Qui parle lorsque je dis "je"?

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ÊTRE NATUREL?
N'EST ON MORAL QUE
PAR INTÉRÊT?
QU'EST CE QU'UNE
CRISE?
QUI PARLE LORSQUE JE
DIS "JE"?
RAISON ET ILLUSION
Qui parle lorsque je dis « je » ?
Sujet :
Qui parle lorsque je dis « je » ?
Introduction :
Je parle toujours à la première personne. Cela est vrai des énoncés performatifs, tels que « je promets que » ou « je souhaite, je veux, j’ordonne..que » où
dire est un engagement de faire ; mais aussi des énoncés constatatifs, qui, énonçant un fait, sous-entendent un sujet de l’énonciation qu’on peut exprimer
sous la forme d’un « j’affirme que.. »
Parler n’est pas un acte comme un autre : c’est un acte qui renvoie au sujet de l’énonciation. Mais, qui est le sujet de l’énonciation ?
Mon premier réflexe est de répondre : « c’est moi.. ». C’est « moi » qui émet cette opinion, c’est moi qui transmets cette instruction, c’est moi qui exprime
ce désir, cette émotion ou ce sentiment, c’est moi qui prends la parole pour prendre en charge et assumer telle ou telle action..
La question paraît bien saugrenue de demander : - Qui parle lorsque je dis « je » ?
A la réflexion, cette question insolite ouvre le champ d’une interrogation sans fond: -Qui suis-je ? , où il serait bien imprudent de s’engager.
Interrogation « fondamentale » parce qu’elle se pose à propos de tous mes rapports avec le monde – les choses et les êtres -, dont chacun renvoie à cet être
que je suis : Comment puis-je dire que je suis « le même » à travers toutes ces façons d’être que sont le désir, le sentiment, la passion, la volonté, la pensée
etc. et au travers de tous les évènements et les actes qui constituent ma biographie ?
Cette réflexion est mue, soutenue par une quête d’identité où elle semble devoir s’épuiser.
Or, ces doutes, ce soupçon, cette inquiétude qui naissent et bientôt m’envahissent quand je réfléchis à chacun de mes rapports au monde et,
rétrospectivement à ma vie tout entière, se trouvent contredits, pour ainsi dire « niés » au moment où « je » parle : par le fait même de parler.
Parler n’est pas un acte comme les autres.
Là où la réflexion sur chacun des actes qui constituent mon rapport au monde me renvoie à un être qui en est pour ainsi dire le support, où le je désigne
une personne « réelle », le « je » du « je parle » réfléchit le sujet de l’énonciation sans médiation, sans référence à un être qu’on peut identifier, comme on
le ferait d’une chose (« res »).
Là où chacun des actes renvoie à un « moi » qui est « le même » (idem) à travers tous les rapports qui constituent sa vie, ( un moi dont je cherche à
définir l’identité comme individu, comme personnalité ou comme personne), parler est l’acte par lequel – sans aucune « identification référentielle » j’affirme que je suis « moi-même » (ipse) le sujet de ces rapports : la source de ces désirs, le siège de ces émotions ou de ces sentiments, l’agent de ma
conduite, le responsable de mes actes, le porteur de cet idéal ou de ces valeurs, l’auteur d’une œuvre ou de ma vie, dont je voudrais qu’elle fût une œuvre,
enfin celui qui est « seul » à mourir ( parce qu’il meurt seul).
La question : Qui parle lorsque je dis « je » ? nous invite à explorer cette contradiction :
Lorsque je dis « je », celui qui parle n’est à proprement parler « personne » : Preuve en est que lorsqu’il veut dire qui « il » est , il parle d’une troisième
personne ; force est de reconnaître que « je » est un autre.
Et, « pourtant » - comme l’écrit Char dans le poème : « J’habite une douleur », au cœur de la parole ou dans l’instant de foudre du poème, éclate
l’affirmation de mon individualité singulière.
o-O-o
Malraux peut nous servir de guide dans notre enquête, parce qu’il a illustré la contradiction par l’artifice d’une expérience littéraire.
Cette expérience est celle qu'André Malraux décrit dans “La Condition Humaine”, quand Kyo ne reconnaît pas sa voix enregistrée sur des disques, parce
qu“il l'entend pour la première fois par ses oreilles et non plus par sa gorge”.
Dans “Les Voix du Silence”, André Malraux revient sur cette séquence :
“ J'ai conté
jadis, écrit-il, l'aventure d'un homme qui ne reconnaît pas sa voix qu'on vient d’enregistrer, parce qu'il l'entend pour la première fois à travers
ses oreilles et non plus à travers sa gorge ; et parce que la gorge seule nous transmet cette voix intérieure, j'ai appelé ce livre La Condition Humaine.”
Avouons que l'explication d'André Malraux, introduite par la conjonction “parce que” est pour le moins sibylline. Essayons d’éclairer le sens que Malraux
confère à cette expérience.
Notre voix entendue par les oreilles passe par le monde, nous parvient de l'extérieur, comme si elle était émise par un autre, comme si nous-même qui
l'émettons étions un Autre. Dans les sons entendus par nos oreilles nous percevons le sens à travers la matérialité des mots, comme s'il était indépendant de
nous, comme une “ réalité ” qui nous est “ donnée ” à interpréter, à comprendre, à expliquer ; le sens est semblable à un texte qu'il faut sans cesse relire,
parce que ce n'est pas nous qui l'avons écrit.
Ce qui est vrai de la voix -quand nous l'entendons par les oreilles- est vrai de notre condition : dans la conscience que nous prenons de nous-même et de
notre vie, nous sommes d'une certaine façon “ réellement ” un autre : tout se passe comme si une irrémédiable distance nous séparait de nous, de nos actes,
de notre vie, dont le sens nous reste pour ainsi dire opaque, voire étranger. Cette distance, cet écart ne peuvent jamais être vraiment comblés parce qu'ils
se situent au cœur de notre vie. Cette différence qui nous éloigne du sens, ou cette opacité ne peuvent jamais être tout à fait abolies, parce qu'elles sont
inséparables de la conscience que nous prenons de nous-même.
