Le marché acquisitif, porteur de crises
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Le marché acquisitif, porteur de crises
Question de point de vue Rue de Gembloux, 48 - 5002 Saint-Servais Tél : 081/73.40.86 - Fax : 081/74.28.33 [email protected] Cette analyse est téléchargeable sur : www.equipespopulaires.be Le logement en Union européenne (2) : Le marché acquisitif, porteur de crises Par Christine Steinbach, Présidente des Equipes Populaires Avec le soutien de S’il n’y a pas à proprement parler de politique européenne du logement, on observe une certaine tendance à l’uniformité des politiques dans les pays membres. Le marché de la propriété est le segment dominant, au détriment des secteurs locatifs. Mais cette préférence n’a pas rempli ses ambitions. Il est temps de changer d’approche. Dans ce second volet d’analyse consacrée aux politiques du logement au sein de l’Union européenne, nous analyserons pourquoi la priorité a été donnée à l'acquisition du logement et les limites de cette politique, porteuse de bulles immobilières. En observant la situation du logement dans les 27 pays membres de l’Union européenne (UE)1, on se rend compte que ces derniers ont favorisé largement l’accès à la propriété du logement, au détriment du secteur locatif tant privé que social. On pourrait s’en féliciter si cette option préférentielle avait contribué à concrétiser le droit à un logement décent en assurant une capacité de choix, un degré de qualité du parc immobilier et une accessibilité réelle pour toutes les catégories de la population. Ce n’est malheureusement pas le cas. Dans l’ensemble des pays concernés, les populations à faible revenu et/ou plus vulnérables qui ne peuvent accéder à la propriété sont contraints soit de s’endetter lourdement pour un logement qui ne répond pas à leurs besoins (avec un taux de surpeuplement important), soit de se tourner vers le parc locatif délaissé par les pouvoirs publics. Le logement social, dont la conception est variable selon les pays, est généralement peu étoffé voire franchement rare (moins de 5% du parc immobilier pour la moitié des pays). Le secteur locatif privé est cher, de moindre qualité et le bâti le plus ancien, moins onéreux, concentre le public le plus vulnérable et les plus gros problèmes (discriminations, insalubrité…). Le « pilier vacillant » de la sécurité sociale La volonté des pouvoirs publics de stimuler l’accès à la propriété procède d’une conception néolibérale dominante depuis les années 80. Elle transforme peu à peu dans les pays les principes de « l’Etat-providence » en politiques d’Etat social Christine Steinbach, Le secteur locatif, parent pauvre des Etats européens, Question de point de vue, septembre 2013, publié par les Equipes Populaires 1 1 actif, sorte de tentative de consensus (aux accents variables selon les pays), entre les trois grandes idéologies. Avec l’Etat social actif, l’accent est mis sur la responsabilité des individus. La Sécurité sociale est de moins en moins considérée comme un système résultant d’une responsabilité collective contre les aléas de la vie, mais comme un dispositif de dernier recours. Chacun se doit avant tout d’agir et de prévoir de telle sorte qu’il dépende le moins possible de l’Etat (ou des siens). Michel Debruyne, du service d’étude de l’ACW (Moc flamand) qui a analysé la situation du logement en Europe et le positionnement des pouvoirs publics, souligne l’avènement, avec l’Etat social actif, d’une culture du « saver-investor » (« l’entrepreneur sauveur »), c’est-à-dire d’une culture selon laquelle l’individu se doit d’agir dans tous les actes de sa vie quotidienne comme un bon investisseur professionnel. désavantage doublement les ménages qui n'ont pas les moyens de devenir propriétaires. Ils ne bénéficient pas des réductions fiscales et voient diminuer les bénéfices du système de protection sociale. Relevons encore que dans cette logique, le logement est donc considéré en tant que marchandise et, comme tel, peut faire l’objet de spéculation. Le fiscaliste Christian Valenduc souligne le paradoxe pour la Belgique : «Le droit au logement est inscrit dans la Constitution. Mais sur le plan économique, on a confié aux marchés le soin d’en être les producteurs et les gérants. Alors que pour d’autres droits inscrits dans cette même Constitution, par exemple le droit à l’éducation, c’est l’Etat qui est en même temps l’organisateur et le gérant des réseaux d’enseignement »2. Le