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Marie Escorne
L’art dans l’espace social, un art « en liberté » ?
Charles Simonds raconte qu’il était occupé à fabriquer l’une des demeures
miniatures de la peuplade imaginaire des Little People, lorsqu’attiré par les bruits de
la rue lui parvenant par la fenêtre ouverte de son atelier, il choisit de descendre de sa
tour d’ivoire pour profiter d’une journée printanière au cœur de la cite, sans pour
autant abandonner son travail1. Une fois sorti, il entreprit de façonner une habitation
minuscule sur le rebord d’une fenêtre. Intransportable, le foyer d’argile demeura sur
place et fut bientôt suivi d’une série d’édifications du même type, fragiles sculptures
essaimées par l’artiste au cours de ses pérégrinations à travers les villes de New
York, Paris, Gênes ou Venise...
Loin d’être isolée, cette migration de l’artiste et de l’œuvre hors des lieux
habituels de fabrication et d’exposition de l’art est symptomatique d’une tendance
amorcée dans les années 1960. Depuis lors, en effet, la ville (espace social par
excellence) n’apparaît plus seulement comme un « motif », mais comme un territoire
sur lequel les plasticiens sont de plus en plus nombreux à intervenir « à leur guise,
sans affectation d’un espace désigné, sans tutelle2 ». Or, ces nouvelles pratiques
infiltrant sans autorisation la cité soulèvent un certain nombre de questions
auxquelles nous aimerions apporter quelques éléments de réponse : peut-on vraiment
s’exprimer plus librement dans la rue que dans un musée ? À qui s’adressent ces
œuvres « greffées » sur l’espace urbain ? Comment sont-elles perçues par les
citadins ? De quelle façon les artistes prennent-ils en compte les limites imposées par
la ville ?
1
Charles Simonds, Valence, Institut Valencià d’Art Moderne, 2003, p. 144 sq.
Paul Ardenne, « Un autre art urbain. La création contextuelle en marge de la commande publique »,
dans L’Art à ciel ouvert. Commandes publiques en France 1983-2007, sous la direction de Caroline
Cros et Laurent Le Bon, Paris, Flammarion, 2008, p. 175.
2
Considéré comme l’un des pionniers en matière de création en milieu urbain,
Daniel Buren colle dès 1967 ses bandes rayées en dehors des espaces institutionnels,
dans les rues de Paris. Évoquant ces premiers travaux lors d’un entretien (1989), il
confie s’être alors « rendu compte qu’il existait un espace physique gigantesque,
quasi vierge, relativement propice aux expériences et aux autres expérimentations,
permettant les rencontres les plus imprévues, les dialogues les plus étonnants et ce
malgré ces fameux mots écrits un peu partout sur les murs de Paris : “Défense
d’Afficher, Loi du 29 juillet 1881”3 ». L’artiste semble envisager la rue à la manière
d’un aventurier explorant un territoire étranger dans l’espoir d’y faire de nouvelles
découvertes. Une quête de renouveau paraît le motiver, tout comme nombre de
plasticiens de sa génération qui choisissent de transgresser les frontières des musées4,
souvent perçus comme des lieux élitistes et sclérosants, pour s’aventurer dans les
villes qui palpitent juste aux pieds de ces « enclos5 ». Immergés dans l’espace social,
les artistes se retrouveraient donc « en liberté », prêts à affirmer leur singularité sur
un terrain apparemment propice à la création de démarches inédites.
Cependant, sortir du musée signifie rompre avec un lieu spécifiquement conçu
pour accueillir l’œuvre d’art dans les meilleures conditions : rappelons, en effet, que
les premiers musées ont été édifiés afin de soustraire les œuvres aux méfaits du
temps et du vandalisme. Hors de ces établissements, les créations « à ciel ouvert6 »
ne sont nullement protégées par des vitres ou des gardiens attritrés ; elles sont livrées
aux caprices des intempéries et des passants… Mais ces divers aléas font en quelque
sorte « partie du jeu » pour des artistes qui émettent souvent le souhait de voir leurs
œuvres se fondre dans la ville, à l’instar des réalisations de Tadashi Kawamata, si
intimement liées au « cycle vital de la ville7 » qu’elles paraissent parfois être
littéralement « ingérées » par cet organisme fascinant. De façon générale, les
plasticiens acceptent comme un ingrédient poétique, jugé parfois indispensable, le
3
Daniel Buren, Les Écrits (1965-1990). Tome III, textes réunis et présentés par Jean-Marc Poinsot,
Bordeaux, capcMusée d’art contemporain, 1991, p. 410.
4
Nathalie Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, 1998, p. 98 sq.
5
Terme employé par Daniel Buren, Les Écrits (1965-1990). Tome II : 1977-1983, op. cit, p. 78.
