Alexis Corbière (Front de gauche) ne veut pas d`une place

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Alexis Corbière (Front de gauche) ne veut pas d`une place
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UNE PL ACE SOLJENITS YNE
par Bertrand le Meignen*
Alexis Corbière (Front de gauche)
ne veut pas d’une place Soljenitsyne!
J
USTE AVANT QUE LE CONSEIL DE PARIS VOTE l’attribution du nom de
«Soljenitsyne» à une place du seizième arrondissement de la capitale[1], Alexis Corbière,
Conseiller de Paris, maire adjoint du XIIe arrondissement et secrétaire national du
Front de gauche, a publié le 5 février dernier une longue et véhémente déclaration sur
Alexandre Soljenitsyne.
Cette déclaration, qui surprend par son ignorance quasi totale du contenu des vingt
mille pages des œuvres et des déclarations d’Alexandre Soljenitsyne, a été diffusée comme
par hasard par le site Internet Médiapart. Elle reprend divers poncifs, contre-vérités et
raccourcis mensongers déjà publiés, et brosse du grand écrivain un portrait physique caricatural, agrémenté de nombreux qualificatifs injurieux.
Nous sommes dans la ligne de la «pensée Mélenchon», il est vrai. Par le passé, l’homme
qui veut prendre la Bastille a déjà traité Soljenitsyne d’«inepte griot de l’anticommunisme
officiel», de «baderne passéiste absurde et pontifiante, machiste, homophobe et confit en
bigoteries nostalgiques de la Grande Russie féodale et croyante», de «perroquet utile de la
propagande occidentale», etc.[2]
Pour avoir lu Alexandre Soljenitsyne pendant une quarantaine d’années, je crois
pouvoir faire les quelques remarques qui suivent au conseiller municipal parisien.
Soljenitsyne n’a pas, comme Corbière le prétend, publié L’Archipel du Goulag en 1973
avant de quitter son pays. Soljenitsyne n’a pas publié son livre en URSS pour la bonne
raison qu’il y était interdit de toute publication depuis près de dix ans et qu’il ne pouvait
continuer à y écrire ses œuvres que de façon clandestine, en prenant de gros risques pour sa
vie, celles des siens et de tous ceux qui l’y aidaient – les fameux «Invisibles», pour reprendre
* Auteur de Soljenitsyne, sept vies en un siècle, Actes Sud 2011.
1. Résolution DEVE 17 du 6 février 2012, adoptée à main levée par le Conseil de Paris.
2. Voir Benoît Villiers, Histoire & Liberté n° 37, hiver 2008-2009, p. 49.
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le titre d’un livre dans lequel il leur rend hommage. Le pouvoir soviétique ayant appris à la
fin des années soixante qu’il avait terminé et caché son Archipel du Goulag, il fut menacé,
comme plusieurs de ses Invisibles, d’emprisonnement, d’exil et de mort. Pour éviter que le
manuscrit de cette encyclopédie du monde concentrationnaire soviétique ne soit découvert
et détruit, il réussit à en expédier secrètement un exemplaire microfilmé à Paris, chez son
ami Nikita Struve. Face aux menaces de plus en plus précises qu’il reçut en 1973, il demanda
à son ami de le publier en France, ce qui fut fait en décembre de cette année-là.
Deux mois après, Soljenitsyne ne «quitta» pas son pays, comme l’écrit Alexis Corbière,
mais, après un nouveau séjour en prison, bref cette fois, il en fut expulsé manu militari et
pour plus de vingt ans, précisément parce qu’il avait écrit cet ouvrage!
Corbière rappelle ensuite que Soljenitsyne «ne fut pas le premier» à être victime du
stalinisme – certes – et «qu’avant lui, dès les années trente, bien des figures majeures de la
révolution russe s’étaient aussi opposées» à ce qu’il appelle «la dégénérescence bureaucratique et policière du régime». Cette inoffensive qualification laisse de côté le fait que cette
« dégénérescence » fit, selon les historiens – et selon Soljenitsyne lui-même – plusieurs
dizaines de millions de morts…
Le conseiller municipal parisien affirme encore qu’« en pleine guerre froide,
[Soljenitsyne] bénéficia aussitôt de tous les honneurs ». Mais il oublie que durant les
années 1964 à 1974 il fut persécuté dans son pays et que, s’il bénéficia ensuite de «tous les
honneurs» en Occident, c’est qu’il avait été expulsé d’URSS pour avoir défendu la liberté
de création des écrivains, leur exigence de vérité et des idées dissidentes.
Alexis Corbière évoque, toujours pour justifier son vote négatif, le «discours scandaleux» de Soljenitsyne à Harvard et cite la phrase fameuse selon laquelle «L’Occident a aidé
à grandir un ennemi bien pire et autrement plus puissant que Hitler, à savoir Staline». En
fait, Soljenitsyne exprimait dans ce discours son regret que, dans la foulée de la victoire de
1945, l’Occident n’ait pas vaincu le régime soviétique, mais l’ait au contraire « aidé à
grandir…» Pour reprendre les termes du discours de Washington, «le monde démocratique pouvait avoir successivement raison du totalitarisme allemand et du totalitarisme
soviétique». N’est-ce pas ce qu’on aurait pu espérer, Monsieur Corbière?
