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Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé Article original Antonia Maioni Université McGill Christopher P. Manfredi Université McGill Résumé : Notre article s’intéresse à l’impact du processus judiciaire sur le financement public des soins de santé au Canada. Nous analyserons quelques cas récents de jurisprudence dans le but d’examiner certains enjeux généraux concernant l’impact du processus de révision judiciaire fondé sur les droits de la personne sur le développement des politiques de santé. Notre analyse portera sur les motivations des requérants, l’élaboration des stratégies et des tactiques déployées durant la poursuite et les répercussions de cette dernière sur les règles de droits et les politiques. Nous présenterons quelques conclusions préliminaires sur la pertinence de ces études de cas dans le débat sur le recours aux tribunaux comme moteur du changement en matière de politiques. Mots clés:Élaborations de politiques, financement des soins de santé, rôle des tribunaux, Charte canadienne des droits et libertés. Introduction L e recours aux tribunaux devient-il une façon efficace de faire changer les politiques ? Le présent article tente de répondre à cette question en étudiant les litiges fondés sur les droits dans le contexte du système de santé canadien. Les ressources du droit public comparé seront ici mises à profit pour comprendre la relation entre les actions en justice, les règles de droit et la politique sociale. Dans un monde idéal, la victoire en cour d’un mouvement social donné entraînerait l’établissement de nouvelles règles de droit qu’il désirait. Ces règles amèneraient à leur tour de nouvelles mesures politiques favorables au mouvement; ce dernier ressortirait de l’aventure renforcé par son succès. Or, dans Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 11, n° 1, 2006, pp. 36-59. Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé 37 le monde réel, la situation est rarement aussi simple. Parfois, bien que la poursuite n’ait pas permis d’obtenir les règles de droit désirées, le gouvernement réagit de la façon souhaitée. À d’autres moments, au contraire, le statu quo persiste et ce, malgré une victoire en cour. Il arrive aussi qu’un échec au tribunal renforce un mouvement en ralliant ses membres autour d’une même cause et qu’une victoire l’affaiblisse ou stimule ses adversaires. Il y a donc essentiellement deux façons de voir le recours aux tribunaux: soit comme un « faux espoir » (Rosenberg, 1991), soit comme une façon d’infléchir le débat politique et de donner du pouvoir aux groupes défavorisés (McCann, 1994). Les litiges fondés sur les droits qui visent une réforme de la politique canadienne en matière de santé restent utiles pour évaluer la valeur respective de ces deux points de vue pour au moins trois raisons. Tout d’abord, la santé représente le secteur de dépenses au Canada le plus important. La Loi canadienne sur la santé régit la prestation et le financement des services de même qu’elle oblige les provinces à garantir l’égalité d’accès à un régime d’assurance-maladie intégral, universel, transférable et géré par le gouvernement. Le système de santé engouffre environ 9 % du PIB et représente le plus coûteux poste de dépenses au sein des budgets provinciaux. En outre, les litiges fondés sur les droits jouent un rôle de plus en plus significatif dans l’élaboration des politiques en matière de santé (Jackman, 1995 ; Jackman, 1995-1996; Braen, 2002; Jackman, 2002; Greschner, 2002 ; Manfredi & Maioni, 2002). En effet, la gestion des effectifs médicaux, les règles entourant l’exercice de la médecine, la restructuration des hôpitaux de même que la prestation et l’administration de traitements et de services particuliers constituent autant de questions clés ayant déjà fait l’objet d’un examen fondé sur la Charte. Enfin, en juin 2004, la Cour suprême du Canada a entendu les plaidoiries dans deux affaires pouvant entraîner des répercussions très importantes sur la politique canadienne en matière de santé. La première, Jacques Chaoulli c. Procureur général du Québec, a pour objectif de restreindre la portée du système public en contestant la constitutionnalité de la prohibition de l’assurance privée. Au contraire, Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie-Britannique (Procureur général), vise à élargir l’éventail des services assurés en établissant l’obligation constitutionnelle des provinces de financer un traitement contre l’autisme dans le cadre de leur politique de soins de santé. Le présent article se base principalement sur ces deux affaires. Bien qu’elles concernent toutes deux la politique en matière de santé, deux différences notables les séparent : l’affaire Chaoulli ne comporte que deux appelants et veut limiter la portée du système de santé public alors qu’au contraire, l’affaire Auton est menée par un mouvement social bien organisé et cherche à accroître la couverture offerte par le système public. L’une et l’autre s’inscrivent toutefois dans la tendance grandissante à recourir aux tribunaux pour modifier la politique en matière de santé. Entre 1982 et 2002, les tribunaux canadiens ont tranché 37 affaires qui exigeaient le contrôle judiciaire de la politique en matière de santé, conformément à la Charte canadienne des droits et libertés (Manfredi et Maioni, 2002 ; Greschner, 2002). De ce nombre, huit se sont rendues en Cour suprême. Mentionnons, parmi les arrêts les plus retentissants, l’arrêt Morgentaler (1988) qui invalidait la loi fédérale sur l’avortement, l’arrêt Rocket (1990) qui modifiait les règles régissant la publicité professionnelle, l’arrêt Rodriguez (1993) qui maintenait l’interdiction pénale contre le suicide assisté et l’arrêt Eldridge (1997) qui reconnaissait aux personnes malentendantes le droit constitutionnel de bénéficier d’un service d’interprétation gestuelle pour faciliter les communications avec les fournisseurs de soins. À l’exception de l’arrêt Morgentaler, qui révolutionna complètement la réglementation concernant l’avortement et facilita grandement l’accès aux cliniques d’avortement privées (Manfredi, 2004 : 181), les décisions de la Cour suprême n’ont affecté, jusqu’à maintenant, que des aspects marginaux du domaine de la santé. Or, les affaires que nous examinons ici soulèvent des questions beaucoup plus fondamentales. En effet, Chaoulli remet en question la pertinence même d’un système de santé financé par l’État, tandis qu’Auton conteste le pouvoir des gouvernements provinciaux de décider quels services sont «médicalement nécessaires» et donc assurés dans le système de soins de santé actuel. Les deux études de cas présentées ici révèlent deux façons très différentes, voire opposées, d’aborder une action en justice. L’analyse portera 38 Antonia Maioni et Christopher P. Manfredi en priorité sur les motivations des requérants, l’élaboration des stratégies et des tactiques déployées durant la poursuite et les répercussions de cette dernière sur les règles de droit et les politiques. Nous terminons en présentant quelques conclusions préliminaires sur la pertinence de ces études de cas dans le débat sur le recours aux tribunaux comme moteur de changement en matière de politiques. Le recours aux tribunaux et l’élaboration des politiques Le recours à la loi désigne tout un ensemble de phénomènes connexes. Pour certains, c’est «un processus par lequel on fait appel à des normes juridiques pour contrôler les comportements » (Lempert, 1976 : 173) et qui suppose l’affirmation de désirs « revendiqués comme des droits » (Zemans, 1983:700). Pour d’autres, il s’agit plutôt d’une «tentative délibérée d’influencer le développement de la politique jurisprudentielle, de façon à obtenir une réaction précise du gouvernement» (Lawrence, 1990:40). Cette dernière définition plus spécialement s’appuie sur l’idée que l’action en justice représente parfois un moyen efficace de provoquer un changement social ou politique. L’idée que le recours aux tribunaux permet aux personnes et aux groupes politiquement défavorisés d’améliorer leur position dans la société est de plus en plus débattue. Aux États-Unis, par exemple, certains chercheurs ont soulevé des doutes quant aux effets réels des luttes juridiques de groupes comme la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), surtout en ce qui concerne la déségrégation dans les écoles (Scheingold, 1974 : 95). Au cours des années 1990, un important débat entourant l’efficacité du recours aux tribunaux s’est engagé notamment entre Gerald Rosenberg et Michael McCann. Dans son ouvrage The Hollow Hope (1991), Rosenberg pose une question toute simple:les décisions judiciaires ont-elles entraîné des réformes sociales notables ? Au terme d’une analyse guère optimiste, il conclut qu’en raison de certains facteurs institutionnels obligatoires, dont la portée restreinte des droits constitutionnels, les limites de l’indépendance judiciaire et la difficulté de traduire les décisions judiciaires par des changements politiques concrets, le recours aux tribunaux demeure un moyen particulièrement peu fiable d’accéder à la réforme sociale (Rosenberg, 1991 : 10). En 1992, Michael McCann soutint que Rosenberg avait négligé le « pouvoir constitutif du droit », processus par lequel « le savoir juridique préfigure en partie la nature symbolique des relations matérielles et devient une ressource potentielle dans les luttes pour redéfinir ces relations » (McCann, 1992 : 733). Sa propre étude sur l’utilité du recours aux tribunaux dans les causes d’équité salariale l’amena à conclure que le processus judiciaire permet de faire d’importants gains politiques et ce, même en l’absence de retombées positives directes. Par exemple, l’usage du discours sur les droits chez les groupes marginalisés peut leur redonner une certaine confiance et contribuer à l’amélioration à long terme de leur situation (McCann, 1994 : 292). Dans son compte rendu critique de Rights at Work, Rosenberg affirma que McCann confirmait en fait la thèse centrale de Hollow Hope, c’est-à-dire que « les forces progressistes peuvent bénéficier des tribunaux, mais uniquement dans certaines circonstances qui sont non seulement rares, mais qui amènent pratiquement le changement d’elles-mêmes » (Rosenberg, 1996 : 454). Une des plus importantes conclusions à tirer du débat entre Rosenberg et McCann peut s’énoncer ainsi : le succès ou l’impact des actions en justice reste extrêmement difficile à mesurer. La notion de succès n’est ni simple, ni synonyme d’impact. Elle peut désigner une issue favorable en cour ou encore le développement de la doctrine juridique souhaitée. Cependant, même la réalisation de ces deux tours de force ne garantit pas automatiquement les changements socio-économiques et politiques d’ensemble visés par les actions en justice. De plus, les conséquences d’une poursuite, l’évolution de la