6
Expression employée dans À Ciel ouvert. L’art contemporain à l’échelle du paysage de Christophe
Domino, Paris, Scala, 1999 et L’Art à ciel ouvert. Commandes publiques en France 1983-2007, op. cit.
7
Tadasi Kawamata, cité par Michel Ellenberger, « Tadashi Kawamata. Bâtisseur du provisoire », Art
Press n° 153, décembre 1990, p. 50. Voir aussi, à propos des Fields works, Catherine Grout, Pour une
réalité publique de l’art, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 20 sq.
phénomène de l’entropie qui n’épargne aucune création. C’est ainsi qu’à propos des
sérigraphies représentant Rimbaud collées en 1978 sur les murs de Paris et de
Charleville, Ernest Pignon-Ernest déclare : « Quand on découvre le dessin, on en
perçoit le caractère éphémère, la fragilité. Sa disparition est inscrite dans l’image
même, elle est comme une composante même du dessin. Si le dessin a ému, la
perception simultanée de sa disparition programmée doit la rendre plus troublante.
Dans la quête d’une image de Rimbaud qui soit “rimbaldienne”, cette dimension
suicidaire était essentielle8 ».
La précarité des collages d’Ernest Pignon-Ernest acquiert une résonnance
particulière dans les différentes séries que l’artiste effectue à Naples, ville où la mort
semble omniprésente9. Comme en écho à cette morbidité régnante, la mort
transparaît dans les sujets représentés par l’artiste, dans les fonds noirs sur lesquels
surgissent les corps en clair-obscur, mais aussi dans l’aspect du papier utilisé pour
réaliser ces images fragiles, presque « suicidaires », disséminées à même la cité
napolitaine. Les clichés montrant l’un des dessins photographié à plusieurs années
d’intervalles permettent d’observer la manière dont les créations d’Ernest PignonErnest vivent et meurent au rythme de la ville.
Ernest Pignon-Ernest, dessin à la pierre noire inspiré de Sant’Agata de Guarino, collé en 1995 via
San Gaudioso (Naples), photographié en 1999, 2003 et 2006.
Images publiées avec l’aimable autorisation de l’artiste ©.
8
9
Ernest Pignon-Ernest, dans Ernest Pignon-Ernest, Genève, Bärtschi – Salomon, 2006, p. 94.
Ibid.
Remarquons tout d’abord qu’Ernest Pignon-Ernest a collé un dessin original à
la pierre noire (inspiré de Sainte Agathe de Guarino), autrement dit une œuvre qui
semble d’autant plus vulnérable qu’elle est unique10. C’est là non seulement un ultime
pied-de-nez aux institutions muséales, mais surtout un geste généreux, un véritable
don à la cité napolitaine… La photographie prise en 1999 montre que les citadins se
sont approprié le travail de l’artiste en le couvrant partiellement d’écritures et qu’ils
ont même prélevé des lambeaux d’affiche. Or, ce qui pourrait ailleurs être perçu
comme salissures ou détériorations apparaît ici comme un processus naturel, propre à
la ville elle-même11, à laquelle l’œuvre d’Ernest Pignon-Ernest s’« incorpore12 »
véritablement. De fait, le plasticien explique que les écritures tracées sur le dessin de
la sainte Agathe sont loin d’être des manifestations de vandalisme : ce sont les femmes
du quartier qui ont tracé leurs noms sur une image devenue pour elles un genre d’« exvoto »13, une présence bienfaitrice sous la protection de laquelle elles se placent.
Les artistes qui, tel Ernest Pignon-Ernest, intègrent leurs œuvres à l’espace
social acceptent de voir leurs productions escamotées en quelques jours ou quelques
heures seulement14. Parfois même, ils jouent de cette « disparition programmée »,
comme le fait Gil Bensmana avec les collages intitulés Cet homme va disparaître
(Paris, 2002). Pour cette intervention, le plasticien s’amuse à disposer ses affiches
comme des pièges, épiant les services de nettoyage pour pouvoir les prendre en photo
lorsqu’ils entrent en action…
10
Ernest Pignon-Ernest est en effet connu pour ses sérigraphies, généralement tirées à une centaine
d’exemplaires, qu’il colle sur les murs des villes. On sait moins que l’artiste affiche parfois des dessins
originaux, comme à Naples où il a collé davantage de dessins uniques que de sérigraphies.
11
Patrick Baudry remarque justement que « le tag procède du “naturel” de l’urbain », « Le geste urbain
et le tag », dans Patrimoine, Tags & Graffs dans la ville. Actes des rencontres de Bordeaux les 12 et 13
juin 2003, Scérén/CRDP Aquitaine, Bordeaux, 2004, p. 148.
