15 ans de pratique du Méta-Instrument

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15 ans de pratique du Méta-Instrument
15 ans de pratique du Méta-Instrument
Serge de Laubier
Résumé : Le Méta-Instrument est une sorte de gros Joystick qui permet de manipuler 54 variables
simultanément et indépendamment les unes des autres (soit l’équivalent de 27 souris d’ordinateur). La première
génération, plus modeste, a été utilisée en concert en 1989. En quinze ans environ, 150 logiciels ont été
développés pour lui, associant les gestes des musiciens à la manipulation de processus audio mais aussi
lumineux, graphiques ou mécaniques. La conférence propose un parcours des surprises qui ont émaillé cette
relation intime et capitale entre le musicien et son instrument.
1. La genèse du projet
De 1983 à 1988 nous avons travaillé, au sein des
Studios Puce Muse, sur la simulation de
déplacement du son en trois dimensions. Cette
recherche a débouché sur la réalisation du
Processeur Spatial Octophonique. Cette machine
calcule la répartition volumique du son sur huit ou
seize haut-parleurs à partir des coordonnées du son
(en coordonnées cartésiennes ou polaires). La
répartition des haut-parleurs dans l’espace est
variable: ligne, cube, cercle etc.
Après plusieurs expérimentations, nous utilisons
essentiellement, depuis 1988, une configuration où
les huit enceintes sont situées aux sommets d’un
cube. Ce cube est posé sur une arête qui, en
spectacle, correspond à la limite scène/salle.
Les différentes musiques composées avec ce
système ont tout de suite mis en évidence le lien
entre le mouvement du son dans l'espace et son
mouvement spectral.
La nature de cette liaison « mouvement interne /
mouvement architectural » est un sujet complexe
puisqu’il conjugue plusieurs champs de
connaissances :
acoustique,
musique
et
psychologie de la perception. Toutefois, les pistes
musicales ouvertes par cette recherche, très
stimulantes, se heurtaient à un réel problème de
direction gestuelle du son. En effet, autant l'espace
dans
la
musique
est
omniprésent
métaphoriquement,
autant
les
instruments
traditionnels ne sont pas prévus pour déplacer les
sons dans l'espace. La question se pose alors
d’imaginer un système capable simultanément de
déplacer les sons dans l’espace et de les faire
évoluer spectralement.
Le second objectif visé par la réalisation le MétaInstrument fut de vouloir jouer la musique
concrète, inventée par Pierre Schaeffer, non plus
pour être enregistrée mais pour être jouée en
concert. Associer le bouleversement des
techniques électroacoustiques qui permet au
musicien de travailler avec tous les sons
enregistrables, non plus pour réaliser des musiques
fixées sur un support (musique de sons fixés), mais
pour retrouver la dimension éphémère du jeu
instrumental et du concert.
Cette demande fut formulée après avoir réalisé
plusieurs dispositifs comme le Filtre Modeleur à
Transducteur Sonore ou la Sonocanne. Le Filtre
Modeleur est une règle métallique souple de deux
mètres de long avec, à l’une des extrémités, un
microphone de contact, à l'autre extrémité un hautparleur de contact et, entre les deux, des
processeurs de traitements de signaux ; le musicien
contrôle le feed-back dans la règle en modifiant sa
forme et sa prise en main. La Sonocanne est une
grande canne en fibre de carbone à laquelle est fixé
un tweeter. La Sonocanne est un outil très léger qui
permet au musicien de déplacer avec virtuosité le
son dans l'espace.
Plutôt que de développer pour chaque musique un
dispositif électroacoustique spécifique, le but était
de réaliser un dispositif général sur lequel
modéliser des dispositifs spécifiques, inspirés de la
musique concrète.
2. Le fonctionnement du MétaInstrument
Ces deux questions ont menées à l'élaboration d'un
système général constitué de trois parties : la saisie
du geste, le traitement du geste, et la perception.