doctrine et les changements de cap dans un secteur politique donné ne sont pas toujours attribuables aux actions des groupes. La littérature portant sur l’utilité de recourir aux tribunaux traite presque exclusivement de l’expérience américaine, ce qui constitue l’une de ses plus grandes lacunes. Il semble Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé 39 également que le phénomène tel qu’il se présente au Canada n’ait pas reçu toute l’attention qu’il mérite de la part des chercheurs canadiens. En effet, bien que les poursuites intentées par des groupes organisés suscitent l’intérêt des spécialistes depuis au moins cinquante ans (Mallory, 1954), les études réalisées jusqu’à présent se sont concentrées presque uniquement sur les causes d’égalité entre les sexes et d’orientation sexuelle (Razack, 1991; Morton, 1992; Smith, 1999; Hausegger, 2000 ; Brodie, 2002 ; Manfredi, 2004). De plus, nous dénombrons seulement quelques tentatives d’évaluer, de façon méthodique, l’effet des décisions judiciaires sur l’élaboration des politiques (Bogart, 2002 ; Schneiderman & Sutherland, 1997; Bogart, 1994). Les études de cas présentées ici contribuent doublement au débat. Nous aborderons nos études de cas à l’aide du modèle de décision réparatrice élaboré par Philip Cooper (Cooper, 1988 : 16-24). Ce modèle comprend quatre phases : la phase d’amorce, la phase d’établissement de la responsabilité, la phase de réparation et la phase post-décision. La phase d’amorce regroupe à la fois les circonstances historiques générales et les événements particuliers ayant mené au déclenchement de la poursuite. Les phases d’établissement de la responsabilité et de réparation, au cours desquelles le tribunal détermine s’il y a eu atteinte aux droits et libertés et prescrit les réparations appropriées, forment le cœur du modèle de décision réparatrice. Elles peuvent se succéder immédiatement ou faire l’objet d’instances distinctes. Enfin, c’est au cours de la phase postdécision que les réparations sont mises en œuvre, évaluées et adaptées. Cette phase se caractérise par l’interaction entre plaideurs et juges. Le niveau d’intervention judiciaire est lié à la gravité des violations commises, à la capacité de changement de l’organisation et à la culture politique environnante. Auton : autisme et intervention comportementale intensive Phase d’amorce En 1987, le Dr O. Ivar Lovass a publié une étude mesurant l’efficacité d’une forme particulière d’analyse behaviorale (ou comportementale) appliquée(« ABA ») ou intervention comportementale intensive (« ICI »), dans le traitement de l’autisme (Lovaas, 1987). L’étude révélait que 17 des 19 enfants soumis à une thérapie intensive individuelle de quarante heures par semaine en moyenne avaient considérablement amélioré leurs aptitudes sociales et leur capacité de communiquer. De ce nombre, neuf enfants avaient même complété la première année du primaire dans des classes régulières et possédaient un quotient intellectuel, une capacité d’adaptation et un fonctionnement affectif semblables à ceux de leurs camarades. Six ans plus tard, Lovaas et deux de ses collègues réalisèrent une étude complémentaire suggérant que les gains réalisés, lors du traitement, s’étaient maintenus : huit des neuf enfants poursuivaient leurs études au sein de classes régulières, sans nécessiter un soutien particulier (McEachen, Smith&Lovaas, 1993). Selon un des auteurs, il s’agissait là des seules études contrôlées sur les programmes d’ABA / ICI pour les enfants autistes (Auton, 2000 : 62). En raison de l’efficacité apparente du traitement proposé, de son intensité (quarante heures par semaine pendant deux ou trois ans) et de son coût élevé (environ 50 000 $ par année), les études de Lovaas entraînèrent la formation d’un vaste groupe voué à l’obtention de fonds publics et privés pour accéder au traitement. Fondé en 1993 dans le nord de la Californie, Families for Early Autism Treatment (FEAT) se répandit rapidement sur tout le continent. En 1996, la sociologue Sabrina Freeman, mère d’une enfant autiste, fonda une filiale de FEAT en Colombie-Britannique, après s’être battue seule pendant un an pour que le gouvernement finance le traitement Lovaas contre l’autisme (TLA). Le TLA, selon l’organisme, est « efficace, scientifiquement éprouvé et destiné à aider les jeunes enfants atteints du trouble neurologique de l’autisme». Par conséquent, FEAT BC a soutenu d’emblée que le refus du gouvernement de Colombie-Britannique de reconnaître la nécessité médicale du TLA et de l’inclure au nombre des traitements assurés par le système de soins de santé de la province violait « de nombreuses lois destinées à protéger les droits des personnes ayant une déficience ». L’idée de recourir aux tribunaux constituait, de toute évidence, l’avantplan de la campagne de l’organisme pour changer 40 Antonia Maioni et Christopher P. Manfredi la position du gouvernement à l’égard du TLA. D’avis que « le gouvernement de ColombieBritannique doit reconnaître son obligation juridique de financer le traitement précoce, intensif et scientifiquement éprouvé de l’autisme pour tout enfant atteint de ce trouble », l’organisme recrutait ouvertement les avocats «désirant changer le système de soins de santé discriminatoire du Canada ». Évoquant les poursuites qui se déroulaient aux États-Unis, FEAT BC insistait pour que «justice soit faite aussi au Canada» (FEAT BC). En fait, en août 1996, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a conclu que les «programmes de type Lovaas » constituaient un service pour les enfants handicapés au sens du Child Welfare Act de la province. Elle a ordonné au directeur des services de protection de l’enfance de rembourser 90 % des coûts du traitement (C.R. v. Alberta, 1996). Pour plaider sa cause, FEAT BC retint les précieux services de Christopher Hinkson, membre du conseil de la reine et associé au sein de la société d’avocats Harper, Grey, Easton de Vancouver. Fondée en 1907, cette petite firme (une cinquantaine d’avocats) se spécialise dans le domaine du contentieux civil. Figurant au palmarès des cinq cents meilleurs avocats du Canada établi par Lexpert, Hinkson se spécialise dans plusieurs domaines : les fautes professionnelles médicales, les préjudices corporels, la négligence professionnelle, les assurances, la responsabilité découlant du fait du produit et le droit administratif. De 1987 à 1995, il a occupé le poste de vice-président et directeur de la BC Medical Services Foundation. En bref, cet avocat représentait un plaideur d’expérience possédant une expertise particulière en santé et oeuvrant dans une société d’avocats prestigieuse, bien que de petite taille. Le 30 mars 1998, FEAT BC diffusa un communiqué intitulé « Faute professionnelle au sein du gouvernement de C.-B. » (« Malpractice in the B.C. Government »), attaquant le gouvernement provincial pour son refus de financer « le seul traitement efficace» contre l’autisme. Le 30 juillet suivant, un certain nombre de familles reçurent une lettre signée conjointement par le sous-ministre à l’Éducation et le sous-ministre à l’Enfance et aux Familles les informant que le gouvernement provincial n’était pas «financièrement en mesure » d’offrir le TLA (Auton, 2000 : 58). Deux semaines plus tard, Connor Auton et sa mère Michelle déposèrent un recours collectif au nom de tous les enfants et des familles qui s’étaient vu refuser le financement du TLA par le gouvernement de la province. Le tribunal refusa d’accorder l’autorisation d’exercer un recours collectif, mais les actes de procédure furent modifiés pour inclure, au nombre des requérants, trois autres enfants et leurs parents, dont Sabrina Freeman et sa fille Michelle Tamir. Ces derniers demandaient au tribunal de déclarer que le refus du gouvernement de financer le TLA portait atteinte aux droits garantis par les articles 7 et 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. L’article 7 garantit « le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des personnes », droit auquel il n’est pas permis de porter atteinte « qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale », tandis que l’article 15 garantit l’égalité devant la loi, l’égalité de bénéfice et la protection égale de la loi. Les requérants réclamaient également une ordonnance de mandamus qui obligerait le gouvernement à les indemniser pour les frais futurs et déjà engagés pour le traitement. Les deux parties acceptèrent, par contre, que les questions de la responsabilité et des réparations fassent l’objet d’instances séparées. Phase d’établissement de la responsabilité En avril 2000, au cours d’un procès de dix jours devant la juge Marion Allan de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (le plus haut tribunal de la province), la question de la responsabilité fut abordée. Comme il semblait prévisible, le principal désaccord entre les deux parties concernait l’efficacité clinique du TLA. Les requérants organisèrent leur défense du traitement en deux temps. La première étape fut de prouver que ce dernier s’était montré efficace dans le cas des quatre enfants inclus dans la poursuite, qui l’avaient tous reçu aux frais de leurs parents. Le gouvernement contesta la recevabilité des lettres de médecins présentées comme preuves des bienfaits du traitement, mais non les affidavits des parents attestant des progrès de leur enfant. En conséquence, la juge Allan déclara qu’elle était «convaincue, à partir des preuves recevables, que le traitement Lovaas contre l’autisme avait permis aux enfants requérants d’améliorer leur condition de façon substantielle» (Auton, 2000:60). Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé 41 Bien sûr, les affirmations des demandeurs allaient encore plus loin. Pour eux, en effet, les progrès de ces enfants confirmaient tout bonnement les résultats des études de 1987 et 1993, prouvant que le TLA « est un service médicalement nécessaire puisqu’il améliore considérablement la condition des enfants autistes » (63-64). S’étant gardé de contester avec vigueur les progrès réalisés dans ces cas particuliers, le gouvernement attaqua plutôt la valeur scientifique d’ensemble des deux études de Lovaas. Il insista sur deux failles méthodologiques, selon lui, importantes : la composition du groupe expérimental et du groupe témoin ne résultait pas d’un échantillonnage aléatoire et l’étude n’avait jamais été reproduite. Vu ces problèmes, il était impossible, d’après le gouvernement, de tirer des conclusions générales sur l’efficacité du TLA. À la limite, ce dernier devait être considéré comme un traitement expérimental et non comme un service médicalement nécessaire. Pour appuyer ses arguments, le gouvernement commanda une étude à l’Office of Health Technology Assessment Services and Policy Research de UBC. Les auteurs du rapport conclurent que « de nombreux types de thérapies behaviorales intensives sont clairement efficaces pour traiter les enfants autistes, mais il n’existe pas suffisamment de preuves scientifiques valables pour établir un lien entre un type particulier de traitement intensif et l’atteinte d’un «comportement normal» chez l’enfant». Cette conclusion reposait sur deux données : (1) un seul essai clinique contrôlé avait fait l’objet d’une publication, et la communauté scientifique répugnait à en accepter les résultats; (2) l’étude de Lovaas n’avait été confirmée par aucun chercheur indépendant. Or, affirmait le rapport du Office of Health, non seulement était-il « éthiquement et physiquement possible de mener des essais cliniques randomisés comparant différentes thérapies précoces et intensives », il était nécessaire d’effectuer ce genre de recherche « avant de décider de financer un traitement plutôt qu’un autre en raison de son efficacité » (Bassett, Green & Kazanjian, 2000 : ix). La juge Allan critiqua sévèrement le rapport de l’Office of Health (Auton, 2000 : 66-67). Après avoir sous-entendu que les auteurs du rapport avaient induit le tribunal en erreur en affirmant qu’il avait fait l’objet d’une évaluation externe avant d’être déposé en preuve, la juge leur reprocha de ne pas avoir consulté de professionnels de la santé favorables au TLA et d’avoir utilisé « un seul commentaire anecdotique » pour appuyer une de leurs assertions clés. Elle leur rappela également que le Dr Lovaas et ses collègues n’avaient jamais prétendu que le TLA « guérissait » l’autisme, au contraire de ce que le rapport affirmait. Ce dernier, selon elle, n’apportait « à peu près rien d’utile » aux débats entourant les études de 1987 et de 1993. De plus, il était « si tendancieux » qu’il perdait une bonne partie de sa crédibilité. Aussi, la juge n’en retint que le passage où les auteurs reconnaissaient que « le traitement behavioral précoce peut atténuer les symptômes de l’autisme chez de nombreux enfants, si ce n’est chez la majorité d’entre eux ». En effet, après avoir entendu l’expert cité comme témoin par les deux parties, la juge conclut qu’il n’existait « aucun traitement alternatif efficace «pour remplacer«les traitements fondés sur les principes de l’ABA » (68). Elle déclara également qu’il fallait considérer le « traitement behavioral intensif et précoce » comme un « service médicalement nécessaire » au sens des législations fédérale et provinciale (75). Elle arriva à cette conclusion, en élargissant la définition d’un service « médicalement nécessaire» pour inclure «tout ce qui peut guérir ou combattre efficacement une affection » (75). Après avoir émis cette conclusion et établi que la Colombie-Britannique ne fournissait pas ce service, la juge Allan entreprit de déterminer si l’inertie de la province portait atteinte aux droits à l’égalité garantis par la Constitution. Deux décisions antérieures de la Cour suprême formaient la base de sa discussion. Premièrement, la Cour avait conclu, en 1997, qu’en omettant de fournir des services d’interprétation visuelle complets aux patients malentendants, la ColombieBritannique privait ces personnes de la protection égale de la loi, car elle limitait leur capacité de communiquer, de façon efficace, avec les fournisseurs de soins (Eldridge, 1997). Deuxièmement, en 1999, la Cour suprême avait fait le point sur dix ans de jurisprudence en résumant et en commentant les principes fondamentaux devant guider l’analyse relative aux droits à l’égalité (Law, 1999). Cet arrêt stipulait que le but de l’article 15(1) était « d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles 42 Antonia Maioni et Christopher P. Manfredi par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération» (paragr. 51). L’arrêt Law énumérait également trois questions primordiales pour déterminer s’il y avait ou non discrimination : fournir un traitement efficace contre l’autisme, la province ne répond pas aux besoins qui accompagnent leur position défavorisée » (85). Tout comme la province, par contre, la juge Allan était d’avis qu’elle ne possédait pas la compétence pour ordonner à la province de fournir le TLA. Elle invita plutôt les avocats des deux parties à soumettre de nouvelles observations sur la nature précise des réparations appropriées à la violation constitutionnelle. Premièrement, la loi contestée a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles ? […] Deuxièmement, le demandeur a-t-il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était-elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique ? (paragr. 39) Bien que favorable à FEAT BC, le jugement du tribunal de première instance sur la responsabilité du gouvernement n’était pas sans failles. Tout d’abord, il semble bien que la juge ait confondu deux principes de la Loi canadienne sur la santé lorsqu’elle a présenté le litige comme un problème d’universalité (Greschner & Lewis, 2003 : 515). En effet, la condition d’universalité suppose que tous les assurés de la province aient accès aux services de santé offerts et non que tous les traitements médicaux possibles soient assurés. Le choix des services à assurer concerne plutôt la condition d’intégralité. Deuxièmement, en privilégiant une définition élargie d’un service « médicalement nécessaire », le tribunal s’est éloigné de la Loi canadienne sur la santé, où cette expression s’applique aux services reçus à l’hôpital ou d’un médecin (Greschner & Lewis, 2003 : 515). Il est d’ailleurs probable que la juge ait mal interprété le témoignage de l’expert dont elle s’est inspirée dans sa définition. En effet, la définition du Dr Baer («tout ce qui peut guérir ou combattre efficacement une affection ») s’appliquait à un « traitement médical » et non à un service « médicalement nécessaire ». Nous ignorons s’il considérait ces deux expressions comme des synonymes. La juge Allan s’inspira de l’arrêt Eldridge pour conclure qu’« ayant créé un système d’assurance-maladie universel, le gouvernement n’a pas le droit de fournir ces services de façon discriminatoire». Elle détermina, à partir de Law, qu’en «omettant de fournir [aux enfants autistes] les soins de santé requis », le gouvernement exerçait une discrimination à leur égard, car il perpétuait le « stéréotype erroné » voulant « qu’il n’existe pas de traitement efficace pour les enfants autistes » (Auton, 2000 : 80). Elle rejeta les arguments du gouvernement qui justifiait sa décision en invoquant le rationnement nécessaire de ressources limitées. Selon la juge, « l’ABA ou intervention comportementale intensive et précoce constitue le traitement approprié [contre l’autisme] ». Elle affirma, en outre, que la Colombie-Britannique « traite les requérants de façon discriminatoire en violation de l’article 15(1) de la Charte. En effet, en omettant de leur Phase de réparation L’article 24(1) de la Charte prévoit que toute personne ayant subi une violation de ses droits et libertés peut s’adresser «à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste, eu égard aux circonstances». Le procès pour déterminer la nature des réparations appropriées dans l’affaire Auton s’est déroulé, en novembre 2000, et la juge Allan a rendu sa décision, en février 2001. Après sa défaite au tribunal, la province avait réagi en créant le Provincial Centre for Autism and Related Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé 43 Disorders (P-CARD). Le centre assurait certains services dans l’ensemble de la province, dont l’ABA/ICI pour tous les enfants autistes de moins de six ans, à raison d’au moins vingt heures par semaine. Une partie du procès fut donc consacrée à l’examen de ces premiers efforts. Les requérants étaient insatisfaits du nouveau programme à cause de la limite d’âge, du nombre d’heures restreint alloué à la thérapie et parce qu’il n’incluait pas le traitement Lovaas en particulier. La juge Allan aborda ces objections avec prudence. L’affaire, fit-elle remarquer, «soulève d’importantes questions sur les rôles respectifs du judiciaire et des législatures en matière de politiques ». « Les questions soulevées par les requérants, poursuivait-elle, mettent en relief les difficultés qui surviennent, lorsque la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par le tribunal est censée modifier le comportement du gouvernement ». Tout en reconnaissant l’importance du contrôle judiciaire, la juge Allan rappela que « les juges ne peuvent dicter au gouvernement quels programmes de traitement il doit mettre en place, ni la façon dont il doit répartir des ressources financières limitées ». Elle n’était pas prête à affirmer que le gouvernement avait agi de façon réticente, négative ou intransigeante (Auton, 2001 : paragr. 26-27, 30). Il était encore trop tôt, selon elle, pour évaluer l’efficacité réelle du programme P-CARD et donc trop tôt pour « rendre une ordonnance de mandamus » (paragr. 45). En guise de réparations, la juge déclara qu’il y avait eu négation des droits à l’égalité des requérants. Elle ordonna également au gouvernement de financer la thérapie behaviorale intensive et précoce pour les enfants autistes et attribua 20000$ en dommages-intérêts aux requérants adultes. Phase post-décision Après la décision du tribunal de première instance, la cause fut portée en appel par les deux parties. Le gouvernement contestait la déclaration de responsabilité, tandis que l’appel incident concernait les questions du traitement et des dommages-intérêts (Auton, 2002). La Cour d’appel de la Colombie-Britannique rejeta l’appel du gouvernement à l’unanimité, affirmant que « les administrateurs provinciaux des soins de santé n’ont pas tenu compte des besoins individuels des enfants nommés comme partie à l’instance, en refusant de financer leur traitement. Ce geste équivaut à dire que le handicap mental de ces enfants est moins digne d’attention que les problèmes médicaux temporaires d’autres enfants. Il sous-entend, en outre, que la communauté s’intéresse moins au sort [des enfants autistes] qu’à celui des autres enfants malades et des adultes nécessitant des soins de santé mentale » (Auton, 2002 : paragr. 51). La Cour d’appel rejeta également l’appel incident concernant la décision du tribunal de première instance de ne pas exiger le financement du TLA en particulier. Elle estimait, comme la juge Allan, que le TLA n’était pas le seul type d’ABA / ICI efficace pour traiter les enfants autistes (paragr. 83-84). La Cour d’appel débouta également les requérants sur la question de la limite d’âge. Tout en reconnaissant qu’il était peu probable « que le traitement perde toute efficacité dès l’atteinte de l’âge scolaire », elle maintint que « débattre du financement de programmes pour des enfants d’âge scolaire nécessite peut-être des arguments supplémentaires qui n’ont pas été présentés à la Cour, que ce soit dans les observations ou dans les preuves déposées » (paragr. 