12
Terme utilisé par l’artiste dans « Faire œuvre des situations », d’après un entretien donné à Jacques
Henric pour Art Press, n° 277, mars 2002, retranscrit dans Ernest Pignon-Ernest, op. cit., p. 104. On
peut également entendre l’expression employée par Ernest Pignon-Ernest lui-même dans les émissions
radiophoniques A Voix nue, avec Catherine Pont-Humbert, enregistrées en février 2007 et disponibles
sur le site de l’artiste : http://www.pignon-ernest.com/.
13
Ernest Pignon-Ernest, « Faire œuvre des situations », op. cit., p. 105.
14
En ce sens, le fait que le dessin d’Ernest Pignon-Ernest représentant Sainte Agathe reste visible après
plusieurs années nous semble stupéfiant. Cela s’explique peut-être par le fait que les femmes ont
justement « adopté » ce dessin, le protégeant en y apposant leur nom…
Gil Bensmana, Cet Homme va disparaître, Paris, 2002.
Images publiées avec l’aimable autorisation de l’artiste ©.
Le titre de la série (Cet Homme va disparaître) évoque les affiches déposées
par les citoyens en quête d’un être cher disparu ou encore les portraits d’individus
recherchés par la police. Néanmoins, l’étrangeté de la formule vient de l’emploi du
futur : il n’est apparemment pas question ici de trouver « l’original », le référent perdu
de la photographie, mais d’affirmer que sa disparition va advenir. L’assertion peut être
comprise de différentes manières. Tout d’abord, il est inéluctable que l’homme
photographié (l’artiste lui-même en l’occurrence) vienne à mourir un jour ou l’autre.
Ensuite, le titre pourrait plus généralement évoquer l’extinction de l’espèce humaine
dont on aurait ici un spécimen caractéristique, photographié de manière
anthropométrique. Enfin, la phrase peut se traduire par « la photographie de cet
homme va disparaître », effacée qu’elle sera dans un laps de temps plus ou moins
long. Dans ce dernier cas, l’amalgame de l’image avec ce qu’elle représente n’est pas
sans rappeler les observations réitérées de Roland Barthes : « Telle photo […] ne se
distingue jamais de son référent (de ce qu’elle représente) » ou encore « quoi qu’elle
donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est
pas elle que l’on voit. Bref, le référent adhère »15. De cette façon, lorsque les services
de la propreté de Paris enlèvent les affiches de Gil Bensmana au jet d’eau, ce n’est pas
15
Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard Seuil, 1980, p. 16 et
p. 18.
la photographie de cet homme, mais bien cet homme qu’il nous semble voir
disparaître.
L’effacement prend un sens supplémentaire quand Gil Bensmana choisit
d’effectuer l’un de ses collages juste au-dessus d’un tag interpellant les citadins :
« L’art assume t-il des fonctions sociales ? Réponse(s) : ». L’affiche elle-même
n’apporte pas de réponse à la question, pas plus que les services de propreté qui
décident de l’enlever. Mais d’autres interrogations sont soulevées : un travail exposé
dans la cité doit-il nécessairement être utile ? L’art n’est-il pas plus utile quand il ne
sert à rien ? Les fonctions sociales ne sont-elles pas attribuées à l’art par les
« décideurs » qui choisissent de privilégier ou d’éliminer un travail plutôt qu’un
autre ?
La dégradation de l’œuvre ou sa disparition font donc partie des risques avec
lesquels il faut composer. Certes, photographie et video offrent les moyens de s’y
opposer, mais elles ne produisent jamais que des traces des créations sans pour autant
les remplacer. À la détérioration s’ajoute un autre risque. Si l’on en croit Brian
O’Doherty, le white cube fonctionnerait à la manière d’« une chambre
d’esthétique » : « À l’intérieur de cette chambre, explique le critique d’art irlandais,
le champ magnétique perceptif est si puissant que s’il en sort, l’art peut déchoir
jusqu’à un statut séculier. À l’inverse, les choses deviennent art dans cet espace où
de puissantes idées de l’art se concentrent sur elles16 ». Autrement dit, toute création
extraite de l’écrin du musée ou d’une galerie court le risque de ne pas exister en tant
qu’œuvre d’art. Daniel Buren s’intéresse précisément à la différence de perception
d’un même objet, selon qu’il est vu à l’intérieur ou à l’extérieur d’un lieu
d’exposition, comme le montre l’installation Couleurs : sculptures (1977). L’artiste
place une quinzaine de drapeaux rayés (soit des « outils visuels » selon sa
terminologie) sur les toits de la ville de Paris. À la manière des taggers qui
recherchent la performance en apposant leur signature le plus haut possible, D. Buren
hisse des étendards en signe de conquête et d’appropriation du territoire urbain. Son
installation, cependant, ne se limite pas à la dissémination d’« outils visuels » : elle
s’accompagne de longues vues placées sur les trois terrasses du Centre Georges
16
Brian O’Doherty, « Notes sur l’espace de la galerie » (1976), dans L’Espace de la galerie et son
idéologie, Paris, JRP Ringier, en coédition avec La Maison Rouge, 2008, p. 36.
