REICH Steve

Transcription

REICH Steve
CITY LIFE
(Vie citadine)
Steve Reich
Introduction
II) De bruits et de clameurs
III) Répétition thématique et thématique de la répétition
IV) Ne pas en croire ses oreilles
V) Une harmonie pluriculturelle
VI) Du centre à la périphérie
Conclusion
"Voyez votre cité sur l'île de Manhattan, ceinturée de quais
comme les récifs de corail entourent les îles des mers du sud,
et que le commerce bat de toutes parts de son ressac.
A droite et à gauche ses rues mènent à la mer.
La Batterie forme l'extrême pointe de la ville basse,
dont le noble môle est balayé par les vagues et les vents frais
encore éloignés de la terre quelques heures auparavant.
Voyez, se réunir là, la foule des badauds de la mer".
Introduction
A l'instar de Melville, c'est par la mer que Steve REICH nous conduit dans Big Apple.
L'introduction majestueuse plante le décor: l'orgueilleuse Cité de verre aux multiples gratteciel nous apparaît dans toute son immensité. Nous pénétrons dans la vie grouillante de
Manhattan et nous nous imprégnons de tous ces bruits de moteurs, de klaxons, de freins,
d'alarmes qui s'imposent à nos oreilles. Mais bientôt cette vision idyllique laisse place à une
réalité que nous cachaient ces façades miroitantes. La pièce glisse progressivement vers des
couleurs plus sombres, vers des sonorités plus stridentes pour s'achever sur les sirènes des
pompiers lors de l'attentat du World Trade Center le 26 février 93.
City Life s'inscrit, comme Different Trains (1988), dans un genre particulier que l'on
peut qualifier de «documentaire musical», sorte de prolongement moderne des symphonies à
programme et autres poèmes symphoniques. Partant de bribes de phrases ou de bruits
enregistrés, le compositeur expose un propos politique ou philosophique à travers une forme
musicale qu'illustrent des sonorités puisées dans la vie quotidienne. Ainsi, Different Trains,
pour quatuor à cordes et bande magnétique, met en parallèle les voyages en train, de New
York à Chicago, qu'il effectua en compagnie de sa nurse Virginia avec les wagons qui
emportaient à la même époque des millions de juifs dans les camps d'extermination. La voix
de sa nurse, celle d'un employé de la compagnie Pullman, celles de rescapés de l'holocauste et
des bruits de trains s'imbriquent au son du quatuor. City Life se présente donc comme un
reportage à chaud sur New York, et d'une façon plus générale, comme une interrogation sur
les problèmes de cohabitation ethnique, de pollution sonore ou atmosphérique et sur la
violence inhérente à toutes les grandes mégalopoles.
I)De bruits et de clameurs
City Life apporte une innovation technologique, par rapport aux oeuvres précédentes
dans lesquelles les sons étaient diffusés par une bande magnétique. Dans la pièce qui nous
intéresse, les sons proviennent, soit d'enregistrements effectués par le compositeur dans les
rues de New York, soit d'enregistrements transmis par la police. Ils sont ensuite transférés
dans un échantillonneur (sampler). Cet appareil offre la possibilité d'enregistrer de façon
numérique (comme avec un ordinateur) des fragments sonores dénommés échantillons. Ceuxci peuvent subir des traitements extrêmement fins telles la transposition, la mise en boucle, la
lecture à l'envers, l'élongation temporelle sans changement de hauteur, etc.
Par voie de conséquence, tout échantillon peut être accordé afin de s'adapter à une
tonalité, à une harmonie ou à un tempo. Les échantillons traités sont ensuite répartis sur
plusieurs notes d'un clavier électronique. Ce système apporte une grande souplesse
d'exécution puisque c'est un instrumentiste qui déclenche les sons lors du concert. Celui-ci a
donc la possibilité de faire des nuances, de suivre le tempo du chef, de phraser ... bref de jouer
de façon musicale. L'échantillonneur constitue un réel progrès par rapport à la rigidité de la
bande magnétique tout en ne nécessitant pas une technologie trop lourde.
Chacun des cinq mouvements de City Life est composé à partir d'un échantillon
principal et de plusieurs échantillons secondaires :
1. Check it out (Viens voir), cri d'un camelot en bas de Manhattan; divers bruits évoquant
les moyens de transport urbain : bus air (freins pneumatiques de bus), subway air
(frein pneumatiques de métro), door slam (claquement de porte), motor car (moteur de
2.
3.
4.
