Assoiffes T2

Transcription

Assoiffes T2
ASSOIFFÉS
Scène 18 • Des assoiffés
BOON : J'étais assis dans mon laboratoire, au fond de la morgue avec le corps de Murdoch et de
l'inconnue qu'on a retrouvée enlacée dans ses bras. Qui pouvait-elle bien être ? Une idée
insensée m'a traversé l'esprit... Ému, j'ai fait une légère incision au niveau de l'abdomen et j'ai
vu ! Je me suis mis à trembler de tout mon être ! Son ventre avait été perforé à l'aide d'un
couteau et quelque chose en avait été retiré ! C'était invraisamblable et pourtant c'était là !
C'était aussi bouleversant qu'impossible : Norvège ! Norvège ! Murdoch tenait entre ses bras le
personnage fictif que j'avais inventé. Il se tenait accroché à elle comme on s'accroche aux rêves
qui nous sauvent la vie ! Pourquoi es-tu mort alors, pourquoi es-tu mort ? Catastrophe !
Catastrophe ! j'ai pensé et cette pensée, sans doute, a fait bouger la main de Norvège, elle a
ouvert les yeux et, en un seul instant, j'ai retrouvé sa forme d'autrefois. Comme en ce jour
lumineux où elle était venue s'asseoir à mes côtés près des casiers de l'école.
NORVÈGE : Boon, je ne croyais plus que tu te souviendrais de moi.
BOON : J'ai tout fait pour t'oublier.
NORVÈGE : Il m'a tenue tout contre lui jusqu'au fleuve. Il était assoiffé. Il me parlait sans cesse ! Il
disait : « Norvège, toi et moi, nous sommes des assoiffés, viens, on va aller voir le grand large. »
Il a mis ses patins à glace et il s'est mis à patiner, répétant toujours : « Respire, respire,
Norvège ! » Et la glace s'est fendue, déchirant du même coup la trame de sa vie. On s'est agrippé
l'un à l'autre, à jamais le cœur de l'un dans le cœur de l'autre : personnage réel, personnage
fictif.
BOON : Je n'aurais pas cru...
NORVÈGE : Tu as eu tort.
BOON : Murdoch est mort.
NORVÈGE : Murdoch est mort parce qu'il n'y avait rien en quoi il arrivait à croire.
BOON : Qu'est-ce que je peux faire maintenant ?
NORVÈGE : Tu peux tout faire ! Raconte. Raconte la soif de Murdoch, raconte la soif de Norvège,
raconte la soif de Boon.
BOON : Je ne sais pas.
NORVÈGE : Si, tu sais. Mais tu n'oses pas !
BOON : C'est fini tout ça...
NORVÈGE : Non ! Le crachat est toujours là, sur ta joue, Boon.
BOON : Il est trop tard.
NORVÈGE : Si tu penses qu'il est trop tard, alors il est vrai que la beauté s'enlaidit à force de
laideur. Tu es devenu laid.
BOON : Norvège ! Elle est partie. Je suis resté longtemps silencieux. Je savais ce qu'il me restait à
faire. Tout, encore une fois, était redevenu clair. Le soleil a fini par se lever. J'ai pris le
téléphone.
(Au téléphone)
Allô, Jean-René, c'est moi, c'est Boon, c'est ton frère.
Oui, je sais qu'il est tôt.
Il est six heures du matin.
Je sais.
Non, il n'y a rien de grave.
Je t'appelais juste comme ça.
En fait non.
Te souviens-tu du jour où du m'as craché dessus ?
Non, non, je te demande pas ça pour ça... Je le sais qu'on est tous un peu cons quand on est
jeunes, puis bon... ce n'était pas gave en soi... non, non... écoute... je voulais te dire que c'est
parti. Oui. Le crachat a fini par s'en aller.
Écoute, je voulais te dire quelque chose que je n'ai jamais eu envie de te dire.
Puis là, pour des raisons qui seraient longues à t'expliquer,
j'ai eu envie de t'appeler pour te le dire.
C'est simple, tu vas voir, mais en même temps,
je ne sais pas purquoi,
ça m'aura pris trente ans pour arriver à te le dire.
Voilà.
Toi et moi, on est très différents.
Mais malgré cette différence,
tu est mon frère,
et je serai toujours là pour t'aider si tu as besoin de moi.
Si tu mourais, j'aurais beaucoup de peine.
Beaucoup !
Voilà.
C'est tout.
Excuse-moi de t'avoir dérangé.
Embrasse tes enfants pour moi.
Je t'aime.
(Il raccroche.)
J'ai repris le dossier de Murdoch. J'ai arrangé son corps comme il faut. Avec beaucoup de soin. Je
l'ai habillé de ses vêtements de l'époque que ses parents avaient gardés. J'ai nettoyé le
laboratoire et j'ai tout rangé, puis j'ai marqué « Affaire classée », et on a pu remettre le corps
de Murdoch à ses parents. Il a été enterré simplement dans un cimetière pas loin du boulevard
Métropolitain.
MURDOCH : Pas loin certain, vous m'avez enterré juste à côté d'un arrêt de la 121, maudite marde !
L'autobus, je vais en avoir pour l'éternité à le voir passer, esti... Sadiques, vous êtes des
sadiques, esti...
BOON : Je suis sûr de l'avoir entendu râler. Je vais parfois m'asseoir sur sa tombe, j'y dépose des
fleurs. Norvège et moi, souvent on s'y retrouve et je lui parle des histoires que j'ai envie
d'écrire. Sur sa tombe, j'ai fait planer un arbre. Un chêne de dix-sept ans. Au prinemps dernier, il
y avait tant de feuilles sur ses branches qui avaient poussé qu'on aurait dit des milliers et des
milliers de mots accrochés, attendant l'automne pour nous tomber dessus. J'ai souri. Murdoch
n'avait pas fini de parler, c'était sûr.

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