La place de la main dans la formation au métier d`ostéopathe.

Transcription

La place de la main dans la formation au métier d`ostéopathe.
Université Catholique de Lyon. Centre Interdisciplinaire d’Éthique.
D.U. Philosophie de l’Ostéopathie.
La place de la main
dans la formation au métier
d’ostéopathe.
Mémoire présenté et soutenu
Par Ildiko Néplaz
Tuteur : Laurent DENIZEAU
18 septembre 2015
1
Je tiens à remercier tout particulièrement :
Laurent Denizeau le Tuteur de ce mémoire qui a su me canaliser dans ce travail
Tous les enseignants du D.U qui ont ouvert nos esprits à des questions fondamentales
conduisant à la production de sens
Les membres de ma famille et les amis(es) qui m’ont aidée par un soutien précieux dans le
chemin que je poursuis.
2
SOMMAIRE
INTRODUCTION ................................................................................................................................... 4
LES DEUX PROFILS D’APPRENANTS : « PERCEVOIR POUR CONNAITRE » ET « CONNAITRE POUR
PERCEVOIR »........................................................................................................................................ 7
Deux comportements différents : deux profils différents?............................................................. 7
Conséquences dans l’organisation de mes cours de pratique : ...................................................... 8
Description de la méthode pédagogique dans la progression du cursus. ...................................... 9
« ÉCOUTE LES TISSUS, ILS TE PARLENT D’EUX-MEMES », « LACHE PRISE, FAIS CONFIANCE A TES
MAINS ». ............................................................................................................................................ 14
Analyse globale de ces deux formules. ......................................................................................... 14
Analyse de ces deux formules, appliquées à chacun des profils................................................... 14
Conséquences pratiques : ............................................................................................................. 18
LA PLACE DE LA MAIN DANS LES REPRESENTATIONS DE LA POSTURE PERCEPTIVE. ........................ 20
Qu’est-ce que la main ? ................................................................................................................. 20
Symboles et métaphores de la main ............................................................................................. 23
Enfin qu’est-ce que « se faire la main » pour le futur ostéopathe ? ............................................. 24
CONCLUSION ..................................................................................................................................... 30
ANNEXES............................................................................................................................................ 33
BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................................. 36
3
INTRODUCTION
Il est question ici d’étudier « la place de la main dans les représentations de la posture
perceptive au cours la formation du métier d’ostéopathe ».
Le choix du mot représentation n’est pas le fruit du hasard : lors de la toute première session
du D.U1, Jean-Marie Gueullette finissait son cours en prononçant cette phrase : « Si on change
de mode représentatif du corps, on change de perception […] et de pratique ». « La vision du
corps donne une clé d’analyse des pratiques ostéopathiques ». Ce lien tellement évident,
formulé de la sorte, entre représentations et pratiques, ne m’était jamais apparu aussi
clairement : le poids des représentations venait brutalement prendre toute son importance. Je
n’ai pu comprendre les propos de Jean-Marie Gueullette que grâce à Laurent Denizeau qui
avait, préalablement et d’une façon plus générale, introduit ce thème des représentations,
issues de notre culture, qui trament nos vies. Je comprenais donc que mes représentations du
corps avaient été déterminantes dans ma façon de pratiquer l’ostéopathie, tout comme
l’avaient été, dans ma manière de transmettre, mes représentations de ce que devait être la
posture perceptive d’un enseignant. Je comprenais aussi que ces représentations allaient,
comme en cascade, tramer celles des apprenants et construire leur posture perceptive.
Dans le cadre des vingt-cinq années de ma pratique ostéopathique en cabinet, j’ai
parallèlement consacré ces quinze dernières années, d’abord à la formation post-graduée puis,
plus récemment, à la formation initiale. Également investie dans les associations
socioprofessionnelles, j’ai réalisé en 2000 une enquête sur la formation des D.O.MROF2 :
celle-ci a mis en évidence le fait que les ostéopathes, une fois diplômés, s’engageaient aussitôt
dans une multitude de formations d’ostéopathie, mais aussi dans des approches thérapeutiques
non manuelles. Ce premier constat m’incitait à m’interroger sur la motivation réelle de ces
diplômés. S’agissait-il d’un besoin de développer davantage le toucher, de gagner en
expérience, et/ou de combler des lacunes éventuelles de la formation initiale par d’autres
approches non manuelles qui leur permettraient d’être opérationnels sur le terrain ?
Par ailleurs, dans les nombreux jurys auxquels j’ai participé, j’ai été très étonnée de voir des
étudiants, certes minoritaires, recalés en fin de cursus par manque de compétence technique3.
1
Diplôme Universitaire : Philosophie de l’Ostéopathie.
Réalisée sur le plan national auprès des membres du Registre des Ostéopathes de France (D.O.MROF). Elle
demanderait certes à être réactualisée. Cependant la multitude de formations encore proposées tend à
montrer que ce secteur de marché est loin d’être épuisé et qu’il est donc encore bien exploité.
3
La conduite du diagnostic et du traitement était mise en cause dans leurs aspects technique.
2
4
Ils semblaient pourtant présenter des dispositions à savoir être ostéopathe : une main
attentive, attentionnée, bienveillante, dans une relation pleine de sollicitude à l’égard du
patient. La conclusion du Conseil Pédagogique a souvent été : « Ces étudiants n’auraient
jamais dû arriver en 5ème année ». Ils étaient donc invités à redoubler. Mais puisqu’un élève ne
peut tripler ni être renvoyé à ce stade, quelle serait donc la valeur d’un diplôme obtenu « à
l’arraché » l’année suivante ? Et comment des lacunes, accumulées au cours des années,
pourraient-elles être comblées par un simple redoublement de la dernière année ?
Face à un tel verdict, si lourd de conséquences pour le futur patient, comment, en tant que
formateur, ne pas se remettre en question et ne pas chercher, dès la formation initiale, afin de
les corriger, les failles qui ont pu conduire à une telle aberration?
En outre, pourquoi condamner à l’échec des candidats doués de qualités plus précieuses, plus
subtiles mais plus difficiles à cultiver que l’apprentissage de techniques pures et simples ?
L’enseignement de l’ostéopathie peut-il se réduire à la connaissance de l’anatomie et à la
maîtrise de techniques en sous-estimant des qualités humaines qui n’ont pas pu s’épanouir
dans la pédagogie telle qu’elle est pratiquée uniformément pour l’ensemble des apprenants?
Et alors comment faire ?
Ces réflexions m’ont incitée à me consacrer depuis cinq ans à la formation initiale, si
déterminante à court et à long terme.
En 2009, un cours d’Ingénierie de la Formation fait référence à un ouvrage de Piaget 4 qui
présente la dialectique du « faire » et du « connaître » telle qu’elle peut être observée chez
l’enfant dans la psychogénèse. Par un déclic d’analogie, cette dialectique m’a suggéré la
nécessité de distinguer, parmi les apprenants, deux profils que je décrirai en première partie :
les « percevoir pour connaître » et les « connaître pour percevoir ». Je découvre aujourd’hui
qu’Alain Cassoura cite dans son livre5 Pierre Tricot qui, évoquant les difficultés rencontrées
lors de sa propre formation, distinguait, lui aussi, différents groupes :
« Il y avait dans nos cours, schématiquement, trois groupes de gens : aux extrêmes,
ceux qui sentaient spontanément, et ceux qui ne sentaient pas et, entre les deux, ceux
qui sentaient de manière sporadique.» […] « Malheureusement, ceux qui sentaient ne
savaient pas comment ils faisaient pour sentir et ne pouvaient donc pas aider ceux
qui ne sentaient rien.»
4
J. Piaget, Réussir et comprendre (PUF, 1974) : Fiche de lecture de l’Avant-propos et de la conclusion en
annexe.
5
L’Energie, l’Émotion la Pensée au bout des doigts, Au-delà de l’Ostéopathie (Ed. Odile Jacob, 2010) p.121.
5
L’hypothèse de la nécessité d’une pédagogie différentielle adaptée à chacun de ces profils
s’est imposée à moi et m’a incitée à changer l’organisation de mes cours de pratique.
De plus, pour confronter ces catégories analytiques (de profils) aux postures ostéopathiques
enseignées en formation, j’ai choisi d’étudier ensuite deux expressions verbales récurrentes,
qui illustrent ces postures : « Lâche prise, fais confiance à tes mains », « Écoute les tissus, ils
te parlent d’eux-mêmes ». Déjà utilisées au cours de ma propre formation, elles font,
aujourd’hui encore, référence parmi les lieux communs métaphoriques. Par ailleurs, comme si
elles devaient être évidentes pour tous, de nombreuses métaphores sont véhiculées par la
littérature ostéopathique, et particulièrement dans le champ de l’ostéopathie crânienne. Mais
des problèmes de compréhension peuvent surgir dans la communication, qu’elle soit d’ordre
pédagogique ou de vulgarisation. Ces problèmes sont peu abordés dans la littérature, si ce
n’est par Jean-Marie Gueullette6.
Ces deux invitations, souvent répétées, si enthousiasmantes soient-elles, exprimées à
l’impératif, m’apparaissent comme de véritables injonctions. Elles seront analysées dans la
deuxième partie du mémoire. Mon vécu personnel d’apprenant, lui aussi déterminant dans le
choix de ce thème, viendra, à titre d’exemple, illustrer mes propos.
Mais, même utilisées à bon escient, ces deux expressions restent cependant déroutantes par
leur caractère métaphorique insolite. Elles ne sauraient être comprises dans toutes leurs
implications qu’à travers le prisme de la main. Celle-ci sera donc envisagée en troisième
partie de ce mémoire. Elle sera étudiée non pas comme outil, simple objet interchangeable, à
notre disposition, mais comme intermédiaire, médiatrice, permettant d’établir des relations
entre deux personnes, moyen de communication et d’interaction. Sa place essentielle pour
l’apprenant, en tant que lien tout à la fois visible et invisible, constitue le symbole de ce qu’est
la posture perceptive pour les ostéopathes et pour l’apprenant qui doit, impérativement, tout
au long de sa formation, « se faire la main ». Mais qu’est ce que se faire la main ?
