La Part de l`ombre
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Régis Durand La Part de l'ombre ESSAIS SUR L’EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE 2e édition Les Essais Éditions de la Différence La Part de l'ombre.indd 5 14/04/2006, 10:59 Va-et-vient de moments et de visions le merle sur la pierre grise dans une clairière de mars noir centre de clartés Non le merveilleux pressenti le présent senti la présence sans plus rien de plus comblé Ce n’est pas la mémoire rien de pensé ni de voulu Ce ne sont pas les mêmes heures mais d’autres toujours elles sont autres et c’est la même elles entrent et nous expulsent de nous voient avec nos yeux ce que ne voient pas les yeux Dans le temps il est un autre temps immobile sans heures ni ombres ni poids (Octavio Paz, « Le temps même », Le Feu de chaque jour, Paris, Poésie/Gallimard, p. 55, trad. Jean-Claude Masson). La Part de l'ombre.indd 7 14/04/2006, 10:59 La Part de l'ombre.indd 8 14/04/2006, 10:59 PRÉFACE À LA DEUXIÈME ÉDITION (2006) Cet ouvrage, paru pour la première fois en 1990, allait inaugurer (mais je l’ignorais alors) un ensemble de trois livres qui portent le même soustitre – Essais sur l’expérience photographique. Ce furent respectivement Disparités – Essais sur l’expérience photographique 2 (2002), et L’Excès et le reste – Essais sur l’expérience photographique 3 (2006), qui paraît en même temps que la nouvelle édition de ce qui est maintenant devenu Essais sur l’expérience photographique 1… L’expérience en question est évidemment au premier chef celle du dialogue avec les œuvres d’artistes avec lesquels j’ai été amené à travailler. Mais il ne s’agit en rien de « travaux pratiques » qui seraient l’application d’on ne sait quelle théorie préexistante et surplombante. Tout au contraire, c’est de la rencontre et de la pratique des œuvres qu’une réflexion théorique a pu s’élaborer et se transformer au fil des années. Car tout se transforme : l’usage et les formes de la photographie, l’activité du critique, et plus généralement les données de la création artistique. Ce recueil porte la marque d’un moment bien précis, et c’est sans doute ce qui fait son actualité. Les lectures, les œuvres, les problèmes soulevés sont contemporains les uns des autres, et l’entrelacement La Part de l'ombre.indd 9 14/04/2006, 10:59 LA PART DE L’OMBRE 10 qu’ils constituent témoigne de la richesse d’un moment précis, celui de la fin des années quatrevingt. L’ensemble des trois Essais sur l’expérience photographique couvre désormais la période 19872006, et permet de mesurer l’évolution de la notion même d’expérience, tout autant que les changements intervenus dans les questionnements théoriques et dans les pratiques photographiques elles-mêmes. La Part de l'ombre.indd 10 14/04/2006, 10:59 INTRODUCTION (1990) Rassembler des essais précédemment parus ici ou là pour en faire un livre, c’est tout le contraire d’une facilité... C’est accomplir un geste qui conduit au contraire à toutes sortes d’interrogations et de remises en question. En premier lieu, il y a l’épreuve de la relecture et du choix de ces textes, à une distance plus ou moins grande du contexte qui les avait suscités. Nécessaire et très instructive objectivation de son propre travail, à laquelle s’ajoute la prise en compte de l’espace particulier du livre, son exigence de continuité et de développement. C’est ainsi que, parmi tous les essais parus au cours des trois dernières années dans diverses revues ou catalogues d’expositions, j’ai été amené à écarter tout ce qui pouvait apparaître trop lié à une actualité : textes directement inspirés par une exposition ou une manifestation particulières, et surtout la chronique mensuelle que j’assure depuis deux ans dans la revue Art Press. Cette dernière exclusion, en particulier, m’a été difficile, car j’accorde de l’importance, à tort ou à raison, au parcours que j’y ai effectué et à la réflexion qui s’y est élaborée. Mais il fallait ne conserver pour cet ouvrage que les textes les plus substantiels, susceptibles de prendre place dans une démarche dont Le Regard pensif avait jeté les bases en 1988. La Part de l'ombre.indd 11 14/04/2006, 10:59 LA PART DE L’OMBRE 12 En même temps, il me semblait nécessaire de donner une idée juste du travail concret d’un critique : à la fois la diversité des objets auxquels il est confronté, et la logique qui guide ses intérêts et ses attitudes. Il fallait aussi, pour la même raison, savoir résister à la tentation de