Ciel de feu

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Ciel de feu
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Samedi 22 mai 2010
Home Valley, Ohio
— Sarah, tu ne vas pas me croire si je te dis qui arrive
à l’instant. Il vient juste faire un saut, ce sont ses propres
mots. Alors, tu donnes ta langue au chat ? C’est Jacob ! En
plus, il conduit une de ces bagnoles… Drôlement belle, tu
sais. Il s’est garé tout près de la grange.
En entendant les mots prononcés par son petit frère,
Sarah Kauffman sentit son ventre se nouer. A une époque,
Jacob avait compté pour elle. Mais, depuis qu’il avait
été excommunié, il lui était verboten de venir ici. Elle
ne voulait plus avoir le moindre contact avec son ancien
fiancé, mais il fallait pourtant que quelqu’un l’éloigne de
Gabe et de sa bande de copains. La famille de Sarah avait
invité les adolescents à faire la fête chez eux, ce soir. Ici,
on appelait ça une « danse champêtre », même si les jeunes
passaient souvent plus de temps à se bécoter et à fumer
des cigarettes qu’à danser.
— Si tes amis ne lui disent pas de partir, je m’en chargerai moi-même, lança Sarah en contournant la longue
table couverte de victuailles.
Elle s’immobilisa deux ou trois secondes devant la
porte de la grange, puis se tourna vers son petit frère, le
visage fermé.
— Jacob a une mauvaise influence sur les autres, et
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vous, les jeunes pousses, vous n’avez pas besoin de ça
durant cette période d’expérimentation !
Sur ces mots, Sarah se précipita au-dehors et descendit
la butte sur laquelle s’élevait la grange, balayant du regard
les adolescents éparpillés autour des carrioles de la famille
et des invités. Quelques mètres plus loin, avec ses phares
toujours allumés, la voiture rouge de Jacob brillait de
mille feux.
Non, songea Sahara, le rougeoiement ne venait ni de la
couleur criarde de cette automobile mondaine ni de ses
phares allumés. Il venait de plus haut, de plus loin. Une
lumière flamboyante qui créait un contre-jour et transformait les carrioles en sombres silhouettes.
La main en visière, elle plissa les yeux pour mieux
distinguer les teintes étranges qui dansaient dans le lointain. Leur éclat semblait gagner en intensité de seconde
en seconde. Ça ne venait pas de la propriété familiale,
mais de l’autre côté du champ, qui venait d’être semé et
qui s’étendait jusqu’à la ferme de Mgr Esh.
Ignorant Jacob qui l’interpellait, Sarah pointa le doigt,
bras tendu, en direction de l’horizon embrasé de couleurs
vives et ondoyantes. Mais Jacob parut se méprendre sur
la signification de ce geste.
— Non, je ne m’en irai pas ! lança-t‑il. Je suis venu pour
dire bonjour à mes anciens amis, et à toi en particulier.
Alors pas question de partir avant qu’on ait pu causer,
tous les deux.
Mais c’est à peine si Sarah prêta attention à ces mots,
prononcés avec une diction toujours aussi hasardeuse.
Quelle était donc cette étrange lueur ? Se pouvait‑il que
ce soit la lune basse qui incendiait ainsi l’horizon ? Ou
peut‑être quelqu’un qui brûlait des branches ? Non… Non !
C’était la grange où elle avait peint son premier patchwork.
Celui qu’elle venait juste de commencer à agrandir… La
grange de Mgr Esh était la proie des flammes !
— Au feu ! Au feu ! se mit‑elle à crier. Au feu ! Là-bas !
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La grange des Esh est en train de brûler ! Quelqu’un a un
téléphone ? Il faut appeler les pompiers !
Elle releva ses longues jupes pour pouvoir courir, se
frayant un chemin à travers les adolescents éparpillés autour
des carrioles. Elle frôla d’abord un couple enlacé au sol
(et qui se releva d’un bond à son passage), puis manqua de
trébucher sur des canettes de bière qui jonchaient l’herbe.
Alcool et bécotage… Pas étonnant que leurs invités n’aient
pas remarqué l’incendie !
Elle passa à toute vitesse devant la grossdaadi haus où
Martha, sa petite sœur, s’occupait ce soir de leur Grossmamm
de quatre-vingts ans, puis elle longea le jardin familial
avant de s’enfoncer dans le champ.