Et, pourtant, nous possédons une autre voix : une “ voix de gorge ” : lorsque nous parlons, le son de notre voix ne passe pas par le monde, il ne vient pas
de l'extérieur, mais de l'intérieur de nous-même, de la gorge, d'un mouvement qui nous est propre, - celui du larynx, des cordes vocales que nous faisons
spontanément vibrer. Tout se passe comme si les sons n'avaient rien de matériel, comme s'ils n'avaient aucune réalité physique. ll n'y a pas de distance
entre les sons que nous émettons et le sens que nous produisons à travers les mots que nous prononçons. La voix immédiatement perçue par celui qui
l'émet et la conscience qu'il en a ne font qu'un. Nous percevons directement le sens comme une “ manifestation ” de nous-même : la voix porte en ellemême le sens que nous voulons exprimer “ de nous-même ” vers l'extérieur, à l'attention du monde.
La différence, l'écart ou la disparité entre la voix de gorge et la voix entendue par les oreilles illustrent pour Malraux le sens de la condition
humaine.
Si dans la conscience que nous prenons de nous-même, nous nous appréhendons toujours comme un autre, d'une certaine façon extérieurs à nous-même
comme si nous appartenions totalement, matériellement au monde (comme la voix entendue par les oreilles) il est aussi vrai que, comme une voix
intérieure, nous avons la certitude que nos paroles, nos actes, notre vie, sont une manifestation de nous-même, une affirmation capable de donner un sens
à tout le reste, dont la force, l'intensité sont celles-là même d'une vie qui peut changer le monde.
L'aliénation par laquelle nous nous appréhendons comme un autre est violemment contredite par une illumination proche de la folie, la certitude de
pouvoir être soi-même en transformant le monde.
“ Pour moi, pour la gorge, -s'écrie André Malraux- que suis-je ? Une espèce d'affirmation absolue, d'affirmation de fou : une intensité plus grande que
celle de tout le reste ! ”
Cette contradiction qui est au cœur de la vie d’André Malraux, qu’il a tenté de surmonter en agissant dans l’histoire, est comprise par lui comme le drame
de la condition humaine.
o-O-o
Ce n’est pas un hasard si Malraux illustre la contradiction qu’il découvre au coeur de l’individualité et de l’existence humaines par l’ambiguïté de la
parole :
Dans la mesure où le signe n'est que le son de la voix immédiatement perçu par
celui qui l'émet et simultanément par l'autre qui est le récepteur, tout se passe comme s’il n’y avait pas d’écart entre le sens que nous voulons exprimer et
les mots ( les sons) que nous produisons. Comme le note Derrida, « La voix, (signe vocal) et la conscience de voix (image auditive) ne font qu’un … Le
monde reste le dehors de la voix… »
Dans l’expérience de cette coïncidence, en quoi consiste la parole, est présente l’affirmation de soi : la conscience que je suis celui qui donne sens au
monde.
Mais qu’en est-il de ce sens ?
Quand je prends conscience de moi-même, je m’apparais comme un “ être ” qui entre “ en rapport ” avec un monde : Je m 'appréhende moi-même comme
le point de départ, l'origine de mes rapports avec ce monde : c'est en moi et de moi que naît ce désir, -qui s'adresse à un objet ou à un être, en moi que ce
sentiment prend forme- qui va constituer un lien profond avec autrui, en moi que s'élabore cette décision, qui va se réaliser en une action.
L'objet de ce désir, et l'on dit aussi (de façon significative) l'objet de ce sentiment (bien qu'il s'agisse d'un être), l'objectif de ce projet, me sont donnés
comme des “choses », indépendantes de « moi »” ; je suis toujours ce rapport à autre chose, qui trouve en moi son origine.
Mais qui suis-je moi qui entre en rapport avec autre chose ? Lorsque l'homme, un être humain singulier, cherche à “dire” “qui” il “est” à partir de la conscience qu'il détient de lui-même et de sa vie propre (telle
qu'elle se déroule dans le temps d'un monde), tout se passe comme si, “ élevant son expérience au langage », il était pour ainsi dire condamné à “ se ”
raconter, et n'avait de “ possibilités autres d'exister ” que d'être “ soi-même comme un Autre ”.
A travers son discours à la première personne, à travers l'interminable chaîne des motifs ou raisons qu'il donne de ses actes, à travers les récits par
lesquels il donne un sens à ce qu'il vit, à travers les idéaux et les valeurs auxquels il réfère ses engagements, ce qu'il “réalise”, c'est bien lui-même (ipse)
mais sous la forme du “ même ” (idem) (de “ la mêmeté ”, écrit Paul Ricœur), c'est-à-dire d'une identité qu'il “ constitue ” en même temps qu'il l'emprunte
Tout se passe “ comme si ” “ l'affirmation originaire ” de soi ne pouvait s'exprimer qu'au travers de ce qui ne lui appartient pas : une langue, une culture,
une psychologie, une morale.
L’analyse de Ricoeur est précieuse, qui montre comment le discours par lequel un homme cherche à exprimer tel ou tel de ses rapports concrets,
singuliers avec le monde se déploie comme une psychologie en troisième personne.
Voici un phénomène étonnant, souligne Ricoeur : Le sens de toutes nos affections et de toutes nos actions peut être compris sans attribution explicite à un
individu singulier. C’est, écrit-il, un phénomène étonnant, qui, à l’échelle d’une culture entière prend des proportions considérables : nous ne cessons
d’accroître le répertoire des notions qui permettent de comprendre le sens des affections et actions, qui constituent le contenu d’une vie ( d’une biographie
singulière) sans tenir compte de la différence des personnes auxquelles elles sont attribuées : émotions, désirs, sentiments, passions, volitions etc. ; C’est
exactement sous cette forme que le sens de tous les actes de notre vie réelle entre dans le thésaurus des significations psychiques.