Pompidou et de plans qui permettent de localiser les drapeaux17. Ainsi, les visiteurs
du musée disposent d’un « point de vue18 » privilégié pour découvrir l’intervention
dans l’espace urbain : situés en hauteur, ils peuvent embrasser du regard l’ensemble
du dispositif. En outre, comme ils se trouvent dans un lieu d’exposition, ils sont
immédiatement prêts à recevoir ces étendards comme faisant partie d’une démarche
artistique, à la différence des milliers de citadins confrontés à des « sculptures »
inhabituelles dans la cité sans savoir qu’ils ont affaire au travail d’un artiste
contemporain. Ignorant du contexte et ne disposant pas des informations utiles pour
donner statut d’œuvre d’art aux drapeaux rayés qui ponctuent l’espace urbain, les
piétons ne peuvent que rester circonspects, incapables de leur donner une
signification : « La population, déplore un conseiller municipal de la ville de Paris,
ne comprend pas pour quelle raison et en l’honneur de qui flotte sur les monuments
prestigieux de la capitale ce qui, du sol, n’apparaît que comme un vulgaire
“torchon”19 ».
L’artiste travaillant dans l’espace social est donc loin d’agir en terrain conquis.
Son œuvre, sortie du cadre muséal, peut demeurer incomprise, pire encore inspirer
indignation ou rejet, comme l’illustre la remarque de l’élu qui, au fond, dénie au
plasticien le droit de jouer avec les codes de la cité. Cependant, les artistes ne
cherchent pas toujours le consensus (ou la création d’un « lien social »). Tout au
contraire, ils se plaisent souvent à observer les désaccords suscités par leur
production. Comme l’observe D. Buren, la rue possède « la force de déstabiliser
n’importe quoi mais peut également, par une moins grande sophistication, être
déstabilisée à son tour. La lutte est alors plus égale, plus ouverte et plus féroce à la
fois. Surtout, tout le monde s’en mêle, ce qui est également insupportable et
réjouissant20 ». Autrement dit, en intervenant dans l’espace social pour y implanter
des objets qui ne possèdent pas les qualités d’une œuvre d’art généralement
attendues, l’artiste dérange et provoque des réactions parfois véhémentes. Au final,
l’art contemporain trouverait là une manière de « s’infuser » dans l’espace social :
présent au cœur de la cité, implanté littéralement « sur la place publique », il infiltre
17
Description du dispositif dans Les Écrits (1965-1990). Tome II, op. cit., p. 129.
Expression employée de manière récurrente par Daniel Buren, voir « Mise en garde », texte repris et
complété d’ajouts rédigés en janvier 1970, Les Écrits (1965-1990), Tome I, op. cit., p. 120-122.
19
Cité par Denys Riout dans Qu’est-ce que l’art moderne ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 505.
20
Daniel Buren, Les Écrits (1965-1990). Tome III : 1984-1990, op. cit., p. 153-154.
18
les débats entre les habitants, s’immisce dans les colonnes des journaux et les
discussions des conseils municipaux21…
Dans le cas des Couleurs : sculptures, il faut encore noter que, si les drapeaux
ne sont pas nécessairement identifiés comme faisant partie d’une démarche
artistique, ils ne passent tout du moins pas inaperçus : « Des spectateurs
involontaires, intrigués, ont écrit des lettres demandant à la direction du Louvre
l’origine de l’emblème blanc et jaune qui flottait sur le pavillon de Flore22 ». Mais le
risque inverse existe aussi. Etant donné que la rue est d’abord un « lieu pratiqué »,
selon la formule d’Olivier Mongin, l’œuvre s’expose à passer totalement inaperçue :
« L’expression, explique-t-il, n’est pas anodine puisqu’elle renvoie la condition
urbaine à l’action, à la vita activa, de la praxis, aux dépens de la vita
contemplativa23 ». De fait, le piéton ne se trouve nullement dans les conditions de
réception et de contemplation qui sont celles du spectateur des musées, lieux épurés,
conçus pour des corps au repos, à l’abri de tout ce qui pourrait perturber le plaisir
esthétique. Sollicité de toutes parts, le regard doit au contraire faire un tri parmi une
« cacophonie » d’images et de signes, pour ne retenir que les informations
indispensables à une orientation dans un espace qui n’est pas sans périls pour
l’organisme. Marcher en ville, comme le remarque précisément David Le Breton, est
« une expérience de tension et de vigilance. La proximité des voitures est un danger
permanent, même si leur conduite est censée être régie par le code de la route. Il faut
se méfier de sa distraction personnelle qui amène à traverser une rue sans regarder ou
à faire un écart sur la chaussée24 ».
