Qui cherche trouve Qui cherche trouve

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Qui cherche trouve Qui cherche trouve
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Armin Kressmann
Eben-Hézer, Maisons des Chavannes, 22 mai 2007
« Spiritualité ici et maintenant »
Qui cherche trouve
Est-ce qu’il dort ?
Est-ce qu’il m’entend ?
Est-ce qu’il me comprend ?
Il est là, dans son fauteuil, les yeux fermés,
il est là, dans sa coque, dans son corps,
dans son monde,
avec son corps,
tellement différent de moi, de mon corps …
Je lui parle ; je lui raconte une histoire,
mon histoire, une de nos histoires,
son histoire ?
Je ne sais pas.
Nous sommes l’un avec l’autre, mais je ne sais pas s’il m’écoute,
s’il m’entend, s’il me comprend, s’il comprend.
D’ailleurs, y a-t-il quelque chose à comprendre ?
J’aime ces moments, où nous sommes l’un avec l’autre,
dans notre monde, dans notre univers, à nous, à nous deux.
Est-ce qu’il m’entend, est-ce qu’il m’écoute,
est-ce qu’il me comprend ?
Il ouvre les yeux, il s’étire,
il baille …
Je m’arrête, j’attends, je regarde, j’écoute …
Est-ce que j’entends, est-ce que je comprends ?
Qui est-il ?
Qui suis-je ? Moi, devant lui ?
Il faudrait qu’il me parle, pour que je puisse comprendre …
… et encore …
L’autre, puis-je le comprendre ?
Tellement autre qu’il est ?
Tellement différent que je suis …
Vous comprenez ?
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La raison a besoin de la parole. La raison se réfère au même. La raison discute, elle se
dispute, elle argumente, elle négocie, elle convainc, elle prend, elle maîtrise, elle suit, elle
domine, elle lâche, elle se soumet, elle se mesure, elle se fait à la raison d’autrui et cherche à
se retrouver dans une même raison, dans la raison universelle.
La raison cherche « l’alter ego »,
» moi-même, le même en l’autre.
Mais, quelle est la raison du handicap mental,
mental quelle est la raison de la folie ou la raison de la
déraison ?1 Qu’est-ce qui se passe quand « l’ego est alter », l’autre différent, quand il ne se
laisse pas comprendre, par ma raison, quand autrui est autre, tout-autre (Ludwig
Wittgenstein) ? Qu’est-ce qui se passe au-delà de ma raison, quand il n’y a apparemment plus
rien de commun avec lui, que le simple fait d’être humain, - ce que d’ailleurs certains
contestent même ?
Nous voici dans la transcendance,
transcendance dans une autre sphère, dans ce qui transcende la raison,
au-delà de cette raison qui veut être universelle, nous voici dans la sphère spirituelle
spirituelle.
rituelle C’est
aussi la sphère de l’avant et de l’après, de ce qui est avant, avant la vie, et après, après la vie,
après la mort, la vie après la mort, la vie au-delà de la mort ; ce n’est plus la sphère de la
raison, mais celle de la foi2. Elle est là, elle est réelle, pour tout le monde, nous pouvons
l’apprivoiser, y tendre, y aspirer, par des mots, par des concepts, par la raison, parler de
transcendance (Emmanuel Lévinas), d’altérité (Paul Ricoeur), du spirituel, de l’ultime (Paul
Tillich), du sens, d’absolu, de ce qui n’est plus lié, qui n’est plus relatif, mais absolu, ce qui
n’est plus lié au même, à moi, à ma réalité, à ma raison et ma compréhension, mon monde et
mon univers :
« l’ego alter »,
» un moi autre, et non pas un autre moi.
Comme phénomène le spirituel est universel, sans être universel dans sa forme, dans son
imaginaire, dans ses représentations, dans ses concrétisations, ses traductions dans
l’immanence, ce qui est sensible, visible, tangible, audible, saisissable et compréhensible. Nos
chartes institutionnelles, nos concepts d’accompagnement et nos manuels de qualités le
mentionnent3, comme dimension constitutive de l’être humain, et demandent que nous le
respections, dans notre « prises en charge », comme nous sommes censés de respecter les
besoins physiques, psychiques et sociaux de nos résidents et travailleurs. « Selon les
besoins », les besoins individuels à discerner … Nous devons en tenir compte, nous devons le
faire pour ne pas ramener autrui à nous-mêmes, à notre logique, à notre raison, à nos normes,
à nos règles, ce qui serait une mainmise, sur autrui, un abus, voire de la maltraitance4.