Labourant le sol humide, ses pieds s’enfonçaient jusqu’aux
chevilles à chacune de ses foulées. Elle trébucha deux fois,
amortissant sa chute de ses mains désormais couvertes de
terre. Mais c’était le plus court chemin jusqu’à la grange en
feu. Même si elle avait sauté dans une carriole ou dans la
voiture de Jacob, il lui aurait fallu plus de temps. Schnell !
Schnell ! Plus vite, Sarah, plus vite ! s’encouragea-t‑elle.
Des vies humaines étaient peut‑être en jeu, sans compter
les chevaux, la paille et le foin stockés, la vieille grange
elle-même et les motifs traditionnels amish qu’elle avait
mis tout son cœur à peindre au-dessus de la porte.
Hors d’haleine, tourmentée par un point de côté, elle
trouva la force de courir les derniers mètres jusqu’à la
maison que Joseph Esh, l’évêque, partageait avec sa femme
Mattie. Sarah avait été si proche de leur fille Hannah qu’ils
étaient devenus un peu comme ses seconds parents.
Se trouvaient‑ils chez eux, ce soir ? Déjà au lit, peut‑être ?
Leur maison semblait plongée dans le noir, mais le halo
des lampes à pétrole n’était pas toujours visible de l’extérieur. Etaient‑ils au courant du drame qui se jouait en ce
moment même ? Savaient‑ils que leur gagne-pain s’envolait
en fumée ? Que les flammes consumaient leurs moyens
de subsistance ? Sarah les voyait s’échapper, sauvages et
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comme triomphantes, du haut comme du bas de la grange.
Peut‑être les pompiers pourraient‑ils se servir des échelles
qu’elle avait installées pour agrandir sa peinture.
Atteindre le jardin de l’évêque lui sembla prendre une
éternité. Elle ne cessait de crier « Au feu ! Au feu ! », mais,
pour le moment, les Esh restaient sourds à ses appels. Elle
espérait surtout que personne n’était prisonnier des flammes,
et qu’on parviendrait à sortir les chevaux d’attelage, s’ils
avaient été rentrés là pour la nuit. Sarah connaissait cette
grange aussi bien que celle de sa famille. C’était là qu’elle
avait joué avec Hannah et Ella, quand elles étaient petites ;
là qu’un peu plus grandes elles avaient appris à prendre
soin des animaux ; là, enfin, que l’évêque avait eu la bonté
de lui laisser peindre son premier patchwork, puis de lui
permettre de l’agrandir quand il avait vu l’accueil globalement favorable que recevait son travail.
A bout de souffle mais dopée par l’adrénaline, Sarah
trébucha de nouveau dans le jardin des Esh. Sa jupe longue
et ses mains étaient maculées de boue, et des mottes de
terre formaient une croûte molle autour de ses chaussures.
La chaleur de fournaise la fouetta au visage. La lueur qui
irradiait quelques minutes plus tôt du grenier à foin s’était
transformée en un monstre dansant, un serpent à vingt têtes
qui cherchait à s’évader de la grange, léchant les fenêtres
et refermant ses griffes orangées sur les avant‑toits. Sans
cesser de crier, elle tambourina des deux poings sur la
porte arrière de la maison. Mais personne ne se manifesta.
Elle fit volte-face pour se diriger vers la grange et
vit que Jacob, Gabe et quelques autres garçons l’avaient
suivie à travers champ. Se protégeant les mains à l’aide
d’un vêtement, ils soulevèrent la barre qui bloquait la
porte coulissante. L’air qui s’engouffra à l’intérieur de la
grange, lorsqu’ils déplacèrent un des lourds panneaux de
bois, ne fit qu’aviver les flammes. Celles-ci émirent un
grand bruit de soufflerie, obligeant tout le monde à reculer
précipitamment. Le monstre se mit à cracher des rafales
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incandescentes qui semblaient tout droit sorties des entrailles
de l’enfer. Sarah voyait ses langues de feu qui dardaient
jusqu’à son patchwork de deux mètres sur deux. Elle avait
commencé à l’agrandir aujourd’hui même, juchée sur une
mince planche qui formait un pont entre deux échelles de
bois que les flammes avaient déjà commencé à dévorer.