90). La Cour d’appel ordonna cependant que les conflits au sujet de la durée du traitement soient tranchés au cas par cas, suivant un mode approprié de résolution des différends ou par les tribunaux inférieurs. Ce faisant, la Cour étendait en principe les réparations accordées par la juge Allan aux enfants ayant dépassé la limite d’âge. L’appel incident eut des retombées positives pour les quatre enfants inclus dans la poursuite initiale. En effet, bien que la Cour n’ait pas voulu imposer une directive générale concernant le TLA ou la durée du traitement, elle a déclaré que ces enfants avaient «droit au financement du gouvernement pour continuer leur traitement particulier […] jusqu’à ce que, du point de vue médical, on ne puisse plus raisonnablement espérer que ce traitement les aide à faire des progrès notables contre l’autisme » (paragr. 92). La province a réagi à son échec en Cour d’appel de deux façons distinctes. Comme il semblait prévisible, elle a déposé une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême, accueillie le 15 mai 2003. Par contre, elle a également cherché à limiter l’application de la décision de la Cour d’appel aux quatre enfants identifiés comme parties à l’instance. Bien sûr, les 23 familles 44 Antonia Maioni et Christopher P. Manfredi qui avaient fait partie de la demande de recours collectif initiale et qui avaient suivi l’affaire Auton se sont objectées à la tentative du gouvernement. Elles ont saisi la Cour suprême de la ColombieBritannique d’un recours pour obtenir les mêmes réparations que les requérants dans l’affaire Auton, incluant les dommages-intérêts (Anderson, 2003). Sauf sur cette dernière question, le tribunal s’est rendu aux arguments des familles et a déclaré qu’elles avaient droit, elles aussi, au financement du gouvernement pour poursuivre le TLA sur recommandation médicale. La Cour suprême du Canada a entendu les plaidoiries dans l’affaire Auton, le 9 juin 2004. L’importance générale de l’affaire transparaît clairement à travers le nombre d’intervenants qu’elle a attirés, dix-neuf en tout, dont dix gouvernements (Canada, Nouveau-Brunswick, Manitoba, Québec, Ontario, Alberta, Saskatchewan, Terre-Neuve-et-Labrador, Île-du-Prince-Édouard, Nouvelle-Écosse), huit organismes (l’Association canadienne pour l’intégration communautaire, le Conseil des Canadiens avec déficiences, le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada, la Société canadienne de l’autisme, Families for Effective Autism Treatment of Alberta Foundation, Friends of Children with Autism et Families for Early Autism Treatment of Ontario) et un particulier. Tous les gouvernements s’inquiétaient assurément des répercussions possibles de l’affaire sur leur capacité à établir des priorités en matière de financement des soins de santé. Par contre, tous les intervenants provenant d’organismes non gouvernementaux souhaitaient que la Cour maintienne les décisions des tribunaux inférieurs. Seule surprise, le particulier, une femme autiste, désirait que la Cour infirme les jugements antérieurs qui perpétuaient, selon elle, l’idée stéréotypée que les personnes autistes sont incapables de mener une existence pleinement satisfaisante et sont destinées à finir leurs jours en institution. Outre la violation des droits à l’égalité, le groupe Auton voulait que la Cour suprême reconnaisse l’atteinte portée aux droits garantis par l’article 7. Il soutenait, dans son mémoire, que la Colombie-Britannique avait l’entière responsabilité du financement du TLA pour les enfants nommés comme parties à l’instance. Les familles voulaient que la Cour ordonne au gouvernement de les rembourser depuis le début du traitement et non uniquement à partir du premier jugement rendu en leur faveur. Pour elles, de toute évidence, le véritable enjeu du procès devant la Cour suprême concernait moins la politique publique que l’obtention d’une compensation financière pour les frais engagés dans la poursuite du traitement. Après tout, le refus du gouvernement violait les droits constitutionnels de leur enfant. Ce point de vue transparaît clairement dans les arguments utilisés par Christopher Hinkson. L’avocat de FEAT BC tenta d’attirer l’attention de la Cour sur un exemple précis d’intransigeance de la part des représentants gouvernementaux au lieu d’évoquer les grands enjeux du litige. Hinkson nia qu’il demandait aux juges de substituer les préférences de la Cour en matière de politique de santé à celles de la province. L’unique désir des familles, selon lui, était que les décisions bureaucratiques sur le financement des soins de santé soient claires et non arbitraires. Pour la ColombieBritannique, au contraire, l’affaire concernait clairement la politique publique. La province craignait que les jugements des tribunaux inférieurs ne « dérèglent le processus » de prise de décision en matière de financement des soins de santé en créant « une catégorie de services médicaux garantis par la Constitution» (ColombieBritannique, 2004:paragr. 5). La province soutint devant la Cour que le choix de refuser, de reporter ou de limiter les services constituait une décision polycentrique faisant partie du pouvoir discrétionnaire général du gouvernement. Analyse Le succès remporté par FEAT BC dans l’affaire Auton n’était pas total. Certes, deux tribunaux provinciaux ont déclaré que la Charte obligeait le gouvernement à financer le traitement ABA / ICI contre l’autisme. Ils ont également accordé des dommages-intérêts aux quatre familles en cause, de même qu’une compensation financière à 27 familles pour les frais futurs et déjà engagés du traitement (de leur choix). Par contre, les deux tribunaux ont refusé de considérer le TLA comme le seul traitement efficace contre l’autisme, ce que le FEAT BC maintenait comme position officielle. Malgré tout, leurs décisions ont amené la Colombie-Britannique à transformer un petit Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé 45 programme de traitement expérimental en politique gouvernementale à part entière et ce, alors même que le gouvernement en appelait de ses échecs en cour. Encouragées par les décisions des tribunaux inférieurs de la Colombie-Britannique, d’autres filiales de FEAT, notamment en Ontario, ont entamé des poursuites visant à assurer le financement de l’ABA/ICI ailleurs au Canada. En effet, en 2003-2004, les tribunaux de différentes provinces ont tranché neuf autres affaires concernant l’autisme. De nombreux facteurs expliquent la part de succès de l’action en justice. Tout d’abord, les enfants autistes et leurs parents dévoués constituent des demandeurs bien sympathiques qui rallient tout le monde à leur cause, d’autant plus que personne n’a contesté les bienfaits, chez ces enfants, du traitement en question. De plus, ce groupe possède au moins deux caractéristiques essentielles au succès des «requérants à répétition » (« repeat player litigants », selon l’expression de Mark Galanter) : FEAT BC fait partie d’un réseau organisationnel cherchant à assurer l’accès au TLA à l’aide d’actions politiques et juridiques, et son avocat représente un spécialiste en litiges touchant à la santé. Le refus explicite de la province de financer le TLA explique aussi en partie le succès de la poursuite, car les tribunaux de la Colombie-Britannique étaient plusieurs fois intervenus dans la politique en matière de santé de la province (Manfredi & Maioni, 2002). Enfin, FEAT BC avait réussi à construire un argument juridique convaincant en liant la définition élargie d’un service « médicalement nécessaire » à des principes de nature légale (l’universalité) et constitutionnelle (égalité). En présentant la question de l’ABA / ICI sous cet angle, c’est-à-dire en accord avec le principe d’accès universel à des services « médicalement nécessaires », FEAT BC a vaincu les limites imposées par le raisonnement axé sur les politiques qui guidait en général les provinces dans le financement des programmes. La décision de la Cour suprême L’affaire Auton s’est soldée, le 19 novembre 2004, par la stupéfiante défaite en cour des familles rassemblées par FEAT BC. Dans une décision unanime, la Cour suprême du Canada a infirmé les jugements des tribunaux inférieurs, rejeté le pourvoi incident des requérants et conclu que le refus de la Colombie-Britannique de financer le traitement Lovaas contre l’autisme ne violait pas l’article 15 de la Charte. Tout en disant comprendre les demandes des requérants et les jugements des tribunaux inférieurs, la juge en chef Beverley McLachlin a pris soin de préciser que la question dont la Cour était saisie n’était pas « de savoir quels services devrait offrir le régime », mais bien de déterminer si « le refus du gouvernement de la Colombie-Britannique de supporter financièrement » certains services équivalait « à un refus injuste et discriminatoire des avantages conférés par le régime » (Auton, 2004 : paragr. 2). La décision, rédigée par la juge en chef, reposait sur quatre arguments principaux. Tout d’abord, le traitement proposé était à la fois « controversé » et nouveau (paragr. 5, 11, 60). Deuxièmement, le gouvernement de la ColombieBritannique subventionnait déjà certains programmes destinés aux enfants autistes et à leurs familles (paragr. 7). À ces deux motifs d’origine factuelle, s’en ajoutaient deux autres d’origine légale : l’avantage recherché par les requérants n’était pas prévu par la loi et, même si c’était le cas, la décision de ne pas financer ce traitement particulier n’était pas discriminatoire. En effet, selon la juge, rien ne permettait de conclure que le régime législatif de soins de santé « offre effectivement à quiconque tout traitement médicalement requis » (paragr. 31). Le régime, poursuivait-elle, prévoit le financement intégral des services «essentiels», mais la thérapie ABA / ICI n’entrait pas dans cette catégorie, que ce soit en vertu de la législation fédérale ou de la législation provinciale. Se penchant ensuite sur les allégations de discrimination, la juge a commencé par rejeter l’idée qu’il fallait comparer les enfants autistes aux enfants non handicapés et aux adultes atteints de maladie mentale (paragr. 49). Cependant, elle a défini le nouvel élément de comparaison de façon si étroite qu’il était pratiquement impossible de conclure à la discrimination. En effet, selon la Cour, l’élément de comparaison approprié était « la personne non handicapée ou celle atteinte d’une autre déficience que la déficience mentale (en l’occurrence l’autisme) sollicitant ou obtenant le financement d’une thérapie qui constitue un service non essentiel important 46 Antonia Maioni et Christopher P. Manfredi pour sa santé actuelle et future, qui est nouvelle et qui n’est requise médicalement que depuis peu » (paragr. 55). Du point de vue de la Cour, il n’y aurait eu discrimination que si la province avait accepté plus rapidement de financer un traitement nouveau et non essentiel pour ce type de personne que pour les enfants autistes. Or, a soutenu la juge en chef, non seulement n’y avait-il aucune preuve à cet effet, mais « vu le caractère nouveau de la thérapie ABA / ICI, on peut douter que, de par sa conduite, le gouvernement ait véritablement privé les enfants autistes d’un avantage ou leur ait réservé un traitement différent » (paragr. 