Philosophiquement nous parlerions du mal (moral), théologiquement du péché (Paul Ricoeur5).
La mal ou le péché, c’est le nonnon-respect de l’altérité
l’altérité de l’autre, la volonté de le ramener au
même, par la force si c’est nécessaire, le mal ou le péché de se prendre pour dieu. D’où
1
Voir « La querelle de la folie » entre Michel Foucault et Jacques Derrida ; Denis Kambouchner, Les Méditations
métaphysiques de Descartes, PUF, Paris 2005, p. 381ss
2
Je renvoie à quelques réflexions de Ludwig Wittgenstein, Über die Gewissheit, Werkausgabe Band 8, Suhrkamp,
Frankfurt 1989, notamment p. 156s
3
Charte de la Fondantion Eben-Hézer : « Vie spirituelle : Dans la même fidélité à l'esprit de Sœur Julie Hofmann, la
Fondation Eben-Hézer offre à ses résidants et à son personnel, respectant les convictions de chacun, une
présence et des lieux pour se ressourcer et donner un sens à la vie. » ; Concept d’intervention aux Maisons des
Chavannes : « Prise en compte des besoins spirituels des résidents et de leur famille. » ; Contrat d’hébergement et
d’accompagnement des Maisons des Chavannes : « L’institution offre un accompagnement personnalisé en lien
avec le Concept d’accompagnement des personnes handicapées. Il vise à : … offrir un soutien et un
accompagnement spirituel. »
4
Je ramène abus et maltraitance à la méconnaissance ou le non-respect, volontaire ou involontaire, de la limite, de
ce qui sépare l’immanence, c’est-à-dire ce qui nous appartient, de la transcendance, de ce qui ne nous appartient
pas ou plus, et mainmise sur autrui.
5
Paul Ricoeur, Le Mal, Labor et Fides, Genève 1986, p. 15
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l’importance du spirituel dans nos institutions ! D’où l’importance de la foi, en plus et comme
complément de la raison : La raison pour aller vers l’autonomie du résident, avec son aide,
dans la mesure du possible, et avec l’aide de ses proches et représentants légaux
(« l'avocature » ou le parrainage de la « Valorisation des rôles sociaux »6), la foi,
foi en lui et son
avenir, l’empathie bienfaisante quand ses demandes et ses besoins sont peu claires,
ambiguës et contradictoires, voire autodestructeurs7.
Pour parler du spirituel, de sa réalité et de sa nécessité, je disais transcendance, altérité,
ultime, sens, absolu. Ce sont des mots et des concepts vagues et très abstraits ; on n’y voit
rien de concret. Mais quand je dis « Dieu » tout le monde « comprend ». « Dieu » veut dire
Dieu concret, proche et compréhensible pour tout le monde, Dieu personne et vis-à-vis avec
qui je peux avoir une relation interpersonnelle8. « Dieu » est le mot, le symbole pour dire le
spirituel, même pour celui qui renie Dieu et qui met la raison à la place de Dieu (Emmanuel
Kant peut-être) et qui fait de la laïcité une spiritualité (André Comte-Sponville ou Luc Ferry qui
parlent de « spiritualité laïque » ; mais n'oublions pas que la laïcité est un concept de nature
sociale et politique et non pas philosophique). Chez nous, avec nos handicaps et nos folies,
encore une fois, la raison a des limites, au point, confrontée à la folie, elle doit l’exclure et
l’enfermer (Michel Foucault), ce qui revient à l’échec de la raison ; elle renonce à son
universalité, elle se relativise et se suspend par elle-même. La raison, quand elle enferme cette
autre raison qu’est la déraison, se relativise et avec elle, abandonne son projet
d’une société libérale de citoyens égaux. La folie est laissée à elle-même ; la folie est laissée a
elle-même si elle n’est pas entendue et reçue par l’empathie.
L’empathie est la raison de la transcendance !