L’espace urbain ne se prête pas à la contemplation esthétique et n’est pas a
priori le lieu le plus accueillant pour la création artistique. Cela dit, les artistes qui y
travaillent ne cherchent pas toujours à ce que leurs œuvres soient vues par le plus
grand nombre. En ce sens, leur démarche se distingue de la communication
publicitaire dont le but est, avant tout, d’« attirer l’Attention, éveiller l’Intérêt,
susciter le Désir, et déclencher l’Achat » (méthode dite « de l’A.I.D.A. »)25, mais
encore de la commande publique traditionnelle, imposante et autoritaire. Leurs
21
À ce sujet, voir les articles de Nathalie Heinich regroupés dans L’Art contemporain exposé aux rejets.
Daniel Buren, Les Écrits (1965-1990). Tome III, op. cit., p. 153-154.
23
Olivier Mongin, La Condition urbaine, Paris, Seuil, 2005, p. 28.
24
David Le Breton, Éloge de la marche, Paris, Métailié, 2000, p. 134.
25
Silvio Sassi, « Approches sémiologiques de l’affiche publicitaire », dans La Rue et l’image. Espace
public et circulation d’images une question d’éthique sociale, sous la direction de François Boespflug,
Paris, Cerf, 1990, p. 70.
22
réalisations se démarquent encore des installations éphémères et souvent
spectaculaires, visibles lors d’événements du type Nuits blanches à Paris ou Fêtes
des lumières à Lyon, qui sont choisies par les organisateurs parce qu’elles « offrent,
toutes, matière à sidérer le spectateur, sur un mode qui voit le divertissement
esthétique privilégié26 ».
Loin de ces manifestations festives et fastueuses, bien des artistes interviennent
dans l’espace public sans ostentation, sans chercher à s’imposer à la vue. Leurs
œuvres, si discrètes qu’elles frôlent parfois l’invisibilité, surgissent à la manière de
clins d’œil amicaux et complices, adressés aux passants suffisamment attentifs pour
les débusquer. Citons, par exemple, les interventions urbaines de Boris Achour,
justement intitulées les Actions-peu (1993-1997)27, qui, comme leur titre générique
l’indique, consistent en des gestes très simples réalisés avec peu de moyens ou, selon
l’expression employée par l’artiste, en de « micro-événements28 » : disposer du maïs
en ligne afin d’« aligner les pigeons », attacher des sacs plastiques entre eux puis les
fixer à une bouche d’aération pour former une sorte de sculpture gonflable précaire,
déplacer un pot de fleur sur le trottoir… Métaphoriques du désir des artistes (exprimé
dès les avant-gardes du début du XXe siècle) de produire des effets sur le réel, les
actions de Boris Achour naissent d’une volonté d’agir dans la cité, mais in fine elles
montrent qu’il est dérisoire de prétendre changer profondément la société par l’art29.
Ainsi, selon Paul Ardenne, « l’“action peu”, à contresens de tout héroïsme, ne milite
pas seulement pour la vanité du haut discours artistique, elle revendique aussi au
nom de l’artiste une part de liberté jusqu’alors constamment mesurée à ce dernier, le
droit de s’indifférer du code artistique en ne souhaitant pas même l’amender, le
subvertir ou en plaisanter. Le spectateur, quoiqu’il en soit, en fera pour finir ce qu’il
veut30 ». Constatant que l’art « peut peu31 », l’artiste s’émancipe des grandes utopies
sociales et des conceptions traditionnnelles de l’art engagé. Son œuvre n’est
cependant pas dénuée d’une certaine « efficacité » : les passants se détournent un
26
Paul Ardenne « Un autre art urbain. La création contextuelle en marge de la commande publique »,
op. cit., p. 175.
27
Voir http://borisachour.net/index.php?page=actions-peu-1993-1997
28
Boris Achour, dans un film de la série Profils artistes, réalisé par Philippe Lecrosner, mars 2004.
29
Ibid.
30
Paul Ardenne, « Expérimenter le réel. Art et réalité à la fin du XXème siècle », dans Pratiques
contemporaines. L’art comme expérience, Paris, Dis voir, 1999, p. 49-50.
