1936, le nouveau champion est allemand. Max Schmeling utilise le cinéma, voit et revoit chaque combat de Joe Louis, note quil est vulnérable au direct du droit, dirigé vers le haut, à gauche de la tête. Application sur le ring : Joe Louis est KO. Schmeling rentre à Berlin en zeppelin, fêté comme un héros du Reich, symbole de la race supérieure. Schmeling nest pas nazi, son manager est juif. Quimporte ! La boxe archaïque agrège toujours les forces du moment. Juin 1938 à New York : la revanche augure du sort de la Seconde Guerre mondiale. Joe Louis, félin, lance de grands coups de pattes. Il faut voir au ralenti la tête de Schmeling, secouée, sidérée, défaite. Joe Louis défendra vingt-cinq fois son titre, victorieux, irrésistible comme lAmérique daprès-guerre.Juin 1948, lépoque du maccarthysme, des services et des coups bas. Dans la salle, il y a Hoover, chef du FBI ; un acteur de Hollywood, témoin à charge dans les procès en sorcellerie po- litique de lépoque, et Bob Hole le comédien. Thats entertainment ! Walcott, le boxeur chorégraphe, commet lerreur de danser devant un Joe Louis vieilli qui lassomme avec sagesse. Vient Rocky Marciano, fils dimmigrés italiens, pauvre bien sûr, sans manières mais affamé des richesses du rêve américain. Un cSur gros comme ça, mais un punch-séisme que lon peut mesurer sur léchelle de Richter. Il ne frappe pas, il démolit, se fait ouvrir les arcades, saigne comme un bSuf, mais avance et frappe plus fort encore. Et ses adversaires 01. Jean-Paul Mari Première publication : 13 avril 1996 Page 1/2 finissent par saffaisser, bras en croix, dans les cordes. Affreux, sale et méchant. Mais malin. Le taureau se retire à temps. Sans se faire estoquer. Cest lheure du tête-à-tête final entre Blanc et Noir. Des duels répétés entre « Raging Bull » Jake La Motta et Ray « Sugar » Robinson le divin. Désormais, la boxe sera noire.Cassius Clay arrive. Et le gentil Noir qui « vole comme un papillon et pique comme une abeille » se fait présomptueux, insolent : « Je suis le plus grand ! » Provocateur : « Je suis imbattable, je suis le diable ! » Subversif comme MalcolmX ou comme les champions olympiques qui en 1972 dressent sur le podium un poing ganté de noir, il refuse daller se battre au Vietnam. « Moi, un Noir, tuer des Jaunes, pour le plus grand profit des Blancs ? Jamais ! » On veut le briser, on lemprisonne, il devient musulman, chante dans les cabarets pour payer ses avocats et revient, plus fêlé, plus grande gueule que jamais. Le 30octobre 1974, à Kinshasa, la nuit africaine est à lui. Cassius Clay, devenu Mohammed Ali, réussit un impossible et magnifique come-back. Foreman, le champion du monde, est jeune et puissant. Ali, alourdi par son inactivité forcée, est donné perdant. Il se fait attendre, gesticule, provoque, séchauffe. Et Foreman sénerve. Ali se love dans les cordes, tend son piège mortel, laisse lautre brûler toute son énergie. Au huitième round enfin, il consent à se détendre et abat Foreman. La victoire de lintelligence contre la force nue. « Je suis le maître de la boxe ! », hurle Ali, transcendé. Il a raison. Seul contre tous. Alexis Philonenko, grand philosophe spécialiste de Hegel et de Kant mais passionné du noble art, note que cette nuit-là, en Afrique, la boxe a dit tout ce quelle avait à dire. Il y aura dautres combats surhumains. Frazier-Ali descendront du ring pour aller à lhôpital. Et Ali, victorieux, sécroule, si faible, si épuisé, si meurtri quil dira : « Ce jour-là, jai vu la mort. » Aujourdhui, Mike Tyson na pas cette flamboyance. Il est de notre époque avec sa violence, sa haine, son corps body-buildé et sa boxe de robot-cop. Quand il va en prison, cest pour viol. Fini le temps de la révolte, voilà venu celui du fric et des bêtes de ring.Clay le magnifique vieillit, mangé par la maladie mais fidèle à ses idéaux ; Joe Louis le gentil Noir a fini ruiné, portier dans un casino de Las Vegas ; Primo Carnera le bouffon est mort dune cirrhose du foie ; Rocky Marciano, mort dans un accident, na pas eu le temps de profiter de son rêve américain ; Max Schmeling est devenu président de Coca-Cola dans lAllemagne vaincue par lAmérique... Documentaire magnifique, « les Rois du ring » content un bout de lhistoire du monde, la tragédie de lhomme, avec sa face dange et de démon. Comme sur les anciens bas-reliefs grecs où lon voit leffigie des combattants antiques, il y aura toujours, à la table du banquet de Platon, une place réservée à un de ces boxeurs aux poings gantés. Comme une image irremplaçable de lhumain. J.-P. M. Lire le reportage (Pdf) sur Marvin Hagler "the Marvelous" 01. Jean-Paul Mari Première publication : 13 avril 1996 Page 2/2