réécrire certains de ces textes, à la lumière de l’évolution de ma réflexion ou de celle des artistes en question. Les textes qui ne me donnaient pas entière satisfaction ont donc plutôt été écartés, et seules quelques corrections de détail apportées à certains autres. Par contre, il m’a semblé judicieux, dans plusieurs cas, de rapprocher deux textes portant sur le même sujet ou le même artiste, mais écrits à des périodes différentes, pour en faire des diptyques. Ces considérations ont leur importance, me semble-t-il, dans le cas d’un ouvrage qui se propose de livrer, en quelque sorte, l’atelier d’un critique, les objets et les contextes précis au contact desquels s’élabore sa réflexion. Car c’est bien ainsi qu’elle s’élabore, dans cet atelier géographiquement et temporellement dispersé, et non par l’emprunt et l’application de théories toutes faites. Comment ces essais prennent-ils naissance ? La plupart sont des commandes, et ici aussi, l’analyse des méthodes de travail n’est pas dénuée d’intérêt. La commande est pour moi (comme pour beaucoup d’autres) un élément essentiel, tout le contraire d’une contrainte. Car une commande peut toujours être refusée et son existence est l’occasion d’examiner notre rapport à une œuvre particulière, et le désir que nous avons d’écrire sur elle. Mais la commande n’est jamais, d’une certaine manière, que la reconnaissance d’un travail déjà effectué, en même temps qu’elle est une des manières dont ce travail, ce parcours, La Part de l'ombre.indd 12 14/04/2006, 10:59 INTRODUCTION 13 s’élaborent. D’où l’importance d’un point d’attache, d’un lieu de publication régulière indépendant de toute commande – dans mon cas, la revue mensuelle Art Press. Et si le nombre de textes écrits à l’origine pour cette revue est ici relativement restreint, cela ne saurait faire oublier l’importance de l’initiative et de la continuité qu’un tel support rend possibles. Ces essais ont été regroupés en trois grands ensembles, qui correspondent à des déterminations à la fois formelles et thématiques. La première partie comprend huit textes qui ont un caractère général ou théorique marqué. Certains portent sur des questions qui sont au cœur du dispositif photographique (le rapport au réel, ou la nature documentaire de la photographie, par exemple) ; d’autres sur des problèmes qui ont pris ces dernières années une importance particulière (la commande photographique, par exemple, ou encore l’apparition d’un type nouveau d’images photographiques de très grand format, auquel trois textes sont plus particulièrement consacrés). La deuxième partie est composée de dix-huit textes monographiques en général assez courts. Ils sont organisés en fonction de leur objet commun (ce sont les diptyques dont il a été question), ou d’une problématique qui les rapproche (l’ombre pour Basilico, Shiraoka et Marlo Broekmans ; le corps féminin pour M. Broekmans, Klonaris et Thomadaki, et G. Cadieux ; l’espace pour Bonnemaison, C. Mercadier, D. Gaessler et L. Cohen, par exemple). Ces ensembles sont encadrés par deux monographies plus détaillées, qui représentent deux pôles opposés de la création photographique. L’un (Gibson), pouvant être considéré comme l’aboutissement (le comble) d’une photographie-empreinte, hiératique et formellement La Part de l'ombre.indd 13 14/04/2006, 10:59 L’ÉVIDENCE PHOTOGRAPHIQUE 14 pure. L’autre (Clegg et Guttmann), étant l’exemple même de l’« impureté » postmoderniste, avec ses constructions, ses stratégies d’appropriation et de mise en scène. La troisième partie, enfin, comprend huit textes monographiques portant cette fois sur des artistes plasticiens ou « sculpteurs » – des artistes pour lesquels la photographie n’est que l’un des matériaux possibles, ou encore un support servant à traduire une démarche qui n’est pas directement liée à la représentation photographique. On y trouve également des diptyques, qui traduisent l’intérêt continu que je porte à certains artistes (Nils-Udo, Pascal Kern) – non pas parce qu’ils dépasseraient la photographie, mais parce qu’ils rendent plus présente que quiconque la tension entre la spiritualité et la tentation des apparences, entre l’abstraction et la tentation (ou la crainte) de se perdre dans « l’obscurité des phénomènes ». La Part de l'ombre.indd 14 14/04/2006, 10:59 I L’ÉVIDENCE PHOTOGRAPHIQUE La Part de l'ombre.indd 15 14/04/2006, 10:59 La Part de l'ombre.indd 16 14/04/2006, 10:59 L’ASSIETTE ET L’ENTONNOIR Notes sur la photographie et le réel Ce qu’il