31
L’expression est empruntée à Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux, Paris, Stock/Hachette littératures,
2003, p. 49.
court instant pour contempler l’énergumène qui tente de fixer ses sacs plastiques sur
une bouche d’aération (tout en filmant la manœuvre, ce qui peut paraître encore plus
énigmatique) et ils deviennent, à leur insu, spectateurs de la performance. Ils sont
également « usagers » de l’œuvre lorsqu’ils modifient leur trajectoire afin d’éviter le
pot de fleur déplacé ou les planches de bois disposées sur le trottoir comme un
barrage précaire. De telles actions ont beau se situer à la frontière de l’invisibilité,
elles n’en restent pas moins visibles (et c’est là d’ailleurs, selon l’artiste, leur
vocation première32) pour le passant un tant soit peu observateur, tour à tour étonné,
amusé ou agacé par ces interventions qui semblent comme autant de puncta33
dispersés dans l’espace urbain. « Ce qui m’importait essentiellement dans ces
travaux, observe ainsi Boris Achour, […] c’est la rencontre entre une œuvre et son
spectateur et ce que cette rencontre pouvait produire. Dès lors, que ce qui était vu
soit perçu ou non comme de l’art m’était complètement égal. Je ne crois pas que l’art
dépende uniquement ni même essentiellement de son contexte de monstration ou
d’apparition mais plutôt des effets qu’il peut générer » 34.
Boris Achour, Actions-peu, 1993-1997. Images publiées avec l’aimable autorisation de l’artiste ©.
32
« Ce qui est fondamental avec les Actions-peu (1993-1997), c’est que je veux que mon travail soit vu,
parce que je considère que si mon travail n’est pas vu, il n’existe pas » affirme ainsi B. Achour dans un
entretien avec Sophie Lapalu, http://sophielapalu.blogspot.com/
33
Ce terme, emprunté à Roland Barthes par Thierry Davila pour qualifier l’œuvre de Gabriel Orozco
précédemment citée, nous semble également convenir pour le travail de B. Achour. Voir T. Davila, op.
cit., p. 56-59.
34
B. Achour, entretien avec Sophie Lapalu, op. cit.
Avec Les Spécialistes de Julien Berthier et Simon Boudvin (2006), on retrouve
un même désir de provoquer des effets sans chercher l’identification de l’intention
artistique par le citadin. L’intervention consiste à installer, en plein cœur de Paris,
une façade fictive agrémentée d’une porte, d’une sonnette, d’une boîte aux lettres et
d’une plaque indiquant qu’il s’agit d’un cabinet de « spécialistes ». Les services de
nettoyage qui enlèvent des tags sur la fausse porte, les riverains qui laissent
respectueusement l’espace libre devant cette entrée fictive alors qu’ils avaient
l’habitude de garer leurs véhicules devant le mur aveugle sur lequel a été collé la
façade35, « avalisent l’existence de l’adresse36 » et attestent d’une efficacité de
l’œuvre, capable d’infléchir les comportements.
Il arrive donc que les artistes utilisent la ville comme terrain de jeu et
d’expérimentation, avec humour et poésie. Ils savent que leurs œuvres implantées
sans autorisation dans l’espace urbain auront une durée de vie limitée, qu’elles
encourent le risque de ne pas être perçues comme telles, voire (et c’est le cas la
plupart du temps) de ne pas être perçues du tout. Or, plutôt que de lutter contre ces
circonstances, ils prennent le parti de les exploiter pour donner naissance à des
créations originales. Il faut encore remarquer qu’en intervenant de la sorte dans la
cité, les plasticiens n’exposent pas seulement leurs œuvres, mais « s’exposent37 »
eux-mêmes à toutes sortes de difficultés. Daniel Buren rappelle justement que choisir
la rue comme terrain de création signifie enfreindre un certain nombre de règles
(dont le fameux « Défense d’Afficher, Loi du 29 juillet 1881 »38) et, en conséquence,
prendre le risque de se heurter à l’autorité régissant l’espace social. Au contraire du
musée, véritable « laboratoire […] où les expériences sont possibles39 », la rue est un
espace soumis à un ensemble de lois contraignantes qui excluent la liberté totale de
l’artiste. Bon nombre de plasticiens en ont d’ailleurs fait les frais. Tel est le cas de D.
35
Anecdote racontée par Paul Ardenne « L’artiste acteur du territoire public », lors de la conférence
donnée le vendredi 10 avril 2009, dans le cadre du colloque L’Art à l’épreuve du social au CAPC de
Bordeaux.
