Armand et Michelle Mattelard Histoire des théories de la
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Armand et Michelle Mattelard Histoire des théories de la
Armand et Michelle Mattelard Histoire des théories de la communication Paris – La Découverte – 1997 pages : 31 à 36 III / La théorie de l’information Dans la dynamique de transfert et de transposition de modèles de scientificité propres aux sciences exactes, la théorie mathématique de la communication joue, à partir de la fin des années quarante, un rôle charnière. Appuyée sur les machines à communiquer issues de la guerre, la notion d’ « information » acquiert définitivement son statut de symbole calculable. Ce faisant, elle devient la devise forte qui assure le libre échange conceptuel entre disciplines. 1. Information et système Le modèle formel de Shannon En 1948, l’Américain Claude Elwood Shannon (né en 1916) publie une monographie intitulée The Mathematical Theory of Communication dans le cadre des publications de recherches des laboratoires Bell System, filiale de I’entreprise de télécommunications, American Telegraph & Telephone (ATT). L’année suivante, cette monographie devient un ouvrage publié par l’université d’Illinois, augmenté des commentaires de Warren Weaver, coordinateur, pendant la Seconde Guerre mondiale, de la recherche sur les grands calculateurs. Mathématicien et ingénieur électricien, Shannon a rejoint en 1941 les laboratoires Bell où, durant la guerre, il a notamment travaillé sur la cryptographie. C’est lors de ce travail sur les codes secrets qu’il fait avancer des hypothèses que l’on retrouve dans sa théorie mathématique de la communication. Shannon propose un schéma du « système général de communication ». Le problème de la communication est, selon lui, de « reproduire à un point donné, de manière exacte ou approximative, un message sélectionné à un autre point ». Dans ce schéma linéaire où les pôles définissent une origine et signalent une fin, la communication repose sur la chaîne des constituants suivants : la source (d’information) qui produit un message (la parole au téléphone), l’encoder, ou l’émetteur, qui transforme le message en signaux afin de le rendre transmissible (le téléphone transforme la voix en oscillations électriques), le canal, qui est le moyen utilisé pour transporter les signaux (câble téléphonique), le decoder, ou le récepteur, qui reconstruit le message à partir des signaux, et la destination, qui est la personne ou la chose à laquelle le message est transmis. L’objectif de Shannon est de dessiner le cadre mathématique a l’intérieur duquel il est possible de quantifier le code d’un message, d’une communication entre les deux pôles de ce système, en présence de perturbations aléatoires, dites « bruit », indésirables parce qu’empêchant l’« isomorphisme », la pleine correspondance entre les deux pôles. Si l’on cherche à rendre aussi minime que possible la dépense totale, on transmettra an moyen de signes convenus, les moins coûteux. Cette théorie est l’aboutissement de travaux qui ont commencé, dans les années dix, avec les recherches du mathématicien russe Andrei A. Markov sur la théorie des chaînes de symboles en littérature, se sont poursuivis avec les hypothèses de l’Américain Ralph V.L. Hartley, qui, en 1927, propose la première mesure précise de l’information associée l’émission de symboles, l’ancêtre du bit (binary digit) et du langage de l’opposition binaire, puis avec celles du mathématicien britannique, Alan Turing, qui conçoit des 1936 le schéma d’une machine capable de traiter cette information. La théorie de Shannon a aussi été précédée par les travaux de John von Neumann qui a contribué à construire le dernier grand calculateur électronique, avant l’arrivée de l’ordinateur, mis au point entre 1944 et 1946, à la demande de l’armée américaine, pour mesurer les trajectoires balistiques, et par les réflexions de Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique, cette science de la commande et du contrôle, dont Shannon a suivi les cours. Qu’il concerne des relations qui mettent en jeu des machines, des êtres biologiques, ou des organisations sociales, le processus de communication répond à ce schéma linéaire qui fait de la communication on processus stochastique, c’est-à-dire affecté par des phénomènes aléatoires, entre on émetteur qui est libre de choisir le message qu’il envoie, et un destinataire qui reçoit cette information avec ses contraintes : c’est en tout cas la vision à laquelle des chercheurs appartenant a de nombreuses disciplines arrivent rapidement après la publication do texte de Shannon. Ils lui empruntent les notions