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- par Baron Millius - Illustration Pierre-Emmanuel Chatiliez -
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde
tarde à apparaître et dans ce clair-obscur
surgissent les monstres »
Antonio Gramsci – Cahiers de prison
Quinzième chapitre : Un mur
Résumé des chapitres précédents : Le voyage en Espagne est décidé : sa fille, son petit-fils et le
médecin Gaston Ratner accompagneront Albert. Mais comment traverser une France plongée dans le
chaos ?
H
ermine était introuvable. Alex avait appelé quatorze fois son portable, il avait trouvé son adresse
dans les registres de la résidence. C'était vraiment curieux ce bâtiment laissé en déshérence, ouvert
à tous les vents. Cela lui faisait froid dans le dos. Rachel avait dormi dans le fauteuil à côté de son
père vendredi et samedi. Quelque chose n'allait pas chez elle. Il la trouvait, éteinte, elle d'habitude si
flamboyante. Le médecin était rentré chez lui en prenant soin de noter leurs numéros de téléphone. Il avait
envoyé un texto idiot : j'ai 354 euros ! On aurait dit un chiot qui se découvre une famille. Il était repassé
plusieurs fois, il tournait autour de Rachel en jappant des idioties, il disait tout ce qui lui passait par la tête
pour se rendre intéressant. Alex et Albert haussaient les épaules en se demandant ce qui arrivait à cet
homme d'ordinaire si triste.
Gaston Ratner, fils d'immigrés russes amoureux de la France avait décidé de partir comme on se
débarrasse de sa peau. Il n'avait pas même imaginé ce qu'il laissait derrière lui, ni la tristesse de sa fille
quand elle apprendrait qu'ils ne reviendraient plus. « Attends moi à Barcelone, ma chérie. Je te rejoins là-
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bas. C'est le mieux pour l'instant. Tu restes dans ta chambre le plus souvent possible. Tu sors pour manger
et pour te promener un peu. Mais pas trop, à ton âge, on attire les convoitises.» Il avait trouvé une pension
qui acceptait de l'accueillir.
Il avait longuement parlé avec la patronne. Elle doutait de sa sincérité jusqu'à ce qu'il lâche
négligemment : « je ne sais pas quand je vais arriver, j'accompagne un vieux monsieur de 97 ans ; il était
dans les Brigades Internationales. Il veut revoir l'Espagne une fois avant de mourir. » Elle avait promis de les
fêter à leur arrivée : « promettez-moi, promettez-moi d'amener ce monsieur chez nous. Nous l'accueillerons
comme il se doit. Nous leur devons tant. Ils sont ici chez eux. » Ils avaient donc reçu un nouveau texto idiot :
« j'ai un point de chute à Barcelone !!! » L'homme raffolait des points d'exclamation.
Hermine habitait l'un des grands ensemble de Créteil, pas trop loin du Perreux-sur-Marne. Alex ne
connaissait pas la banlieue. Il avait suivi les artères longilignes aux arbres mourants, tenu la main d'un vieil
algérien qui tirait son caddie, observé les rondes de policiers et le cirque qu'elles occasionnaient ; la vie avait
une autre couleur ici. Hommes et femmes semblaient avoir fait face, ils étaient organisés. Alex sentait cela
plutôt qu'il ne le voyait. Tout paraissait normal et pourtant une main discrète semblait contrôler les
événements, les approvisionnements, la distribution.
C'était comme si un marché parallèle, une ville parallèle avait pris le dessus. Il voyait cela comme un
flux numérique, comme une couche de réalité augmentée de la ville. Les histoires des pans de murs, des
trafics, des amours mêmes semblaient s'inscrire sur les murs au fur et à mesure qu'il avançait. Il se sentait
pris dans ce flux, comme porté. Ici l'histoire semblait avoir retrouvé du sens. Ils étaient devenus de vrais
acteurs là où, avant, on leur réservait les rôles de figurant. Alex craignait de ne pas être à la hauteur. Il était
arrivé devant l'appartement d'Hermine, soufflant et crachant son manque de sport car les ascenseurs
avaient été réquisitionnés pour un déménagement. Les gens quittaient la ville pour trouver des points de
chute à la campagne. Il avait sonné à trois reprises puis frappé du plat de la paume sur la main comme chez
Ratner. Il avait bien compris la leçon, par les temps qui courent, il faut frapper et insister. Personne n'ouvre
plus aux inconnus. Et Hermine ne le reconnaîtrait peut-être pas à travers l'œilleton. Elle ne l'aurait peut-être
même pas reconnu si elle l'avait croisé.
Alex était assez sensible aux charmes de la jeune femme. Il s'était surpris à penser à elle ces derniers
jours. Pas d'images précises, juste son intonation, sa voix, sa silhouette qui flottent autour de lui. « Elle doit
s'occuper de ses enfants ailleurs ou elle est partie », se dit-il. Mais il s'était acharné, il avait frappé plus fort
encore, avait crié « C'est moi Hermine, Alex, le petit-fils d'Albert Monk. N'ayez crainte ». Rien. Son grandpère avait beaucoup insisté. « Il faut la retrouver tu comprends, elle n'a pas pu me laisser sans un mot, elle a
dû avoir un problème ».
Tu lui veux quoi à Hermine ?
Alex se retourne. Face à lui, un homme au visage anguleux et acéré, des yeux tranchants comme des
diamants. Il le fixe :
Tu lui veux quoi à Hermine ?
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