6
J.M. Gueullette, L’Ostéopathie, une autre médecine, (Éd. Presses Universitaires de Rennes, 2014).
6
LES DEUX PROFILS D’APPRENANTS : « PERCEVOIR POUR
CONNAITRE » ET « CONNAITRE POUR PERCEVOIR ».
Deux comportements différents : deux profils différents?
A la présentation traditionnelle de la théorie avant la pratique, la plupart des étudiants
suivaient le cours avec attention : ils semblaient parfaitement à l’aise dans ce mode de
transmission. Mais, presque systématiquement, environ un quart des étudiants perturbaient le
cours par leur manque d’attention et leur indiscipline.
Je repense notamment à Jean, étudiant de 2ème année, que j’interroge alors sur son
comportement et qui me répond : « Mais, madame, vous êtes en train de me dire ce que je vais
devoir sentir ; vous me privez de ma liberté ! » Et moi, de répondre : « Oui, effectivement,
mais je suis là pour vous guider. » Thierry, très spontanément, me dit aussi: « Moi, quand je
pose mes mains, je sens ce qui se passe et je peux en parler, sans pour autant savoir si je suis
vraiment « juste ». C’est comme lorsque je me trouve devant un tableau que je découvre sans
être spécialiste, sans être accompagné d’un guide et que je peux le commenter abondamment,
bien au-delà du simplement c’est beau, c’est beau ».
Ces deux témoignages m’apparaissent effectivement comme des exemples représentatifs d’un
profil « percevoir pour connaître » qui n’aurait pas encore été pris en considération en école
d’ostéopathie. Je n’ai donc pas voulu en rester là et me résigner à cet état de fait. Au vu des
enjeux pédagogiques, ne fallait-il pas pour enseigner, tenir compte de la différence entre ces
deux profils d’apprenants, et donc de la nécessité, pour certains étudiants, d’aborder la
pratique « percevoir » avant la théorie « connaître » ?
La dialectique du « faire » et du « connaître », décrite par Piaget, m’a suggéré d’établir une
relation entre cette indiscipline et une frustration qui pouvait en être la source. N’exprimaientils pas par là leur besoin, injustement ignoré, de « faire », de toucher, donc de « percevoir »
avant d’aborder la théorie ? Jusqu’alors, je n’avais évidemment pas remis en question un seul
instant la priorité de la théorie (cours magistral) sur la pratique, et donc du « connaître » sur le
« percevoir », priorité traditionnellement admise, confirmée d’ailleurs par les dernières
directives ministérielles du 12 Décembre 20147 pour enseigner la pratique8.
7
Décrets du 12 décembre 2014 sur le site www.sante.gouv.fr qui placent obligatoirement un cours magistral
avant la pratique.
8
J.M. Gueullette, op. cit. p. 62, rapporte le témoignage d’étudiants qu’il interrogeait : « Dans l’apprentissage
de la perception ostéopathique les professeurs leur enseignent comment percevoir, plus que ce qu’ils doivent
percevoir ». Ces étudiants faisaient-ils allusion aux injonctions : « Écoute, fais confiance » ?
7
Ne pouvait-on pas, dès les premières années, afin d’éviter de s’engouffrer dans une impasse,
mettre en place une sorte de « discrimination positive » tenant compte du profil jusqu’alors
ignoré? La différence entre les deux profils distingués dans cette première partie consiste,
pour les « percevoir pour connaître », à donner la priorité à l'approche concrète, tactile, et
pour les « connaître pour percevoir », la priorité à l'approche théorique, abstraite. Pour être
efficace, à la fin de tout apprentissage, chacun doit faire travailler ensemble la main et l'esprit,
le geste et la parole (travaux pratiques / cours magistral entendu et mémorisé), mais selon une
chronologie qui n'est pas la même pour tous.
L'homme est capable de parler, mais pourquoi parler à celui qui ne peut pas écouter parce
qu’il a besoin de toucher? L'homme est capable de se servir de ses mains, mais parfois, sans
mode d'emploi, c'est impossible. La dialectique de la science et de la technique donne bien,
comme le dit Piaget, la priorité tantôt à l'une, tantôt à l'autre.
Conséquences dans l’organisation de mes cours de pratique :
Pour vérifier l’hypothèse de la nécessité d’une pédagogie différentielle, j’ai invité en tout
début de cours les étudiants qui préféreraient commencer par le toucher à se manifester et à se
regrouper. En leur donnant la priorité, j’ai proposé différents exercices de perception. Ils
pouvaient ensuite partager avec l’ensemble des étudiants leurs commentaires notés par écrit.
J’ai pu constater qu’il leur était possible de mettre librement, de façon cohérente, des mots sur
leurs sensations, sans avoir été conditionnés par une théorie, systématiquement enseignée
avant la pratique, et qui permet à la plupart des apprenants, à l’inverse du titre Réussir et
comprendre du livre de Piaget9, de comprendre et réussir.
Pendant cette première séquence, en attendant la théorie, les « connaître pour percevoir » ont
fait preuve de patience et même d’intérêt, en essayant eux-mêmes de se livrer à cet exercice ;
ils avouaient cependant qu’ils étaient déroutés par cette entrée en matière et incapables de
sentir quoi que ce soit ou de mettre des mots sur leurs sensations, s’ils en avaient. Les
« percevoir pour connaître », devenus ainsi perméables à la théorie par la demi-heure
préalable accordée au toucher, pouvaient rejoindre dans leur écoute ceux qui avaient, jusquelà, attendu patiemment.
Cette expérience avec les étudiants m’a donc permis de surmonter les problèmes
d’indiscipline, de conforter mon hypothèse et surtout d’espérer ainsi limiter le risque d’échec
9
Op. cit.
8
en fin de parcours pour certains étudiants, laissés dès la deuxième année « au bord de la
route », faute d’une méthode pédagogique adaptée à leur profil.
Si, en effet, l’on ne connaît une chose que parce qu’on est susceptible de la re-connaître10, de
la rapporter à un univers de représentations, la parenthèse méthodologique de chacun de mes
cours de pratique permettait aux « percevoir pour connaître » d’éclairer leur connaissance
sensorielle par la re-connaissance, donc par la pensée. L’ensemble de la promotion, désormais
synchronisée, pouvait alors suivre l’exposé de la théorie.
Aujourd’hui, avec le recul, je réalise que les exercices proposés dans le cadre du D.U au
Musée de la Soie11 puis par Madame Vinay12 me font revivre la démarche que j’avais
proposée à mes étudiants. En outre, la « balade13 perceptuelle » proposée par Jean-Marie
Gueullette pour découvrir, sans commentaire touristique préalable, le Couvent Sainte-Marie
de la Tourette, a satisfait en moi le besoin, jusqu’alors insoupçonné de percevoir pour
connaître. Cette parenthèse personnelle fermée, il convient maintenant de montrer comment
la prise en considération effective de ces deux profils non seulement s’intègre dans le contenu
de mon enseignement, mais aussi s’adapte, par la suite, à chaque étape de la formation.
Description de la méthode pédagogique dans la progression du cursus.
Le Lien Mécanique Ostéopathique (LMO) que j’enseigne est une méthode qui, tout en
s’inscrivant dans une démarche classique, s’attache à investiguer et traiter non seulement tous
les territoires anatomiques du corps mais aussi les réseaux de communication qui les
réunissent : l’os, les artères, les nerfs, le derme. Cette méthode se décline en quatre items.
Item 1 : Repérage des structures
Ce repérage s’appuie évidemment sur un apprentissage livresque de l’anatomie sur base de
dissections. Cependant, selon le LMO, il s’effectue avec une précision supplémentaire et pour
toutes les structures, grâce au relief cutané superficiel du corps14, reflet des structures sousjacentes et de leur topographie. Dans les manuels d’anatomie, chaque structure est décrite
10
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, Paris, Gallimard, 1945 : p. 274-276.
Visite du Musée de la Soie avec A. Juvanon : les yeux bandés, exercices de perception (de tissus et essences).
12
Une session du D.U., les yeux bandés, exercices de perception de divers éléments recueillis dans des bols.
13
Ce mot évoque pour moi la ballade (œuvre poétique ou musicale), qui invite à se laisser porter avec émotion
par quelque chose de serein, de doux, de paisible.
14
Au niveau de la tête par exemple, le relief est comparé à l’architecture des cathédrales avec des poutres, des
piliers, des arcs, des tirants, des arcs boutants, des voutes et clés de voute, tous bien identifiés.
11
9
isolément avec son propre relief et sans tenir compte des différences qui peuvent exister d’une
personne à une autre. Au contraire, selon le LMO, c’est sur l’ensemble du corps que le relief
est repéré et exploré en tant que surface continue, avec ses creux et ses bosses qui permettent
de mettre en évidence les variations anatomiques propres à chaque personne.
Ce relief du corps m’inspire une analogie
o entre les textes de Raymond Queneau que Madame Vinay décrivait sous cette forme lors
d’une session du D.U : « un récit a ses creux et ses bosses » donc un relief,
o et le corps qui a ses creux et ses bosses « comme un récit » qui y serait inscrit.
Un professeur d’anatomie, enseignant dans une école de Toulouse, que j’interrogeai sur les
nouveautés qu’il pouvait enseigner par rapport aux manuels classiques me répond :
« Il n’y a plus rien à apprendre de nouveau en anatomie, si ce n’est qu’il y a
énormément, d’un individu à un autre, de variations15 ».
Application pratique : priorité donnée aux « percevoir pour connaître »
L’exercice a consisté :
- à faire glisser, sur l’abdomen du partenaire étudiant, très rapidement et très légèrement, la
main sur son bord ulnaire, en effleurage, partant du bas, le pubis, vers le haut, le sternum,
- à décrire ce qui était ressenti par celui qui faisait l’exercice et aussi par le partenaire.
Tous deux, étudiant et partenaire, percevaient les creux du relief, la main s’arrêtait « comme
si elle était momentanément happée » comme l’indique Inès, et ce, alors même que ces sillons
n’étaient pas forcément visibles à l’œil nu. Tous ces sillons identifiés devaient être marqués
au crayon. Le balayage pouvait être exécuté en sens inverse: invariablement, dans les deux
sens, voire les yeux fermés, la main était freinée au même endroit dans sa course.