36
Clément Dirié « Non-Lieu Commun, ou comment ne pas laisser la parole aux spécialistes », cité sur
http://www.mainsdoeuvres.org/article458.html
37
« Exposer revient, en l’occurrence, à s’exposer » explique, par exemple Paul Ardenne, (« L’Ex-situ
comme lieu commun », dans L’Art dans son moment politique. Ecrits de circonstance, Bruxelles, La
lettre volée, 2000, p. 123). À propos du concept d’« exposition » et de ses multiples acceptions, nous
renvoyons également à la lecture de l’article d’Éric Van Essche, « L’Art contemporain dans l’espace
public : de la tribune politico-économique au forum citoyen », dans La Fonction critique de l’art.
Dynamiques et ambiguïtés, sous la direction d’Évelyne Toussaint, Bruxelles, La Lettre volée, 2009, p.
179.
38
Op. cit.
39
Daniel Buren, Les Écrits (1965-1990). Tome III, op. cit., p. 292.
Buren lui-même durant la fameuse exposition When Attitudes Become Form (1969) :
tandis que les artistes invités semblent disposer de toutes les libertés possibles entre
les murs de la Kunsthalle de Berne, lui est arrêté par la police pour avoir marouflé
ses affiches dans la rue40. Ernest Pignon-Ernest évoque, pour sa part, une « première
arrestation » alors qu’il colle les séries de Gisants en 1971 sur les pavés de Paris,
laissant ainsi entendre que d’autres épisodes de ce genre ont suivi41. En 1973, Fred
Forest est également arrêté et interrogé durant plusieurs heures par le Département de
la Police Politique brésilienne pour avoir organisé Le Blanc envahit la ville, une
manifestation de personnes brandissant des pancartes blanches qui a attiré les curieux
et causé des problèmes de circulation à Sao Paulo42. Citons encore Krzysztof
Wodiczco, abordé par la police alors qu’il fait des repérages pour une projection en
Irlande (Projection du Guildhall, Derry, 1985) : « En fait, raconte l’artiste, j’ai été
arrêté par la police et j’ai subi un interrogatoire serré. Une voiture blindée, comme un
petit char, est arrivée porte ouverte. Je ne voyais personne, que l’obscurité, et la porte
s’est mise à me parler. Elle m’a dit “D’où êtes-vous ?” L’accent était écossais. J’ai
répondu que j’étais du Canada, croyant que ça aiderait, mais ça n’a pas marché. Si
j’ai été arrêté, fouillé et interrogé, si on a enregistré ma déposition, c’était seulement
parce que je regardais le bâtiment43 ».
En 2006 à New York, des participants à la No Pant’s subway ride44, action
menée chaque année par le collectif Improv Everywhere qui consiste à prendre le
métro sans pantalon, ont été arrêtés, menottés et emmenés au poste de police
(toujours, bien sûr, sans pantalon), avant d’être disculpés, puisque nulle loi n’interdit
de se promener en public en sous-vêtements… Cette anecdote nous apprend
d’ailleurs que si la nudité (ou la quasi-nudité) n’a presque plus rien de surprenant
dans les enceintes des musées ou des galeries (où l’on peut voir de multiples
représentations de corps dévêtus, mais aussi des corps dénudés pour des
performances comme celles de Vanessa Beecroft), que si elle n’étonne plus personne
sur les plages ou même les affiches publicitaires placardées sur les murs de nos cités,
elle devient en revanche dérangeante et transgressive dès lors que des corps en chair
40
Voir Catherine Millet, L’Art contemporain en France, Paris, Flammarion, 2005, p. 137 et Denys
Riout, op. cit., p. 346.
41
Voir Ernest Pignon-Ernest, op. cit., p. 51.
42
Voir Catherine Millet, op. cit., p. 186.
43
Krzysztof Wodiczko, Art public, art critique. Textes, propos et documents, Paris, énsb-a, 1995, p.
100.
44
Voir http://improveverywhere.com/missions/the-no-pants-subway-ride/
et en os sont présents dans le plus simple appareil au cœur de la cité, car il y a alors
outrage public à la pudeur. Voilà qui explique également pourquoi les performances
à la fois saisissantes et incongrues de l’artiste new-yorkais Spencer Tunick, qui
réunit des foules entières de personnes nues dans l’espace public, lui ont valu de
subir diverses remontrances et plusieurs arrestations45.