« Le psychique, c’est le répertoire des prédicats psychiques disponibles pour une culture donnée. »
Autrement dit, tout se passe comme si, pour avoir attribué à tel ou tel de nos actes (affections ou actions) un prédicat psychique : une émotion (telle la
colère), un désir (qui repose sur un manque), un sentiment (tel l’amour ou la jalousie), une passion (telle l’avarice), une volition (qui met en jeu la raison
ou le courage), chacun de nous détenait le sens de ce que lui-même, aussi bien qu’autrui est en train de vivre. La compréhension que chacun possède
« immédiatement » de cet acte ou de cet état, vaut aussi pour un autre, comme si le prédicat qui permet de qualifier ce que l’individu est en train de vivre,
dispensait de savoir « qui » est cet individu, et, bien plus, comme si la compréhension de l’acte laissait naturellement en suspens la démarche du savoir qui
dépasse l’acte lui-même, tel qu’il est vécu, pour découvrir le sens de l’action comme un moment des rapports qui constituent la vie réelle de cet homme.
N’est-il pas étonnant, comme le souligne Ricoeur, qu’il suffise de « dénommer » tous les rapports concrets qui constituent le contenu d’une vie singulière
– d’une biographie -, pour que, à l’intérieur d’une culture donnée, ces rapports soient immédiatement « compris » ?
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*
La littérature nous donne une confirmation éclatante de la compréhension d’états psychiques en suspens d’ attribution (qui ont leur sens en eux-mêmes) :
cette compréhension (qui ne requiert aucune démarche cognitive) est la condition qui permet d’attribuer ces états psychiques à des personnages fictifs. »
Et, c’est pourquoi sans doute l’on assiste à l’époque moderne à la mise en cause de la littérature.
A travers la déconstruction du langage, et l’abolition du dialogue, on a voulu que le théâtre contemporain se proposât de faire prendre conscience par les
ressources de l’art, du néant du sens, et de l’impossibilité de la communication que nous comblons par les mots et la syntaxe du discours ?
La prose, toujours plus resserrée, plus dense, chercherait à capturer, à matérialiser par le ressassement de la parole le silence où elle trouve son origine.
A y regarder de près, ce n’est pas en lui-même que le langage est dénoncé, comme s’il était par essence impuissant à « dire » le vrai ou le réel ; ce sont les
significations figées, dont il est porteur : si celui qui parle, parle pour ne rien dire, c’est que les mots – tout notre langage - véhiculent des significations qui
nous dissimulent le sens réel de ce que nous croyons « exprimer » : nous utilisons pour exprimer nos désirs, nos émotions, nos sentiments, nos décisions,
tout un répertoire appartenant à une culture (où sans doute se reflètent les rapports sociaux) dont nous ignorons la base. Quelle que soit la violence de
cette émotion, à la vue d’un paysage ou à la rencontre d’une personne, quelle que soit la personne à qui nous nous adressons, quelle que soit l’importance
de cette décision et ses conséquences, tout se passe comme si nous disions toujours les mêmes choses avec les mêmes mots. Ainsi, en déconstruisant le
langage, ce que le théâtre contemporain met en cause, c’est bien une aliénation psychologique.
:
o-O-o
Le moment est venu st de poser la question :
Pourquoi la parole qui est affirmation du « je » m’interdit de dire qui « je » suis ?
Le premier pas est la leçon de la linguistique.
Cette parole qui est la mienne, où, dans l'intimité de ma voix, le son et le sens se confondent, je ne peux l'émettre qu'en m'appropriant une langue naturelle.
Or, nous le savons depuis le cours de linguistique de Ferdinand de Saussure, la langue est un produit social : un système de signes dont l'articulation “
produit ” le sens. Or, contrairement à la conscience immédiate que l'individu prend de soi quand il parle, il n'y a pas de lien direct entre le son et le sens.
Et ce n'est pas lui qui établit le lien entre les mots et leurs significations qui renvoient à une réalité concrète.
Si, comme le fait Paul Ricœur à la suite de Benveniste, on distingue de la sémiotique qui étudie le “ code lexical ” (la double articulation qui constitue le
signe linguistique), la sémantique qui s'intéresse à l'articulation des mots qui “produit ” le sens de la phrase, il faut reconnaître que la langue est un
espace de sens qui est (comme le monde) toujours -déjà-là- avant que “Je” ne parle. Cet espace (comme le monde humain dont il est inséparable) est
le produit d'une longue histoire qui défie la question des origines.
C'est la réflexion sur la “ poétique ”, qui par le détour linguistique, a conduit la critique contemporaine à comprendre l'œuvre littéraire comme une
structure “sans sujet.”
Le langage ne peut plus être compris comme l'expression de la pensée et l'œuvre de langage (l'écriture) comme la manifestation d'un moi, d'une
individualité singulière. Il faut maintenant reconnaître que la parole n'est pas un message qui s'adresse à l'autre mais un code toujours déjà constitué qui
permet la communication (sans personne qui parle) ; et de même l'œuvre de l ‘écrivain :
“ Ce qui définit pour nous l'écrivain , écrit Gérard Genette, c'est que l'écriture n'est pas pour lui un moyen d'expression, un véhicule, un instrument mais le
lieu même de sa pensée … l'écrivain est celui qui sait et éprouve à chaque instant que, lorsqu'il écrit, ce n'est pas lui qui pense son langage mais son
langage qui le pense, et pense hors de lui. ”
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Le nouveau roman ne peut être séparé des thèses de cette nouvelle critique littéraire, illustrée par Roland Barthes, issue des nouvelles sciences humaines
– ethnologie et linguistique – et ancrée dans le discours structuraliste.
Dans cette approche structuraliste, l'oeuvre n'est pas l'expression ou le message d'un auteur livré à la compréhension ou à l'interprétation d'un lecteur ;
c’est un "espace de sens" dont le lieu anonyme est le langage : L'auteur et le lecteur ne sont que les deux pôles indissociables auxquels s'impose l'exigence
d'achever un sens qui fondamentalement ne peut l'être, et qui reste "indéfiniment" en question. Les "formes d'expression" -qu'il s'agisse des "genres" ou
du "style", loin d'être des manières d'écrire qui viendraient "donner" une forme à un contenu, à un sens préalable, (d'une certaine façon contingentes par
rapport au contenu) sont des "systèmes de langage", des structures signifiantes qui existent "indépendamment" du sujet.