Selon le LMO, ces creux délimitent les organes et leur jonction avec d’autres structures, ce
que l’anatomie
16
livresque
ne permet pas de déterminer concrètement sur le terrain.
Délimiter le contour des organes permet de les appréhender correctement, c’est bien ainsi que
l’apprenant va acquérir un toucher plus précis, plus assuré lui permettant de ne pas agresser,
dans le futur, son patient En outre, ces exercices ont mis en évidence que les repères17
topographiques, classiquement enseignés, pouvaient être trompeurs.
15
Naturelles, (les veines ont des trajets très variables) mais aussi post-traumatiques ou post-chirurgicales.
En anatomie théorique 3 sillons (contre 11 du LMO) sont identifiés au niveau de l’abdomen mais ils ne sont
pas décrits pour la pratique de la palpation
17
A. Cassoura (op. cit. p. 39) relate une conversation entre étudiants : « Cette histoire de repères anatomiques,
ça me fait rigoler. Selon qu’un mec est bossu, scoliotique, longiligne ou obèse, tu ne crois pas qu’ils changent ?
les repères anatomiques ? »
16
10
Item 2 : Identification des dysfonctions en restriction d’élasticité
Il s’agit ensuite d’identifier, par des tests spécifiques en pression ou compression, toutes les
structures tissulaires en dysfonction somatique (DS)18. Selon le LMO, ce sont celles qui
présentent une restriction d’élasticité (modification de texture) et non pas de mobilité
articulaire à laquelle se réfère davantage la biomécanique. Ce critère diagnostique correspond
à l’un des quatre critères que l’OMS retient dans sa définition de la dysfonction,
« la restriction de mobilité, la sensibilité à la palpation, le changement de texture des tissus
environnants et l’asymétrie des repères osseux ».
Ces quatre critères, associés ou non entre eux, déterminent très schématiquement deux
grandes catégories d’approche dans la pratique ostéopathique : l’une,
quantitativement
mesurable, qui serait fondée sur la mobilité et donc essentiellement sur la biomécanique,
l’autre, qualitativement appréhendée, fondée sur une qualité tissulaire (texture, fluidité).
Nombre d’ostéopathes, considérant que le corps n’est pas une simple mécanique, font
d’ailleurs coexister ces approches dans leur pratique.
Application pratique : priorité donnée aux « percevoir pour connaître »
Sans définir le critère que le LMO retient pour la dysfonction, l’exercice a consisté :
- à exercer une pression franche sur un territoire anatomique, un os long par exemple,
- puis une traction entre les mains sans relâcher cette pression et à décrire ce qui était perçu.
Densité, épaisseur, mur de brique, sensation de béton, rigidité ou, selon le cas, souplesse,
élasticité : tels sont les mots qui ont été prononcés. Différents exercices ont permis de mettre
en évidence que la souplesse d’un tissu n’est pas en raison inverse de son épaisseur. Quant à
l’élasticité, propriété inhérente au tissu conjonctif, elle n’est pas non plus en raison inverse de
sa densité : un os19 pourra être plus élastique qu’un muscle devenu rigide.
Cet exercice avait pour objectif de mettre l’accent sur l’importance de l’élasticité qui
conditionne le mouvement et d’apprendre à utiliser des mots justes qui relèvent de registres
différents de la perception.
18
Définition de la DS : selon l’OMS, elle serait « la fonction altérée ou diminuée des composantes du système
somatique (squelette, articulation et structures myofasciales) ainsi que des éléments vasculaires, lymphatiques
et neurologiques correspondants. » Site de Marjolaine Dey qui fait en matière de recherche en ostéopathie.
19
Un os est plus dense par définition qu’un muscle
11
Item 3 : Établir une hiérarchie entre ces dysfonctions après les avoir identifiées séparément.
Si, en ostéopathie, la qualité tissulaire20 ne se mesure pas dans l’absolu, elle peut cependant
être évaluée comparativement d’une structure par rapport à une autre par un test spécifique.
Le test de la « balance inhibitrice » consiste à comparer deux à deux les dysfonctions en
reproduisant, simultanément, pour chacune d’elles, le test diagnostique initial. Le résultat de
cette mise en balance se manifeste par la persistance de la rigidité de l’une d’elles et du
relâchement21 de l’autre sous la main. C’est comme si la plus forte dysfonction inhibait la
moins forte en l’empêchant de se manifester au toucher. Ce test permet, de proche en proche,
d’identifier la structure qui présente, au moment de la consultation, la plus forte rigidité.
Celle-ci sera qualifiée de « primaire », non pas pour désigner la cause, chronologiquement
supposée première par le patient, mais pour indiquer, quels que soient les symptômes et
l’histoire du patient, la première dysfonction à ajuster.
Certains patients ont tellement bien compris l’inadéquation qui pouvait exister entre les
plaintes qu’ils formulent et leurs causes réelles, souvent muettes donc ignorées, qu’ils me
disent parfois : « Je ne vous dis rien, je vous laisse travailler, et vous dirai ensuite pourquoi je
suis venu ». Trouver la cause sans avoir été guidé par un discours, n’est-ce pas là, dirai-je aux
étudiants, un beau défi à relever22 , face à un bébé qui pleure ou devant l’indicible, le déni.
Application pratique : priorité donnée aux « percevoir pour connaître »
L’exercice a consisté à comparer deux à deux toutes les dysfonctions identifiées.
Au cours de cet exercice, il a été intéressant de noter que les étudiants avaient tendance à
appuyer d’autant plus fort et d’autant plus longtemps qu’ils avaient du mal à mettre un terme
à leur hésitation, ce qui les enfermait dans un cercle vicieux. Quel que soit leur profil, et s’ils
n’avaient pas longuement répété l’exercice, la plupart des étudiants étaient souvent dans la
même difficulté d’évaluation. Pour les uns comme pour les autres, il fallait bien là, et à ce
stade, de lâcher prise, au sens littéral du mot, de desserrer et de « se faire la main », de la
rendre plus légère. Une démonstration effective devant tous les apprenants sur l’un d’entre
eux qui voulait bien servir de modèle permettait de dénouer cette situation. En effet, dès lors,
ma propre posture perceptive face à ce modèle, bien au-delà des explications orales, venait
20
Souplesse ou rigidité
Une moindre résistance
22
Ce qui ne signifie pas pour autant que le symptôme soit négligé
21
12
tramer les représentations de ce qu’allait être la posture perceptive de chaque apprenant. Il ne
s’agissait plus de donner des explications techniques, mais d’une manière d’être à l’égard de
cet étudiant comme s’il était un vrai patient.
Ce fut aussi là l’occasion de conclure que l’adéquation d’une pédagogie différentielle au
début de la formation (item 1 et 2) permettait aux deux profils d’être en phase à chaque étape
de l’apprentissage et ainsi synchronisés dans chacun des items successifs. Dans les trois
premiers items, c’est bien le diagnostic qui est en jeu. Selon Tom Dummer23, « le diagnostic
[que l’on ne saurait trouver que si on le cherche] constitue 80% de la prise en charge du
patient ». En effet, sans un diagnostic adéquat, par la main, et quelle que soit la technique
choisie, il ne saurait y avoir de traitement efficace. C’est pourquoi la priorité de la pratique sur
la théorie, accordée aux « percevoir pour connaître », se révèle pédagogiquement décisive.
Item 4 : L’ajustement par le recoil (en vue de traiter)
Le recoil, technique de haute vélocité, basse amplitude est applicable à toute structure et ne
nécessite aucune mobilisation, contrairement aux techniques classiques de thrust. Elle
consiste en une percussion-vibration en un paramètre très précis de la dysfonction qui induit
un effet mécanique vibratoire. Cet effet, réputé capable de réorganiser les schémas nociceptifs
locaux de la dysfonction, est également exploité par d’autres médecines24.
Pour cette phase de l’apprentissage technique, il n’y avait pas lieu de donner une priorité aux
« percevoir pour connaître ». En effet, il ne s’agissait plus ici de sentir mais d’agir avec
efficacité en fonction du diagnostic. Le geste à accomplir ne peut s’improviser.
Mais, au-delà du geste qui permet le diagnostic et qui implique une posture perceptive, il
convient de confronter aussi les profils-types d’apprenants, distingués ci-dessus, aux
représentations de la posture perceptive véhiculées par les formules couramment utilisées par
les enseignants : « Écoute les tissus, ils te parlent d’eux-mêmes », « Lâche prise, fais
confiance à tes mains ». Ces mots ne peuvent-ils pas, en effet, être reçus comme des « mots
d’ordre » ? N’est-ce pas là, pour l’enseignant, une manière d’être, une posture, non plus
physique, mais verbale, qui va conditionner la transmission ? Ce qui m’amène, dans la
deuxième partie de ce mémoire, à réfléchir sur la signification que l’on attribue à ces deux
expressions.
23
Tom Dummer, une des grandes figures de l’ostéopathie mondiale, (1915-1998).
Sur le site de référence des Chiropraticiens : chiropratique-roissy.fr/index.php?id=122. les chiropracteurs
utilisent un petit pistolet à percussion légère « le neurostim », la médecine classique a recours aux ultrasons
24
13
« ÉCOUTE LES TISSUS, ILS TE PARLENT D’EUX-MEMES »,
« LACHE PRISE, FAIS CONFIANCE A TES MAINS ».
Bien qu’elles semblent faire consensus autour de l’apprentissage du métier d’ostéopathe, ces
expressions que j’ai moi- même entendues en tant qu’apprenante et que j’ai pu prononcer en
tant qu’enseignante, sont loin d’être univoques..
Analyse globale de ces deux formules.
Ces invitations, par les métaphores qu’elles véhiculent, pourraient susciter un « état
d’enchantement comparable aux effets des discours des Sophistes », comme le souligne Yan
Plantier25 qui dit par ailleurs : « le langage est dépassé par ce qu’il y a à en dire ». En effet, le
signifié va toujours au-delà du signifiant, comme la senteur qui se dégage du contenu liquide
d’un flacon de parfum. Il convient donc de s’attarder sur ces expressions si concises afin d’en
dégager toutes les implications.