À travers ces exemples, nous constatons que les lois et les instances gouvernant
la cité exercent des contraintes sur les artistes. Ces derniers, cependant, jouent avec
la transgression des interdits, d’aucuns trouvant des failles dans la législation, quand
d’autres transforment leur désobéissance en un ingrédient essentiel qui pimente leur
création. Quoiqu’il en soit, ces diverses réalisations témoignent d’une véritable
audace qui se trouve décuplée dans Re-enactment, action lors de laquelle Francis
Alÿs se fait filmer déambulant dans les rues de Mexico armé d’un Beretta 9 mm,
jusqu’à son arrestation brutale par la police. Cette intervention nous semble
paradigmatique de la manière dont les artistes travaillant dans la cité souhaitent
insérer, sans prévenir, un élément de fiction (qui prend la forme d’une image, d’un
objet incongru, d’une action) dans le réel et attendent ensuite de voir ce qui va se
passer. Ce faisant, ils révèlent les rouages plus ou moins visibles de la société et
démasquent tantôt l’intolérance, tantôt les tabous, les peurs ou les espoirs enfouis
dans l’espace social. Dans le cas de Re-enactment, Francis Alÿs peut sembler se
transformer en personnage traqué ou en tueur en cavale de films d’action, mais
n’étant pas sur un plateau de cinéma, il apparaît en réalité comme un individu
potentiellement dangereux et menaçant. En s’immergeant dans le flux urbain, F. Alÿs
opère à la manière d’un agent catalytique et provoque des réactions qui le mettent
finalement lui-même en danger. Il montre ainsi à quel point une cité peut être sur le
qui-vive, prête à opposer une réaction brutale et presque inhumaine à la moindre
attitude suspecte. Il faut cependant rappeler que l’action de Francis Alÿs comprend
un second acte où la scène d’arrestation est rejouée avec les policiers qui deviennent
acteurs et complices de la performance filmée. Pour Thierry Davila, à travers cette
action qui se situe « entre réalité et fiction, entre fable et intervention directe », il
s’agit en somme de « fictionner le réel, [d’]introduire des fables dans le mouvement
de la ville pour le faire apparaître tel qu’il est, pour l’exposer ». « Telle est, ajoute
l’auteur de Marcher Créer, la fonction du marcheur, ce créateur de mythes, ce
45
Voir http://www.spencertunick.com/
bricoleur de récits, cet inventeur toujours en circulation dans les vitesses entremêlées
de la mégapole qui éprouve la violence de la réalité urbaine et la met à l’épreuve »46.
Francis Alÿs, Re-enactments, 2000,
en collaboration avec Rafael Ortega, Mexico City,
Two-Channel video 5 min 20 sec. Photogramme.
Images publiées avec l’aimable autorisation de l’artiste ©.
L’intervention dans l’espace social ne constitue pas une expérience paisible ni
aisée, contrairement à ce qui semblait de prime abord. En travaillant dans la rue,
l’artiste s’affranchit des musées et de leur autorité : « Ce qui me plaît en milieu urbain,
témoigne ainsi François Morel, est la possibilité de faire des propositions en périphérie
du circuit institutionnel de l’art. De ne pas être dans un système “commande-galerieexposition”, d’éviter le “cube-blanc”, de ne pas être dans la convention. Tout cela peut
se résumer par une forme de liberté et d’autonomie ». Mais il n’est pas si simple
d’œuvrer au cœur de la cité : « Il y a plusieurs facteurs – l’éphémère, les incidents,
l’interaction avec le passant – qui font vivre l’œuvre et qui peuvent parfois la tuer. En
46
Voir Thierry Davila, op. cit., p. 79.
fait, il y a plus de risques, si on peut dire, qu’en faisant une exposition dans une
galerie47 ». Risques et contraintes cernent constamment un art exposé dans l’espace
social qui met parfois l’œuvre et l’artiste lui-même en difficulté. Toutefois, comme
nous l’avons noté, les diverses entraves à la liberté d’action artistique sont savamment
utilisées pour donner vie à des œuvres singulières qui, finalement, tiennent un discours
sur la ville et la société actuelle (son texte officiel ou officieux, son cycle vital, ses
tabous, sa violence…) et questionnent la place de l’artiste au sein de la « polis » : a-t-il
un rôle social ou médiateur ? Est-il un simple décorateur dont la fonction serait
d’égayer le paysage ou encore un catalyseur qui accélèrerait et révélerait les conflits
sous-jacents à l’espace public ?
Au-delà encore de ces questionnements, n’est-il pas question de l’art en
général, qui, peut-être, n’existe qu’aux yeux des initiés et dans un contexte particulier,
qui, malgré ses prétentions, n’est jamais finalement libre que pour « un spectateur qui
ne verrait ni le jeu, ni ses règles », pour « un observateur qui, face à un joueur
d’échecs, n’apercevrait qu’un homme s’amusant à déplacer sur un plateau des
figurines sculptées48 » ?
47
François Morel cité dans In Situ. Un panorama de l’art urbain de 1975 à nos jours, Paris,
Alternatives, 2005, p. 110.
48
Nathalie Heinich, « L’illusion de la liberté de l’artiste », dans Le Triple jeu de l’art contemporain, op.
cit., p. 58.