59). Certes, la Cour suprême a donné raison à la Colombie-Britannique, mais non sans critiquer certaines de ses actions. La juge en chef a qualifié de « malencontreuse » la décision de la province de transférer du ministère de la Santé au ministère des Enfants et de la Famille la compétence en matière de santé mentale des enfants et des adolescents (paragr. 60). Elle a aussi soutenu, à l’instar du tribunal de première instance, que le gouvernement n’avait pas agi conformément « à la norme de qualité sur le plan de la méthode scientifique» (Auton, 2000: paragr. 66, cité dans Auton, 2004 : paragr. 61) 1. Elle a, malgré tout, affirmé : « Aucun élément de preuve ne permet de conclure que l’attitude du gouvernement vis-à-vis de la thérapie ABA / ICI était différente de celle qu’il avait à l’égard d’autres thérapies nouvelles comparables destinées aux personnes non handicapées ou à celles atteintes d’un type différent de déficience » (paragr. 62). Par conséquent, s’il y avait eu manquement de la part du gouvernement, il ne s’agissait pas d’une violation constitutionnelle. Chaoulli : la contestation d’un « monopole » public Phase d’amorce En 1993, George Zeliotis, un vendeur à la retraite, a souffert de nombreux problèmes de santé dont une dépression et un infarctus. En 1994, des douleurs récurrentes à la hanche l’amenèrent à consulter une variété de praticiens. Son omnipraticien l’envoya voir un orthopédiste, en 1995. L’homme de 61 ans fut opéré à la hanche gauche la même année, puis à la hanche droite environ un an plus tard, en 1997. Tout au long de l’année 1996, Zeliotis a cherché un moyen de réduire son temps d’attente pour se rendre compte que la législation québécoise en matière de santé ne lui permettait pas d’obtenir sa chirurgie au privé, que ce soit en souscrivant à une assurance privée ou en payant directement pour les services d’un médecin. Administrateurs, politiciens et médias locaux sont demeurés sourds à ses plaintes. Malgré l’importance de l’histoire et de l’état de Zeliotis dans le déclenchement de la poursuite, le Dr Jacques Chaoulli s’est rapidement imposé comme le protagoniste principal dans cette affaire, «montant et pilotant le dossier presque tout seul» (Pinker, 2000). Chaoulli a étudié en France et au Québec, où il a obtenu son permis d’exercer la médecine, en 1986. Déjà à cette époque, tout nouveau médecin devait travailler en région éloignée pendant trois ans ou accepter un taux de remboursement moindre pour ses services. Le Dr Chaoulli revint à Montréal, après deux ans seulement. Il se fit rapidement connaître dans les milieux médicaux en tentant de mettre sur pied un service privé de soins d’urgence à domicile desservant la Rive-Sud. Après une série de démarches infructueuses auprès des représentants gouvernementaux et un refus de la régie régionale de la santé et des services sociaux de reconnaître sa pratique, en 1996, le Dr Chaoulli entama une grève de la faim dans l’espoir d’attirer l’attention du public. Trois semaines plus tard, au terme de sa grève, le Dr Chaoulli décida de se retirer du système de soins de santé du Québec et de devenir un médecin « non participant » (Sibbald, 1998). Au Québec, comme dans les autres provinces, les médecins peuvent choisir de ne pas participer au système public et de facturer directement les patients pour les services rendus. Cependant, comme le Dr Chaoulli a rapidement pu le constater, cette option comporte de très importants désavantages. En effet, en vertu de la législation québécoise sur les soins de santé, le système public ne rembourse pas les patients pour des soins prodigués par des médecins non participants. De plus, ces médecins ne peuvent prodiguer de soins privés au sein d’hôpitaux financés par l’État (Flood & Archibald, 2001). Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé 47 De 1996 à 1998, le Dr Chaoulli a fait pression auprès des administrateurs québécois et du ministère fédéral de la Santé pour obtenir la permission de fonder un hôpital privé. Après un nouvel échec, le Dr Chaoulli est retourné exercer dans le système public à titre d’omnipraticien dans une clinique sans rendez-vous. Au moment où George Zeliotis était en attente de sa chirurgie, le Dr Chaoulli n’était pas encore son médecin. Les deux demandeurs ont uni leurs efforts pour contester la constitutionnalité de deux dispositions des lois québécoises sur l’assurance-maladie et sur l’assurancehospitalisation devant la Cour supérieure du Québec, en 1997. Ils demandèrent d’abord au tribunal de déclarer invalide l’art. 15 de la Loi sur l’assurance-maladie du Québec (15 LAM), qui prohibe les contrats d’assurance privée pour les services assurés par le régime d’assurancemaladie. Ils réclamèrent également un jugement déclaratoire contre l’art. 11 de la Loi sur l’assurancehospitalisation du Québec (11 LAH) qui stipule que « nul ne doit faire ou renouveler un contrat ou effectuer un paiement en vertu d’un contrat par lequel […] un service hospitalier compris dans les services assurés doit être fourni à un résident ou le coût doit lui en être remboursé», interdisant ainsi aux médecins non participants d’utiliser les hôpitaux financés par l’État pour fournir des services à leurs clients. Bien qu’unis par une cause commune, le Dr Chaoulli et Zeliotis différaient sur le plan des motifs et de la façon de procéder. Le Dr Chaoulli a choisi de se représenter lui-même, lors du premier procès. Il affirma qu’il avait le «devoir» de fournir ses services et invita plusieurs critiques célèbres du système public des soins de santé à témoigner en sa faveur. Par contraste, le but avoué de Zeliotis était de s’assurer qu’il n’aurait plus à attendre pour une chirurgie à l’avenir. Son avocat, Philippe Trudel, travaille pour Trudel & Johnston (Pinker, 1999). Ce cabinet d’avocats de Montréal se spécialise en droit constitutionnel, en protection du consommateur et en responsabilité médicale; il fut également associé au célèbre recours collectif contre l’industrie du tabac, intenté à la fin des années 1990, par des Québécois devenus dépendants à la nicotine (Hamelin, 2003). Phase d’établissement de la responsabilité L’instruction de la cause Chaoulli c. Québec débuta, en décembre 1997, et se poursuivit pendant quatre semaines, devant la juge Ginette Piché de la Cour supérieure du Québec (Chambre civile). La poursuite opposait les corequérants Jacques Chaoulli et George Zeliotis à la procureure générale du Québec (intimée) et à la procureure générale du Canada (mise en cause). La question essentielle se formulait ainsi:est-ce que les délais d’attente dans le système public et l’interdiction de souscrire à une police d’assurance privée portaient atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti par la Charte canadienne des droits et libertés ? Le Dr Chaoulli, Zeliotis, ses médecins, un ancien ministre québécois de la Santé et plusieurs autres médecins et spécialistes témoignèrent au procès. Le tribunal entendit également le témoignage de Barry Stein, un avocat de Montréal dont l’histoire avait fait les manchettes des journaux. Il avait poursuivi le gouvernement du Québec avec succès pour avoir refusé de lui rembourser une chirurgie subie aux États-Unis, après qu’elle ait été annulée au Québec. Dans sa plaidoirie, le Dr Chaoulli mit l’accent sur la souffrance morale que lui avait causée une législation «discriminatoire» qui l’empêchait d’exercer sa profession en tant que médecin «non participant». Il soutint que le «monopole» du gouvernement québécois en matière de soins de santé reposait sur une idéologie égalitaire inspirée du marxisme-léninisme. Il livra un témoignage si intense que la juge qualifia plus tard le docteur d’«inlassable». L’avocat de Zeliotis s’attarda plutôt à démontrer que onze LAH (utilisation interdite des hôpitaux publics par les médecins non participants) et quinze LAM (contrats d’assurance privée prohibés pour le remboursement de services assurés) violaient les art. 7 (droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne) et 15 (égalité) de la Charte (Chaoulli, 2000 : paragr. 6). Cinq médecins spécialistes témoignèrent à ce procès. Dr Eric Lenczner et Dr Côme Fortin se montrèrent tous deux préoccupés par les délais d’attente pour les chirurgies orthopédiques ou 48 Antonia Maioni et Christopher P. Manfredi celles de la cataracte. Selon eux, les listes d’attente ne mettaient pas les patients en danger, mais pouvaient sérieusement diminuer leur qualité de vie. Le Dr Abendour Nabid, quant à lui, soutint qu’il n’y avait pas de délai acceptable dans le traitement du cancer. Cependant, malgré toutes leurs frustrations par rapport au système public de santé québécois, les médecins interrogés n’appuyaient pas sans réserve le genre de changements proposés par les requérants (paragr. 44-48). Le témoignage de Barry Stein, quant à lui, fut contredit par celui de son médecin. En effet, selon le Dr André Roy, le délai prévu pour la chirurgie de M. Stein n’excédait pas une semaine (paragr. 52-55). Cependant, le témoin le plus impressionnant dans cette affaire fut sans nul doute Claude Castonguay, considéré comme le « père de l’assurance-maladie » au Québec. L’ancien ministre de la Santé déclara qu’il approuvait toujours l’objectif d’accès égal aux soins de santé visé par la loi de 1970. Cependant, le manque de ressources financières et le vieillissement de la population dans la province exigeaient, selon lui, le développement de nouveaux partenariats et de solutions au sein du système de santé. Il affirma, malgré tout, ne pas préconiser la solution privilégiée par les requérants en l’instance (paragr. 58-59). Le tribunal entendit également les témoignages de plusieurs «spécialistes» qui abordèrent le système québécois de soins de santé dans une perspective historique ou comparée. Le Dr Fernand Turcotte, professeur de médecine à l’Université Laval, rappela au tribunal l’impulsion historique derrière le système de soins de santé et la relation entre l’accès aux soins et le statut socio-économique (paragr. 72-77). Le Dr Howard Bergman, directeur du département de gériatrie à l’Hôpital général juif de Montréal, confirma que les changements rapides au sein du système public insécurisaient la population, mais soutint que la privatisation (et son accent sur les «riches» et les «bien portants») n’était pas une panacée (paragr. 78-89). Un chirurgien de la Colombie-Britannique, le Dr Charles J. Wright, apporta quelques commentaires sur l’efficacité administrative du système à payeur unique du Canada. Jean-Louis Denis, professeur en organisation des systèmes de santé à l’Université de Montréal, souligna, quant à lui, que le rationnement était présent dans tous les systèmes de santé, qu’il repose sur le besoin, comme au Québec, ou sur la capacité de payer, comme aux États-Unis (paragr. 