Gérard Genette cite la réflexion de Valéry :
" L'auteur, l'artisan d'un livre n'est positivement personne. L'une des fonctions du langage et de la littérature est de détruire son locuteur et de le désigner
comme absent."
Et il souligne les échos que cette idée trouve chez des auteurs comme Borgès ou Blanchot, dont il rappelle la formule : « L'écrivain appartient à un
langage que personne ne parle, qui n'a pas de sens, qui ne révèle rien ."
L ambition du nouveau roman est d’échapper à cette aliénation de l’individualité et de la vie par le langage en s’attaquant à la narration elle-même pour
retrouver le secret d’une présence au monde, avant que le monde ne soit transformé en l’univers abstrait des significations, avant que le temps ne soit
réduit à un espace structuré par une intrigue, avant que le « je » ne soit figé dans le profil psychologique d’un personnage.
Dans L’ère du soupçon, recueil de ses essais, Nathalie Sarraute développe cette problématique :
« 1- Le lecteur a vu tomber les cloisons étanches qui séparaient les personnages les uns des autres, et le héros de roman devenir une limitation arbitraire,
un découpage conventionnel pratiqué sur la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte en retient dans ses mailles innombrables tout
l’univers.
(…) Les personnages tels que les concevaient les vieux romans (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur) ne parviennent plus à contenir
la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l’escamotent.
2- Il a vu le temps cesser d’être ce courant rapide qui poussait en avant l’intrigue pour devenir une eau dormante au fond de laquelle s’élaborent de
lentes et subtiles décompositions.
3- Il a vu nos actes perdre nos mobiles courants et nos significations admises, des sentiments inconnus apparaître et les mieux connus changer d’aspect et
de nom.
C’est ainsi qu’il s’est mis à douter que l’objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler les richesses de l’objet réel. »
Dans le roman traditionnel, la parole dévoile l’inauthentique. Comment peut-on écrire des romans, raconter des histoires sans trahir, sans occulter l’infinie
richesse d’une vie singulière ?
L’écrivain doit reprendre la parole à la première personne :
« Le lecteur n’a pas été long à apercevoir ce qui se dissimule derrière le monologue intérieur : un foisonnement innombrable de sensations, d’images, de
sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés, qui se bousculent aux portes de la conscience…
C’est la vie à laquelle, en fin de compte, tout en art se ramène : le ruissellement, que rien au dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le
foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient. »
La vocation de l’écrivain serait de tenter par l’écriture de combler l’écart qui le sépare de lui-même à travers la conscience figée qu’il prend de sa vie
« dans » le monde.
Ainsi s’explique sans doute la vogue de l’autobiographie, où se dévoile l’impasse :
D’un point de vue proprement sémiologique : - Comment le sujet de l’énonciation peut-il être l’objet de l’énoncé ?
Mais, plus profondément, d’un point de vue philosophique : - En disant ce que je suis, puis-je dire qui je suis ? Tout se passe comme si entre l’identité et
l’ipséité il y avait plus qu’une différence : une faille, voire un abîme. La quête de soi n’est-elle pas une entreprise vouée à l’échec et une quête sans fin ?
L’autobiographie se transforme en auto-fiction.
o-O-o
Le problème est philosophique : Comment comprendre cette aliénation de l’individualité et de la vie singulière par le langage ?
On peut emprunter la réponse de la philosophie contemporaine à Michel Foucault, développée dans « Les Mots et les Choses ».
Quand il prend conscience de lui-même, l'individu ne découvre pas l'universalité d'une essence de l'Homme ; “Il se dévoile à ses propres yeux” comme
n'étant rien d'autre que cet être concret, “qui vit, qui travaille et qui parle.”
Et,“ Cette figure de lui-même se présente à lui sous la forme d'une extériorité têtue. ”
“ Dominé par le travail, la vie et le langage, son existence concrète trouve en eux ses déterminations : il ne peut avoir accès à lui qu'au travers de ses
mots, de son organisme, des objets qu'il fabrique, comme si eux d'abord (et eux seuls peut-être) détenaient (sa) vérité. ”
La question de l'Anthropologie : “ Qu'est-ce que l'Homme ? ” est devenue l'interrogation inquiète de l'individu sur son être : “ Qu'est-ce qu'être soimême? ”
Mais le cogito est impossible “ Du “Je pense ” il n'est plus possible de faire suivre l'affirmation du “Je suis” … ”
Il est « brisé » en trois questions sans réponse :
- “ Puis-je dire que je “suis” cette vie que je sens au fond de moi, mais qui m'enveloppe à la fois par le temps formidable qui me juche un instant sur sa
crète et par le temps imminent qui me prescrit ma mort.”
- “ Puis-je dire que je “suis” ce travail que je fais de mes mains mais qui m'échappe non seulement lorsque je l'ai fini mais avant même que je l'ai entamé?
”
Et, enfin, « Puis-je dire que je “suis” le sujet d'un langage qui, depuis des millénaires, s'est formé sans moi, où je suis contraint de loger ma pensée et ma
parole, sans être jamais capable d'actualiser ses possibilités innombrables ? »
Depuis la “Mort de Dieu”, proclamée par Nietzsche, il n’est pas de réponse à la question : Qui suis-je ?
Si Dieu n'existe pas, comment penser l'identité de l'homme, dont l'être est toujours à distance de lui-même ? - Si l'être dont il est séparé, n'est plus
l'Etre, c'est-à-dire Dieu, mais lui-même ; il faut comprendre comment l'homme peut être soi-même en étant un autre. Comment puis-je être le Même, moi
qui suis en même temps un Autre - au travers de mon corps, de mon individualité sociale (de mes personnages), de mon langage et ma culture ?
Loin de reconduire ou seulement pointer vers un sommet -réel ou virtuel- d'identité , ... l'originaire en l'homme, c'est ce qui introduit dans son
expérience des formes et des contenus qu'il ne maîtrise pas . ”
“
Au travers de “ ces contenus et de ces formes multiples qui le surplombent et qu'il ne maîtrise pas ” au travers de “ ces historicités multiples et souvent
contradictoires ”, l'individu n'est plus qu'un point “virtuel” de convergence et une identité fictive, “ au milieu d'une prolifération toujours renouvelée ”.