d’information, de transmission d’information, d’encodage, de décodage, de recodage, de redondance, de bruit disrupteur, de liberté de choix. Avec ce modèle, s’est transféré, dans les sciences humaines qui s’en sont réclamées, le présuppose de la neutralité des instances « émettrice » et « réceptrice ». La source, point de départ de la communication, donne forme au message qui, transformé en « information » par l’émetteur qui le codifie, est reçu à l’autre bout de la chaîne. Ce qui retient l’attention du mathématicien, c’est la logique du mécanisme. Sa théorie ne tient aucun compte de la signification des signaux, c’est-à-dire du sens que lui attribue le destinataire, et de l’intention qui présidé à leur émission. Cette conception du processus de communication comme ligne droite entre un point de départ et un point d’aboutissement imprégnera des écoles et des courants de recherches très divers, voire radicalement opposés, sur les moyens de communication. Elle sous-tend l’ensemble de l’analyse fonctionnelle des « effets » et elle a aussi profondément influence la linguistique structurale (voir chapitre iv, 2). Les complexifications que la sociologie des médias a progressivement apportées a ce modèle formel de base en y introduisant d’antres variables [Osgood, 1957 Westley et McLean, 1957 ; Berlo, 1960; Schramm. 1955, 1970] respectent ce schéma origine-fin. Elles le raffinent, mais n’en modifient pas la nature qui est de considérer la « communication » comme évidente, comme un donné brut. Le modèle finalisé de Shannon a induit une approche de la technique qui la réduit au rang d’instrument. Cette perspective exclut tonte problématisation qui définirait la technique autrement qu’en termes de calcul, de planification et de prédiction. L’approche systémique de première génération L’émergence de la notion d’« information » est indissociable des recherches des biologistes. Lorsque Shannon formule sa théorie mathématique de la communication, le vocabulaire de l’information et du code vient de faire une entrée remarquée en biologie. En 1943, Erwin Schrodinger (1887-1961) l’emploie pour expliquer les modèles de développement de l’individu contenus dans les chromosomes. Depuis cette date, la puissance d’organisation de l’analogie informationnelle a accompagné tontes les grandes inventions de cette science de la vie : découverte de l’ADN comme support de l’hérédité (1944) par l’Américain Oswald Avery, mise en évidence de sa structure en double hélice (1953) par l’Anglais Francis Crick et l’Américain James Watson, travaux sur le code génétique des trois Nobel français (1965). François Jacob, François Lwoff et Jacques Monod. Pour formuler sa théorie, Shannon avait fait des emprunts manifestes à la biologie du système nerveux. À son tour, la théorie mathématique de la communication a fourni aux spécialistes de la biologie moléculaire un cadre conceptuel pour rendre compte de La spécificité biologique, du caractère unique de l’individu [Jacob, 1970]. En 1933, dans un ouvrage intitulé Modern Theories of Development, le biologiste Ludwig von Bertalanffy avait jeté les bases de ce qu’il formalise dans l’après-guerre comme la « théorie des systèmes ». Une théorie dont les principes ont fourni un outil d’action mobilisé a des fins stratégiques pendant la Seconde Guerre mondiale. Bertalanffy utilise le terme « fonction » en le rapportant aux « processus vitaux ou organiques dans le mesure où ils contribuent au maintien de l’organisme ». Le systémisme et le fonctionnalisme partagent donc un même concept fondamental, celui de fonction qui indique le primat du tout sur les parties. L’ambition du systémisme est de penser la globalité, les interactions entre les éléments plutôt que les causalités, d’appréhender la complexité des systèmes comme des ensembles dynamiques aux relations multiples et changeantes. Les sciences politiques constituent un des premiers champs d’application du systémisme aux problématiques de le communication de masse. La vie politique est considérée comme un « système de conduite » ; le système se distingue de l’environnement social dans lequel il se trouve et est ouvert à ses influences ; les variations enregistrées dans les structures et les processus a l’intérieur d’un système peuvent s’interpréter comme des efforts réalisés par les membres du système en vue de réguler ou d’affronter une tension qui peut provenir aussi bien de l’environnement que de l’intérieur du système la capacité qu’a ce dernier de maîtriser la tension dépend de la présence et de la nature de l’information qui fait retour (feedback) aux acteurs et aux décideurs. La politique est conçue comme un système