Le marché acquisitif, porteur de crises

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Le marché acquisitif, porteur de crises
Question de point de vue
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Cette analyse est téléchargeable sur :
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Le logement en Union européenne (2) :
Le marché acquisitif, porteur
de crises
Par Christine Steinbach,
Présidente des Equipes Populaires
Avec le soutien de
S’il n’y a pas à proprement parler de politique européenne du logement, on observe une
certaine tendance à l’uniformité des politiques dans les pays membres. Le marché de la
propriété est le segment dominant, au détriment des secteurs locatifs. Mais cette préférence
n’a pas rempli ses ambitions. Il est temps de changer d’approche. Dans ce second volet
d’analyse consacrée aux politiques du logement au sein de l’Union européenne, nous
analyserons pourquoi la priorité a été donnée à l'acquisition du logement et les limites de
cette politique, porteuse de bulles immobilières.
En observant la situation du logement dans les 27
pays membres de l’Union européenne (UE)1, on
se rend compte que ces derniers ont favorisé
largement l’accès à la propriété du logement, au
détriment du secteur locatif tant privé que social.
On pourrait s’en féliciter si cette option
préférentielle avait contribué à concrétiser le
droit à un logement décent en assurant une
capacité de choix, un degré de qualité du parc
immobilier et une accessibilité réelle pour toutes
les catégories de la population. Ce n’est
malheureusement pas le cas. Dans l’ensemble
des pays concernés, les populations à faible
revenu et/ou plus vulnérables qui ne peuvent
accéder à la propriété sont contraints soit de
s’endetter lourdement pour un logement qui ne
répond pas à leurs besoins (avec un taux de
surpeuplement important), soit de se tourner
vers le parc locatif délaissé par les pouvoirs
publics. Le logement social, dont la conception
est variable selon les pays, est généralement peu
étoffé voire franchement rare (moins de 5% du
parc immobilier pour la moitié des pays). Le
secteur locatif privé est cher, de moindre qualité
et le bâti le plus ancien, moins onéreux,
concentre le public le plus vulnérable et les plus
gros problèmes (discriminations, insalubrité…).
Le « pilier vacillant » de la sécurité
sociale
La volonté des pouvoirs publics de stimuler
l’accès à la propriété procède d’une conception
néolibérale dominante depuis les années 80. Elle
transforme peu à peu dans les pays les principes
de « l’Etat-providence » en politiques d’Etat social
Christine Steinbach, Le secteur locatif, parent pauvre des
Etats européens, Question de point de vue, septembre
2013, publié par les Equipes Populaires
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actif, sorte de tentative de consensus (aux
accents variables selon les pays), entre les trois
grandes idéologies. Avec l’Etat social actif,
l’accent est mis sur la responsabilité des
individus. La Sécurité sociale est de moins en
moins considérée comme un système résultant
d’une responsabilité collective contre les aléas de
la vie, mais comme un dispositif de dernier
recours. Chacun se doit avant tout d’agir et de
prévoir de telle sorte qu’il dépende le moins
possible de l’Etat (ou des siens). Michel
Debruyne, du service d’étude de l’ACW (Moc
flamand) qui a analysé la situation du logement
en Europe et le positionnement des pouvoirs
publics, souligne l’avènement, avec l’Etat social
actif, d’une culture du « saver-investor »
(« l’entrepreneur sauveur »), c’est-à-dire d’une
culture selon laquelle l’individu se doit d’agir dans
tous les actes de sa vie quotidienne comme un
bon investisseur professionnel.
désavantage doublement les ménages qui n'ont
pas les moyens de devenir propriétaires. Ils ne
bénéficient pas des réductions fiscales et voient
diminuer les bénéfices du système de protection
sociale.
Relevons encore que dans cette logique, le
logement est donc considéré en tant que
marchandise et, comme tel, peut faire l’objet de
spéculation. Le fiscaliste Christian Valenduc
souligne le paradoxe pour la Belgique : «Le droit
au logement est inscrit dans la Constitution. Mais
sur le plan économique, on a confié aux marchés le
soin d’en être les producteurs et les gérants. Alors
que pour d’autres droits inscrits dans cette même
Constitution, par exemple le droit à l’éducation,
c’est l’Etat qui est en même temps l’organisateur
et le gérant des réseaux d’enseignement »2.
Le cas de la Belgique est d'ailleurs spécifique
puisque cette conception très libérale de la
propriété du logement y est présente depuis le
19e siècle.
Dans cette conception, la maison devient une
forme d’investissement pour assurer la pension.