Le spirituel, la foi reprend là où la raison « raisonnable » devient inopérante. Nous sommes
dans la bienfaisance, gratuite, par grâce, par amour ; par amour de l’autre, de celui ou celle
qui est différent, par amour de la différence, cette différence en soi, sans raison (la raison
renierait la différence ou essayerait à l’estomper). Quand on renonce à exclure ou à éliminer la
différence, quand on lui donne statut, quand on la respecte en soi, quand on renonce à mettre
la main dessus, on la reconnaît comme sacrée, intouchable, insaisissable. Quand on nomme
la sphère du spirituel, quand on la délimite concrètement, quand on lui donne des formes
concrètes, quand on pratique du spirituel, dans un langage commun et des gestes et des
rites, nous sommes dans le religieux.
religieux Le religieux est du spirituel sensible, visible et tangible,
reconnaissable dans sa forme et ses pratiques. Le religieux signifie et symbolise le spirituel, le
religieux est du spirituel institutionnalisé ; il lui donne corps. Il nous précède, parce que nous
sommes dans la transcendance, dans ce qui vient d’ailleurs. Le religieux ne s’invente pas ; il
se reçoit, c’est un patrimoine (« patrimoine » - paternalisme – bienfaisance).
Qu’est-ce que nous avons reçu dans nos institutions, des Julie Hofmann et autres Charles
Subilia ? Notre héritage, judéo-chrétien, renvoie à l’altérité, l’altérité absolue, le touttout-autre (Karl
Barth, Armand Abécassis9). Il n’est pas un hasard que handicap et folie ont eu un autre statut
6
Wolf Wolfensberger, La valorisation des rôles sociaux, Introduction é un concept de référence pour l’organisation
des services, Editions des deux continents, Genève 1991
7
Cette « avocature » quasi inconditionnelle remet le fonctionnement institutionnel en permanence en question. La
bible parle du « Paraclet », de l’Esprit, de ce « défenseur qui se trouverait auprès de Dieu, celui dont le
christianisme dit qu’il est Dieu lui-même, …, l’avocat tout-puissant de toutes les victimes condamnées à tort », René
Girard, Le route antique des hommes pervers, Grasset, Paris 1985, p. 185
8
« Le Dieu d’Abraham et de David n’est pas une idée, ni une force de la nature, ni un principe. Ce n’est pas un
Dieu inventé pour fonder vérité un savoir. Les Hébreux n’on jamais pu, et ne pouvait jamais, concevoir Dieu comme
une pensée, ni même comme un pur Esprit. Ils l’ont voulu proche des problèmes de l’homme, s’intéressant à leurs
histoires, à leurs angoisses, à leurs problèmes. Ils l’ont voulu personnel. … Le Dieu personnel … est en relation
avec la personne humaine. » Armand Abécassis, La pensée juive, tome 1, Du désir au désert, Paris 1987, p. 314
9
Armand Abécassis, « En vérité je vous le dis », Edition 1, Paris 1999, p. 250
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dans les religions monothéistes que dans les religions de l’Antiquité gréco-romaine.
Dieu à travers le visage de l’autre ? (Emmanuel Lévinas)
Service de Dieu, à travers le service de l’autre, de celui qui est différent ?
Le christianisme va encore un pas plus loin ; il est unique dans ce sens :
Devant l’échec, inévitable, de pouvoir atteindre le tout-autre par l’effort humain (l'absolu - une
évidence - ne se laisse atteindre par ce qui est relatif), Dieu par nos moyens à nous, devant
l’échec de vouloir comprendre l’autre par ma raison à moi, voire la raison en soi, le
christianisme affirme que c’est le tout-autre qui s’est approché de nous, en la personne Jésus
de Nazareth. Ce n’est pas raisonnable, et ce projet est voué à l’échec lui aussi, mais un échec
qui se transforme en victoire, au moment où la toute-puissance renonce à sa toute-puissance
et se fait même, cette fois-ci non pas dans la raison, mais dans la souffrance (« kénose », le
dépouillement).
L’humanité de Dieu, dans sa souffrance, - la croix -, est la clé de lecture que la foi chrétienne
offre pour comprendre l’autre, dans son altérité et dans sa différence …
Quand le philosophe spécule sur la spiritualité, par sa pensée il cherche peut-être Dieu, à
travers l’autre et à travers lui-même. Le théologien, lui, se cherche et cherche l’autre à travers
Dieu, à partir et à travers sa parole et sa révélation. Mais le croyant trouve ; il rencontre Dieu à
travers autrui et autrui à travers Dieu pour se retrouver lui-même en autrui et en Dieu, et autrui
et Dieu en lui-même10.
10
« Et quand toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a tout soumis,
pour que Dieu soit tout en tous. » Paul de Tarse, Première lettre aux Corinthiens, chapitre 15, verset 28
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