“ Ce qui s'annonce ” -au travers de cette hantise d'être soi-, c'est que “l'hommeesten train de disparaître ” ..., ce n'est ni la promesse d'un retour à
l'origine, ni l'espérance d'un avenir ; ce n'est rien d'autre, après la mort de Dieu, que la fin de l'homme.
**
*
Cette fin de l’homme qui s’annonce se manifeste par la perte de la parole.
Le langage s'est pour ainsi dire "retiré" de lui : Il est "quasi présent ... sur le mode ambigu d'une veille sommeillante " et lui reste étranger : "depuis des
millénaires, il s'est formé sans lui, ... il est comme un système qui lui échappe, dont le sens dort d'un sommeil presque invincible dans les mots que le
discours fait un instant scintiller."
Loin d'être un pouvoir, le langage n'est même plus un moyen. C'est un pis-aller, dont on voudrait bien se passer, qu'on réduit à la phrase "minimale",
nominale, voire à l'exclamation, à l'onomatopée, au cri.
D'une certaine façon, l’homme ne sait plus parler ; mais les limites qui l'isolent du langage, son incapacité et son impuissance réelles à s'exprimer se
traduisent par une anorexie de la locution : il ne "veut" plus parler. Il refuse d'"être" le langage.
Telle est l’expérience de notre temps, qu’il nous faut comprendre. Lorsque les importantes mutations sociales de la fin du XX°siècle mettent en cause la
conscience que l’individu prend de lui-même sous la forme d’une identité figée par son appartenance sociale, l’on va jusqu’à assister à un
désapprentissage du langage, une désaffection de la parole au profit de l’image.
Voilà ce qui nous oblige à rechercher le lien secret de l’individualité et de la parole, le lien originaire ( celui qui tient à nos origines) entre le soi et
l’être du langage.
o-O-o
Si l’on veut indiquer le chemin de ce secret, il faut reprendre la question :
Pourquoi la parole qui est affirmation du « je » m’interdit de dire qui « je » suis ? Pourquoi, lorsque je parle, je suis contraint de parler comme
un autre ?
C’est Arthur Rimbaud qui nous a livré la réponse:
Parce que“Je” est réellement devenu un Autre.
C’est l’explication abrupte en même temps qu’elliptique que le jeune Rimbaud adresse à son ancien professeur et ami : Izambard, dans la lettre du 13 Mai
1871 ; l’accusant, semble-t-il, de simple mauvaise foi :
En même temps que vous affirmez vouloir être poète, dit-il à Isambard, « Vous revoilà professeur ! Vous roulez dans la bonne ornière ... » , ce
dédoublement ne vous étonne pas. Vous ne faites que vous soumettre à un principe : on « se doit à la Société ». Moi aussi, d’ailleurs, « je suis le principe»
Mais, moi, je le fais «cyniquement » : je me fais « entretenir » : vous avez raison et moi aussi. La différence entre nous, c’est que vous vous dissimulez la
contradiction, pendant que moi je l’exploite !
Mais, la contradiction n’est-elle pas plus grave qu’ Izambard ne le croit, en se la dissimulant par l’invocation d’un principe moral ? - Peut-on réduire la
contradiction à la simple opposition de l’individu et de la société ?
Là l’on ne voit qu’une sorte de dualisme, une opposition externe, il s’agit d’un réel dédoublement, d’une contradiction interne.
« Au fond, s’écrie alors Arthur Rimbaud, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective».
Voici l’énorme contradiction qui est en vous, lui explique Rimbaud : En même temps que, “au fond”- subjectivement - vous vous reconnaissez comme
auteur d’une œuvre (ne serait-ce qu’un poème), c’est à -dire comme créateur -source et origine de ce que vous faites- sujet de l’action ou du verbe,
objectivement vous n’êtes en réalité que ce professeur, exécutant d’une partition écrite par d’autres.
Autrement dit : le « Je » n’est que subjectivement ce qu’il veut être : poète, créateur ; objectivement il est réellement un « Autre ».
Il s’empresse d’être un Autre ! « Votre obstination à regagner le râtelier universitaire - pardon ! - le prouve ! ».
Mais, Arthur Rimbaud ajoute aussitôt :
« Un jour, j’espère -et bien d’autres espèrent la même chose- je verrai dans votre principe la poésie objective ».
Voilà une formule elliptique qu’il faut éclairer par la suite de la Lettre.
Parce que le monde – la Nature - sont devenus étrangers à l’homme, parce qu’entre la nature et l’homme a été rompu le lien sensible – sensuel - qui
constituait une âme commune, l’individu s’appréhende lui-même comme origine de tout sens possible, la source de ses désirs, de ses pensées, de ses actes.
Qu’est-ce alors que le moi sinon une fantasmagorie «entretenue par ceux qui ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les
auteurs », mais, bien plus profondément, l’illusion de tout homme qui, condamné à ne plus jouer que sa partition, s’imagine être l’auteur de ses
actes, de sa vie, ou, comme l'artiste, de son œuvre.
Telle est l'illusion, explique Arthur Rimbaud à Izambard, d'où naît le principe de la « poésie subjective », qui veut être l’expression lyrique d’un moi qui
n’existe pas. Cette illusion semble nécessaire, fatale, insupportable, qui fait de l'homme le prisonnier de lui-même, de son « identité » fictive ; elle est son
véritable «servage ».
Et Rimbaud explique à son maître : Quand le clairon ou le violon ignorent le travail qui les a façonnés à partir de la matière (le cuivre ou le bois) pour
leur donner cette forme particulière, dont dépendent leurs capacités : la possibilité de jouer telle partition et non telle autre :«Il n’y a rien de leur faute »Il en va de même de l’individu humain, poète ou penseur : Parce qu’il ignore le travail qui l’a façonné malgré lui, de la même façon que le clairon ou le
violon, (mais ayant en sus la conscience), l’individu s’identifie à cette forme particulière qui est devenue la sienne, à cet « autre », double inséparable de la
conscience qu’il prend de lui-même. Et, ne jouant qu’une partition, déterminée par cette forme limitée, il s’imagine qu’il est le créateur d'une vie, d'une
œuvre dont il ne joue en réalité qu'une « partition ».