Voir son patchwork brûler avec la grange ajoutait à sa
détresse. Comme elle avait été fière de son travail ! Fière de
la beauté de ces motifs traditionnels que Mgr Esh lui avait
demandé d’exécuter selon la méthode déshabiller Pierre
pour habiller Paul, soit une alternance du même bloc dont
les couleurs étaient chaque fois inversées. Cela rappellerait
à ses fidèles que Pierre et Paul étaient des apôtres d’égale
importance, lui avait‑il expliqué. Une leçon biblique, même
sur la façade d’une grange.
Horrifiée, Sarah regarda le serpent de feu engloutir
les blocs les uns après les autres. Les jolis cercles blancs
parfaitement tracés sur un fond bleu ; les jolis cercles bleus
parfaitement tracés sur un fond blanc. La peinture cloquait
et se craquelait sous l’effet de la chaleur. Son imagination
lui jouait‑elle des tours, ou les couleurs coulaient‑elles
vraiment comme du sang ? Etait‑ce le signe qu’elle avait
péché par orgueil en demandant à l’évêque de la laisser
peindre sur sa grange ? N’avait‑elle pas éprouvé trop de
fierté à contempler son patchwork ? N’avait‑elle pas trop
goûté l’attention suscitée par son travail ? Elle s’était même
sentie un peu flattée lorsque le journal local avait publié
en première page une photographie du patchwork et de
son auteur (prise de dos, bien entendu). N’était‑ce pas là
une conduite bien trop matérialiste ? Si, sûrement… Mais
force était de reconnaître qu’elle se sentait différente de
ses frères et sœurs amish depuis tellement longtemps…
Sarah chassa aussitôt cette pensée, consciente que cette
façon de raisonner était dangereuse, et qu’elle pouvait
même constituer un péché.
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— Les chevaux sont dans le champ situé au sud ! cria
quelqu’un.
Dieu soit loué ! Au moins, les six gros percherons qui
tiraient le matériel de la ferme étaient sains et saufs.
— Les Esh ne doivent pas être chez eux ! cria-t‑elle
à son tour.
Son regard glissa sur Jacob, qui parlait avec son frère
et les autres garçons. Elle était décidée à l’ignorer, mais il
en fallait plus pour le décourager.
— J’ai appelé les pompiers avec mon téléphone portable !
hurla-t‑il en s’approchant d’elle. Ils vont venir AVQP !
Elle ignorait ce que voulait dire « à vécupé », mais elle
ne lui demanda pas de précision.
— Et les chevaux d’attelage ? demanda-t‑elle en lui
adressant pour la première fois la parole. Ils ne sont pas
non plus dans la grange ?
— Non, sinon on les entendrait, même avec ce boucan !
lança le jeune homme en s’approchant encore plus près d’elle.
Cela faisait des mois que Sarah ne l’avait pas vu, et elle
avait du mal à distinguer son visage. Jacob n’était qu’une
imposante silhouette qui se découpait dans la lueur des
flammes bondissantes. Le monstre de feu poussa un rugissement assourdissant et quelque chose de lourd s’effondra
à l’intérieur. Des milliers d’étincelles dorées s’échappèrent
entre les vieilles planches du bâtiment. Des hirondelles
rustiques qui nichaient sous l’avant‑toit se mirent à tournoyer follement autour des nuages de cendres et de braises.
Il sembla à Sarah que les pompiers mettaient une
éternité à arriver d’Homestead, le village le plus proche.
Lorsque les sirènes retentirent enfin dans le lointain, il
fallut attendre encore deux ou trois minutes avant qu’un
camion ne vienne s’immobiliser devant la grange dans un
crissement de pneus. Elle dénombra trois Amish parmi
les six pompiers volontaires qui bondirent du véhicule.
La voiture du shérif Freeman arriva dans la foulée, ses
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portières libérant d’autres pompiers alors que les roues
tournaient encore.
Ils pompèrent l’eau stockée dans le camion pour alimenter
les deux lances, et une fois cette réserve — rapidement —
épuisée ils utilisèrent l’eau de l’étang. Il était trop tard pour
sauver la grange, et les pompiers s’employèrent surtout
à préserver la maison et les autres bâtiments des débris
enflammés qui volaient alentour.
La nouvelle s’était répandue comme une traînée de
poudre dans la vallée, et plusieurs Amish convergeaient
en carrioles vers le ciel embrasé. Quelques automobiles
de voisins anglais se mêlaient au cortège. Avant même
l’arrivée au galop des Esh, de retour d’une visite à la sœur
de Mattie, qui habitait de l’autre côté de la vallée ; avant
même que Peter Clawson, le propriétaire et rédacteur en
chef du journal local, ne commence à prendre des photos,
la vieille grange et son beau patchwork peint par Sarah
avaient été réduits en cendres.