En soulignant ainsi la gémellité du nazisme et du communisme, Soljenitsyne aurait
« réduit la Shoah à un épisode parmi d’autres de la seconde guerre mondiale ».
L’accusation est infâme. L’écrivain russe, dans son étude Deux siècles ensemble, consacre au
contraire plus de cinquante pages à «la Grande Catastrophe» entraînée par «la politique
hitlérienne d’extermination des Juifs » et il donne de nombreux chiffres précisant son
déroulement. Par ailleurs, à plusieurs reprises, Soljenitsyne évoque, dans L’Archipel du
Goulag et dans d’autres récits et romans, le sort terrible des Juifs dans ces années-là.
Sur ce thème, notre « mélenchoniste » poursuit en affirmant que, pour Soljenitsyne,
«les Juifs sont responsables de tous les moments sombres de l’Histoire de la Russie». C’est
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faux. Deux siècles ensemble soutient au contraire l’idée d’une responsabilité partagée entre
les dirigeants du pays et les Juifs russes, tant pour la période tsariste que pour les 74 années
du régime soviétique. Mais pour la période tsariste, Soljenitsyne dénonce les politiques
totalement incohérentes – et parfois criminelles, dit-il – des différents tsars à l’égard des
Juifs russes, et l’antisémitisme avéré de certains d’entre eux – Nicolas II notamment. Il
n’approuve pas la création de la « zone de résidence », c’est-à-dire les quinze provinces
occidentales du pays où les Juifs russes étaient obligés de vivre. Mais il refuse de «diaboliser» cette mesure, rappelant que cette limitation du droit à résidence fit l’objet à l’époque
de pas moins de mille quatre cents textes légaux ou administratifs dont certains introduisirent diverses exceptions. Il porte également un jugement nuancé sur le développement
économique et culturel des Juifs russes permis par le tsarisme, montrant, exemples et chiffres à l’appui, qu’il ne fut pas aussi entravé qu’on le dit souvent.
En ce qui concerne la période soviétique, Soljenitsyne développe une analyse
contrastée sur la place que prirent les Juifs russes dans les révolutions de 1917 : « place
importante » dans celle de Février (comme dans le mouvement révolutionnaire au
XIXe siècle), mais place mineure dans celle d’Octobre. Analyse également contrastée quant
à la part que prirent les Juifs russes dans les postes de responsabilité du nouveau régime:
elle fut très importante durant les vingt premières années, avant le terrible martyrologe
provoqué par les purges avant-guerre, et avant l’antisémitisme d’État, manifeste surtout
après-guerre.
Soljenitsyne, poursuit Alexis Corbière, «réhabilite tout au long de ces pages le tsar de
Russie qui fut pourtant un antisémite virulent». Une fois de plus, Corbière ment ou se
trompe: dans cet ouvrage et dans d’autres (notamment La Roue rouge et Le “problème russe”
à la fin du XXe siècle), Soljenitsyne fait un portrait extrêmement sévère de Nicolas II et
condamne de façon définitive sa politique impérialiste, antisémite et irresponsable – ainsi
que celle de la plupart des autres tsars, assimilant clairement régime tsariste et antisémitisme.
Soljenitsyne, s’indigne encore le conseiller municipal parisien, « affirme même que
certains pogromes meurtriers étaient à l’initiative des Juifs eux-mêmes». En réalité l’écrivain russe dénonce l’attitude de la police et du gouvernement tsariste qui, selon lui, ont
laissé faire et sont responsables de la plupart de ces pogromes, notamment ceux de 18811882, puis ceux de Kichinev, Kiev et Odessa. S’il parle d’une responsabilité partagée entre
les Russes et les Juifs pour celui de Gomel, c’est qu’il mentionne la référence, dans l’acte
d’accusation du procès qui l’a suivi, à un «pogrome antirusse» qui aurait été organisé par
les Juifs.
Alexis Corbière émaille sa longue déclaration de qualificatifs méprisants sur l’écrivain,
en évoquant par exemple sa «longue barbe», ses «allures de vieux sage», de «vieux radoteur réactionnaire», de «baudruche» [sic], et en le traitant d’«illuminé mystique, réactionnaire, antisémite».
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ALEXIS CORBIÈRE (FRONT DE GAUCHE) NE VEUT PAS D’UNE PLACE SOLJENITSYNE !
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Revenons un instant sur cette accusation d’antisémitisme à l’encontre de l’écrivain,
manifestation selon Corbière d’une «nostalgie repoussante de la Russie tsariste et antisémite», qui «transpire à travers toutes les pages» de Deux Siècles ensemble.