Où est l’obstacle qui nous interdit de comprendre le sens de la poésie sinon dans l’illusion du moi qui s’apparaît comme origine, ignorant qu’il est un
autre, confondant l’humanité avec la forme particulière de son individualité, confondant sa partition avec l’œuvre.
Dénoncer cette illusion, c'est l'objet de la Lettre à Izambart, qui conduit Arthur Rimbaud à découvrir la nouvelle vocation -révolutionnaire- de la poésie
N’est-ce pas la poésie qui nous oblige à mettre en question à la fois cette illusion par laquelle « Je » s’apparaît comme origine de l’œuvre et cette limitation
de l’individualité humaine ?
Cette double mise en question est l’objet de la Lettre fameuse du Voyant, adressée par Arthur Rimbaud à Demeny, le 15 Mai 1871
Ce fut la grande découverte d'Arthur Rimbaud, inaugurant l'exploration par la poésie de son essence, qui lui fit dénoncer l'illusion du “Je” (nourrie par
ceux qui se croient les auteurs d'une œuvre) qui masque ce sens et dissimule l'espace où elle trouve sa possibilité et sa fonction.
“ Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse … accumulant les produits de leur intelligence borgnesse en s'en clamant
les auteurs … ”, il y a longtemps que fussent nés de vrais poètes et compris le sens de la poésie : “ auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé ! ”
“ Ce fut toujours l'intelligence universelle qui naturellement produisait les idées ” …[mais] des fonctionnaires, des écrivains ramassaient ces fruits du
cerveau pour en faire des livres …”
Si “ l'on veut être poète, si l'on s'est reconnu poète ”, si l'on “se” travaille par le dérèglement de tous les sens jusqu’à abolir “la conscience de soi” par
laquelle on s'imagine être “soi-même” l'origine de sa pensée et l'auteur du sens … alors tout change : “Je est un Autre” -malgré “soi”-, “ sans qu'il
y ait de sa faute comme le cuivre s'éveille clairon et comme le bois se trouve violon ” … “ Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la
regarde, je l'écoute … je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remue-ménage dans les profondeurs … ”
“ C'est pas du tout ma faute, c'est faux de dire : “Je pense”, on devrait dire : On me pense. Pardon du jeu de mots. ”
Arthur Rimbaud va jusqu'à décrire le parcours : parti de “sa propre connaissance”, le poète cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend … Dès
qu'il la sait, il doit la cultiver ! C'est alors qu'il devient “voyant” ; il entre “dans le grand songe”; étendant son âme monstrueuse jusqu'à l'universel, il
franchit les limites : les limites du “Je”, victime de l'illusion de la conscience de soi.
Or, « Je est naturellement un Autre»
D’où viennent les idées dans la tête du penseur, la pensée dans l’âme du poète ? - Depuis que l’humanité existe, les idées sont les fruits du cerveau : le
penseur ou le poète « recueillent une partie des fruits du cerveau » , - ces idées qui sont le produit de l’humanité , « jetées naturellement par l’intelligence
universelle ».
Tant que le développement naturel de l’humanité qui produit les idées ne fut pas devenu étranger à l’individu ... il n’y eut pas de mystère de la pensée ... ...
En Grèce encore « vers et lyres » rythment l’Action ...
Pour que « tant d’égoïstes » s’imaginent aujourd’hui être les auteurs des idées, il a fallu que l’individu, séparé de l’activité de l’humanité s’apparût comme
«ego», un moi existant pour soi ..., découvrant en lui l’origine de la pensée et de l’action ...; dès ce moment, les idées semblent précéder l’action et l’action
jaillir de la source mystérieuse du moi, coup de baguette magique qui jette une passerelle entre le moi et le monde ... « L’action, ce cher point du monde...!
».
C’est alors, au moment où il se constitue comme ego, que l’individu -déclarant son nom-, confondant « l'Humanité » avec la forme particulière de son
individualité, devient un Autre, étranger au développement de l’humanité, à son progrès, à l’inconnu qu’elle met à jour au fur et à mesure de son
développement.
C’est seulement, lorsque sera brisée, éclatée la sphère de l’ego (qui s’apparaît comme le centre d’où naissent et la pensée et l’action), lorsque « Je » sera
réellement devenu « un Autre » en cessant d’être étranger à l’humanité, que la poésie trouvera son vrai sens ...
« Le poète définirait [alors] la part d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle ; il donnerait plus que la formule de sa pensée, que
l’annotation de sa marche au progrès !
Enormité devenant norme, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ....
La Poésie ne rhythmera plus l’action ; elle sera en avant. »
Que faut-il donc pour que la poésie cesse d’être « poésie subjective », condamnée à n’être que l’expression d’un moi, réduit à sa vie propre, confondant la
vie avec sa vie intérieure, séparé du monde et laissant le monde « hors de lui » ?
Il faut que « je » devienne réellement un autre ; autrement dit que son individualité, loin de se confondre avec la conscience de soi (un moi séparé du
monde) ne se manifeste qu’au travers d’un devenir qui est celui des hommes, à travers la transformation des rapports humains réels c’est à dire des
rapports sociaux.
C’est à cette condition que la parole poétique peut exprimer une autre vision du monde, parce que le monde, loin d’être une réalité étrangère aux
individus, n’est rien d’autre que ces nouveaux rapports entre eux que les hommes sont entrain de bâtir.
Métamorphose de l’individualité sans doute bien difficile à comprendre pour qui, comme Isambard, veut être poète tout en restant professeur. Aussi le
jeune Rimbaud va-t-il tenter de le lui expliquer par un exemple.
Veut-on comprendre comment la transformation des rapports sociaux est, en même temps, la métamorphose de la vision du monde, il suffit d’imaginer le
renversement du rapport le plus inégal, qui nous paraît le plus naturel parce qu’il détermine notre perception des choses : celui de l’homme et la femme.