Nathan MacKenzie décrocha malgré l’heure plus que
tardive. Son réveil digital indiquait 3 h 24. Quelque chose
de très grave avait dû se produire pour qu’on l’appelle au
milieu de la nuit, et il croisa les doigts pour que ça ne
concerne pas sa mère adoptive.
— Allô ? dit‑il en tâchant de prendre une voix ferme
malgré le sommeil et les battements un peu trop rapides
de son cœur.
C’était son patron, le responsable de la sécurité civile
pour l’Etat de l’Ohio.
— Nate, lança Mark Lincoln sans préambule, j’ai besoin
que tu te rendes sur les lieux d’un gros incendie en pays
amish. Je veux que tu sois sur place avant le lever du soleil.
— En pays amish ? répéta Nate MacKenzie en passant
la main dans ses cheveux courts. Au nord-est de l’Etat
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mais au sud de Cleveland, c’est ça ? Ce secteur est sous
l’autorité de Stan Comstock.
— Tout juste, mais Stan est parti assister au mariage de
sa fille à Hawaii, et il ne sera pas de retour avant une dizaine
de jours. C’est une grosse grange qui a brûlé, Nate. Elle a été
entièrement détruite. Aucune victime à déplorer, mais c’est
une perte immense pour les propriétaires. Deux pompiers
volontaires ont été légèrement blessés par la chute d’une
poutre. Ils auraient dû se trouver à l’extérieur au moment
où c’est arrivé, et je ne suis pas certain qu’ils aient bien
respecté les consignes de sécurité. Je viens juste d’avoir
le shérif du comté et le rédacteur en chef du journal local
au téléphone. Je vais t’envoyer par mail ce que je sais de
cette affaire et j’y joindrai les coordonnées GPS du lieu de
l’incendie. C’est une zone rurale qui s’appelle Home Valley,
dans la campagne qui entoure le village d’Homestead.
Ça fait partie du comté d’Eden et c’est drôlement joli, par
là-bas. Tu verras, c’est tout vallonné.
— Il s’agit d’un incendie criminel ?
— On n’en saura rien tant que tu n’auras pas emporté
VIIC chez les Amish pour regarder tout ça de plus près.
Le truc, tu vois, c’est que le journaliste du coin avec qui
je viens de parler m’a dit que les Amish de Pennsylvanie
ont été victimes d’une vague d’incendies criminels il y
a deux ans de ça. Apparemment, ça venait de gens qui
n’apprécient pas leur façon de vivre et qui ont cru bon de
le faire savoir par ce moyen-là. On ne peut pas prendre le
risque que ça recommence dans l’Ohio. Mais il va falloir
faire preuve de doigté, dans cette affaire, Nate. Il ne s’agit
pas de débouler dans cette communauté comme un gros
lourd, même si VIIC est de la partie, tu me suis ?
— Bien sûr, répondit Nate en cherchant à tâtons son
jean dans l’obscurité.
VIIC était un des deux véhicules bourrés de technologie ultramoderne dont disposaient la sécurité civile et
son Bureau d’enquêtes sur les explosions et les incendies
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criminels. Et Nate considérait VIIC comme la compagne
idéale lorsqu’il devait travailler loin de ses bases.
— Tu connais un peu la communauté amish ? demanda
Mark.
— De la bonne nourriture, des meubles faits maison,
des couvertures matelassées en patchwork, des carrioles,
des habits comme dans La Petite Maison dans la prairie,
pas d’électricité, des traditions anciennes et… et voilà !
Qu’est‑ce que tu en dis ?
— Un peu sommaire, voilà ce que j’en dis. Quand tu
auras un moment, fais des recherches sur leurs croyances
et leur mode de vie. Ou, mieux encore, trouve un Amish
en qui tu aies confiance et qui puisse jouer les guides pour
toi. Ces gens-là ont une façon bien particulière de penser,
et l’idéal serait qu’un des leurs te serve d’interprète. Sache,
en tout cas, que quelles que soient les conclusions de ton
enquête ils te diront que c’était la volonté de Dieu. Ils
reconstruiront leur grange et pardonneront à l’incendiaire,
s’il s’agit bien d’un acte criminel.
— Eux pardonneront peut‑être, mais pas moi, grommela
Nate après que Mark eut raccroché.
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