Le Méta-Instrument a pour fonction de saisir le
geste. C’est donc un transducteur gestuel destiné à
mesurer et numériser les gestes du musicien. Un
premier Méta-Instrument a été réalisé en 1989 et
fonctionne encore aujourd'hui. Une deuxième
génération de Méta-Instrument, compatible avec la
première, existe depuis Octobre 1995. Une
troisième, toujours compatible, est opérationnelle
depuis décembre 2004.
Le Méta-Instrument est relié à une interface
analogique Ethernet. Les 54 variables sont
échantillonnées en 16 bit 500 fois par secondes.
Cette interface est ensuite connectée à un microordinateur où les informations gestuelles sont
analysées par des programmes développés sous
Max (© Cycling IRCAM). Il existe actuellement
150 « logiciels instruments » développés pour
différentes compositions. Chaque « logiciel
instrument » s'insère dans une architecture
standardisée appelée banque, permettant la gestion
des commutations ou mixages entre « logiciels
instruments ».
Ces « logiciels instruments » pilotent des systèmes
sonores, graphiques ou lumineux.
3. Les surprises de la pratique
La pulpe ou l’intelligence du doigt
Au fond, le Méta-Instrument est un appareil de
mesure de geste avec ses tolérances et ses erreurs
de mesures. Il aura fallu trois générations de MétaInstrument pour aller au bout du raffinement
gestuel de la pulpe du doigt. En effet, chaque pulpe
travaille simultanément sur quatre touches
actionnées par les mouvements longitudinaux et
latéraux de la pulpe du doigt. La mesure de
pression minimum est de dix milligrammes ; elle
est effectuée toutes les deux millisecondes. Cette
qualité de mesure donne la sensation de « voir »
les mouvements du doigt dans l’écran. A titre de
comparaison, le premier Méta-Instrument utilisait
une touche par doigt mesurant des variations
minimum de 10 grammes toutes les 20
millisecondes ! La dureté des premières touches a
d’ailleurs été à l’origine de tendinites.
Cette précision de mesure permet de déduire les
vitesses et accélérations des gestes et donc de
coupler l’énergie du son et l’énergie du geste. La
pulpe peut faire penser à un œil, par la précision de
perception du toucher.
Le vertige des possibles
Dès le premier jour de la réalisation finale du
premier Méta-Instrument, j’ai été tellement
impressionné par l’immensité des possibles que je
suis sorti du studio titubant, pour aller au café
mettre les deux pieds dans le quotidien ! Le
nombre de possibilités accessibles avec le MétaInstrument de deuxième génération, à l’instant
t + 1 est de 2 7x32 soit 2 224 soit un milliard de fois
plus que le nombre d’atomes dans l’univers !
Ce vertige est aussi sensible lorsque l’on change de
« logiciel-instrument ». Il est arrivé au début de ne
plus savoir « où l’on était », quel espace musical,
quel algorithme était au bout des doigts. Ce risque
de « blanc » disparaît par la mémoire gestuelle
associée à la mémoire musicale. Bouger en
entendant intérieurement le programme réveille la
connaissance gestuelle de l’algorithme.
Plus chef d’orchestre qu’instrumentiste
Il serait fastidieux de détailler ici l’ensemble des
algorithmes contrôlés par le Méta-Instrument. Il
me semble tout de même que les logicielsinstruments réussis sont plus proches de la logique
du chef d’orchestre que de l’instrumentiste. La
relation au son est souvent macroscopique,
dirigeant des flux, des vitesses, des orientations,
des probabilités… C’est aussi dans cette direction
que les possibilités sont les plus neuves,
permettant des interactions de blocs sonores
inédites par leur phrasé et leur précision. Ici le
geste instrumental n’est plus obligatoirement lié à
un geste de production d’énergie acoustique. Il
n’est plus lié non plus à la désignation
systématique des notes. Pour chaque idée
musicale, il s’agit de déterminer les associations
geste / son pertinentes.