5.
voiture), tire skid (dérapage de pneu), car horn (klaxon de voiture), car over manhole
(alarme d'antivol), subway chime (carillon de métro).
Pile driver / car alarms (Marteau pilon / avertisseurs).
Its been a honeymoon - Can't take no mo' (C'était un voyage de noce - on n'en peut
plus), slogans provenant d'un rassemblement politique de noirs américains près de
l'Hôtel de ville de New York.
Heartbeats / boats horns & buoys bells (Battements de coeur / sirènes de bateaux et
bouées à cloche).
Heavy smoke (Fumée épaisse), Stand by (Tenez-vous prêts), It's full a smoke (C'est
rempli de fumée), Urgent! (Urgent!), Guns, knives or weapons on ya? (Revolvers,
couteaux ou armes sur toi?), Wha' were ya doin'? (Qu'est-ce que tu f'sais?), Be careful
(Attention), Where you go? (Où allez-vous), interjections des pompiers de New York
lors de l'explosion de la bombe au World Trade Center. Fire engine horn (sirène de
pompier), short siren (sirène de police courte), long siren (sirène de police longue).
Toutes ces sonorités ne suscitent pas la même exploitation dans chaque mouvement.
Les mouvements extrêmes font appel à des fragments de parole dont le rythme et l'intonation
sont imités par les instruments. Le tempo des mouvements intermédiaires, est contrôlé par le
rythme d'un échantillon de bruit. Le mouvement central, quant à lui, repose entièrement sur
deux phrases « martelées » par un duo d'échantillonneurs.
Des enclumes de l'Or du Rhin (Richard WAGNER), en passant par les klaxons de Un
Américain à Paris (George GERSHWIN), les coups de feu de Parade (Erik Satie), jusqu'aux
sirènes d'Amériques (Edgar VARESE), le recours à des éléments bruiteux tirés de la vie
quotidienne n'est pas chose nouvelle en soi dans la musique symphonique. Cependant
l'utilisation qu'en fait REICH ne se limite pas à leur seul pouvoir évocateur ou subversif. Les
échantillons de bruits sont utilisés comme des instruments à part entière, à tel point que par
moment l'illusion est parfaite : on ne sait plus si ce qu'on entend est dû à un son naturel ou à
un son artificiel.
Dans le premier mouvement, par exemple, les sons échantillonnés se substituent aux
instruments acoustiques comme suit :



Percussions : bus air, subway air = cymbals
door slam = grosse caisse
motor car = roulement de tambour
tire skid = guiro
Instruments à vent : car horn = clarinette/hautbois
Instruments à cordes : car over manhole = trémolos de cordes.
Dans le cas des vents, les deux types de sources sonores sont d'ailleurs souvent
couplées afin de renforcer l'ambiguïté du timbre. A la fin du premier mouvement, les klaxons
de Porsche se mêlent aux clarinettes et aux hautbois.
Les échantillons de parole, outre leur apport purement sémantique, servent à générer
des motifs mélodiques repris et développés par l'orchestre. Ainsi, l'ensemble du premier
mouvement est construit autour de l'intonation vocale du camelot (Check it out) constituée
d'un motif ascendant de trois notes sol/sib/do.
Tous les thèmes du premier mouvement étant des excroissances de ce motif, la
vocalité et le sens de la parole s'insinuent dans la trame orchestrale. Ainsi, la musique
instrumentale prolonge le mot, développe le sens et finit par raconter l'inénarrable. Il convient
ici de souligner à quel point la voix est importante dans l'oeuvre de REICH. Dès les premières
pièces des années 60 (Come Out, It's gonna rain), la voix parlée, enregistrée sur bande
magnétique, constitue l'unique matériau compositionnel répété inlassablement. Dans les
années 70, la voix chantée est instrumentalisée. Ainsi, les voix de femmes de Music for 18
Musicians (1976) imitent le timbre et reprennent les motifs mélodiques des instruments avec
des onomatopées afin de se fondre dans la texture instrumentale.
C'est dans Different Trains (1988) que le compositeur met au point pour la première
fois le procédé d'imitation de la parole par des instruments. Comme le souligne Christian
Leblé : « Dans Different Trains, Steve Reich assouvit sa passion pour cet entre-deux qui
sépare les mots et leur musique, le sens qu'ils véhiculent et le son qu'ils produisent ». Dès lors
musiques vocale et instrumentale seront irrémédiablement liées dans sa production.