A les entendre, ces deux formules ne sauraient être perçues d’emblée dans leur sens littéral.
Mais, comme l’a montré l’exercice de hiérarchisation des dysfonctions (item 3), la nécessité
s’impose d’envisager aussi au sens propre le « lâcher prise ». En effet, les apprenants, quel
que soit leur profil, appuyaient tous trop fort et trop longtemps. Ils se sont ainsi trouvés réunis,
à égalité devant la même difficulté « physique ».
Cependant, c’est bien au sens figuré, métaphorique, que ces formules sont habituellement
entendues, sans pour autant que leur signification soit vraiment explicite. En effet, chacune
d’elles ne saurait être perçue de la même manière par l’ensemble des apprenants. Cette
difficulté impose donc de les analyser afin d’en comprendre l’impact réel sur l’apprenant, de
savoir les utiliser à bon escient, au bon moment, et en fonction du profil auquel elles peuvent
s’appliquer, compte tenu de leur caractère paradoxal
Analyse de ces deux formules, appliquées à chacun des profils
Malgré leur apparente évidence et même utilisées à bon escient, elles restent déroutantes. Si
elles sont employées indifféremment, hélas, pour l’ensemble des étudiants, quel que soit leur
profil, l’une et l’autre devraient, au contraire, s’adapter à la réceptivité de chacun des profils
et donc être vues aussi bien dans leur sens propre que dans leur sens figuré :
25
Y. Plantier, lors d’une session du D.U. Cours sur le langage.
14
« Écoute les tissus, ils te parlent d’eux-mêmes »
Cette expression suggère que « le corps est un récit, il n’est pas que la trace d’un récit »
comme dit Yan Plantier26. En effet, les tissus ont des choses à raconter, au-delà des traces que
l’histoire a laissées sur eux.
Utiliser d’emblée cette formule, cela suppose, bien évidemment, que l’on a insisté sur la
nécessité d’observer d’abord, donc de regarder puis de toucher, avant d’écouter. C’est là une
invitation qui s’adapte bien au profil « percevoir pour connaître » : en effet, elle répond à leur
désir de « balades perceptuelles », comme en témoignent, dans l’item I, les réactions
spontanées des apprenants et les mots qui traduisent leur perception. Elle ne saurait
cependant être comprise correctement par les « connaître pour percevoir » qui, eux, ont besoin
de s’appuyer sur la théorie pour sentir, comme l’exprime René :
« Mais comment voulez-vous que je comprenne ce que les tissus me racontent quand je ne
sais même pas de quoi ils vont me parler ? Je n’ai aucun cadre, ni repère ! »
a) « Écoute les tissus » : cette métaphore ne va pourtant pas de soi, même pour le profil
« percevoir pour connaître » auquel je pense devoir la réserver car il n’est pas facile
d’admettre que l’on puisse écouter autrement que par le sens de l’ouïe, en l’occurrence
avec la main.
En outre, « Écoute » introduit quelque chose de plus que la perception d’un son ou même
d’un mot : une dimension d’obéissance à un sage conseil, d’observance, de respect, qui
implique de se laisser conduire et d’être non seulement attentif, mais attentionné. Cette
injonction invite implicitement à s’incliner devant ce que le corps nous livre de son
énigme. En effet, faute d’avoir été d’abord apprivoisés par un toucher délicat, les tissus
resteraient non seulement silencieux mais aussi sur la défensive, comme Alain Cassoura27
l’évoque également. On retrouve bien là l’importance de l’item 1 qui vise à acquérir cette
délicatesse.
b) « Ils te parlent d’eux-mêmes » : dans cette deuxième partie, il faudrait aussi admettre, que
les tissus, qui normalement ne parlent pas, ont aussi un langage non verbal. Mais quel est
donc ce langage, comment le décoder et accéder au grand récit du patient ? Quelle en serait
la grammaire ?
26
Y. Plantier, ibidem.
A. Cassoura, parlant de la palpation profonde : « Le patient se défend contre cette intrusion pour peu que la
main ne soit pas douce et experte. Or spontanément qu’ai-je envie de faire pour descendre dans la
profondeur ? Fourrager avec le bout des doigts pour atteindre ma cible. Erreur ! » (Op. cit. p. 44).
27
15
« Lâche prise, fais confiance à tes mains »
Je pense devoir réserver cette invitation aux « connaître pour percevoir » auxquels elle
s’adresse bien dans son ensemble, car ils doivent précisément faire l’effort de lâcher prise au
sens figuré (dans l’acception la plus courante du mot). Il s’agit bien là de mettre leur intellect
entre parenthèses. En revanche, cette formule ne saurait pas, dans sa première partie, être
comprise correctement par les « percevoir pour connaître » car, n’étant pas, quant à eux,
prisonniers (« en prise de tête ») de leur intellect, ils risquent fort de l’entendre au sens propre
du mot. En effet, il ne s’agit pas là, bien entendu, de lâcher ce qu’on a sous la main, comme le
fait remarquer Didier : « Mais, madame, si je lâche, comment je vais sentir ? »
La deuxième partie de cette invitation : « fais confiance à tes mains » n’est pas, quant à elle,
utile aux « percevoir pour connaître » qui font naturellement confiance à leurs mains.
a) « Lâche prise », au sens figuré. Il s’agit ici, pour le « connaître pour percevoir », de lâcher
la théorie, c'est-à-dire ce par quoi il s’est construit, donc ce qui lui sert de référence et qui
le sécurise. Cette invitation constitue, sans la théorie, une impossibilité de mettre des mots
sur ce qui est perçu.
« Mais comment puis-je lâcher ce qui me sécurise ? » dira Xavier. Ou, comme dira Alain
Cassoura28, imprégné de ses connaissances médicales :
« Comment sentir un mouvement de faible amplitude dont je suis convaincu qu’il
n’existe pas ? [Il s’agit là du mouvement de torsion du sacrum qui n’est pas reconnu
en médecine conventionnelle] Une grande partie de mon apprentissage sera émaillée
de pareilles contradictions où le mental viendra faire irruption pour bloquer tout
senti ».
« Lâche prise » : cette difficulté exige donc ici de faire un effort. Mais s’efforcer de lâcher,
n’est-ce pas là un paradoxe ? Ces deux mots se contredisent car l’effort implique une
tension (tendre à), tandis que le mot lâcher implique une détente. Et concrètement, au-delà
de la théorie, que faut-il lâcher ?
- oublier pour un temps la plainte du patient ? Plainte qui n’est que la « partie visible »,
émergée de l’iceberg.
- oublier l’anamnèse, telle qu’elle est conçue de nos jours dans l’interrogatoire, pour
ramener le patient à découvrir la source véritable de ses maux?
28
Op.cit. p. 37.
16
- oublier l’anamnèse qui, bien souvent, conduit à une stratégie de traitement, dictée non
pas par la main mais par l’intellect, qui ne fera que supprimer, peut-être et
momentanément, les symptômes ?
- se défaire de ce qui est déjà connu pour accueillir autre chose de nouveau qui émerge ?
- ou faut-il, au second degré d’interprétation, changer son rapport à ce que l’on tient entre
les mains ?
- et aussi changer son rapport à cet intellect et au contraire l’exploiter sagement sans le
mépriser ?
Autant de questions qui peuvent bloquer l’apprenant, s’ajoutant à celle du « Comment
faut-il lâcher ? » dont la réponse semble se trouver dans la suite de la proposition qui, ellemême, ne coule pas de source.
b) « Fais confiance à tes mains » : Mais comment faire confiance d’emblée, dès la première
expérience, alors qu’on l’accorde habituellement grâce à un faisceau d’éléments vécus qui
peuvent l’étayer et la justifier ?
Comment la signification et le toucher peuvent-ils dès lors s’articuler pour celui qui a
besoin de ses repères théoriques, si on lui demande de ne plus adresser de messages à sa
main, mais au contraire de laisser ses doigts lui adresser « une énergie, une émotion et une
pensée. » (Titre du livre d’Alain Cassoura.)
Faire confiance, c’est donc prendre un risque : celui de voir cette confiance anéantie par
l’échec. Et comment renouveler cette confiance quand elle a été trahie ? Comment peut-il y
avoir une deuxième chance, a fortiori si le chargé de cours vient dire à l’étudiant, comme cela
se passe souvent: « Non, ce n’est pas ça…» ?
Ce fut aussi mon cas dès la 2° année dans mes premiers cours de crânien. Le professeur avait
commencé par énoncer le concept, les bases anatomiques sur lesquelles cette approche
pouvait s’appuyer et avait décrit ce qui devait se passer sous nos doigts : « Vous allez sentir
une expansion, un gonflement suivi d’une rétraction à un rythme donné ». Or, je ne sentais
rien, mais vraiment rien dans mes mains. Et quand, par bonheur, je sentis quelque chose de
l’ordre de l’infiniment ténu, j’appelai le professeur, il posa alors ses mains sur les miennes et
me dit de lui indiquer oralement ce que je percevais : « Là, maintenant c’est une expansion »
lui dis-je. Il m’arrêta aussi sec : « Bah, non, tu n’y es pas du tout, c’est exactement le
contraire… ».
Comment alors faire confiance à mes mains ? Un jour, j’ai pris un squelette de démonstration;
j’ai posé mes doigts comme ils devaient l’être selon notre chargé de cours et oh, miracle ! j’ai
17
senti une expansion et une rétraction rythmées comme je ne les avais jamais senties. Je
voulais à tout prix percevoir ce que, selon le professeur, je devais percevoir et, en effet, j’ai
fini par le sentir. Très interpelée par la manifestation de cette illusion, j’ai interrogé des
professionnels qui ne semblaient pas intrigués : « Oui, c’est ton propre MRP29 que tu as
perçu », « Mais alors, me disais-je, vais-je aussi projeter mes états physiques et psychiques
sur mes patients ? » De ce jour, j’ai mesuré la force de la pensée sur l’action de la main, et j’ai
définitivement renoncé à persévérer dans cette approche ostéopathique qui, pour moi, pouvait
être dangereuse pour le patient dans la projection de ce que j’aurais voulu, de toutes mes
forces, qu’il fût sous mes doigts.