décrit pour son attitude suggère l’idée que ce n’est pas seulement dans une assiette d’immobilité qu’il s’enfonce, mais dans une sorte d’entonnoir temporel d’où il revient sans avoir pu compter les tours de sa descente et de sa remontée, et sans que son retour à la surface du temps commun ait répondu en rien à son effort1. La photographie apparaît à une époque, dira plus tard Nietzsche, « encore pieuse » – non pas tant sur le plan de la pratique des cultes que sur celui d’une foi encore bien vivante en une relation possible entre la représentation et le réel. Foi idéaliste, platonicienne, qui voit dans la notion de correspondance entre le monde et l’esprit le fondement le plus sûr d’une métaphysique et d’une morale. Je citerai seulement l’exemple de Ralph Waldo Emerson, dont les premiers essais sont les contemporains exacts de l’invention de la photographie, et dont l’idéalisme transcendantaliste reposera sur une analyse minutieuse des phénomènes de la vision : angle, distance, vision de 1. J. Lacan, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud », Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 390. La Part de l'ombre.indd 17 14/04/2006, 10:59 L’ÉVIDENCE PHOTOGRAPHIQUE 18 loin contre vision de près, etc. La vision, et l’appareil qui permet d’en enregistrer une trace, deviennent les instruments d’analyse privilégiés d’une pensée hybride, avatar de l’idéalisme platonicien certes, mais suffisamment marquée par le siècle matérialiste pour accorder la plus grande importance aux dispositifs technologiques. La contradiction, ou plutôt le faisceau de contradictions, qui marquent cette pensée – entre un sujet central et un monde qui se déploie à une distance variable, entre une croyance en la primauté du spirituel et la nécessité d’en passer par ses simulacres matériels – vont rester extrêmement vivaces dans l’esthétique occidentale, à travers la grande génération des esthéticiens allemands du tournant du siècle (Riegl, Wölfflin, Worringer), et jusqu’à aujourd’hui, dans les formes les plus récentes du discours « post-critique » (j’y reviens plus tard). S’il est possible de savoir quelque chose sur la relation de la photographie avec le réel, ce ne sera donc sans doute pas en recueillant des témoignages, mais plutôt en interrogeant le dispositif photographique à un moment donné de son histoire. J’entends dispositif au sens que Jean-Louis Baudry lui a donné dans un article bien connu sur le cinéma. Le passage qui suit résume assez bien le propos : Il se pourrait fort bien qu’il n’y ait pas d’invention inaugurale du cinéma. Avant d’être l’aboutissement de conditions techniques et d’un certain état de la société (nécessaires à sa réalisation et à son achèvement), il serait d’abord la visée que, du reste, son succès immédiat comme l’intérêt suscité par ses ancêtres exprimeraient suffisamment. Un désir, nous disons bien, une forme de satisfaction perdue que son dispositif aurait pour but de retrouver d’une façon ou d’une autre (et La Part de l'ombre.indd 18 14/04/2006, 10:59 L’ASSIETTE ET L’ENTONNOIR 19 même jusqu’à la simuler) et dont il semble que l’impression de réalité serait la clé2. Il faudrait beaucoup de temps pour démontrer cela, mais il me semble que le dispositif photographique n’est pas de cet ordre-là (impression de réalité ou recherche de l’analogie). Il est plutôt de l’ordre d’une expérience du temps – et plus précisément de la possibilité de le reproduire imaginairement, de sa reproductibilité ou reversibilité. Impression de réalité, oui, mais sous une forme hallucinatoire, comme ce qui revient sous des dehors à la fois familiers et étrangers. Roland Barthes a très bien parlé de cette composante de l’image photographique, dont la « folie » tiendrait à ce qu’elle est « frottée de réel », et qu’elle nous donne ainsi à voir, parfois, « la lettre même du temps ». Mais il a donné de cette expérience une version un peu pathétique, prise elle-même dans un romantisme de la perte et de la nostalgie. Ce qu’il nous appartient d’analyser maintenant, c’est la manière dont le dispositif photographique continue de fonctionner aujourd’hui, alors que les conditions qui ont vu son émergence se sont radicalement transformées. Et à nous demander en particulier ce qu’il en est aujourd’hui de cette opération de retour qui est essentielle à la photographie : opération temporelle et psychique à la fois, de nature hallucinatoire, par laquelle le sujet se trouve entraîné dans l’entonnoir temporel. Certes, par bien