Imaginons la fin de l’infini servage de la femme ; et c’est notre perception, nos sentiments, nos idées - et notre vie – qui, d’un seul coup d’archet, se
trouvent changés :
Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme , - jusqu’ici abominable, -lui ayant donné son renvoi, elle
sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables,
repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. »
Qu’est-ce que la poésie sinon le changement permanent de notre vision et de notre compréhension du monde à partir du jour où les hommes, maîtres de
leur avenir, inventeront sans cesse de nouveaux rapports entre eux ?
René Char écrit :
« Rimbaud est le premier poète d'une civilisation non encore apparue, civilisation dont les horizons et les parois ne sont que des pailles furieuses. »
La vocation nouvelle de la poésie ; où « je » est naturellement un « autre », est fondée sur une métamorphose de l’individualité qui ne saurait avoir lieu
que sur la base d’un devenir-autre de l’humanité.
o-O-o
A travers l’expérience poétique, nous voici prêts à comprendre le lieu de la parole.
Comment la parole qui est manifestation de soi peut-elle être en même temps, dans les conditions qui sont celles de notre vie, une parole aliénée,
où celui qui dit « je », parle comme un autre ?
1) Pénétré de cette vocation nouvelle qu’il assigne à la poésie, le jeune Rimbaud va jusqu’au fond des choses au travers du reproche qu’il adresse à
Izambard.
Qui, dans les conditions aliénées de notre existence, peut parler autrement que comme un professeur, ou comme un avocat, un employé, un ouvrier ?
Comment chaque individu, rivé sa vie durant à une fonction par son appartenance sociale, pourrait-il se « manifester » autrement qu’en se « réalisant »
sous la forme d’une identité ? Comment pourrait-il être « lui-même » (ipse), sinon en étant « le même » ?
Dès lors, quand il dit « je », qui parle sinon ce professeur ?
Les mots, la syntaxe de sa phrase, mais aussi les significations dont les mots sont porteurs, les idées que le discours articule, rien de tout cela, qui passe par
le son de sa voix, ne lui appartient.
En posant la question : Qui parle lorsque je dis « je », il n’est pas étonnant que nous ayons été renvoyés au sujet de l’énonciation sans pouvoir dire « qui »
parle : qui est celui qui parle.
Sans qu’ « il y ait de sa faute », comme disait Rimbaud, c’est bien un autre qui parle. « Je » parle toujours à la troisième personne, mais sans le
vouloir, à mon « insu » : sans le savoir.
En cette période historique où d’importantes mutations, mettant en cause les statuts sociaux, rendent manifeste la réification de l’individualité, c’est bien
cette expérience que « réfléchit » la philosophie contemporaine en faisant du langage est un des lieux privilégiés de l’aliénation, qu’elle comprend comme
l’essence de la condition humaine.
Et, c’est bien cette aliénation que dénonce (comme nous l’avons analysé) la littérature contemporaine en mettant en cause le langage ( par l’abolition du
dialogue) et le discours narratif (en dénouant la continuité de l’intrique).
2) Mais, après tout, n’est-il pas naturel que le langage soit étranger aux individus, si, comme l’a montré la linguistique le langage est un produit social ?
C’est, explique Saussure, pour avoir confondu le langage qui est un produit social, avec la parole, qui est un acte individuel, que le langage est apparu
comme un mystérieux pouvoir inhérent à l’homme.
Depuis lors, l’anthropologie a montré que le langage, d'abord gestuel, puis verbal et graphique, est inséparable du processus d'hominisation : C'est parce
que les individus de l'espèce humaine sont contraints pour survivre de se constituer en groupe et de produire “ socialement ” leurs conditions d'existence,
qu'ils doivent produire un système de signes leur permettant de coordonner leur activité commune, d'anticiper leur action, de la reproduire et de la
transmettre.
Il n’est pas contestable que la langue précède la parole : aucun individu ne saurait parler, s’il n’avait à sa disposition un système de signes qu’il n’a pas
lui-même produit, et qui est manifestement un produit social. L’enfant (en latin : in-fans, celui qui parle pas) ne peut parler qu’à partir du moment où, en
développant ses rapports avec le réel, il s’approprie le système de signes qui constitue sa langue maternelle, à partir du moment où, selon l’expression de
L.Sève, il a « intériorisé dans sa pratique » ( dans son activité) le langage qui est un patrimoine social. Cette appropriation, dont dépende la richesse de
l’individualité, est le processus même d’individualisation, jamais achevé. A la base, le langage n’est pas étranger aux individus, parce qu’ils produisent
eux-mêmes ce système de signes en même temps qu’ils produisent et développent leurs rapports.
Adoptant un point de vue diachronique, la linguistique elle-même a montré comment l’évolution du langage était le produit de la parole.
3) Le langage devient réellement étranger aux individus à partir du moment où les rapports sociaux leur sont devenus étrangers, indépendants de leur
volonté commune : Ce que chacun peut s’approprier de ce patrimoine social est déterminé, limité par son appartenance sociale, borné par les contours
figés de sa vie.
C’est alors que se produit un extraordinaire phénomène d’inversion : Parce que les rapports sociaux, qui constituent sa vie, lui sont devenus étrangers,
l’individu s’appréhende comme ce moi indépendant du monde : il s’apparaît comme l’origine de ses rapports avec le monde : c’est l’acte de naissance de
cette illusion que Rimbaud dénonce comme la fantasmagorie du moi.
Tout, alors, se passe comme si le langage était un pouvoir qu’il détenait « en lui », en vertu de sa nature même, pour ainsi dire dès l’origine. Il se confond
avec la parole et apparaît comme l’expression de sa pensée.
C’est bien ce qu’avait compris Rimbaud : En même temps que se trouvent dissimulés l’origine et le contenu social du langage, c’est la genèse de la pensée
qui est définitivement masquée :
« C'est pas du tout ma faute, c'est faux de dire : “Je pense”, s’écriait Rimbaud on devrait dire : On me pense ! »
La pensée, qui n’existe pas en dehors du langage, reflet de la vie réelle des hommes, a toujours été et n’est que le fruit de leurs rapports : - Depuis que
l’humanité existe, les idées sont les fruits du cerveau : le penseur ou le poète «recueillent une partie des fruits du cerveau » , - le produit de l’humanité».
