Un poulet de la Néva

Transcription

Un poulet de la Néva
Un poulet de la Néva
La Russie a parfois servi de révélateur à la cuisine et à la littérature françaises mais les contacts
ont rarement entrainés des échanges fructueux. En sera-t-il de même avec le départ de notre
grand comédien ?
En 1773, Diderot vient rendre visite à Catherine II à Saint Petersbourg. Elle l’a sauvé de la
déconfiture. Il est très endetté et elle lui a acheté sa bibliothèque tout en lui en laissant l’usage
jusqu’à sa mort et en lui donnant des appointements de bibliothécaire. Elle ne suit pas les
conseils qu’il lui donne pour diriger son royaume. Les souvenirs de voyage de Léon de Bussière
dans Voyage en Russie (1831) et du marquis de Custine dans Lettres de Russie (1839) montrent
que la Russie a peu changé sauf dans les goûts des sphères aristocratiques qui vont disparaître.
Les intellectuels français n’ont que peu d’influence sur la Russie et ne sont pas vraiment attirés
par elle. Une exception : Louis Aragon qui publie Vive le Guépéou ! en 1931, mais il est un
exemple singulier celui dont Roger Nimier disait « C’est le seul homme capable d’assister à une
réunion du Comité Central du PCF en smoking rose ». Le voyage d’André Gide en 1936 ne suit pas
le même scénario. Son voyage en Russie fait tomber ses illusions : au lieu de l’homme nouveau, il
ne trouve que le totalitarisme et écrit Retour de l’URSS dont le PCF, Aragon en tête, tente d’abord
d’empêcher la publication puis d’étouffer l’affaire par le silence.
Pierre Bézoukov – héros principal de Guerre et Paix (1865-69) – est influencé par les idées
révolutionnaires françaises et le titre même est très proche d’un ouvrage de Proudhon (La guerre
et la paix, 1861) et ce d’autant plus qu’en russe il n’y a pas d’article avant les noms. Il a aussi, du
moins au début roman de Tolstoï, une certaine admiration pour Napoléon. Les écrivains et poètes
russes semblent avoir assez peu subi l’influence française. Ivan Tourgeniev vit longtemps à Paris
et dans la datcha qu’il fait construire à Bougival. Elle est bâtie près de la résidence de Pauline
Viardot, la grande mezzo-soprano dont il fut l’ami-amant pendant des dizaines d’années. Il est
l’ami d’Alphonse Daudet, Flaubert, Edmond de Goncourt, Mérimée et Jules Vernes et publie plus
en France qu’en Russie. Mais ses romans décrivent l’âme russe, le servage (qu’il combat) et la
chasse (La forêt et la steppe, 1849).
Certains disent que Pouchkine est influencé par Voltaire lorsqu’il écrit Gabrieliad (1821), un
poème sexuel et blasphématoire dont il nie toujours la paternité, sans doute pour ne pas être
condamné à la Sibérie.
Tchekhov passe l’hiver 1897-98 à Nice au moment de l’affaire Dreyfus et trouve qu’Emile Zola a
raison de prendre position mais il ne s’engage pas lui-même. Ses pièces ne sont régulièrement
jouées en France qu’à partir de la décennie 1950 au théâtre Hébertot. Ses œuvres ont plus
influencé les anglophones et en particulier James Joyce pour qui Tchekhov est le premier
dramaturge à saisir une solitude existentielle. Son œuvre romanesque – une centaine de
nouvelles – connaît dès le début du xxe siècle une grande popularité dans le monde anglophone,
où son style narratif caractéristique de la nouvelle rejoint la tradition déjà bien établie de la “short
story”. Au total un bilan faiblement positif des influences des littératures russes et françaises ?
Vers 1860, Lucien Olivier, chef de l’Hermitage (Moscou), donna son nom à ce que nous appelons
la « salade russe » et qui est toujours connue dans le monde slave comme la salade Olivier
(Салат «Оливье»). Ce plat est traditionnellement servi pour le Nouvel An. La formule actuelle est
composée de pommes de terres bouillies, d’œufs durs, de petits pois, de cornichons, de cubes de
jambon, de poulet ou de saucisse de Bologne. Ce plat est lié avec une mayonnaise. Il paraît que la
formule originale d’Olivier – tsariste en quelque sorte – comprenait du caviar, des câpres, de la
laitue, de la grouse, des écrevisses et de la langue de veau. A Moscou, le plat est considéré
comme aussi russe que les authentiques plats russes que sont la côtelette Pojarski, le coulibiac de
saumon, les filets de volaille à la Kiev ou le bœuf Strogonoff. Ces plats russes mythiques sont
venus en France mais l’inverse est rare et les dénominations d’inspiration russe de la fin du XIXe –
perdreaux à la Souvaroff, salade Danicheff, pudding Nesselrode, selle de veau à la Orloff, fraises à
la Romanoff, – semblent être le plus souvent des créations de chefs français. Si vous allez à
Moscou allez chez Turandot déguster le bœuf Strogonoff garni de pommes de terre en purée et
d’un petit pâté aux concombres. Allez aussi au Café Pouchkine déguster la salade Olivier,
l’excellente côtelette Pojarski et le délicieux dessert Pouchkine au chocolat. Comme le chantait
Yves Montand dans Nathalie : “Et je pensais déjà qu’après le tombeau de Lénine, on irait au café
Pouchkine boire un chocolat…“ Ou alors attendez le Café Pouchkine qu’Andrei Dellos devrait
ouvrir dans l’hôtel d’Evreux, 19 place Vendôme (en plus de la pâtissserie du PrintempsHaussmann).
La poularde glacée à la Néva[i] est l’exemple singulier de fusion entre une poularde à la française
et une salade russe. La poularde braisée à blanc est remplie d’une farce fine de volaille
additionnée de foie gras et de 250g de truffes, nappée de sauce chaud-froid blanche, lustrée à la
gelée et garnie d’une jardinière de légumes assaisonnée de mayonnaise. Selon Joseph Favre, elle
est servie pour la première fois le mardi 24 octobre 1893, au dîner offert à l’amiral Avelan et aux
officiers de l’escadre russe, par le Cercle de l’Union artistique (aussi appelé Cercle des Mirlitons)
du 18 de la place Vendôme. Le même jour, il y a soirée de gala à l’Opéra. « Comme me le disait la
comtesse Greffulhe, qui était charmante en blanc, il y avait trop d’uniformes de militaires, attirant
l’œil à leurs chamarrures, et empêchant les femmes de ressortir du fond sourd des habits noirs.”
(Journal des Goncourt).
Ne serait-il pas temps de copier la recette de la poularde pour créer le pigeon à la Néva en
l‘honneur de tous les pigeons de France?
François Brocard
[i] Poularde à la Néva: Joseph Favre, Dictionnaire universel de cuisine, 1892, tome IV, p.1.663).