II)Répétition thématique et thématique de la répétition
On qualifie souvent la musique de Steve REICH de minimaliste et de répétitive. Le
terme minimaliste est emprunté aux arts plastiques et plus spécifiquement à un courant
américain des années 60 dont les principaux acteurs étaient Franck Stella, Donald Judd, Sol
Lewitt, Richard Serra et Robert Morris. L'art minimal traduisait une volonté d'appauvrir le
matériau plastique, de n'utiliser que des formes simples et géométriques et des concepts qui
devenaient plus importants que l'oeuvre en elle-même.
Le critique et compositeur Michael NYMAN a transposé ce qualificatif pour décrire la
musique de quatre compositeurs américains appartenant à la même génération : La MONTE
YOUNG, Terry RILEY, Philip GLASS et Steve REICH. NYMAN justifiait ce rapprochement
en argumentant qu'à l'instar des plasticiens, les musiciens usaient de mélodies simples et
tonales, de structures rythmiques répétitives et de processus systématiques. Si leurs premières
oeuvres correspondent à ce descriptif, dès le début des années 70, ces compositeurs ont non
seulement suivi des voies divergentes mais ont considérablement enrichi leur vocabulaire,
ceci particulièrement en ce qui concerne REICH.
Chez ce dernier, plutôt que de minimalisme, on peut alléguer, de façon plus exacte,
une économie de moyens et des procédés sophistiqués de variation. La répétition littérale
n'existe pratiquement plus dans son répertoire actuel. Comme nous pouvons l'observer dans
les exemples suivants, le thème principal du 1er mouvement n'est qu'un développement du
motif générateur Check it out et tous les thèmes secondaires ne sont que des variations de
celui-ci. Il se retrouve dans chaque variation, adapté à diverses tonalités, subissant des
altérations mélodiques et rythmiques.
Thème principal
(t.1.1.)
Thèmes secondaires
t.1.2.
t.1.3.
t.1.4.
t.1.5.
motif secondaire (m.1.6.)
Lorsqu'il y a répétition, cela ne provient nullement d'un quelconque manque d'idées ou
d'un désir d'enivrer l'auditeur comme dans les musiques soufis ou certaines musiques
populaires. La réitération de courtes cellules (patterns) dénote une volonté de trouver une
nouvelle forme de variation dans la mesure où ces cellules sont superposées à elles-mêmes,
décalées entre elles et micromodulées. Le compositeur obtient alors une trame constituée de
multiples motifs plus ou moins semblables qui se chevauchent et s'entre-tissent comparables
aux arabesques des tapis orientaux ou aux calligraphies arabes.
C'est en étudiant les musiques balinaises et africaines, dans les années 70, que REICH
a découvert cette technique de composition : « Si je me sers de motifs répétés dans ma
musique, il faut également que celle-ci conserve un intérêt, et je me dois d'établir une
ambiguïté rythmique qui permette à l'oreille d'entendre le début et la fin d'un motif donné à
des endroits différents, grâce à de légers déplacements d'accents et à la façon dont on
l'écoute. Ceci est une leçon que l'on peut tirer de la musique africaine et qui est
représentative du type d'enseignement que les compositeurs occidentaux peuvent retenir des
musiques extra-européennes ». On rencontre dans sa production ce genre de motifs
entrecroisés dès Phase Patterns (1970), pour quatre orgues électriques.
III)« Ne pas en croire ses oreilles ! »
La technique du canon peut être considérée comme l'axe central de l'écriture musicale
de S. REICH. On la trouve dès les premières oeuvres pour bande magnétique (Come out et It's
gonna rain -1965) sous la forme du déphasage : « En essayant d'aligner deux boucles
identiques et de les faire fonctionner en relation, je découvris que la manière la plus
intéressante de procéder consistait à aligner les boucles à l'unisson, puis à les laisser se
déphaser lentement l'une par rapport à l'autre. C'est en écoutant ce processus graduel que je
commençais à réaliser qu'il s'agissait d'une forme extraordinaire de structuration musicale ».
Le déphasage peut être considéré comme une forme de canon progressif, sans rupture,
dans la mesure où un élément est décalé par rapport à lui-même. Après s'être essayé à cette
technique dans la musique instrumentale (Drumming (1971), Piano Phase (1967), le
compositeur s'aperçut des limites du système et le remplaça par la technique du canon.
Observons à titre d'exemple le premier thème du 1er mouvement, joué à l'unisson par le
vibraphone 1 et le piano 1 :
Ce thème, contenu dans un ambitus d'octave, est composé de deux périodes. La
première, comprise à l'intérieur de deux mesures à 2/4, répète la cellule (sol/sib/do) en
l'augmentant d'une note (sol/sib/do/mib) puis la reprend sous une forme inversée (sol/fa/ré).