Cette expérience m’a bien évidemment marquée et m’a fait réfléchir sur ce que voulait dire
réellement « aller à la rencontre » du patient en respectant ce qu’il nous livre de son énigme.
J’ai tout particulièrement apprécié dans le cours d’Anthropologie de la personne, la manière
dont Yan Plantier définissait la rencontre avec l’autre : « rejoindre l’autre à l’endroit de son
insu mais jamais à son insu ». Je comprenais par là que nous pouvions, en tant que thérapeute,
aider le patient à découvrir les causes profondes d’un mal être, mais qu’il fallait toujours
identifier et respecter le désir du patient de découvrir ou non ces causes (oubliées ou déniées).
L’accompagnement est une démarche qui ne peut se faire contre la volonté de l’autre. Par
ailleurs, le soin exclut pour moi de projeter mes états d’âme sur mon patient. Je me suis
promis, lorsque j’ai commencé à enseigner, de ne pas « formater » les apprenants dans un
carcan de préceptes qui, au-delà de l’invitation, pourraient s’enraciner sous forme
d’injonctions stéréotypées.
Conséquences pratiques :
La nécessité de s’accorder sur une sémantique devrait en fait s’imposer à tous les ostéopathes,
enseignants ou non, afin de mieux communiquer sur nos pratiques et notre manière de
transmettre. En effet, comme nous l’avons noté au cours du D.U., certaines expressions
peuvent être déroutantes, non seulement pour les ostéopathes eux-mêmes, mais aussi pour nos
interlocuteurs non ostéopathes.
Cependant, si ces formules devaient encore être utilisées et même si leur mode impératif était
supprimé pour l’éducation du toucher, il faudra être prudent dans leur utilisation et bien les
expliciter dès la formation initiale. En effet, elles prendront toute leur importance à ce
29
Mouvement respiratoire primaire de Sutherland.
18
moment-là car elles vont tramer définitivement, à travers le langage du formateur, les
représentations de la posture perceptive de l’apprenant tout au long de sa formation.
A ce stade, qu’il s’agisse de la priorité donnée au toucher avant d’aborder la théorie (I), ou de
l’analyse des expressions récurrentes (II), il apparaît que l’apprenant, quel que soit son profil
et quelle que soit la manière dont il interprète les formules, doit inéluctablement « se faire la
main ». Celle-ci occupe d’un bout à l’autre de ce mémoire une place centrale, en tant que
symbole, pour les ostéopathes, de ce qu’est la posture perceptive dans la formation.
19
LA PLACE DE LA MAIN DANS LES REPRESENTATIONS DE LA
POSTURE PERCEPTIVE.
La main est omniprésente et à multiples facettes ; elle écoute le langage du corps mais elle
parle aussi par le geste.
Qu’est-ce que la main ?
Est-ce un outil ? Déjà pour Aristote30, la main de l’homme est un outil (en grec organon) :
« En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand
nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est
pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. » La main telle que la définit Aristote
pourrait, à première vue, s’apparenter à celle de l’ostéopathe qui se sert, en effet, de sa main
pour agir. Cependant, on ne saurait suivre Aristote jusqu’aux implications les plus profondes
de sa conception lorsqu’il écrit » : « c’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand
nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main ». Car la
main de l’ostéopathe ne saurait se réduire à un outil destiné exclusivement à l’acquisition et à
l’utilisation de techniques. Jean Brun31 insiste bien sur la différence entre l’outil, objet (qu’on
peut avoir ou ne pas avoir) sous la main (tenir ou ne pas tenir au sens propre du mot) et la
main partie intégrante du sujet pensant et agissant.
« L’homme a des outils, mais il n’a pas de mains. […] L’homme n’a pas de mains
car sa main tient à lui tout autant que lui tient à elle ».
Il s’agit ici de « tenir à », d’être inséparable d’une unité infrangible.
Au cours d’une session du D.U., Laurent Denizeau nous a, opportunément, fait réfléchir sur la
pertinence du mot outil que les ostéopathes utilisent depuis longtemps, métaphoriquement,
pour qualifier la main dont ils se servent exclusivement pour soigner. Ayant été moi-même
totalement conditionnée par cette conception de la main comme outil, j’avais déclaré au cours
d’un débat sur la main, organisé par Jean-Marie Gueullette dans le cadre de ce D.U.32 :
« Personnellement pour moi, le plus grand changement ça a été de passer de la main de kiné à
la main d’ostéopathe, la main de kiné m’a beaucoup gênée parce qu’à chaque fois, j’appuyais
trop… »
30
Le texte figure dans les annexes.
J. Brun, La Main et l’Esprit, (Éditions SATOR, 1986), p. 105. Citations complémentaires dans les annexes.
32
Faisant suite à ce débat, article à paraître « Des doigts qui pensent, sentent, voient et savent » Comment dire
la perception ostéopathique ? Exercices de réflexivité ostéopathique.
31
20
J’ai donc parlé de ma main de kinésithérapeute comme d’un outil que j’avais dû changer
contre un autre, comme s’il s’agissait de greffer une autre main. Je réalise après-coup à quel
point cette manière de concevoir la main peut surprendre.
Laurent Denizeau nous faisait remarquer par ailleurs que les ostéopathes, en parlant d’outil,
ont paradoxalement recours à un vocable qui est « emblématique du monde médical
conventionnel dont ils souhaitent précisément se différencier ». En effet, au-delà de ce que
peut représenter la relation patient / thérapeute pour ces thérapeutes, chacun d’entre eux se
sert invariablement d’un ou de plusieurs outils. Le médecin utilise un stéthoscope, un
tensiomètre ou un marteau réflexe, l’acupuncteur une aiguille ou des moxas, le dentiste une
fraise ou une seringue, le chirurgien un scalpel ou des pinces. Tous ces outils peuvent être
changés à volonté, selon la tâche à effectuer. Or la main de l’ostéopathe ne prend jamais
d’outil spécifique ; de plus, étant partie intégrante de son corps et même de son esprit, elle
n’est donc pas interchangeable.
Si le mot outil s’est révélé inadéquat pour qualifier la main de l’ostéopathe, le mot media a été
choisi et envisagé. Ce mot, passé dans le langage courant depuis quelques décennies, même
utilisé avec réserve dans le débat, a suscité après coup quelques réflexions de ma part.
Est-ce un média ? Pour le grand public, en tant que pluriel du mot latin medium (moyen), il
pourrait en effet désigner l’ensemble des moyens [de communication] de masse (mass media),
à savoir la presse écrite, la radio et la télévision, dont Marshall Macluhan a traité dans La
Galaxie Gutenberg en 1977. Or si la main de l’ostéopathe peut être qualifiée de « moyen de
communication », il ne saurait être ici question de communication de masse dans laquelle
l’individu, est, certes, perçu et écouté comme consommateur mais, noyé dans l’uniformité, il
est nié dans sa singularité. Comme le souligne Jean Marie Gueullette dans son article33 à
paraître,
« la perception par la main n’est pas un enregistrement de données, mais une entrée
en relation […] entre le praticien et son patient ». […] « Bien loin d’être seulement
un outil de soin, la main [désigne] « un instrument de perception, voire le lieu même
de la perception. »
33
« La main, à paraître dans la revue Ethnographiques.org, 2015. »
21
C’est ce que Jean Brun34 exprime d’une autre manière:
« La main qui va toucher n'est pas mue du dehors comme l'est un appareil recevant des
messages qui le dirigent. C'est la conscience qui, à travers la main mais non sans elle,
va toucher. »
Pour qualifier cette relation, Jean Brun, quant à lui, propose une autre terminologie :
« La main se dresse comme un intermédiaire et une médiatrice. Intercorps qui met
les existants en relation les uns avec les autres, elle vit ce grâce à quoi tout le charnel
s'ouvre sur l'Intangible35. »
« Un intermédiaire s’efforce d’établir des relations entre deux personnes, quant au
Médiateur, il est celui qui effectue la relation36 ».
Dans le cas de la main, il ne s’agit plus ici pour l’auteur d’une simple relation entre deux
personnes, mais d’une communion, une rencontre entre le corps et l’âme, la chair et l’esprit
qui élève l’homme à sa dimension spirituelle.
On peut s’interroger sur la nature de ce lien qui existe entre le patient et l’ostéopathe.
Est-ce un lien visible ?
Entre l’apprenant et le formateur, entre les apprenants eux-mêmes, puis entre le patient et
l’ostéopathe, il est visible et doit cependant témoigner qu’il est sans équivoque sur la « visée »
du soin ou de la transmission par le formateur. La main, dans ce lien, ne doit évidemment pas
être brutale ; elle n’est cependant ni fusionnelle ni caressante au sens propre, physique et
sensuel du mot.
« Elle est le geste de celui qui veut partager avec l’autre la solitude où ce dernier se
désespère. La caresse qui console essaie de trouver le contact que les mots sont
impuissants à établir, et tente de guérir d’une solitude où plonge une expérience
vécue dans la chair […] la caresse est ainsi un verbe silencieux qui veut se faire
chair et dire : " Je suis là, je me mets avec toi à la même place " »37.
Le mot caresse qualifie ici au sens figuré ce que représente le contact par la main.
Le lien signe cette co-présence qui implique l’éthique du soin et, réciproquement, la confiance
du patient qui s’en remet à l’ostéopathe. Parfois ce lien par la main est impossible à établir
d’emblée lorsque certaines parties du corps ont été traumatisées et ont traumatisé l’être au
plus profond de sa chair. Un proverbe reflète bien ce qu’il est convenu de ne pas faire dans
34
J. Brun, op.cit., p. 112.
J. Brun, op.cit., p. 182.
36
D. Moulin, La Revue réformée n°232, article « Jean Brun, une introduction à sa pensée ».
37
J. Brun, op.cit. p. 143.
35
22
ces situations: « on n’éteint jamais un incendie par son centre sinon il revient de plus belle ».
Il est cependant à noter que certains praticiens de grand renom, sans toucher le corps du
patient, mettent leurs mains à quelques centimètres du corps ou plus éloignée de celui-ci et ne
jugent pas nécessaire de les utiliser directement. Toutefois elles sont malgré tout dirigées avec
une intention de travail.