90-101). À la question de savoir quels étaient les effets potentiels d’un système parallèle de soins de santé privé au Canada, Theodore Marmor, un professeur de politique publique à Yale, répondit qu’il fallait craindre, parmi les « effets secondaires indésirables», la réduction du soutien accordé au système public et l’augmentation du prix des soins et des frais d’administration (paragr. 102-115). Le dernier expert-témoin était le Dr Edwin Coffey. Cet obstétricien-gynécologue à la retraite était associé de recherche à l’Institut économique de Montréal, un centre d’études conservateur en faveur de la privatisation des soins de santé au Canada (Coffey & Chaoulli, 2001). Au cours de son long témoignage, le Dr Coffey déplora les «mythes alimentés par l’idéologie et la politique» dans le système de soins de santé (Chaoulli, 2000, paragr. 116-120). La juge Piché rendit sa décision, le 25 février 2000. À la différence de la juge Allan, qui avait exprimé de la sympathie à l’endroit des requérants dans l’affaire Auton, la juge Piché critiqua sévèrement le Dr Chaoulli et George Zeliotis. Elle commença l’exposé de ses motifs en affirmant : «Disons-le d’emblée:à la lumière du témoignage de M. Zéliotis et de l’examen de son dossier médical, il est apparu que M. Zéliotis n’a pas véritablement subi tous les malheurs et les délais qu’il allègue dans sa requête » (paragr. 19). Elle remit également en question les motivations du Dr Chaoulli, souligna la présence de contradictions dans son témoignage et lui reprocha d’avoir utilisé le tribunal pour mener sa «croisade » personnelle contre le système de santé québécois (paragr. 42-43). Enfin, tout en soulignant l’obligation du tribunal de considérer les points de vue de tous les experts-témoins, elle conclut que le Dr Coffey faisait pratiquement «cavalier seul» dans sa critique du système de santé québécois (paragr. 119). Dans son analyse juridique, la juge Piché s’est demandé si les interdictions touchant aux régimes d’assurance et aux soins de santé privés dans les lois visées par la poursuite constituaient des dispositions de nature criminelle et donc hors de la compétence provinciale. Elle a plutôt Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé 49 conclu que ces articles avaient pour but d’assurer le bon fonctionnement du système et non d’interdire des actions répréhensibles. Ils relevaient donc bel et bien de la compétence provinciale (paragr. 122-183). Elle rejeta également l’idée que ces lois violaient les droits à l’égalité garantis par la Charte. Elle rappela aux requérants que la Cour suprême du Canada avait pris soin d’interpréter la Charte de façon à ce qu’on ne puisse pas l’utiliser pour attaquer des lois qui servaient le bien collectif (paragr. 314). Cependant, ce sont les allégations concernant le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti par l’art. 7 de la Charte qui ont occupé la place centrale dans l’analyse de la juge Piché (pour un compte rendu, voir Jackman, 2005 [à paraître]). Son examen de la jurisprudence de la Cour suprême l’amena à conclure que l’accès aux soins de santé constituait effectivement un droit, car « s’il n’y a pas d’accès possible au système de la santé, c’est illusoire de croire que les droits à la vie et à la sécurité sont respectés» (paragr. 223). Elle précisa, par contre, qu’il n’existait pas de droit constitutionnel de choisir la « provenance » de ces soins (paragr. 227). En réponse à la question de savoir si la prohibition actuelle de l’assurance privée violait ces mêmes droits, elle répondit que l’interdiction pouvait effectivement ralentir l’accès aux soins, mais ne menaçait la vie, la liberté et la sécurité de la personne que si le système public ne pouvait garantir l’accès à des soins similaires. La juge prit bien soin de souligner que la prohibition, bien que réelle et pouvant constituer une «menace», était conforme aux principes de justice fondamentale et n’allait conséquemment pas à l’encontre de l’art. 7 de la Charte (paragr. 310). Elle appuya son raisonnement sur l’art. 1 de la Charte qui garantit que les droits et libertés ne peuvent être restreints « que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Le recours au principe de justice fondamental était essentiel pour affirmer que l’atteinte aux droits individuels visait à protéger les droits du reste de la population (Greschner, 2002 : 12). En fait, la juge Piché a reconnu que les lois québécoises sur la santé portaient effectivement atteinte aux droits économiques, mais que le fait d’«empêcher la discrimination fondée sur la capacité de payer d’une personne ne viole pas les valeurs de la Charte » (Pinker, 2000 : 1348). La juge fit de nombreuses références au témoignage de l’expert qui comparait les systèmes privés et publics de soins de santé sur le plan de l’efficacité et de l’accès. Elle cita également longuement le professeur Marmor quant aux effets négatifs d’un système privé parallèle sur la viabilité du système public (Jackman, 2002 : 6). La juge Piché conclut son analyse sur une note remarquable. Elle commença par affirmer que le système québécois de soins de santé reposait sur de bons principes, mais que certains changements s’imposaient. Toutefois, précisa-t-elle, c’était là une question politique et non juridique. La juge a ainsi démontré qu’elle comprenait parfaitement les implications politiques du litige. La réforme du système de santé, affirma-t-elle, découlait de la responsabilité des législateurs et non des juges : « le Tribunal constate que ce n’est pas du côté juridique que se trouvent les solutions aux problèmes du système de santé» (Chaoulli, 2000 : paragr. 315). En dépit de ces mises en garde, le jugement fut interprété comme une apologie des limites imposées à l’assurance privée par les lois québécoises sur la santé. La décision reconnaissait clairement le droit de recevoir des soins, mais apportait d’importantes nuances à celui de fournir des services privés. Les requérants étaient néanmoins convaincus qu’en perdant la bataille, ils « avaient une chance de gagner la guerre » (Pinker, 2002 : 1348), car la juge avait reconnu la possibilité d’une violation de l’art. 7. La Cour d’appel du Québec instruisit l’appel de Chaoulli et Zeliotis, le 27 novembre 2001, à Montréal. Chaoulli était l’appelant en l’instance et se représentait lui-même contre le procureur général du Québec (intimé) et le procureur général du Canada (mis en cause). Chaoulli modifia légèrement sa stratégie pour l’occasion. Il soutint que les restrictions « excessives » sur l’assurance et la prestation de soins privés prévues par les lois québécoises sur la santé pouvaient être atténuées en s’inspirant de certains pays d’Europe. L’idée était de montrer que les systèmes privés parallèles ne mettaient pas nécessairement le système public en danger, 50 Antonia Maioni et Christopher P. Manfredi au contraire de ce qu’avaient soutenu certains experts, lors du premier procès, en se basant sur l’expérience américaine. La Cour d’appel rendit sa décision, le 22 avril 2002. Les trois juges, Jacques Delisle, André Forget et André Brossard, se demandèrent à leur tour si les articles des lois québécoises sur la santé (1) excédaient la compétence de la province, (2) portaient atteinte aux droits à l’égalité garantis par l’art. 15 de la Charte et (3) portaient atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des personnes protégé par l’art. 7 de la Charte. Les trois juges maintinrent la décision de la juge Piché. Le juge Delisle apporta une importante contribution en revenant sur le droit d’accéder aux soins de santé. Il soutint que le droit de conclure un contrat défendu par les lois québécoises est un droit économique « qui n’est pas fondamental à la vie de la personne ». En outre, poursuivait le juge, pour invoquer une violation de l’art.7, il fallait prouver que le droit garanti par cet article était la cible d’une atteinte réelle ou potentielle et imminente. Or, cette démonstration n’avait pas été faite (Chaoulli, 2002 : paragr. 23-29). Le juge Delisle cita également un arrêt de la Cour suprême pour rappeler aux appelants que la Charte ne pouvait servir à « remettre judiciairement en cause la justesse d’un choix de société» (paragr. 30). Autrement dit, comme l’avait souligné la juge Piché, il ne fallait pas demander aux tribunaux d’empiéter trop largement sur le terrain du législateur. Le juge Forget était d’accord avec la juge Piché sur la conformité de l’atteinte avec les principes de justice fondamentale et le juge Brossard approuvait la distinction établie par le juge Delisle entre droit économique et droit fondamental. Après la décision de la Cour d’appel, le Dr Chaoulli se tourna immédiatement vers la Cour suprême du Canada, son but avoué, depuis le début de la poursuite (Sibbald, 1998). Il appuya sa demande d’autorisation d’appel sur l’arrêt Morgentaler (1988), dans lequel la Cour avait déclaré la loi fédérale sur l’avortement inconstitutionnelle en vertu de la Charte. Les juges avaient conclu que les délais administratifs pour obtenir la permission de subir un avortement thérapeutique portaient atteinte à l’intégrité physique et psychologique de la femme et violaient donc son droit à la sécurité de sa personne garanti par l’art. 7 de la Charte. George Zeliotis se joignit une fois de plus à la poursuite, de pair avec ses avocats Trudel et Johnston, offrant leurs services bénévolement pour cette affaire susceptible de retenir l’attention du public (Gagnon, 2003). La Cour suprême accueillit l’appel, en mai 2003. À la fin de l’année, douze questions constitutionnelles différentes avaient été formulées à partir de trois interrogations générales:(1) est-ce que quinze LAM et onze LAH excédaient les compétences provinciales en vertu de l’Acte constitutionnel ? (2) est-ce que ces dispositions portaient atteinte aux droits garantis par les art. 7 (vie, liberté, sécurité) et 15 (égalité) de la Charte et si oui, est-ce que cette atteinte pouvait se justifier conformément à l’art. 1 de la Charte ? À ces anciennes interrogations s’en ajoutait une nouvelle, reflétant directement les préoccupations du Dr Chaoulli : est-ce que les prohibitions de la loi québécoise sur l’assurance-hospitalisation violaient l’art. 12 de la Charte en imposant aux médecins non participants un «traitement cruel et inusité»? L’affaire prenait maintenant une ampleur et une importance considérables. La « croisade personnelle» du Dr Chaoulli s’était transformée, au fil des années, en une remise en question fondamentale des interdictions pesant sur les soins de santé privés, au Canada. Cinq nouvelles provinces (Ontario, Manitoba, ColombieBritannique, Nouveau-Brunswick et Saskatchewan) s’étaient ajoutées au nombre des intervenants, trahissant ainsi l’importance de l’affaire pour les gouvernements provinciaux, car leurs lois et systèmes de santé seraient également touchés par la décision de la Cour. Un nombre substantiel d’autres intervenants ne provenaient pas des gouvernements. Parmi eux, certains groupes d’intérêts, soit le Congrès du travail du Canada (le plus grand regroupement syndical du Canada) et la Coalition canadienne de la santé, représentaient des syndicats, des regroupements de consommateurs et des professionnels de la santé. Ils avaient à cœur de défendre le système public et de maintenir les restrictions sur l’assurance privée. Les intervenants en faveur de Chaoulli et Zeliotis représentaient surtout différentes cliniques et entreprises privées ayant un intérêt économique direct dans l’affaire. Fait à noter, tous ces participants provenaient de l’extérieur du Québec. Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé 51 Une importante coalition était menée par le Cambie Surgery Center de Vancouver, une clinique privée qui offrait, depuis 1996, différents types de chirurgie aux membres de groupes non assujettis à la législation de la province, en matière de santé (le Workmen’s Compensation Board, par exemple). Cette coalition représentait également neuf patients et médecins qui dénonçaient leur incapacité à recevoir ou à fournir des soins pourtant inaccessibles dans le cadre du système de santé public. L’Association médicale canadienne, l’Association canadienne d’orthopédie et la British Columbia Anesthesiologists Society figuraient également au nombre des intervenants, mais préconisaient un point de vue modéré:en faveur du système public, elles dénonçaient cependant les obstacles à la prestation des soins (Newfoundland and Labrador Medical Association, 2004). C’est également la position que privilégia un groupe de dix sénateurs qui demanda et obtint le statut d’intervenant, à la surprise générale. En 2002, on avait rendu publics les résultats de deux études approfondies sur l’état du système de soins de santé. Le premier de ces rapports, réalisé par la Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada (ou Commission Romanow, du nom de son président, ex-premier ministre social-démocrate de la Saskatchewan) défendait ardemment le système de santé public contre la privatisation. De nombreux groupes d’intérêts publics avaient chaudement accueilli ses recommandations. Le deuxième était l’œuvre du Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie (ou comité Kirby, du nom de son président, le sénateur conservateur Michael Kirby). Tout en vantant les mérites du système de santé public, ce rapport en six volumes soulignait les avantages potentiels d’une meilleure intégration des intérêts publics et privés dans la prestation des soins de santé. Le comité recommandait, entre autres, la mise en place d’une «garantie de soins de santé», idée qui fut réitérée, lors de l’audience à la Cour suprême. Cette garantie prévoyait l’établissement d’un délai d’attente maximum pour chaque type d’intervention ou de traitement. Une fois ce délai expiré, le gouvernement provincial aurait l’obligation de financer l’intervention ailleurs au Canada ou même à l’étranger. Le 8 juin 2004, les appelants plaidèrent leur cause devant sept juges au lieu de neuf. En effet, Louise Arbour et Frank Iacobucci avaient déjà signifié leur intention de quitter la Cour suprême et ne participèrent donc pas aux délibérations (voir les comptes rendus de Bueckert, 2004 et Borselino, 2004). Une certaine agitation régnait à l’extérieur de la Cour, où des groupes en faveur du système public s’étaient rassemblés. Les quatre heures d’audience commencèrent par une série de questions adressées au Dr Chaoulli. Les juges Michel Bastarache et Marie Deschamps interrogèrent l’appelant sur les conséquences « socialement indésirables » d’un système privé parallèle sur l’accès aux soins de santé en général. Le Dr Chaoulli construisit son argumentation autour de l’idée que les « lacunes » du système de santé public étaient une source de « discorde » entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Il évoqua l’exemple de pays comme l’Australie et la Suède qui permettaient, selon lui, l’existence d’un système de soins privé parallèle. Il cita également Hayek en soutenant que la liberté de conclure un contrat constitue un droit protégé par l’art. 7 de la Charte. Philippe Trudel, l’avocat de Zeliotis, posa deux questions aux juges : devrait-on permettre aux Canadiens de payer eux-mêmes pour les soins dont ils ont besoin, si le système public ne peut leur en garantir l’accès en temps opportun, faute de ressources et est-ce que l’État a le droit de le leur interdire ? Le juge Binnie interrogea l’avocat sur la nature « grossièrement disproportionnée » des moyens actuels pour protéger le système public, mais Trudel se montra convaincu que la Cour avait la responsabilité de protéger la personne et non l’intégrité du système de santé public. Bruce Johnston, qui représentait également l’appelant, soutint que le système de soins de santé avait besoin d’argent neuf et qu’on devait permettre aux individus de fournir cet argent, même si le gouvernement n’était pas prêt à le faire. Les observations soumises au nom de Cambie Surgery Center appuyaient le point de vue de Zeliotis. L’avocat de la coalition affirma que l’état du système de soins de santé était « désespéré », mais qu’on pouvait aisément résoudre le problème des listes d’attente en instaurant un système parallèle de soins de santé 52 Antonia Maioni et Christopher P. Manfredi privé rapidement et facilement utilisable. Earl Cherniak, qui représentait le comité Kirby, se montra plus modéré dans ses propos. Il reconnut que le système était dans une situation désastreuse, mais soutint que les gouvernements étaient constitutionnellement obligés de fournir les services nécessaires à leurs résidants. La meilleure façon d’y arriver, selon lui, était d’offrir une « garantie de soins de santé » appliquée par le gouvernement fédéral. L’Association médicale canadienne (AMC) partageait ce point de vue sur l’accès aux soins en temps opportun. Elle rappela vivement à la Cour que les médecins avaient le devoir de « défendre la vie, toute vie » et affirma, à son tour, que les gouvernements devaient garantir l’accès aux soins en temps opportun ou arrêter d’affirmer qu’ils respectaient cette exigence. Guy Pratte, l’avocat de l’AMC, demanda à la Cour d’accorder des réparations de type Eldridge, c’est-à-dire de forcer les gouvernements à adapter leur législation, de façon à respecter des garanties de soins de santé, mais en suspendant toute déclaration d’inconstitutionnalité pour permettre aux législateurs d’explorer leurs options. Les juges firent preuve de persistance mais aussi de prudence, dans leurs questions. Ils étaient clairement au courant des implications de l’affaire. Quatre d’entre eux se montrèrent particulièrement sévères avec les représentants du gouvernement qui leur recommandèrent tous de ne pas intervenir sur ces questions politiques. Le gouvernement du Québec ne réussit guère à convaincre les juges Bastarache et Lebel que l’histoire de Zeliotis constituait un cas isolé et que les délais étaient souvent dus aux décisions des patients eux-mêmes et non à des failles du système. Le juge John Major cuisina Jean-Marc Aubry sur la conviction du gouvernement fédéral que la possibilité d’accéder à des services privés nuirait au système public. Enfin, le juge Binnie se montra exaspéré par la conclusion du gouvernement de l’Ontario qu’il fallait limiter les services pour contrôler les coûts et qu’un système de santé à deux vitesses ne réglerait pas le problème des listes d’attente. Dans ses observations présentées au nom de la Coalition canadienne de la santé, Martha Jackman, une chercheuse reconnue pour ses analyses du système de santé et de la Charte, rappela à la Cour la distinction entre soins privés (déjà disponibles) et assurance privée (prohibée par la législation du Québec et d’autres provinces). Analyse Si on exclut la conclusion de certains juges que les délais d’attente excessifs violent les droits garantis par l’art. 7 de la Charte, l’affaire a subi un échec presque complet devant les tribunaux inférieurs du Québec. Au total, quatre juges ont rejeté les arguments des requérants. Monsieur Zeliotis n’est toujours pas assuré d’un accès rapide aux soins dont il pourrait avoir besoin à l’avenir et le Dr Chaoulli est toujours tenu d’exercer la médecine dans le cadre d’un système de santé qui restreint la prestation des services privés. D’un point de vue général, par contre, l’action en justice a eu un succès retentissant. Entre 1997 et 2005, elle a pris une ampleur et une importance considérables. La « croisade personnelle » du Dr Chaoulli contre la législation québécoise en matière de santé s’est en effet transformée en débat fondamental sur la légalité des interdictions relatives aux soins de santé privés au Canada. En poursuivant sa route vers la Cour suprême, le Dr Chaoulli a stimulé l’émergence sur la place publique d’une multiplicité de façons d’envisager l’avenir du système de santé canadien. L’affaire Chaoulli est susceptible de produire des effets beaucoup plus importants et immédiats sur le système de santé canadien que l’affaire Auton. Dans leur poursuite contre le gouvernement, les enfants autistes et leurs parents ont demandé à la Cour d’élargir la gamme des services assurés par le régime actuel. Leur exemple incitera peut-être d’autres groupes d’intérêts particuliers à recourir aux tribunaux pour obtenir réparations et dédommagement. Dans l’affaire Chaoulli, par contre, on a demandé à la Cour de déclarer inconstitutionnels les principes à la base même du système de santé à payeur unique, dans les provinces. Une décision favorable aux appelants dans l’affaire Chaoulli ou une solution du type Eldridge affecterait l’ensemble des lois canadiennes sur la santé et imposerait, à toutes fins utiles, d’importantes modifications aux systèmes provinciaux qui prohibent l’assurance privée. Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé 53 L’affaire Chaoulli a été présentée dans les médias comme « le procès de l’assurancemaladie » et pourtant, elle s’est déroulée en grande partie hors des projecteurs. Au cours de la dernière décennie, les Canadiens, leurs dirigeants politiques et les médias ont exprimé une préoccupation croissante à l’égard de la «crise» du système de santé et toute une série de rapports ont scruté le passé, le présent et l’avenir de ce système. Malgré tout cet intérêt, le rôle des tribunaux dans le domaine de la santé est plutôt resté dans l’ombre. Avant d’arriver en Cour suprême, l’affaire Chaoulli n’était guère connue à l’extérieur du Québec ou de certains milieux médicaux précis. Jusqu’au moment où la Cour suprême a rendu sa décision, chaque partie dans le débat sur la réforme des soins de santé trouvait une raison d’espérer. Le passage en Cour suprême d’une affaire détenant le potentiel d’élargir la place du secteur privé dans le domaine de la santé encourage les opposants au «monopole» public. Les modérés, quant à eux, jugent que le litige somme les gouvernements de s’attaquer au sousfinancement des services de santé dans le système public. Enfin, les farouches partisans du statu quo sont soulagés de constater que le «droit» constitutionnel d’accéder aux soins de santé se développe en conformité avec les principes de justice fondamentaux. Malgré les réserves de certains juges, les tribunaux contribuent de plus en plus au façonnement des politiques. Le jugement initial de la juge Piché, qui sous-entendait l’existence d’un droit aux soins de santé sans préciser qui avait le droit de les fournir, constituait un pas important dans cette direction. La décision de la Cour suprême La Cour suprême a également infirmé les décisions des tribunaux inférieurs dans l’affaire Chaoulli, mais cette fois-ci avec des conséquences fort différentes. L’arrêt rendu, le 9 juin 2005, révèle des dissensions entre les sept juges, qui ont rédigé trois ensembles de motifs distincts. Selon la juge Marie Deschamps, les longs délais d’attente associés à certaines chirurgies portaient atteinte au droit à la vie et à l’intégrité de la personne garanti par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Comme cette atteinte ne pouvait être justifiée au regard de l’art. 9.1 du même document 2, la prohibition de l’assurance privée prévue par la législation québécoise en matière de santé était incompatible avec la Charte québécoise. Selon les juges McLachlin, Major et Bastarache, par contre, la prohibition était aussi invalide en vertu de l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. En effet, a expliqué la juge en chef, « [l]’accès à une liste d’attente n’est pas l’accès à des soins de santé ». Par conséquent, « dans le cas où l’omission du gouvernement d’assurer un accès raisonnable à des soins de santé entraîne un accroissement des risques de complications et de mortalité, l’interdiction de souscrire à une assurancemaladie qui permettrait aux Canadiens ordinaires d’obtenir des soins de santé porte atteinte à la vie et à la sécurité de la personne que protège l’art. 7 de la Charte [canadienne]» (Chaoulli, 2005: paragr. 123-124). Les juges dissidents, à l’instar de la juge Piché de la Cour supérieure, étaient incapables d’accepter que le débat soulevé par l’affaire Chaoulli « soit tranché par la voie judiciaire, comme s’il s’agissait d’un simple problème de droit » (paragr. 161). Selon eux, il n’existait aucune « norme constitutionnelle fonctionnelle » permettant de définir précisément ce qu’on entendait par « services de santé « raisonnables » (paragr. 163). Même si c’était le cas, poursuivaient les juges Binnie et Lebel (en accord avec le juge Fish), il n’y avait aucune raison factuelle ou juridique d’infirmer les jugements des tribunaux inférieurs. Sur le plan des faits, les juges dissidents acceptaient la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle « un système de santé à deux vitesses aurait probablement une incidence négative sur l’intégrité, le bon fonctionnement et la viabilité du système public » (paragr. 181). Sur le plan juridique, tout en reconnaissant que le domaine d’application de l’art. 7 de la Charte canadienne s’était élargi, les trois juges dissidents précisèrent que « [l]a présente contestation ne découle pas d’un contexte juridictionnel ni d’une situation rattachée à l’administration de la justice» (paragr. 195). Aussi, selon eux, même une interprétation large de l’art. 7 ne permettait pas d’établir la présence d’une violation. En définitive, la décision rendue à quatre contre trois a eu pour résultat d’invalider la prohibition québécoise de l’assurance privée. Toutefois, 54 Antonia Maioni et Christopher P. Manfredi comme la majorité des juges n’ont pas fondé leur décision sur la Charte canadienne, l’arrêt n’aura pas de répercussions légales immédiates à l’extérieur du Québec. Le 28 juin 2005, le gouvernement québécois a, quant à lui, demandé à la Cour de suspendre la déclaration d’invalidité pour 18 mois, le temps de réfléchir aux répercussions éventuelles de la décision et aux solutions appropriées. l’affaire Chaoulli semblaient motivés surtout par des intérêts pécuniaires et la solution désirée menaçait l’accès général aux soins de santé. Par conséquent, le principal objectif de l’action en justice, soit de briser le « monopole » public sur la majorité des services de santé, n’a pas été atteint. Cependant, il est possible que ce litige contribue à briser l’impasse apparente dans laquelle se trouvent les discussions sur les principes fondamentaux de la politique en matière de santé. Conclusion Les affaires Auton et Chaoulli ont également contribué au vigoureux débat sur le rôle des tribunaux canadiens dans l’élaboration des politiques. Une grande partie de la discussion, lors des plaidoiries à la Cour suprême, portait sur la sagesse d’utiliser la Charte pour imposer des contraintes uniformes à l’élaboration des politiques en santé, un domaine complexe, regroupant une multitude d’intervenants, marqué par la transformation constante et l’incertitude des prédictions. Seule certitude, les décisions tant attendues et quoique rendues dans une certaine controverse, par la Cour suprême, démontrent qu’elle est prête à exercer un rôle important dans le futur des systèmes de santé au Canada. ❏ Cet article s’est ouvert sur une question : est-ce que le recours aux tribunaux est efficace pour changer les politiques gouvernementales ? L’examen des affaires Auton et Chaoulli révèle au minimum l’existence de l’idée que les droits constitutionnels peuvent être invoqués pour provoquer des changements dans les politiques en matière de santé, que ce soit en invalidant certaines décisions politiques ou en remettant en question la nature même de la prestation des soins. Cette croyance trouve, en grande partie, son origine dans l’arrêt de 1988 de la Cour suprême sur l’avortement, une décision qui a considérablement facilité l’accès à un acte médical particulier. Depuis, la tendance à recourir aux tribunaux s’est grandement accentuée, soulevant au passage des questions sur l’origine et les conséquences de ce genre de recours, de même que sur le pouvoir des tribunaux d’intervenir hors de leurs champs traditionnels d’expertise. Les présentes études de cas nous ont permis d’explorer quelque peu ces questions, à défaut d’y répondre. Dans les deux cas examinés, les requérants avaient à la fois les ressources et le temps nécessaires pour transformer une action en justice en un moyen potentiellement efficace d’obtenir les changements politiques désirés. Les requérants dans l’affaire Auton, cependant, bénéficiaient d’un avantage : non seulement attiraient-ils la sympathie, mais leur démarche pour accroître la portée d’un service public n’affectait pas nécessairement le reste de la population. Jusqu’ici, la poursuite s’est soldée par des victoires au tribunal et depuis le début de la campagne juridique, l’accès au TLA financé par l’État s’est amélioré. Par contraste, les requérants dans Les litiges fondés sur les droits et l’émergence du rôle des tribunaux dans l’élaboration des politiques en matière de santé 55 Notes 1 –Il est à noter que le tribunal de première instance a porté le même jugement sur la première étude de Lovaas, car les enfants n’avaient pas été répartis entre le groupe témoin et le groupe expérimental de façon aléatoire (Auton, 2000 : paragr. 38). 2 –L’article 1 de la Charte québécoise stipule que « [t]out être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne. Il possède également la personnalité juridique. » L’article 9.1 se lit comme suit:«Les libertés et les droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.» La Charte québécoise est une loi à valeur quasi constitutionnelle. 56 Antonia Maioni et Christopher P. Manfredi Références Anderson v. British Columbia, [2003] B.C.S.C. 1299. Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] C.S.C. 35. Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie-Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657. Chaoulli c. Québec (Procureure générale), [2000] J.Q. no 479 (QL). Auton et al. v. Attorney General of British Columbia, [2002] 220 D.L.R. (4th), 2002 B.C.C.A. 538. Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2002] J.Q. no 759 (QL). Auton et al. v. Attorney General of British Columbia, [2001] 197 D.L.R. (4th) 165, 84 B.C.L.R. (3d) 259. Coffey, E.&Chaoulli, J. (2001). Universal Private Choice: Medicare Plus. Montréal:Institut économique de Montréal. Auton et al. v. Attorney General of British Columbia, [2000] 78 B.C.L.R. (3d) 55. Colombie-Britannique. (2004). Factum, AttorneyGeneral of British Columbia v. Auton, Cour suprême du Canada, 29508. Bassett K., Green, C.J. & Kazanjian, A. (2000). Autism and Lovaas Treatment:A Systematic Review of Effectiveness Evidence. 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Biographies Antonia Maioni, Ph. D, est la directrice de l’Institut d’études canadiennes de McGill. Boursière William Dawson à McGill et professeur auxiliaire à l’Université de Montréal. Montréalaise multilingue, Antonia Maioni a fait ses études à l’Université Laval avant d’obtenir une maîtrise à la Norman Paterson School of International Affairs à Carleton et un doctorat à l’Université Northwestern. Elle a occupé des postes de professeur invité à Harvard et à l’Université Duke aux États-Unis et à l’Institut universitaire européen en Italie. Elle étudie actuellement la réforme politique et l’avenir du modèle des soins de santé canadien, moyennant des subventions du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et des Instituts de recherche en santé du Canada. Madame Maioni a publié de nombreux écrits dans le domaine de la politique comparée, en particulier sur la politique de santé. Elle est l’auteur de Parting at the Crossroads : The Emergence of Health Insurance in the United States and Canada (Princeton University Press, 1998) et a écrit sur plusieurs sujets connexes comme la réforme des soins de santé, le fédéralisme et l’élaboration des politiques sociales, et l’État providence au Canada. Christopher P. Manfredi est professeur titulaire en Science politique à l’Université McGill. Il est l’auteur de Feminist Activism in the Supreme Court (UBC Press, 2004), Judicial Power and the Charter : Canada and the Paradox of Liberal Constitutionalism (2d ed., Oxford University Press, 2000), et The Supreme Court and Juvenile Justice (University Press of Kansas, 1997). Sa recherche en études constitutionnelles a été publiée dans Journal of Health Politics, Policy and Law; World Politics; Law&Society Review; The Review of Politics; Osgoode Hall Law Journal; Revue canadienne de science politique ; Canadian Public Administration ; American Journal of Comparative Law ; et Revue canadienne de droit et société.