La deuxième période est une compression de la première contenue dans une seule mesure à
3/4. Elle s'en différencie de surcroît par la syncope centrale (mib/fa/sol). Pendant que cet
élément thématique est répété par le piano 1 et le vibraphone 1, le piano 2 et le vibraphone 2
le jouent en canon.
C'est un canon au 1/2 temps avec une seule mutation à la troisième mesure : mib/do au
lieu de mib/fa. L'emploi d'un tel procédé serait bien banal si le compositeur n'avait pris soin
de brouiller la perception du canon par un alliage de timbres semblables et par la répétition
des motifs identiques ou proches. Ainsi, l'oreille se laisse berner et tend à fondre plus ou
moins les deux lignes afin de créer deux nouveaux flux mélodiques constitués d'une ligne
supérieure continue et d'une ligne inférieure discontinue :
Ce type d'effet n'est pas inconnu des musiciens, on en trouve de nombreux exemples dans la
littérature baroque. Ainsi un instrument soliste peut donner l'illusion d'une polyphonie à deux
voix en faisant alterner rapidement une note fixe à une suite de notes changeantes comme
dans le Prélude en sol du Livre 2 du Clavier bien tempéré de J. S. Bach .
Si chez les compositeurs baroques ce procédé est employé d'une manière plus ornementale
que structurelle, chez Reich il devient une technique de composition à part entière. Les
enchevêtrements canoniques de motifs créent des déplacements d'accentuation que l'auditeur
peut percevoir de mille façons et qui, à la faveur des mélanges de timbres, engendrent ce que
Reich nomme, à propos de Violin Phase (1967), des « motifs résultants » : « Quand on écoute
la répétition des violons, on entend d'abord les notes les plus graves former un ou plusieurs
motifs, puis on remarque que les notes les plus aiguës en forment un autre, et enfin que les
notes médianes s'attachent aux notes graves pour en former encore un autre. Tous ces motifs
sont présents dans la composition; ils résultent de l'emboîtement les unes dans les autres de
deux, trois ou quatre parties de violon qui répètent tous le même motif hors phase les uns par
rapport aux autres. Puisque c'est l'attention de l'auditeur qui détermine en grande partie lequel
de ces motifs il ou elle va percevoir à tel ou tel moment, on peut considérer ces motifs comme
des sous-produits psychoacoustiques de la répétition et de la mise hors phase. Quand je dis
qu'il y a plus de choses dans ma musique que je n'y ai mis, j'ai principalement en tête ces
motifs résultants».
Steve REICH cultive l'ambiguïté à tel point que toutes les techniques dont nous allons parler
plus loin ont toujours, outre leur rôle structurel, une fonction d'illusion auditive. L'une d'entre
elles consiste à doubler un ou plusieurs motifs d'un thème afin de brouiller l'harmonie. Ainsi,
le motif (sol/sib/do) est doublé, à la quinte inférieure (do/mib/fa), par le violon alto et le
violoncelle. Un doute s'installe alors sur la fondamentale : sol ou do?
D'un point de vue rythmique, une des façons de développer le thème consiste à lui faire subir
une expansion pour en modifier la structure :
Dans cet exemple (t.1.1.), la première période se voit agrandie par l'ajout des deux premiers
motifs transposés à la quarte supérieure (do/mib/fa), la deuxième période est précédée d'une
mesure qui développe les motifs de la période originelle. Il en résulte donc un thème varié
qui, de 3 mesures (2 mes. à 2/4 + 1 mes. à 3/4), passe à 5 mesures (1 mes. à 2/4, 1 mes. à 3/4,
1 mes. à 2/4, 1 mes à 4/4, 1 mes. à 3/4) tout en conservant une identité proche de l'original.
Les motifs ajoutés étant proches de l'original, une ambiguïté s'installe quant à l'identité du
thème.
L'emploi du canon est agrémenté d'une technique spécifique à S. Reich inaugurée avec
Drumming (1970-71), une pièce pour percussions. Au lieu de présenter les deux mélodies du
canon de façon complète dès le début, le compositeur construit, motif par motif, la deuxième
voix en la superposant à la première, celle-ci répétant le motif entier. L'exemple qui suit,
toujours tiré du premier thème du premier mouvement, en démontre une application.