4) Voilà qui éclaire la vision de Rimbaud : Là où les hommes seraient maîtres de leurs rapports et de leur devenir, l’invention du langage sera un moment
essentiel de la transformation de leurs rapports, sans barrières, sans limites et sans autre moteur que le développement sans fin de l’individualité humaine.
La poésie devance cette autre civilisation où les hommes s’étant rendus maîtres de leur devenir, chacun sera poète, parlant un langage universel parce
qu’il créera, à partir de son expérience singulière, une nouvelle vision du monde qu’il contribue à bâtir.
« Voleur de feu », le poète « est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de làbas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; -Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage
universel viendra !….Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant.»
Char confirme : « La poésie ne rythmera plus l'action, elle en sera le fruit et l'annonciation jamais savourés, en avant de son propre paradis. »
Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud. ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuves le bonheur possible avec toi. ”
“ Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié . ”
o-O-o
L’expérience poétique et la vision prophétique de Rimbaud nous permettent d’apporter une première réponse à la question que nous posions : Qui parle
quand je dis « je » ?
La question n’était pas saugrenue. Nous comprenons maintenant pourquoi elle se posait et pour ainsi dire s’impose toujours à nous, sans que nous
puissions y répondre :
C’est que le lieu de la parole n’est pas dans le sujet qui parle, mais dans l’humanité qui invente le langage en même temps qu’elle produit son
devenir.
Nous comprenons aussi ( telle est laseconde réponse) pourquoi nous ne pourrons jamais le comprendre à partir de la conscience que nous prenons de
nous-mêmes : Tant que le monde sera cette réalité étrangère, qui transforme le « je » en l’identité d’un moi figé par son appartenance sociale, l’ipséité
restera un mystère : celui d’une affirmation de soi, qui est pour ainsi dire sans contenu (autre qu’une vie psychique) et qui ne peut se manifester que par la
négation de cette identité qui nous aliène, qui nous confère le visage d’un autre.
C’est sans doute l’essentiel qui reste à comprendre, si l’on ne veut convertir la vision prophétique de Rimbaud en l’utopie d’un « paradis hilare ».
Que devient le « je » du « je parle » dans cette civilisation autre « non encore apparue » où l’individu, une fois brisée la sphère de l’ego qui le sépare du
monde, devient un autre homme en changeant la vie par l’invention de nouveaux rapports humains ?
Enfin ! Ce qui est sans doute le moteur de l’histoire ( auquel on donnait le nom de progrès) : l’appropriation par les individus d’un patrimoine social
transmis de génération en génération, devient la finalité de l’action humaine.
Ce procès de l’histoire, qui se déroulait indépendamment de la volonté des hommes devient le processus conscient par lequel ils bâtissent un autre monde.
Là où, dans le monde de l’appropriation privée des richesses, la réalisation de soi sous la forme réifiée d’un « statut » social, privait l’individu de cet
enrichissement sans limite qu’on appelle le devenir, voici maintenant que l’individu n’existe qu’en s’appropriant la richesse sociale : il ne devient lui-même
qu’en devenant sans cesse un autre. C’est ainsi qu’il contribue à l’accroissement du patrimoine social, à l’enrichissement de l’individualité humaine et
devient, selon l’expression de Rimbaud, un multiplicateur de progrès.
La finalité de son action, le moteur de son activité n’est plus la tentative vaine de combler le vide qui, dans un monde étranger, le séparait de lui-même,
mais bien de rattraper l’écart qui mesure la richesse d’une individualité singulière à l’infinité d’un devenir qui est celui des hommes.
« A quand la récolte de l’abîme ? », demande le poète
Parce que le procès de développement de l'individualité humaine est infini, la moisson n'aura pas de fin : « l'obsession de la moisson » hante l'individu qui
est l'agent de ce procès.
Entre le fini et l'infini, il ne s'agit plus d'une opposition des contraires où la finitude de l'homme lui interdirait la compréhension et la conquête d'une
totalité «infinie », dont la « réalité » le dépasse : mystère de la transcendance.
Il s'agit bel et bien d'une dialectique, interne à l'histoire, constitutive du devenir humain, où l'écart entre le fini et l'infini revêt la forme d'une
contradiction : Non plus une tragédie, mais le drame d'un individu dont la singularité est inséparable d'un devenir, qui n'est pas le sien mais celui de
l'espèce, dont l'avenir ne lui appartient pas à « lui-même », mais à d'autres: ses semblables qui ne lui ressembleront pas.
« Songe à la maison parfaite que tu ne verras jamais monter »
Le monde est cette maison que l’homme habite mais que personne ne verra jamais achevée.
La richesse par quoi l’individu se singularise ne lui appartient pas à lui-même
(qui ne saurait l’accumuler comme un bien) mais toujours-déjà à cet Autre à qui il doit la transmettre comme un héritage.
Voilà qui éclaire soudain l’énigme de la parole.
Celui qui parle ne peut dire « je » que parce qu’il s’adresse toujours à un autre. Lorsqu’il parle lui-même, le sens de ce qu’il dit ne lui appartient pas.
« La quête d'un frère signifie presque toujours la recherche d'un être -notre égal- à qui nous désirons offrir des transcendances, dont nous finissons à
peine de dégauchir les signes. »
Chacun ne peut offrir, au travers des signes d’un langage, qu'un sens qui le dépasse - parce que ce sens à d’autres appartient déjà et qu'eux seuls peuvent
l'actualiser.
Parler, mais aussi écrire ou peindre (et tout autre langage que l’homme invente) n’est pas un acte comme les autres, parce qu’il ne se propose pas de fin,
mais s’emploie à mettre en œuvre « des moyens à perpétuité » à fin que je puisse être un autre, avant que « je » ne meure, moi cet anonyme dont
l’héritage n’est précédé d’aucun testament.
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Jean Leveque
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