d’entrées et de sorties (input/output, action/rétroaction) façonné par des interactions avec son environnement et qui répond en s’y adaptant plus ou moins bien. Les réponses du système dépendent de la rapidité et de l’exactitude de la collecte et du traitement de I’information. Cette caractérisation de l’approche systémiste est l’oeuvre du politologue américain David Easton dans A Framework for Political Analysis (1965), un ouvrage significatif de l’essor de l’information comme outil de recherche pour l’étude comparée des formes politiques. Un autre politologue, de même nationalité, Karl W. Deutsch, avait entamé ce processus d’appropriation de la référence informationnelle des le début des années cinquante en l’appliquant aux relations internationales (Nationalism and Social Communication, 1953). Dix ans plus tard, il présente une autre application du schéma systémique dans The Nerves of Government. Models of Political Communication and Control). Des chercheurs plus directement connus en tant que théoriciens de la communication de masse et de l’opinion publique découvrent alors les vertus du modèle systémique et l’appliquent clans leurs études sur le processus de formation des décisions politiques [Lasswell, 1963 Bauer, Pool et Dexter, 1964]. À l’horizon de ces préoccupations, une réflexion opératoire inscrite dans les enjeux de la guerre froide l’équilibre du pouvoir, la sécurité collective, le gouvernement mondial. La pression de l’expertise est tellement forte qu’Ithiel de Sola Pool, professeur au MIT, n’hésite pas à s’investir, à la demande du Pentagone, dans la formulation d’un modèle (Agile-Coin) qui alimente les stratégies contre-insurrectionnelles (Coin est d’ailleurs la contraction de Counterinsurgency) en Asie du Sud-Est et en Amérique Latine. Le modèle systémique a d’autres retombées moins déterminées par le contexte international. Il permet dans ces mêmes années soixante à l’Américain Melvin De Fleur, par exemple, de rendre plus complexe le schéma linéaire de Shannon en faisant ressortir le rôle joué par la « rétroalimentation » (feedback) dans le « système social » que constituent les moyens de communication de masse dans leur ensemble. « Chacun des médias, postule-t-il, est en soi un système social indépendant, mais tous sont relies entre eux de manière systématique » [De Fleur, 1966]. Chacun de ces ensembles est représenté avec ses deux « sous-systèmes », chargés respectivement de la « production » et de la « distribution », comportant chacun une constellation d’acteurs avec leurs divers « systèmes de rôles ». Parmi ces acteurs notamment, les agences de publicité, les sociétés d’études de marché et de mesure de l’audience, les organismes de régulation et d’arbitrage. La préservation de l’« équilibre du système » conditionne les contenus. Dans la première moitié des années soixante-dix, Ithiel de Sola Pool fait avancer la théorie des systèmes en l’appliquant à l’analyse de nouveaux scénarios d’organisation de la vie politique, rendus possibles par le développement de la technologie de la télévision par câble [Pool, 1974]. En France, Abraham Moles (1920-1992). ingénieur et mathématicien, place son projet théorique d’ « écologie de la communication » sous le signe à la fois de la théorie mathématique de Shannon et des analyses de Norbert Wiener. La communication est définie comme « l’action de faire participer un organisme ou un système situé en un point donné » aux expériences (erfahrungen) et stimuli de l’environnement d’un autre individu ou système situé dans un autre lieu et un autre temps, en utilisant les éléments de connaissance qu’ils ont en commun ». L’écologie de la communication est la science de l’interaction entre espèces différentes à l’intérieur d’un domaine donné. Les « espèces de communication, proche ou lointaine, fugace ou enregistrée, tactile ou auditive, personnelle on anonyme, sont des espèces gui réagissent effectivement l’une sur l’autre dans l’espace fermé des vingt-quatre heures de la quotidienneté ou l’espace social de la planète » [Moles. 1975]. Cette écologie devrait comporter deux branches différentes. La première a comme unité l’être individuel et s’occupe de l‘interaction des modalités de sa communication dans sa sphère temps, celle de son bilan-temps, et sa sphère espace, celle des trajets sur un territoire. La seconde branche se réfère à l’organisation des systèmes de transaction entre des êtres, à l’innervation de la logosphère, au conditionnement de la planète par des canaux multiples qui mettent les messages en circulation et à la sédimentation de ces derniers dans les lieux de mémoire comme les archives, les bibliothèques.