Antisémite Soljenitsyne? Sa vie et son œuvre vont totalement à l’encontre de cette accusation. Les Juifs sont nombreux dans ses œuvres et situés «des deux côtés de la barrière»,
comme les non Juifs, ni plus ni moins. S’agissant de ceux qu’il rencontra au Goulag, où il
noua de fortes amitiés avec nombre d’entre eux, à commencer par Lev Kopelev, l’écrivain en
fait des portraits élogieux.
Contrairement à ce que croit ou feint de croire Corbière, la critique de Soljenitsyne à
l’égard de l’antisémitisme et des antisémites est extrêmement virulente. «Il n’y a pas d’antisémitisme, non seulement dans mes livres mais dans toute œuvre littéraire digne de ce
nom» écrit Soljenitsyne en 1985 au journaliste américain Robert Grenier[3]. « Je suis audessus de cela. Je sais qu’il n’y a en moi rien de ce qu’on m’impute. Je suis effaré d’être ainsi
soupçonné, mais cela ne m’a jamais poussé à répondre et ne m’a jamais affecté sur le plan
personnel» confie-t-il dans une interview de 2002[4]. Il se défend également de toute partialité et de toute inimitié à l’égard des Juifs. Il peut, certes, y avoir parfois chez Soljenitsyne des
critiques à leur encontre, mais c’est que, fidèle à sa volonté de « tout dire », l’écrivain
n’épargne personne a priori. En revanche, des propos antisémites, il n’y en a pas. Alexis
Corbière, qui rend compte de Deux Siècles ensemble d’une façon très fantaisiste, tient l’ouvrage pour «indigent » – alors que cette œuvre considérable (1200 pages) s’articule autour
d’une enquête et d’un argumentaire très solide. L’a-t-il seulement lue?
Corbière soutient encore que, par «obsession anticommuniste primaire», Soljenitsyne
aurait refusé de condamner les dictatures – alors qu’au contraire il n’a eu de cesse d’en
condamner de nombreuses – et qu’il refusa de «condamner la dictature de Pinochet au
Chili»; en réalité, contrairement à une calomnie répandue depuis 1975, Soljenitsyne n’est
jamais allé dans ce pays, n’y a jamais été invité et ne s’est jamais exprimé spécifiquement à
son sujet!
Corbière s’en prend enfin au «stupide» discours de Vendée (du 25 septembre 1993), où
l’écrivain «laisse éclater sa haine de la Révolution française» et, plus généralement, de toute
idée de révolution. Il affirme, scandalisé, que l’écrivain tiendrait le triptyque « libertéégalité-fraternité» pour un «slogan intrinsèquement contradictoire et irréalisable».
Il est exact que Soljenitsyne «détestait toute idée de révolution»: «Instruit par l’histoire
de la Russie, écrit-il dans sa Lettre aux dirigeants de l’Union Soviétique de 1974, je suis l’adversaire de toute révolution et de toute secousse violente en général, y compris de celles à
venir». Elles sont «toujours meurtrières pour les peuples chez lesquels elles se produisent»
3. Lettre du 17/07/1985 à Richard Grenier du New York Times (Esquisses d’Exil, p. 444-116).
4. Interview accordée à Victor Lochak, Les Nouvelles de Moscou, mars 2002.
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et ne sont «jamais l’œuvre du peuple, mais d’une foule de rencontre au sein de laquelle
personne ne sait clairement pourquoi il crie et se soulève. Les foules sont menées par des
éléments destructeurs, à la mentalité de criminels de droit commun, qui contaminent
psychologiquement et rallient la masse des inertes… C’est le moment où le crime n’entraîne pas de châtiment» soutient-il dans Mars 17 [5].
Le déroulement, les conséquences et le terrible bilan humain de la révolution de 1917 et
du régime soviétique ne lui donnent-ils pas raison? L’écrivain rappelle que l’étymologie du
mot «révolution» signifie «rouler en arrière», «retour en arrière» et il observe que l’ère des
révolutions «a déjà duré deux cents ans et n’a rien amélioré nulle part, dans aucun pays, elle
n’a fait qu’empirer les choses partout».
Sans craindre le ridicule, le conseiller municipal conclut que, pour Soljenitsyne, «le
naturel de la vie», c’est l’Ancien Régime.
Soljenitsyne, dont Monsieur Corbière dit qu’il fut «l’étendard» d’une «vision réactionnaire du monde» et qu’il «détestait avec rage les principes sur lesquels s’est fondé notre
pays», était en fait un anti-impérialiste, un anticolonialiste, un anti-panslaviste, un partisan
de la démocratie et notamment d’une démocratie et d’une autogestion locale forte.
Secrétaire général d’un mouvement qui se veut la voix du Peuple, Monsieur Corbière
aurait donc dû soutenir cette proposition de donner à une place de Paris le nom de l’auteur de L’Archipel du Goulag. Hélas, par légèreté et par ignorance, il a préféré reprendre la
vieille antienne des communistes défenseurs de l’Union soviétique. Voilà qui ne nous
rajeunit pas…
5. Mars 2017, tome III, p. 108.
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