Elle est l’élément-clé de ce que les Anglo-saxons
appellent l’« asset-based welfare state »
(littéralement, l’Etat providence fondé sur un
capital). Une fois parvenu à l’âge de la retraite et
ayant achevé de remboursé le crédit
hypothécaire, on dispose de son logement
gratuitement, on peut le vendre si nécessaire
pour s’offrir la maison de repos. Mieux encore,
acheter deux ou trois logements
supplémentaires qu’on met ensuite en location,
ou que l’on revend avec une plus-value, assurent
un revenu complémentaire, notamment pour la
pension. Ce qui limite la participation de la
collectivité au premier pilier de pension, celui de
la sécurité sociale. D'autant que les pouvoirs
publics ne peuvent soutenir également une
politique de réduction fiscale pour stimuler la
propriété (moins de rentrées) et une politique
sociale forte (plus de dépenses). «Il y a une
corrélation entre la politique de l'accès à la
propriété et un Etat-providence faible» note
Michel Debruyne. Et il rapporte cette expression
anglo-saxonne éloquente « housing is de wobbly
pilar under the welfare state » : la maison est le
pilier vacillant de l'Etat-providence. Ce qui
L'impossible équation de la politique
des prix
Les politiques fondées sur l’asset-based welfare
se heurtent cependant à une série d’obstacles
que la réalité impose. D’abord l’idée que l’on soit
entrepreneur-investisseur de sa vie suppose que
l’être humain fonctionne comme un homo
economicus (autre concept cher aux penseurs
néolibéraux), c’est-à-dire de manière
exclusivement rationnelle pour tous les actes
qu’il pose, ce qui n’est pas le cas. Un exemple : il y
a quelques années, une enquête avait montré
que les gens ont tendance, en Belgique, à choisir
leur banque, non pas seulement en fonction du
rapport qualité-prix des services qu’elle vend,
mais aussi (et parfois d’abord) pour des raisons
de proximité, d’affinités ou de tradition familiale.
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Rénover le parc locatif : quel soutien d’une politique
fiscale ?, Intervention de Christian Valenduc au cours
d’une formation organisée par les Equipes Populaires
de Bruxelles, 16 décembre 2012.
Ensuite, acheter une maison suppose de pouvoir
construire une épargne et un grand nombre de
ménages n’ont pas les moyens de mettre de
l’argent de côté. De plus, il n’est pas si simple que
cela de transformer son logement en liquidités,
autrement dit de le vendre au moment où on le
voudrait, pour pouvoir, par exemple, entrer en
maison de repos et s’offrir les services et les soins
nécessaires. Ajoutons que nombre de personnes
répugnent à vendre ce logement supposé remplir
le rôle de pilier de pension, parce qu’ils espèrent
pouvoir le léguer à leurs enfants.
huit pays qui ont précisément connu un marché
immobilier particulièrement actif, tous ont un
endettement qualifié d’excessif dans la mesure
où les dettes hypothécaires de leur population
dépassent les 60% du produit intérieur brut. Et les
deux premiers, les Pays-Bas et le Danemark ont
un endettement qui dépasse leur PIB !
Enfin, la politique de stimulation à la propriété se
trouve face à un défi en forme de quadrature du
cercle. D’un côté, les pouvoirs publics doivent
s’arranger pour que les prix des maisons
grimpent plus vite que l’indice des prix à la
consommation. C’est bien tout l’intérêt de
posséder une maison. Il faut donc une politique
de prix élevés. D’un autre côté, cela implique que
de nouveaux ménages accèdent à la propriété.
Mais pour cela, et notamment pour que les
jeunes ménages puissent devenir propriétaires, il
faut que les prix des biens immobiliers à vendre
soient accessibles. Il faut donc en même temps
une politique de prix bas. A terme, cette équation
n’est pas tenable.
Source : European Mortgage Federation, Chiffres clés 2009
Parallèlement, ces pays ont connu une forte
augmentation des prix des maisons qui
s’explique par la logique de marché : les
politiques d’encouragement à la propriété
(incitants fiscaux, emprunts à taux bas, facilités
d’achat de logements sociaux…) stimulent une
demande que l’offre ne peut pas nécessairement
suivre. Prenons encore une fois l’exemple de la
Belgique et l’éclairage de Christian Valenduc : « En
2005, on a changé le régime des déductions fiscales
et opté pour celui qui paraît le plus favorable à
court terme. Mais la même année, les prix de
l’immobilier s’envolent. Ne peut-on pas parler
d’une coïncidence la plus suspecte ? En fait, en
créant un régime favorable, on a incité les gens à
acheter des immeubles, la demande a donc
augmenté mais l’offre n’a pas suivi : elle est
inélastique (on ne peut pas construire des
logements aussi rapidement qu’on en demande).