Rendement et générosité : un bon
instrument génère beaucoup avec peu
Dans cette tentation de l’homme orchestre, il y a
en filigrane cette séduction pour l’instrument qui
déclenche des phénomènes sonores amples,
généreux, dépassant les possibilités des
instruments acoustiques traditionnels dans leur
puissance, leur tessiture… C’est la différence entre
l’orgue et la petite flûte. Il me semble qu’il y a
derrière cette attirance une métaphore de la
création comme tentative de créer un monde
(acoustique).
Geste de position et geste de variation
Plusieurs logiciels-instruments fonctionnent autour
d’un double principe :
- des gestes de position qui déterminent la
sélection plus ou moins rapide et stable de
l’algorithme
- des gestes de variations qui explorent l’état
sélectionné, qui ornementent la fameuse « grosse
note » dont parlait Pierre Schaeffer. Il me semble
que dans cette dualité entre continu et discontinu,
le Méta-Instrument se situe plus facilement dans
celui du continu, de l’arabesque, de la rondeur. S’il
fallait le dire en son, le discontinu serait « takété »
et le continu « mamoula ». Le premier serait plus
proche des instruments à clavier et le second plus
proche des instruments comme le violon, la voix,
le trombone à coulisse ou le Méta-Instrument…
Le petit doigt rapide, l’avant-bras lent
stable précis
Un logiciel-instrument peut être contrôlé de
nombreuses façons. Un même geste peut être
affecté à n’importe quelle variable. Dans cette
immensité de possibilité, il semble qu’il y ait
quelques points de repère. Les doigts sont
davantage utilisés pour leur vitesse, ils peuvent
parcourir 64000 valeurs en un centième de
seconde ! L’avant bras est beaucoup plus lent mais
plus stable et surtout plus précis.
L’œil peut amplifier l’écoute
Depuis 1991, le Méta-Instrument joue la lumière et
depuis 1999, il contrôle des processus graphiques.
L’arrivée de « l’œil » dans une démarche musicale
a parfois déclenché des réactions critiques « la
musique se suffit à elle-même, l’image est un
cache-misère ! »
Pourtant le jeu instrumental musical est aussi perçu
par l’œil. Par exemple, le mouvement du musicien
juste avant de jouer (la levée), le silence de la fin
avant les applaudissements sont des moments
musicaux alors qu’ils ne sonnent pas. Ces
moments disparaissent sur un CD audio, par
définition sans image. De même, la partition est
une trace visuelle de la musique qui, quand on la
suit, modifie sensiblement l’écoute de la musique.
L’expérience de l’écoute d’un morceau pour piano
en voyant les mécanismes fonctionner est aussi
édifiant.
Ces quelques exemples sont particulièrement bien
adaptés au Méta-Instrument. Celui-ci, par chance,
utilise toujours, dans un logiciel-instrument, la
dimension symbolique de la notation musicale
avant d’être mis en son. Il est donc possible, au
même instant, d’utiliser les mêmes codes pour
générer des algorithmes visuels et, comme dans les
exemples précédents, « d’amplifier l’écoute
musicale », soit par l’extension de la notion de
partition soit par la représentation des algorithmes
par exemple.
Bien sûr, l’interaction œil / oreille est un sujet très
complexe qui dépasse largement l’objet de cet
article. Une idée pourtant me motive : la musique
est la lumière des ombres.
Les instruments muets
Ce développement du travail a même débouché sur
la réalisation de logiciels-instruments uniquement
visuels et donc muets. Ces logiciels-instruments
sont intéressants parce qu’ils montrent ce qui me
semble être la spécificité de la musique : l’art de la
variation temporelle. Le musicien devient alors un
manipulateur de mouvement, le mouvement est
compris comme l’évolution temporelle d’un objet
(sonore ou autre).
