L`ATTENTE Je n`ai jamais tenu sa tête dans mes
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L`ATTENTE Je n`ai jamais tenu sa tête dans mes
L’ATTENTE Je n’ai jamais tenu sa tête dans mes mains. Les mains libres Man Ray, Dessins illustrés par les poèmes de Paul Eluard, 1937 Explication sommaire Poème-dessin tragique et lyrique, monostiche, à la brièveté poignante, à un temps révolu et définitif de la conjugaison, employant l’adjectif de la troisième personne pour évoquer l’Absente absolue, non nommée, désirée sans espoir, et celui de la première personne pour montrer l’inexistence, l’inutilité de la vie solitaire. L’alexandrin unique qui fait la structure, le rythme, doit lui aussi être étudié : rythme régulier, césure régulière, temps forts sur les mots tragiques : « jamais », « tête », « mains ». Le rythme ternaire, 4 / 2//2 / 4, par sa régularité marque aussi l’emprise du temps. Les sonorités sont pourtant douces, mais le premier membre rythmique semble bégayer, par la proximité homophonique, un double « jamais », le second membre est durci par les dentales et la « blancheur » du « e » muet ou faiblement ouvert qui répète le son de « jamais », et le double son « m » de la fin du poème sonne comme une plainte douce, une tonalité mineure, que confirme la sonorité atténuée de « mains ». Le monosyllabe final, et de manière plus générale, la brièveté des mots qui le composent, ne hachent pas la prononciation de ce poème, puisque grammaticalement aucune coupure ne s’impose : le c.o.d. « sa tête » ne doit pas être dissocié du verbe « tenu », qui, lui-même, ne peut être dissocié de son auxiliaire négatif ; ainsi le prédicat enjambe la césure pourtant régulière de l’alexandrin, et le complément de lieu, lui non plus, ne peut être dissocié du c.o.d. Cette fluidité du vers fait contraste avec la rigueur du dessin, avec les lignes géométriques et parfois dures de la toile, et avec le sens. C’est ainsi que le sentiment de tragique se double d’une certaine douceur, ou résignation, fataliste et très triste. Le dessin de Man Ray qui sert de support au poème est lui aussi tragique dans son dénuement, présentant des mains sans bras humain, sorties d’un néant dans lequel la toile d’araignée le replonge avec le « jamais », mains visiblement masculines, évoquant la forme arrondie ou ovale de la tête d’une femme absente, et surtout un geste de protection câline plutôt que de possession. Pourtant on ressent aussi dans ces mains une impression de crispation, qui est celle de l’attente infinie, du « jamais » Les « mains » sont aussi la partie du corps qui marque le contact, la caresse, la partie par laquelle on se livre à autrui dans tout geste de rapprochement. Ici, l’absence totale de tout décor, de tout arrièreplan, montre mieux la solitude : point de recours extérieur, le monde est absent lorsque la femme est absente (cf. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ») ; de même la « tête » absente dans l’espace que délimitent les mains, c’est le minimum humain auquel on se rattache, par le souvenir, par l’imagination, par le fantasme, c’est ce qui sert à nous faire reconnaître, ce qui voit, ce qui pense, ce qui éprouve, ce qui aime. Donc, les mains sont devenues décor de l’absence, et la tête est évidemment celle du lecteur qui s’implique dans la relation « orpheline » évoquée par Eluard. Le symbole de la toile d’araignée augmente encore le tragique du texte, puisque c’est la patience désespérée qui est en jeu. L’animal se trouve à l’emplacement supposé du cerveau, de la pensée, et sa signification spleenétique est suffisamment connue. Les lignes visibles sur la main gauche pourraient aussi évoquer l’aspect fatal de la prédiction dans le domaine amoureux, puisque ces lignes possèdent, selon les astrologues, la capacité de déterminer l’avenir, les rencontres de cœur. Il y aurait peut-être une relation implicite entre l’état de fait dit par le texte et une cause antérieure, non connue, secrète, comme une faute qui empêcherait à tout jamais la réalisation de ce qui n’est qu’espoir vague. Donc, poème non seulement surréaliste, mais aussi romantique par la tonalité qui l’empreint secrètement, poème tendu comme un miroir au lecteur qui s’y voit, au choix, soit « mains », soit « tête », soit les deux. La beauté du dessin, son épurement, est aussi un élément qui contribue à cette sensation d’irrémédiable. C’est une œuvre qui donne envie de pleurer, ou de compatir, et qui renvoie chaque lecteur-spectateur à ses propres questions sur la solitude, la réussite, le couple, l’angoisse du temps qui passe, etc.