Est-ce un lien invisible qui unit, en tant que symbole, tous les ostéopathes entre eux, malgré
leurs approches différentes ? L’histoire de notre lutte pour une reconnaissance légale
témoigne de multiples guerres entre égos, qu’elles soient d’ordre politique ou de types de
pratique. Nonobstant, la main en tant que lien entre tous les ostéopathes n’a cependant jamais
été remise en question. C’est bien elle qui les fédère.
Symboles et métaphores de la main
- Symbole, selon le dictionnaire Lalande38 :
« Le symbole est un signe concret évoquant, par un rapport naturel, quelque chose
d'absent ou d'impossible à percevoir. Tout ce qui représente autre chose en vertu
d'une correspondance analogique. »
Le symbolisme de la main est donc très particulier, car il évoque ce qu’il y a de plus invisible,
impalpable, par définition : l’esprit.
« Un Jésuite, le P. Richeome a écrit : " La main est plus divine que la face parce
qu'elle figure ce qu'il y a de plus divin en nous, à savoir la volonté ".»39
En effet, le mot esprit est parfois synonyme de volonté : ex. esprit de famille, esprit de
contradiction, esprit d’équipe. « Mauvais esprit » équivaut à « mauvaise volonté ».
- Métaphore, (Larousse) :
« Emploi d'un terme concret pour exprimer une notion abstraite par substitution
analogique, sans qu'il y ait d'élément introduisant formellement une comparaison. »
Ici, la métaphore n’est même plus « méta » (au-delà) car le même mot désigne d’emblée le
concret et l’abstrait. Par exemple : saisir (comprendre le sens), prendre en main, tendre la
main, donner un coup de main, prêter main forte, (aider), prendre les choses en main (diriger,
commander), avoir quelque chose sous la main, avoir la mainmise (monopole), la haute main,
38
Vocabulaire technique et critique de la Philosophie.
F. Charmot, La pédagogie des Jésuites (Paris, Spes, 1943) p. 417 sqq., sur la virilité du caractère, cité par G.
Canguilhem (Cours de Sorbonne sur L'Action).
39
23
forcer la main (contraindre), montrer du doigt (accuser), s'en laver les mains, prendre des
gants, manipuler, tripoter…
Enfin qu’est-ce que « se faire la main » pour le futur ostéopathe ?
Comment évolue-t-elle au fil des années de formation ? Elle passe par différents stades de
l’apprentissage :
- La main qui palpe pour identifier d’abord les structures normales.
C’est d’abord une main qui découvre une anatomie vivante, bien différente de celle que
présentent les planches de dissection.
« La main qui touche est une main qui explore un contour, tâte une consistance, frôle
une surface, enserre un volume, soupèse un poids, décèle ou apprécie une
chaleur. »40
Les asymétries, contrairement à ce qui est défini comme critère de dysfonction par l’OMS, ne
sont pas considérées en ostéopathie comme des anomalies. En effet, elles peuvent être
naturelles et non invalidantes, ou n’être que le reflet d’adaptations et compensations que le
corps organise mécaniquement pour pallier différentes situations traumatiques (maladies ou
accidents). Ce qui compte en ostéopathie, ce n’est pas la constatation d’une asymétrie, à un
instant « t », d’une structure par rapport à une autre, mais la dynamique dont le corps se sert
pour s’adapter aux divers traumatismes. Autrement dit, ce n’est pas la photo qui compte, c’est
le film.
Cette main qui découvre peut, au début, être involontairement agressive, hésitante ; c’est la
raison pour laquelle les étudiants s’exercent entre eux avant d’aborder des patients. Cette
phase s’accompagne pour les apprenants de dérèglements physiques dus à des techniques mal
maîtrisées. C’est pourquoi les étudiants doivent régulièrement consulter des ostéopathes afin
de remédier à ces inconvénients.
- La main qui agit en soignant les structures perturbées :
C’est le moment où l’apprenant va prendre en charge de véritables patients et qui correspond
à la phase la plus délicate de l’apprentissage. Selon les derniers41 décrets, pour parfaire sa
main dans le diagnostic comme dans le traitement, l’apprenant devra, à la fin du cursus, avoir
40
41
J. Brun, op.cit., p. 111.
Décrets n° 2014-1505 du 12 décembre 2014 relatif à la formation en ostéopathie.
24
effectué 1500 heures de pratique et 150 consultations complètes et validées sous la
responsabilité d’un maître de stage.
- Vers l’acquisition de l’expérience ?
Je me souviens d’avoir souvent posé cette question à mes chargés de cours : « Mais, pour ne
pas risquer de décompenser le patient, comment vais-je savoir par où je dois commencer le
traitement après avoir identifié toutes les dysfonctions ? » « Tu verras, ça viendra avec le
temps, il faut quelques années ». Ils répondaient tous de la même manière, ce qui m’agaçait
profondément et m’a déstabilisée. La « primaire » (la première à traiter) était pour moi une
Arlésienne et je constate qu’elle l’est encore pour certains étudiants qui arrivent en fin de
cursus. Je pouvais comprendre que l’expérience est liée au facteur temps, mais je ne pouvais
pas admettre que je puisse me « faire la main sur mes patients ». Évidemment, je pouvais
concevoir que ma main ne serait pas la même après quelques années de pratique en cabinet,
tout comme la main du pianiste concertiste ne fait plus ses gammes avec la même hésitation
que le débutant au Conservatoire. Mais je n’arrivais pas à accepter l’idée de ne pas être
véritablement opérationnelle sur le terrain dès l’obtention du diplôme. L’adhésion à la
méthode que je pratique, que j’enseigne et qui permet par la main de savoir où commencer un
traitement n’est pas étrangère à cette orientation personnelle prise dès la fin de mes études.
Cette approche a eu le mérite de m’aider et de ne pas prendre mes patients pour des
« cobayes ».
- Puis, la beauté du geste de la main du formateur :
La main du formateur trame les représentations de la posture perceptive de l’apprenant. Cette
phase de l’apprentissage dans les deux dernières années du cursus est déterminante car c’est
elle qui permet de passer de la technicité du geste à la sollicitude à l’égard du patient. On
quitte ici le terrain éducatif de l’injonction, de la spéculation, pour aborder celui de l’exemple
vivant à suivre, celui de la suggestion.
Un de mes professeurs d’ostéopathie, qui était aussi un grand sportif et danseur de tango, nous
disait : « Un traitement, c'est une véritable chorégraphie, ça doit être intense à vivre pour le
patient et l'ostéopathe, ça doit être beau et fluide à voir dans l'enchaînement des gestes de la
main et du corps de l'ostéopathe ».
Il ne se contentait pas de le dire, il le vivait réellement devant nous. Je le revois encore dans
cette posture de danseur qu'il adoptait, avec ses mains si expressives, enveloppantes mais en
même temps si légères. « Imaginez que vous avez dans les mains un petit oiseau fragile que
25
vous devez secourir.» Ses mains étaient de véritables « paluches » : ce contraste entre une
puissance apparente et une telle douceur effective de sa main était fascinant.
Avant de conclure ce dernier chapitre, je ne peux m’empêcher de me référer à la conférence42
de Jean Marie Gueullette portant sur la beauté du geste qu’il a su, comme toujours, allier à sa
parole. Même si elle ne s’applique pas uniquement à l’ostéopathie, le contenu de cette
conférence correspond, à bien des égards, à ce que devrait être, pour moi, le geste
ostéopathique. Pour Jean Marie Gueullette, parler de la question de la beauté du geste
« impose une manière de la traiter […] Un geste peut bouleverser, alors qu’il peut
être simple, [et, se référant à Péguy, il ajoute] « l’expérience de la beauté du geste
est une expérience de la grâce […] au sens du don gratuit, gracieux, inespéré, qui
nous rejoint et nous émerveille, parce que c’est un cadeau ». […]
Le mot « concélébration » y est également évoqué pour qualifier le beau geste, car il
présuppose l’acceptation de celui qui le reçoit. Se référant à Aristote et à l’habitus, JeanMarie Gueullette termine sa conférence en définissant les trois « caractéristiques » du beau
geste en vue d’agir : « fermeté, netteté, plaisir ».
Enfin pour conclure ce chapitre, il me semble nécessaire d’exposer ma manière de concevoir
la main, le toucher ostéopathique, et mentionner en quoi elle peut se distinguer d’autres
façons peut-être plus classiques de transmettre.
Il s’agit ici de la main en tant que symbole et non des mains en tant qu’organe du toucher. De
même que, pour d’autres sens on dit : avoir de l’oreille et non pas des oreilles, avoir du goût et
non pas des goûts, je dirais avoir une main et non pas des mains. Les mains au pluriel
évoqueraient pour moi ce qui est de l’ordre physiologique (tactile), tandis que la main
symbolise cet entre-deux, cet espace de dialogue entre l’ostéopathe qui souhaite faire don de
sa compétence et le patient qui peut recevoir ce don.
« Le toucher est le seul de nos sens à être chargé de ce que E. Minkovski appelle un
"élément de réciprocité", toucher c'est être en même temps touché par ce que l'on
touche: l'œil peut voir sans être vu, l'oreille écoute sans être entendue, mais la main
ne peut toucher sans être elle-même touchée. [...] Par la main qui touche, le moi va
vers l'autre; par sa main touchée il va vers soi »43.
42
43
J.M. Gueullette, Conférence « La beauté du geste », 18 novembre 2014 au CIE.
J. Brun, op.cit., p. 112.
26
Remarque: Des cinq sens, le sens du toucher est le plus « dense ». En effet,
- l'œil perçoit des vibrations lumineuses, colorées,
- l'oreille reçoit des vibrations sonores,
- la langue et le nez réagissent à des vibrations chimiques, car celui qui a perdu l’odorat
(anosmie) peut voir et toucher sans percevoir l’odeur, et celui qui souffre d’agueusie (perte du
goût) a quand même « quelque chose » dans la bouche.
- au contraire, le toucher rencontre une matière consistante par elle-même, une forme, un
objet. De plus, toucher et être touché ne font qu'un (Minkowski ci-dessus cité par J. Brun).