Le processus s'élabore en trois phases, chacune d'entre elles étant répétée plusieurs fois avant
de passer à la suivante. Lors de la première phase le motif principal est introduit au début de
chaque période, lors de la deuxième le motif inversé apparaît et lors de la troisième phase le
thème est présenté de façon complète. Ce procédé, employé par Reich de façon systématique
dans les pièces des années 70, illustre une nouvelle fois l'ambivalence inhérente de cette
musique. Le thème qui se construit progressivement génère des relations chaque fois
nouvelles à son environnement, suggère des directions inattendues puis se dévoile
complètement et trouve enfin sa place au sein de la texture.
Une harmonie pluriculturelle
Le système harmonique employé par Reich provient d'éléments puisés dans divers courants
musicaux. S'il se refuse à écrire une musique atonale, il ne s'agit nullement d'un retour pur et
simple à la tonalité telle qu'elle a été pratiquée en Europe du XVIIe au XIXe siècles. Son rejet
du dodécaphonisme de la seconde Ecole de Vienne et du sérialisme des années 50 s'explique
par sa volonté affichée de trouver une identité en adéquation avec la culture américaine multiethnique et avec les musiques populaires nées dans ce pays : « Puisque les racines de la
seconde Ecole de Vienne sont de toute évidence localisées dans le temps et l'espace, il est un
peu artificiel pour un Américain des années 50, 60 ou 70 de s'en inspirer en bloc. Il est
impossible d'ignorer les sons qui ont inondé l'Amérique de 1950 à 1980 (le jazz et le rock and
roll). On peut les raffiner, les filtrer, les rejeter ou les accepter partiellement, mais on ne peut
les ignorer, à moins de se comporter comme une autruche, ou de montrer son manque
d'information. Singer une autre culture, la culture d'une autre époque, ne peut que produire un
résultat stérile ».
L'harmonie de Reich s'inspire aussi bien des premières polyphonies médiévales que de
Stravinsky, de Bartok ou du jazz de Coltrane et de Parker. Les nombreux changements
d'armure que l'on rencontre dans ses partitions n'indiquent pas des tonalités au sens classique
du terme. Ils servent plutôt à signaler les altérations des modes qui déterminent l'harmonie de
chaque section. Ainsi l'introduction du premier mouvement comporte 3 bémols à la clé,
cependant nous ne sommes ni dans la tonalité de mib majeur ni dans celle de son relatif ut
mineur. Les cinq accords sur lesquels se fonde cette introduction ne font nullement référence
aux progressions harmoniques ou aux cadences de la musique tonale mais plutôt aux types
d'accords et aux successions favorites du jazz des années 60. L'accord principal, dérivé d'un
accord de neuvième (sol/do/fa/sib/ré), est constitué d'une superposition de quartes et d'une
tierce majeure, procédé quasi systématique dans la partition. De plus, il sert de pôle
harmonique à une progression construite à partir du mode de mi (1/2t. - 3t. - 1/2t. - 2t.) sur
une tonique sol (sol/lab/sib/do/ré/mib/fa/sol).
Le 1er mouvement comprend 8 armures différentes qui correspondent chacune à un mode
particulier dont la structure intervallique permet au compositeur de « moduler » la thématique.
L'exemple suivant présente les armures du 1er mouvement ainsi que les modes qui leurs sont
associés :
Chaque armure correspond à une section. Si la plupart des modes appartiennent à la catégorie
des « modes anciens » (par exemple : mi/la/fa), on trouve également un mode à «
transposition limité », celui de la section B qui alterne 1/2 ton et ton entier. Dans la section F,
la note polaire lab est parfois bécarrisée ce qui implique une ambivalence entre le mode de fa
sur lab et le mode de si sur la bécarre. La section de transition fait intervenir un mode
particulier dont le premier tétracorde est une suite 1/2 ton - ton et le deuxième est une suite
par tons entiers.
L'économie de moyens, constatée à propos de la thématique de City Life, est aussi un attribut
de l'harmonie. En effet, chaque section de la pièce est écrite avec un nombre limité d'accords.
Le premier mouvement en comporte 5, le deuxième 4, le troisième 3, le quatrième reprend
ceux du deuxième et le cinquième reprend en partie et de façon altérée ceux du premier
mouvement.