cas de la Belgique est d'ailleurs spécifique puisque cette conception très libérale de la propriété du logement y est présente depuis le 19e siècle. Dans cette conception, la maison devient une forme d’investissement pour assurer la pension. Elle est l’élément-clé de ce que les Anglo-saxons appellent l’« asset-based welfare state » (littéralement, l’Etat providence fondé sur un capital). Une fois parvenu à l’âge de la retraite et ayant achevé de remboursé le crédit hypothécaire, on dispose de son logement gratuitement, on peut le vendre si nécessaire pour s’offrir la maison de repos. Mieux encore, acheter deux ou trois logements supplémentaires qu’on met ensuite en location, ou que l’on revend avec une plus-value, assurent un revenu complémentaire, notamment pour la pension. Ce qui limite la participation de la collectivité au premier pilier de pension, celui de la sécurité sociale. D'autant que les pouvoirs publics ne peuvent soutenir également une politique de réduction fiscale pour stimuler la propriété (moins de rentrées) et une politique sociale forte (plus de dépenses). «Il y a une corrélation entre la politique de l'accès à la propriété et un Etat-providence faible» note Michel Debruyne. Et il rapporte cette expression anglo-saxonne éloquente « housing is de wobbly pilar under the welfare state » : la maison est le pilier vacillant de l'Etat-providence. Ce qui L'impossible équation de la politique des prix Les politiques fondées sur l’asset-based welfare se heurtent cependant à une série d’obstacles que la réalité impose. D’abord l’idée que l’on soit entrepreneur-investisseur de sa vie suppose que l’être humain fonctionne comme un homo economicus (autre concept cher aux penseurs néolibéraux), c’est-à-dire de manière exclusivement rationnelle pour tous les actes qu’il pose, ce qui n’est pas le cas. Un exemple : il y a quelques années, une enquête avait montré que les gens ont tendance, en Belgique, à choisir leur banque, non pas seulement en fonction du rapport qualité-prix des services qu’elle vend, mais aussi (et parfois d’abord) pour des raisons de proximité, d’affinités ou de tradition familiale. 2 2 Rénover le parc locatif : quel soutien d’une politique fiscale ?, Intervention de Christian Valenduc au cours d’une formation organisée par les Equipes Populaires de Bruxelles, 16 décembre 2012. Ensuite, acheter une maison suppose de pouvoir construire une épargne et un grand nombre de ménages n’ont pas les moyens de mettre de l’argent de côté. De plus, il n’est pas si simple que cela de transformer son logement en liquidités, autrement dit de le vendre au moment où on le voudrait, pour pouvoir, par exemple, entrer en maison de repos et s’offrir les services et les soins nécessaires. Ajoutons que nombre de personnes répugnent à vendre ce logement supposé remplir le rôle de pilier de pension, parce qu’ils espèrent pouvoir le léguer à leurs enfants. huit pays qui ont précisément connu un marché immobilier particulièrement actif, tous ont un endettement qualifié d’excessif dans la mesure où les dettes hypothécaires de leur population dépassent les 60% du produit intérieur brut. Et les deux premiers, les Pays-Bas et le Danemark ont un endettement qui dépasse leur PIB ! Enfin, la politique de stimulation à la propriété se trouve face à un défi en forme de quadrature du cercle. D’un côté, les pouvoirs publics doivent s’arranger pour que les prix des maisons grimpent plus vite que l’indice des prix à la consommation. C’est bien tout l’intérêt de posséder une maison. Il faut donc une politique de prix élevés. D’un autre côté, cela implique que de nouveaux ménages accèdent à la propriété. Mais pour cela, et notamment pour que les jeunes ménages puissent devenir propriétaires, il faut que les prix des biens immobiliers à vendre soient accessibles. Il faut donc en même temps une politique de prix bas. A terme, cette équation n’est pas tenable. Source : European Mortgage Federation, Chiffres clés 2009 Parallèlement, ces pays ont connu une forte augmentation des prix des maisons qui s’explique par la logique de marché : les politiques d’encouragement à la propriété (incitants fiscaux, emprunts à taux bas, facilités d’achat de logements sociaux…) stimulent une demande que l’offre ne peut pas nécessairement suivre. Prenons encore une fois l’exemple de la Belgique et l’éclairage de Christian Valenduc : « En 2005, on a changé le régime des déductions fiscales et opté pour celui qui