Mais surtout, paradoxalement, la main qui touche de la matière et pas seulement des
vibrations est le seul organe inséparable de la pensée et du sentiment: l'esprit qui saisit et
comprend accomplit mentalement un acte qui imite la main.
De même, la pensée, comme la main, réunit ce qui est séparé :
- dans l'espace (toi et moi)
- dans le temps: le présent (main-tenant), hier (la main ne peut retenir ce passé qui s’envole) et
de-main (l'avenir, le but).
« La main est donc ce par quoi l’homme cherche à s’assurer des prises ; quant à la
compréhension, elle est ce vers quoi tendent les préhensions successives par
lesquelles l’homme explore le monde, tout comme le synopsis est la limite vers
laquelle tend le philosophe au-delà de tous les points de vue partiels et limités. »44
Mais pour revenir au toucher ostéopathique je précise que, contrairement à ce que l’on entend
souvent dire par les ostéopathes eux-mêmes, il ne s’agit pas pour moi d’un corps à corps: en
effet, pour donner ce que je peux donner, je n’ai pas besoin d’entourer le patient de mes deux
mains ou de mes deux bras. Le geste simple, à lui seul, peut toucher le patient au plus profond
de son être,
« il est porté par le silence, comme la parole peut être portée par le silence45 ».
J’ai souvent été agréablement surprise de constater que certains bébés qui souffraient et
pleuraient n’aimaient pas être serrés dans les bras, même ceux de leurs parents qui voulaient
les consoler. En revanche, il suffisait que je pose ma main « au bon endroit, au bon moment »,
pour qu’ils se calment aussitôt comme pour me dire : « c’est bien là que j’ai mal, tu as
compris ».
44
45
J. Brun, op.cit. p. 10
J.M. Gueullette, op.cit.
27
De même que, à trop vouloir dire d’une émotion, on pourrait tuer l’émotion elle-même ; trop
de gestes pourraient finir par enlever de la beauté du geste, et devenir gesticulations.
Par ailleurs, le corps à corps suggère pour moi la fusion qui pourrait conduire à de la
confusion et qui va à l’encontre de la juste présence que devrait être la relation thérapeute /
patient. Je ferais volontiers une comparaison avec le dialogue verbal dans lequel une juste
distance entre les interlocuteurs doit être respectée. Je suis personnellement très mal à l’aise
lorsque quelqu’un me parle trop près du visage : j’ai le sentiment d’être envahie dans mon
espace intime.
Mes tests diagnostiques et mon traitement peuvent se faire du bout des doigts. Pour le
traitement, il s’agit en effet de produire une vibration comme le ferait un guitariste sur une
corde de sa guitare. Et, tout comme le guitariste retire son doigt après avoir légèrement
percuté sa corde, l’ostéopathe pratiquant le LMO retire son doigt, sa main, pour laisser agir la
vibration ainsi créée. La technique du recoil a été décrite au chapitre 1 dans l’item 4.
La vibration induite parle à elle seule au corps, elle peut être tout aussi éloquente que la
parole, et un simple regard vers le patient peut aussi venir l’accompagner.
Évidemment, au terme de quelques années d’expérience, la main évolue. Elle sera parfois
attirée, sans que l’on puisse expliquer pourquoi, au lieu précis où il faut travailler, aux
dysfonctions les plus résistantes et ce, indépendamment des évènements révélés par
l’anamnèse. Ce n’est pas elle qui permet d’établir le diagnostic ostéopathique, qui doit guider
le traitement, elle ne sert en effet qu’à valider la pertinence ou non (par le diagnostic
d’exclusion) de la mise en œuvre ici et maintenant d’un traitement ostéopathique. Quitte à la
reconsidérer ultérieurement, l’anamnèse devrait même être oubliée pour un temps pour éviter
de tomber dans le piège des symptômes qui ne représentent que le sommet d’un iceberg. La
main permet en revanche de savoir à quel endroit du corps, parfois très surprenant, les
évènements traumatiques (psychiques et physiques) se sont inscrits et dans le meilleur des cas
pourquoi là précisément. Venant dénouer ce nœud qui s’était ancré entre corps et esprit, le
traitement permet souvent par ailleurs de libérer une parole, des mots qui ne pouvaient
s’exprimer jusqu’alors pleinement que par des maux.
L’interprétation et le sens des différentes inscriptions dans le corps, leur persistance sont sans
aucun doute le défi le plus important à relever face à un patient. Peut-on alors parler d’un
autre sens, celui de l’intuition de la main qui nous guiderait? C’est sûrement là, la tâche la
plus délicate de cette étape de la formation.
28
En effet, celle-ci a malheureusement pour objectif essentiel d’apprendre l’étudiant à répondre
directement à une plainte précise, alors même que parfois il faudra pour cela prendre des
chemins très détournés, voire ne pas y répondre du tout dans l’immédiat. On retrouve ici la
nécessité de décoder, d’interpréter avec la main ce qui se cache sous le discours du patient,
donc de lâcher prise sur l’anamnèse.
La main de l’ostéopathe est donc là pour nous rappeler que cette médecine est une science,
une technique, mais aussi un art au sens musical du terme : le piano, la guitare, la danse ne
sont pas seulement des techniques de virtuose car un virtuose peut accomplir une performance
sans pour autant nous émouvoir, nous toucher.
Avec l’expérience, la main qui accomplit le geste ostéopathique ne relève plus seulement du
domaine de la technique : elle n’est plus un simple organe tactile mais devient en outre le
respect, le tact, la mesure, la sollicitude même, dans la relation singulière à l’autre. C’est bien
cette posture qu’il convient de viser à transmettre au cours de la formation : Le geste
ostéopathique amène, comme le souligne Jean-Marie Gueullette dans sa conférence sur la
beauté du geste, à « une réflexion éthique ».
29
CONCLUSION
« Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais
parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains ». Aristote en écrivant cette
phrase répondait à Anaxagore qui avait dit : « C'est parce qu'il possède une main que l'homme
est le plus intelligent des vivants. » Qui a raison, Anaxagore ou Aristote? Ces deux formules
ne sont-elles pas comme les deux faces d’une même monnaie? En effet, c’est ce que Jean
Brun évoque dans l’Introduction de son ouvrage46 :
« Cette opposition de points de vue semble poser le problème de savoir si du
prendre au comprendre la conséquence est bonne, ou si elle l’est, tout au contraire,
du comprendre au prendre. […] Le comprendre n'est pas un simple épiphénomène
du prendre pas plus que le prendre n'est une simple application exécutoire du
comprendre : prendre et comprendre impliquent deux expériences qui se situent
toutes deux au cœur même de cette exploration de la Dimension où se meut toute
existence humaine, Dimension qui ne représente pas seulement le cadre spatial de
déplacements possibles, mais qui se déploie surtout comme l'entre-deux qu'implique
toute conscience d’autrui. »
Et conclut :
« Prendre et comprendre ne sont ni des activités purement mécaniques ni des
spéculations purement intellectuelles, ce sont des aspects de cet effort de l'homme
pour se récupérer et se saisir lui-même. »
Si, dans la psychogenèse présentée par J. Piaget, le passage du « réussir » au « comprendre »
s’inverse vers l’âge de 11-12 ans, c’est bien qu’il y a implications réciproques entre la pensée,
le savoir, l'intelligence d'une part, et d'autre part la faculté d'agir et de sentir par la main. La
main humaine ne serait pas ce qu’elle est sans les facultés mentales correspondantes, et
réciproquement. L’homo faber de la préhistoire aurait-il pu être faber s’il n’était déjà
sapiens ?
« La nature a donné à l’homme la faculté de prendre parce que lui seul avait la
mission naturelle d’entreprendre et de comprendre. »47
46
47
J. Brun, op.cit. p. 9.
J. Brun, op.cit. p. 22.
30
Je dois préciser que la référence à Piaget n’aura été pour moi qu’un heureux hasard, une
occasion de prendre un virage important dans ma pratique pédagogique. En effet, la grille de
lecture proposée par Piaget pour rendre compte du progrès scientifique et technique dans la
psychogénèse ne s’applique pas stricto sensu au problème pédagogique de la transmission du
savoir et du savoir-faire ostéopathique, où le mot « réussir » renvoie à deux problèmes
successifs :
- établir un diagnostic adéquat par le toucher (savoir-faire) en rapportant une perception
tactile à un savoir acquis durant la formation,
- puis opérer un traitement adéquat (savoir-faire conforme à un savoir) en agissant sur le
corps, « au bon endroit, au bon moment », afin de rétablir un équilibre perdu.
Comment faire sans savoir ? Question du profil « comprendre pour réussir »
Comment savoir sans faire ? Question du profil « réussir pour comprendre »
Par ailleurs, la conquête du savoir scientifique et technique dans l’histoire de l’humanité ainsi
que dans la psychopédagogie de l’enfant d’une part et, d’autre part, la transmission du savoir
et du savoir-faire ostéopathique ne représentent donc ni le même parcours, ni la même
finalité. Cette dernière, au-delà de la technique, met en jeu le soin, la relation et la
rencontre entre deux êtres.
La réflexion, proposée tout au long de l’année dans ce D.U., m’a incitée à reprendre toutes ces
questions fondamentales qui me préoccupaient déjà et que je n’avais partagées jusqu’alors, en
rentrant de mes cours, qu’en milieu familial restreint.
La richesse de la formation délivrée cette année dans le cadre de ce D.U. a motivé et stimulé
la mise en écriture de ce travail réflexif qui retrace en conscience les moments de basculement
dans ma vie d’ostéopathe enseignante. Je comprends désormais que, si la main tient une place
essentielle dans la formation au métier d’ostéopathe, la transmission tient une place tout aussi
importante dans ma vie aujourd’hui : on ne peut garder pour soi les richesses que l’on a
reçues. Mais il en va surtout de la pérennité de l’ostéopathie qui est tout à la fois une science,
un art et une philosophie.
Il s’avère que, dans la relation formateur / apprenant, se joue autre chose de plus complexe, en
effet, la transmission devrait davantage s’élaborer pour l’apprenant sur les représentations de
ce qu’est la posture perceptive du formateur plutôt que sur des injonctions.