Ces instruments muets montrent aussi la proximité
et en même temps la différence qui existent avec la
danse. Ici le mouvement du corps est discret, les
mouvements de la pulpe des doigts sont de
quelques millimètres, et ces gestes, pour être vus,
doivent être amplifiés. L’instrument est le
prolongement du corps.
Retour d’effort statique/retour d’effort
dynamique
Le retour d’effort ou monitoring tactile du clavier
du Méta-Instrument a été particulièrement
travaillé. L’ensemble des touches sont molles ;
elles mesurent en permanence le moindre
enfoncement entre 0 et 200 grammes de pression
pour 3 millimètres d’enfoncement maximum. Cet
enfoncement progressif correspond à une
perception partiellement exponentielle du touché.
Au centre de chaque touche, un léger relief en fait
sentir le centre. L’ensemble des touches est
recouvert d’un tissu soyeux pour permettre au
doigt de mieux circuler sur les touches. Ce niveau
de raffinement du retour gestuel du clavier nous a
fait renoncer à travailler sur le retour d’effort
dynamique. Pourtant, il paraît très prometteur au
vu des travaux de l’ACROE. Ici le retour
dynamique est uniquement sonore et visuel.
Après quinze ans avec des béquilles, je
marche
Les deux premières générations de MétaInstrument étaient posées sur pied. La troisième
génération est embarquée, « à bretelles », bientôt
sans fil. Ce choix est motivé par le rôle variable
que peut avoir le Méta-Instrumentiste, soliste face
au public ou « chef d’orchestre d’opéra » en retrait
par rapport à l’action scénique ou à l’image. Il
offre la possibilité de pouvoir être à la juste place,
cette place pouvant évoluer au fil du temps.
L’objectif est de privilégier une qualité d’adresse
au public : il me semble qu’on joue différemment
debout ou assis.
4. Pourquoi jouer ?
Cette question peut paraître saugrenue tant
l’habitude est grande d’imaginer la musique jouée
par des instrumentistes. Et pourtant les techniques
de l’enregistrement ont modifié en profondeur la
pratique musicale. Le nombre de musiciens
professionnels a d’ailleurs sensiblement diminué.
Faut-il rappeler la signification de la touche play
sur les magnétophones et autres lecteurs de CD.
Nos grands-parents disaient d’ailleurs : « fais jouer
le tourne-disque ».
Pour le Méta-Instrument, la question est d’autant
plus forte qu’il est possible d’enregistrer, en plus
des gestes de l’instrumentiste, la partition jouée
avec toutes ses nuances, le son et l’image produite.
Plus qu’un plaisir mégalomane, c’est celui
d’animer des métaphores de la Création.
Chercher l’instant juste
Ici l’œuvre est ouverte. Elle permet à tout moment
de modifier sa trajectoire, d’infléchir ses contours.
Jouer consiste à chercher l’instant juste, fragile,
éphémère, unique. Disponibilité pour le temps qui
passe, pour l’espace du concert, et pour le public
naturellement.
Interroger la notion d’œuvre
Plutôt que « pourquoi », la question pourrait être
« quoi jouer ». Qu’est-ce qui est pertinent à phraser
et qu’est-ce qui peut être automatisé ? Quelles
interactions jouer ? Ces questions interrogent la
notion d’œuvre. Elles sous-tendent une définition
de la composition qui pourrait être de donner à
jouer.
Jouer pour explorer
Les territoires ouverts par cette pratique sont très
vastes. Nous ne sommes qu’au début des
découvertes. De nombreuses directions, comme
l’exploration de la réflexion sur le son du geste ou
le son de l’image, sont encore peu explorées.
L’avancé du travail ne peut passer que par
l’extension du nombre de compositeurs, musiciens,
développeurs et pédagogues intéressés par le sujet.
Un plaisir immense
Alors, sans doute, la première réponse est celle du
plaisir de jouer un son circulant très vite sur
plusieurs centaines de mètres, de manipuler des
images de plusieurs centaines de mètres carrés.
les 3 générations de Méta-Instrument