paraît le plus favorable à court terme. Mais la même année, les prix de l’immobilier s’envolent. Ne peut-on pas parler d’une coïncidence la plus suspecte ? En fait, en créant un régime favorable, on a incité les gens à acheter des immeubles, la demande a donc augmenté mais l’offre n’a pas suivi : elle est inélastique (on ne peut pas construire des logements aussi rapidement qu’on en demande). Donc les prix augmentent ». Et le fiscaliste conclut que ce régime de déductions fiscales est en Endettement et bulles : des indicateurs dans le rouge Les incitants fiscaux pour stimuler l’achat de logements ont contribué à dynamiser le marché immobilier dans une série de pays européens. Mais ce même dynamisme a entraîné un effet pervers qui ne surprendra aucun de ceux qui se sont intéressé aux facteurs de la crise financière de 2008 : le niveau d’endettement des ménages acquéreurs est devenu imposant voire excessif. Le tableau qui suit est présenté dans le rapport d’activité 2012 du Comité Européen de Coordination de l'Habitat Social, Cecodhas3. Il donne froid dans le dos en montrant que pour 3 « Logement social européen 2012, les rouages d’un secteur », Publié par CECODHAS Housing Europe’s Observatory, Bruxelles, octobre 2011. 3 réalité surtout favorable pour celui qui vend sa maison, plutôt que pour l’acheteur qui devient propriétaire au prix fort. Une politique qui ne peut pas remplir ses promesses L’idée qui consiste à pousser les individus à dépendre le moins possible de l’Etat en devenant « entrepreneur de lui-même » préside à la logique de l’asset-based welfare state, l’Etat social actif. Sur cette base idéologique, les pays européens ont largement stimulé l’acquisition du logement au détriment des secteurs locatifs. Mais cette politique n’a pas tenu ses promesses. Elle ne peut pas garantir à tous une pension stable : il faut pouvoir devenir propriétaire et bénéficier d’une politique de prix élevés de l’immobilier. Elle ne peut pas non plus assurer la propriété du logement pour tout le monde : il faut des prix assez bas pour que les revenus plus modestes puissent acheter. Elle ne peut pas non plus concrétiser le droit à un logement décent pour tous, faute de soutien à la qualité du parc locatif ; ni garantir une offre suffisante pour tous puisque les aides fiscales favorisent la demande mais ne soutiennent pas l’offre… En revanche, cette politique fragilise l’équilibre économique puisqu’elle est porteuse de crises. Stimuler la propriété : le ferment d’une bulle immobilière Taux d’endettement excessif des ménages, prix élevés des maisons, ces indicateurs sont inquiétants étant donné le risque de bulle immobilière qu’ils suggèrent, en cas de baisse des prix forte et/ou prolongée. Si plusieurs pays connaissent une dynamique en forme de montagnes russes, l’Espagne, la Grèce et les Pays-Bas sont dans une phase longue de chute des prix. Or baisse des prix signifie destruction de capital. Michel Debruyne rappelle qu’un grand nombre de crises économique ont commencé par des crises immobilières : aux Etats-Unis (1920 et 2008), en Suède (1990), au Japon (1990), en Australie (1995) ou encore en Argentine (2000) pour ne citer que ces quelques exemples. Il est donc plus que nécessaire de renverser la vapeur en commençant par soutenir les différents segments du marché immobilier et non plus seulement l’acquisitif. Ces marchés doivent par ailleurs être régulés si l’on ne veut pas rester à la merci de bulles génératrices de crises économiques. Il faut aussi repenser la politique du logement en articulation avec la Sécurité sociale dans un sens différent de celui de l’assetbased welfare state : la question de fond est comment assurer pour tous un logement décent au même titre que l’accès aux soins de santé ou à l’éducation. Et en Belgique ? Des économistes ont déjà attiré l’attention sur le risque d’une bulle immobilière dans notre pays. Les prix augmentent plus rapidement que l’index, ce qui est un premier indicateur au rouge. Les taux de l’intérêt très faibles et l’encouragement à l’acquisition en sont deux autres. Toujours selon Michel Debruyne, quelques éléments freinent la tendance. D’abord la richesse globale de la population : on a vu dans le graphique de Cecodhas que l’endettement des ménages se situait en 2010 à un peu plus de 40% du PIB, alors qu’aux Pays-Bas, il dépasse les 100%. Ensuite les banques sont devenues plus prudentes à partir de 2009, dans l’octroi des crédits hypothécaires. 4