31
Les difficultés que j’ai traversées au cours de ma formation m’ont sûrement permis de
comprendre celles des apprenants. Étant moi-même, sans le savoir au moment de ma propre
formation, dans le profil des « percevoir pour connaître », j’ai dû, faute d’une pédagogie
adaptée, capituler devant l’approche crânienne mais j’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer
sur une autre méthode qui m’a préservée de l’issue fatale de ces candidats malheureux.
Par la place essentielle qu’occupe la main dans la pratique ostéopathique, le formateur serait
impardonnable d’empêcher ceux qui « ont une main » d’accéder à une vie professionnelle
centrée sur celle-ci en tant qu’espace de dialogue et véhicule d’harmonie.
Prendre en main, c'est accepter, recevoir, mais aussi soumettre à sa volonté. Hubert Reeves dit
que nous avons deux yeux: celui qui observe et celui qui contemple.
« Faire en sorte que l'œil qui scrute, qui analyse et qui dissèque vive en harmonie et
intelligence avec celui qui contemple et vénère […]. Nous ne pouvons pas vivre une
seule démarche, sous peine de devenir fou ou nous dessécher complètement. Il nous
faut apprendre à vivre maintenant en pratiquant à la fois la science et la poésie, il
nous faut apprendre à garder les deux yeux ouverts en même temps. »
De même, n'avons-nous pas deux mains (en une), la main de la Raison qui comprend et
entreprend, reçoit et donne du sens, et la main du Cœur qui comprend (compatit), qui donne et
qui reçoit des sentiments?
La transmission par la posture devrait être pénétrée de la même sollicitude à l’égard de
l’apprenant que celle qui sous-tend la relation entre le thérapeute et le patient. Cette
transmission serait évidemment beaucoup plus riche dans une relation directe et personnelle
telle qu’elle s’établit dans le compagnonnage. Celui-ci, contribuerait davantage à la
production de sens, en abordant les notions de sensation, d’imaginaire, et de représentation,
notions qui pourraient en outre faire l’objet d’une autre recherche.
A la question initiale du « comment ne pas condamner à l’échec » des étudiants qui présentent
des qualités essentielles à l’exercice de l’ostéopathie, j’ai tenté cette année de répondre en
imaginant d’autres stratégies. C’est pourquoi à l’image de ce que nous avons vécu au sein du
D.U. en groupe restreint, j’ai scindé les promotions en ateliers de 12 étudiants au maximum
pour la pratique, ce qui est une première là où j’enseigne. Cette segmentation a été très
appréciée des étudiants et j’ai eu la chance d’être suivie dans ce souhait par la direction mais
je n’ai pas aujourd’hui le recul suffisant pour formuler des conclusions sur la qualité de la
transmission.
32
ANNEXES
Annexe 1 Aristote
« Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais
parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent
est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble
bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu
des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la
nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main. Aussi ceux qui disent que l’homme n’est
pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que dit-on, il est sans
chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres
animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer
pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et
pour faire n’importe quoi d’autre, et ne doivent jamais déposer l’armure qu’ils ont autour de
leur corps ni changer l’arme qu’ils ont reçue en partage. L’homme au contraire, possède de
nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir
l’arme qu’il veut quand il veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou
toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de
tout tenir. »
Aristote, Les Parties des Animaux, IV, § 10, 687 a8.
Annexe 2 Fiche de lecture J. Piaget Réussir et Comprendre
A travers des exercices, des problèmes pratiques, proposés à des enfants, l’auteur veut
montrer les rapports dialectiques de l’action et de la pensée, donc du « faire » et du
« connaître » où « technique = réussir » et « science = comprendre ». Il ne s’agit pas ici de la
transmission d’un savoir et d’un savoir-faire mais de l’analogie entre le progrès scientifique et
technique réalisé par l’humanité depuis la préhistoire et l’enfant dans le développement de ses
capacités intellectuelles devant les problèmes pratiques.
Or cette dialectique entre théorie et pratique concerne la pédagogie en général : le savoir et le
savoir-faire doivent se conjuguer mais chacun des apprenants a besoin soit de comprendre
pour réussir soit, inversement, de réussir pour comprendre.
Citations p. 237 : « Réussir, c’est comprendre en action une situation donnée à un degré
suffisant pour atteindre des buts proposés, et comprendre, c’est réussir à dominer en pensée
les mêmes situations jusqu’à pouvoir résoudre les problèmes qu’elles posent quant au
pourquoi et au comment des liaisons constatées et par ailleurs utilisées dans l’action. »
33
p. 241 : « En un mot, comprendre consiste à dégager la raison des choses tandis que réussir
ne revient qu’à les utiliser avec succès, ce qui est certes une condition préalable de la
compréhension, mais que celle-ci dépasse puisqu’elle en arrive à un savoir qui précède
l’action et peut se passer d’elle. »
Annexe 3
Autres citations de J. Brun
Référence à l’intersubjectivité
p. 11 : […] « Toutes les prises qui se prolongent dans des entreprises où l'outil permet de
passer la main ne doivent pas nous faire oublier ce qu'il y a de simple, de profondément
tragique de vraiment significatif dans le geste de l'homme qui cherche à donner la main à
quelqu'un d'autre ou à prendre une main dans la sienne afin de parvenir à quelque expérience
de la coïncidence dont l'impossibilité éclaire tout le sens.»
Chapitre VIII : « La Main et le toucher »
p. 110 : « Il est essentiel de distinguer soigneusement le tact du toucher et de ne pas réduire
celui-ci à celui-là. Les physiologistes, voire les psychologues, étudient le tact [...]. La
perception tactile relève de la psychobiologie parce qu'elle appartient au vivant, le toucher,
lui, intéresse le philosophe parce qu’il relève du domaine existentiel du vécu.»
p. 111 : « La main qui touche ne heurte pas, du moins par essence [comme dans le cas de la
quille d'un navire qui "touche" le fond quand le tirant d'eau est insuffisant]. Grâce à elle,
l'organisme dont elle est la messagère tente d'aller au-delà de lui-même et d'incorporer ce qui
est là, ou à s'incorporer à ce qui est hors de lui. » [...] Le toucher implique la volonté et le
désir de suivre une surface et d'épouser une forme; loin d'être l'extériorisation d'un
antagonisme, le toucher ausculte, pour ainsi dire, le corps étranger. C'est pourquoi la main qui
touche est une main qui explore un contour, tâte une consistance, frôle une surface, enserre un
volume, soupèse un poids, décèle ou apprécie une chaleur. Grâce à elle, l'organisme dont elle
est la messagère tente d'aller au-delà de lui-même et d'incorporer ce qui est là, ou à
s'incorporer à ce qui hors de lui. »
p. 112 : La main qui touche est « à la fois un agent et un interprète de développement de
l'esprit ». Il n'y a donc pas de toucher sans intention de toucher car la main qui va toucher
n'est pas mue du dehors comme l'est un appareil recevant des messages qui le dirigent.
34
C'est la conscience qui, à travers la main mais non sans elle, va toucher. » [...] « Lorsque de sa
main l'homme touche, il tente d'émigrer hors de sa corporéité pour aller à la rencontre de
l'autre, et cette expérience s'achève par un retour sur lui-même, retour chargé d'affectivité et
peut-être de drames dans la mesure où, par le toucher, l'homme est sans cesse renvoyé à son
moi. Car le toucher est le seul de nos sens à être chargé de ce que E. Minkovski appelle un
"élément de réciprocité", toucher c'est être en même temps touché par ce que l'on touche:
l'œil peut voir sans être vu, l'oreille écoute sans être entendue, mais la main ne peut toucher
sans être elle-même touchée.
p. 113 : « Par la main qui touche, le moi va vers l'autre; par sa main touchée il va vers soi.
Dans cet entre-deux se trouve la Dimension du monde. La main qui touche constitue, avec le
langage, la suprême tentative de tout être pour abolir la séparation spatiale physiquement
vécue par chaque moi qui incarne toujours un ici dont il ne peut se dépouiller. [...] La main
qui prend vise à comprendre, la main qui touche espère parvenir à connaître. »
La caresse :
p. 143 : « La caresse est […] Expérience et solitude impartageables et qui précisément sont
invivables à un parce qu'elles sont invivables à deux. La caresse s’efforce alors d’éveiller en
celui qui n’en peut mais, le sentiment d’une aide qui s’offre comme une communion dans la
déréliction et comme un éveil à une vie nouvelle : elle se donne comme une mémoire qui
accueille, délivre et recrée. »
*****
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BIBLIOGRAPHIE
J. Piaget, Réussir et comprendre, Paris : Éd. Presses Universitaires de France, 1974. Avantpropos et conclusion de l’ouvrage.
J.M. Gueullette, L’Ostéopathie, une autre médecine, Rennes : Éd. Presses Universitaires de
Rennes, 2014. (Préface, Introduction, chapitre II, p. 60 à 71, chapitre VIII p.185 à 193,
conclusion)
J.M. Gueullette, conférence du 18 novembre 2014 « La beauté du geste ».
J.M. Gueullette, article « La main, à paraître dans la revue Ethnographiques.org, 2015. »
M. Merleau-Ponty : Phénoménologie de la Perception Paris, Gallimard, 1945, (TEL 274- 276),
(texte étudié au cours du D.U.).
P. Chauffour, E. Prat, Le Lien Mécanique Ostéopathique, Théorie et Pratique, Vannes, Éd.
Sully, 2003.
A. Cassoura, L’Énergie, l’émotion, la pensée au bout des doigts : au-delà de l’ostéopathie,
Paris, Éd. Odile Jacob, 2010.
J. Brun, La Main et l’Esprit, Éd.Sator, 1986, p. 9 à 11 et chapitre VIII : « La main et le
toucher », p. 107 à 113.
Aristote, Les Parties des Animaux, IV, § 10, 687 a8.
S. Gerbaud, L’apprentissage de l’ostéopathie en France: une étude d’anthropologie filmique,
thèse 2008.
Sessions du D.U. : Madame Vinay, Laurent Denizeau, Jean-Marie Gueullette, Artur Juvanon,
Jacques Marblet, Yan Plantier, Fabien Revol.
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