des côtés nous sommes encore dans ce « désir du vrai » (dont Nietzsche disait qu’il 2. Jean-Louis Baudry, « Le dispositif : approches métapsychologique de l’impression de réalité », Communications 23 (1975), p. 73. La Part de l'ombre.indd 19 14/04/2006, 10:59 L’ÉVIDENCE PHOTOGRAPHIQUE 20 pourrait être, « secrètement, vouloir de mort »). La photographie conserve pour nous une forte marque analogique, une valeur de simulacre, et à ce titre un fort pouvoir consolateur. Elle est ce qui nous console, plus ou moins, d’une perte. Mais une perte de quoi ? On a souvent observé que la photographie était fétichiste. On sait aussi depuis Freud que le fétichisme lui-même repose sur une opération symbolique, que Freud nomme Verneinung – le déni ou désaveu d’une réalité jugée traumatisante. Le fétiche serait une tentative précaire (car toujours insatisfaite) pour suturer ce sentiment de perte ou de manque à l’aide d’un objet irréel, à la fois présence et absence – présence qui nie la perte d’un autre objet, qui pourtant n’a jamais été perdu puisqu’il n’a jamais été là... La photographie est bien, de ce point de vue, l’art fétichiste par excellence, et le rapport qu’elle établit avec le réel est à rattacher à cette fantasmatique particulière. Au mieux, elle laisse entrevoir l’énigme de ce que Giorgio Agamben a appelé une « intention endeuillée » – ce deuil symbolique qui précède et anticipe la perte de tout objet réel3. Au pire, elle se trouve prise dans un babil analogique, ressassant avec mélancolie l’incompréhension de son statut ambigu, et s’efforçant désespérément de tendre vers ce qu’elle n’est pas et ne saurait être (soit la chose elle-même, soit l’œuvre symbolique unique, la « peinture »). C’est ce que l’on voit se manifester chez un certain nombre d’artistes contemporains qui refusent l’appellation de photographes (redoublant par là même le désaveu initial du dispositif photographique – et cela sans préjuger de l’intérêt intrinsèque de leur travail). Ainsi voit-on la photographie se faire monumentale, tableau ou sculpture, qui visent à élever le simulacre 3. G. Agamben, Stanze, Paris, Bourgois, 1981, p. 48. La Part de l'ombre.indd 20 14/04/2006, 10:59 L’ASSIETTE ET L’ENTONNOIR 21 de l’objet aux dimensions de l’espace réel – à ériger dans le monde un nouvel environnement. Cet usage de la photographie est-il lié précisément à une situation contemporaine, ou découle-t-il plutôt d’une configuration présente dès les origines de la photographie ? La photographie, nous l’avons dit, est contemporaine de l’émergence de la modernité, qui se caractérise par la reconnaissance de « la puissance du simulacre » et de son aptitude à porter le trouble et le déséquilibre dans la représentation4. La question qui se pose alors aujourd’hui est la suivante : la photographie a-t-elle encore un rôle à jouer, est-elle susceptible d’être encore intempestive, de se retourner avec une force critique contre l’état actuel des choses ? Est-elle prise, jusque dans ses usages les plus récents dans l’art, dans l’assiette mimétique, dans une stase exorbitée qui la fait apparaître comme une icône outrancière ? Ou au contraire est-elle susceptible de revenir là où on ne l’attendait plus, dans l’entonnoir temporel, simulacre boiteux mais actif, porteur d’une « disparité de fond » ? Les réponses à cette question distribuent assez précisément les fonctions de la photographie dans la création contemporaine. Il existe une photographie qui continue d’osciller, superbement parfois, entre évanescence et compacité des choses, comme si l’apparition de 1826 gardait encore un pouvoir de questionnement. Comme s’il n’avait pas été répondu à la question initiale, et au partage de l’intention endeuillée qu’elle ouvrait alors – entre la mélancolie de la disparition, et la jouissance de l’icône fabriquée. 4. Voir sur ce point le texte essentiel de Gilles Deleuze, « Platon et le simulacre », Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit, 1969. La Part de l'ombre.indd 21 14/04/2006, 10:59 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Le Regard pensif – Lieux et objets de la photographie, 1988, 2e édition 1990, 3e édition 2002. Le Temps de l’image – Essai sur les conditions d’une histoire des formes photographiques, 1995. Disparités – Essais sur l'expérience photographique 2, 2002. L'Excès et le reste – Essais sur l’expérience photographique 3, 2006. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2006. La Part de l'ombre.indd 4 14/04/2006, 10:59