Accords du 1er mouvement
Accords des 2e et 4e mouvements
Accords du 3e mouvement
Accords du 5e mouvement
On peut observer une construction assez similaire de tous ces accords : une basse en octave,
dans le registre grave, à laquelle se superpose un agglomérat de 4 ou 5 notes, dans le registre
médium. Les agglomérats sont constitués d'intervalles de quartes et de secondes (ou de
tierces). Ce sont en fait des accords de 9e ou 10e défectifs (dont il manque une ou plusieurs
notes). Dans le cours des sections ces accords peuvent subir de légères altérations ou parfois
se voir ajouter des notes ou des doublures afin de créer des complexes harmoniques d'une
grande densité comme dans l'exemple ci-dessous (Accord final du 1er mouvement) :
Cet accord, qui opère la transition avec le deuxième mouvement, est une superposition de
l'accord n°2 du 1er mouvement - qui clôt le choral - et du 1er accord du deuxième
mouvement.
L'harmonie chez Steve Reich a un rôle structurel important. D'une part, comme nous l'avons
mentionné plus haut, les sections et sous-sections sont délimitées par un changement
d'armure, de mode et d'accord(s). D'autre part, les progressions harmoniques s'étalent à des
rythmes différents dans le temps. Ainsi, lors du deuxième mouvement la série de quatre
accords est reprise à chacune des trois sections, à raison d'une durée d'environ 30 sec.
(accords 1 et 4) ou 15 sec. (accords 2 et 3). Pendant le quatrième mouvement cette même série
est reprise mais une seule fois, à raison d'une durée d'environ une minute par accord. Cette
progression harmonique est alors ressentie différemment et insuffle à chaque mouvement une
énergie dynamique ou statique.
Du centre à la périphérie
Il existe, dans City Life, une adéquation entre le rôle et le placement des instruments tel qu'il
est indiqué sur la partition. Les instruments sont placés de façon concentrique autour du
pupitre des claviers (pianos, échantillonneurs, vibraphones). Comme souvent dans la musique
de Reich, ce pupitre, véritable noyau de l'orchestre, détient le rôle fondamental d'exposer les
motifs et les structures canoniques. Il a en outre toujours la responsabilité de donner la
pulsation. Pianos et vibraphones se rencontrent d'ailleurs dans la majorité des pièces de Reich.
Les bois et les cordes ont un rôle secondaire, dans la mesure où, soit ils doublent les claviers,
soit ils jouent les accords. Dans ce dernier cas, ils servent de « nappes » pour colorer le timbre
et placer les harmonies. Les percussions à hauteurs indéterminées sont toujours employées
avec parcimonie et se limitent à un rôle d'accentuation.
L'effectif mélange l'instrumentarium classique - bois par deux (2 flûtes, 2 hautbois, 2
clarinettes), quatuor à cordes (2 violons, alto, violoncelle) - avec des instruments plus
contemporains - 2 vibraphones, 2 pianos - 2 échantillonneurs. La percussion se réduit à 2
grosses caisses, cymbale et tam-tam. A l'exception de la percussion, le reste de la formation
est amplifié afin de réduire les écarts de dynamique entre les instruments (une table de mixage
est donc nécessaire pour régler la balance). Par voie de conséquence, l'amplification entraîne
une coloration du timbre des cordes et des bois et produit une dynamique qui caractérisent de
façon non négligeable le « son Steve Reich ». On est d'ailleurs convaincu de l'importance de
ce paramètre lorsque l'on voit à quel point le compositeur prend soin de manier les
potentiomètres de la table de mixage pour faire ressortir telle ou telle partie instrumentale.
Conclusion
Le regard que porte Reich, citoyen de Manhattan, sur sa ville dénote tout à la fois une certaine
fascination et une aversion que l'on pressent dans la progression dramatique de l'oeuvre. Du
Check it out (Viens voir) du camelot de Manhattan qui vante sa marchandise, le sentiment se
teinte de déception ironique lorsque les noirs scandent Its been a honeymoon (C'était une lune
de miel) pour aboutir à l'avertissement Be careful (Attention), dernier mot de la pièce, lancé
par un pompier de New York. Comme dans Desert Music (1982-84), vaste fresque chorale sur
des poèmes de William Carlos Williams et de Théocrite, qui traite des problèmes d'écologie,
Steve Reich, loin de l'apologie du monde moderne telle qu'avaient pu la prôner le futurisme
d'un Marinetti et d'un Russolo ou l'avant-gardisme d'un Duchamp ou d'un Varèse, semble
prendre ses distances vis-à-vis d'un modernisme à tout crin qui ne peut engendrer, selon lui,
que violence et confusion.
Introduction
De bruits et de clameurs
Répétition thématique et thématique de la répétition
Ne pas en croire ses oreilles
Une harmonie pluriculturelle
Du centre à la périphérie
Conclusion

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