Donc les prix augmentent ». Et le fiscaliste conclut
que ce régime de déductions fiscales est en
Endettement et bulles : des
indicateurs dans le rouge
Les incitants fiscaux pour stimuler l’achat de
logements ont contribué à dynamiser le marché
immobilier dans une série de pays européens.
Mais ce même dynamisme a entraîné un effet
pervers qui ne surprendra aucun de ceux qui se
sont intéressé aux facteurs de la crise financière
de 2008 : le niveau d’endettement des ménages
acquéreurs est devenu imposant voire excessif.
Le tableau qui suit est présenté dans le rapport
d’activité 2012 du Comité Européen de
Coordination de l'Habitat Social, Cecodhas3. Il
donne froid dans le dos en montrant que pour
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« Logement social européen 2012, les rouages d’un
secteur », Publié par CECODHAS Housing Europe’s
Observatory, Bruxelles, octobre 2011.
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réalité surtout favorable pour celui qui vend sa
maison, plutôt que pour l’acheteur qui devient
propriétaire au prix fort.
Une politique qui ne peut pas remplir
ses promesses
L’idée qui consiste à pousser les individus à
dépendre le moins possible de l’Etat en devenant
« entrepreneur de lui-même » préside à la logique
de l’asset-based welfare state, l’Etat social actif.
Sur cette base idéologique, les pays européens
ont largement stimulé l’acquisition du logement
au détriment des secteurs locatifs. Mais cette
politique n’a pas tenu ses promesses. Elle ne peut
pas garantir à tous une pension stable : il faut
pouvoir devenir propriétaire et bénéficier d’une
politique de prix élevés de l’immobilier. Elle ne
peut pas non plus assurer la propriété du
logement pour tout le monde : il faut des prix
assez bas pour que les revenus plus modestes
puissent acheter. Elle ne peut pas non plus
concrétiser le droit à un logement décent pour
tous, faute de soutien à la qualité du parc locatif ;
ni garantir une offre suffisante pour tous puisque
les aides fiscales favorisent la demande mais ne
soutiennent pas l’offre… En revanche, cette
politique fragilise l’équilibre économique
puisqu’elle est porteuse de crises.
Stimuler la propriété : le ferment
d’une bulle immobilière
Taux d’endettement excessif des ménages, prix
élevés des maisons, ces indicateurs sont
inquiétants étant donné le risque de bulle
immobilière qu’ils suggèrent, en cas de baisse des
prix forte et/ou prolongée.
Si plusieurs pays connaissent une dynamique en
forme de montagnes russes, l’Espagne, la Grèce
et les Pays-Bas sont dans une phase longue de
chute des prix.
Or baisse des prix signifie destruction de capital.
Michel Debruyne rappelle qu’un grand nombre
de crises économique ont commencé par des
crises immobilières : aux Etats-Unis (1920 et
2008), en Suède (1990), au Japon (1990), en
Australie (1995) ou encore en Argentine (2000)
pour ne citer que ces quelques exemples.
Il est donc plus que nécessaire de renverser la
vapeur en commençant par soutenir les
différents segments du marché immobilier et non
plus seulement l’acquisitif. Ces marchés doivent
par ailleurs être régulés si l’on ne veut pas rester
à la merci de bulles génératrices de crises
économiques. Il faut aussi repenser la politique
du logement en articulation avec la Sécurité
sociale dans un sens différent de celui de l’assetbased welfare state : la question de fond est
comment assurer pour tous un logement décent
au même titre que l’accès aux soins de santé ou à
l’éducation.
Et en Belgique ? Des économistes ont déjà attiré
l’attention sur le risque d’une bulle immobilière
dans notre pays. Les prix augmentent plus
rapidement que l’index, ce qui est un premier
indicateur au rouge. Les taux de l’intérêt très
faibles et l’encouragement à l’acquisition en sont
deux autres. Toujours selon Michel Debruyne,
quelques éléments freinent la tendance. D’abord
la richesse globale de la population : on a vu dans
le graphique de Cecodhas que l’endettement des
ménages se situait en 2010 à un peu plus de 40%
du PIB, alors qu’aux Pays-Bas, il dépasse les 100%.
Ensuite les banques sont devenues plus
prudentes à partir de 2009, dans l’octroi des
crédits hypothécaires.
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