La « Science Régionale » : Point de vue d`un - cemi

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La « Science Régionale » : Point de vue d`un - cemi
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La « Science Régionale » : Point de vue d’un
économiste.
Présentation faite au séminaire
Problèmes du développement régional en Russie :
Le cas du District Fédéral « Sud »
Paris
Lundi 20 et mardi 21 novembre 2006
J. Sapir1
(CEMI-EHESS)
La notion de « Science Régionale » est apparue au tournant des années 19502, avec la
création à l’impulsion de Walter Isard de la Regional Science Association. Il s’agissait d’un
processus venant compléter l’émergence d’une problématique – la spatialisation des activités
économiques – issue du XIXè siécle et à l’origine duquel on trouve tout autant des
géographes (von Thünen, Christaller), des économistes (Marshall) et des sociologues
(Weber). Le champ couvert est bien celui d’une synthèse entre de nombreuses disciplines,
Géographie, Sociologie, Economie, mais aussi Anthropologie, Urbanisme, Droit et Sciences
Politiques3.
La Science Régionale se constitue comme la réponse d’une communauté scientifique
diversifiée à une double interrogation :
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Une interrogation théorique, que l’on peut résumer sous la forme suivante :
comment penser la dialectique entre la création sociale des espaces à travers les
activités humaines et l’impact de la dimension spatiale et des contraintes naturelles
qui en découlent sur ces dernières.
Une interrogation de nature politique et sociale, formulée par les
gouvernements et les administrations publiques en direction de la communauté
scientifique : comment corriger des déséquilibres importants dans le
développement et la répartition des activités économiques (cas de la France avec la
parution de l’ouvrage Paris et le désert français publié en 19474), comment
résoudre des problèmes de développement local ou rendre compte de dynamiques
économiques particulières (cas de l’Italie avec tout d’abord le « Mezzogiorno »
Directeur d’études à l’EHESS et directeur du CEMI-EHESS. Contact : [email protected]
G. Benko, La Science Régionale, PUF, coll. Que Sais-Je ?, Paris, 1998.
3
W. Isard, Introduction to Regional Science, Prentice Hall, Englewood Cliffs, NJ, 1975.
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Sur les débats français qui vont conduire à la notion d’aménagement du territoire, G. Benko, , La
Science Régionale, op.cit., pp. 63 et ssq.
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puis le développement de la « troisième Italie »5), enfin comment penser la gestion
d’un espace national immense (cas des Etats-Unis mais aussi de la Russie et de
l’URSS ou du Brésil). Cette demande de nature politique tend à se renforcer avec
l’émergence d’autorités locales dont les compétences ont été accrues avec les
réformes dites de décentralisation (cas de la France après 1982).
On voudrait donc, dans cette présentation, tenter de montrer que les économistes, en dépit de
certaines réticences, peuvent avoir un apport particulier pour répondre à ces deux
interrogations. Ils peuvent contribuer à mieux construire le concept de « région » dont la
polysémie est souvent source de confusion.
I. Hésitations et apports de l’économie à la « Science Régionale ».
Penser l’espace, tout comme penser le temps, représente un réel défi pour la science
économique. Ceci n’est pas sans conséquences quant à la contribution potentielle d’un
économiste aux études régionales et, eu delà, à la Science Régionale. Il faut rappeler que la
pensée économique dite orthodoxe, celle qui s’inscrit dans la logique libérale puis
néoclassique éprouve les plus grandes difficultés à penser l’espace. C’est donc au sein des
courants hétérodoxes que se développe principalement une réflexion compatible avec la
« Science Régionale ».
I.I. Les hésitations de la pensée économique orthodoxe.
Les hésitations théoriques vis-à-vis de la spatialisation des activités économiques est
un défaut caractéristique des approches orthodoxes. Ceci est dû à plusieurs raisons :
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Tout d’abord l’axiomatique « offre/demande » est par nature dé-spatialisée. Les
espaces différents sont – au mieux – perçus à travers des dotations en facteurs
différentes, qui peuvent conduire à une complémentarité dans le cadre du
commerce international. Ainsi la théorie ricardienne des avantages comparatifs (et
sa variante moderne H-O-S) conçoivent les espaces locaux comme des « briques »
d’un méta-espace global unifié par le Libre-Echange6. L’existence d’espaces
économiques nationaux est certes reconnue par les économistes classiques et leurs
successeurs du XIXè siècle, mais cette existence renvoie en réalité à une
imperfection de nature institutionnelle : la présence de droits de douane qui
« cassent » le processus d’unification et d’homogénéisation du méta-espace
économique.
L’axiome du comportement maximisateur nie la pertinence des contextes locaux
(en raison de l’hypothèse d’indépendance des préférences individuelles)7, et se
contente d’intégrer l’espace sous la forme d’une contrainte de coût8. Le modèle du
A. Bagnasco, Tre Italie. La problematica territoriale dello svillupo economico italiano, Il Mulino,
Bologne, 1977. Voir aussi G. Becattini (ed.), Modelli locali di sviluppo, Il Mulino, Bologne, 1989.
6
On trouve un bon résumé de ce paradigme dans W. Ethier, « National and International Return to
Scale in the Modern Theory of International Trade » in American Economic Review, vol. 72,
n°3/1982.
7
B. Guerrien, La Théorie néo-classique. Bilan et perspective du modèle d’équilibre général,
Economica, Paris, 1989, 3ème édition.
8
Ce que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les modèles dits « de gravité » en théorie du commerce
international. Voir J.E. Anderson, « A Theoretical Foundation for the Gravity Equation » in American
Economic Review, vol. 69, n°1/1979, et J.H. Bergstrand, « The generalized gravity equation,
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comportement de l’agent est unique, dans l’espace et dans le temps. Le problème,
comme Kirman l’a montré, est que rien ne prouve que l’agent représentatif de
l’agrégation d’agents individuels maximisateurs soit lui aussi un maximisateur9. Il
y a là un défaut d’origine dans le raisonnement de l’économie standard qui
provient de ce que l’on appelle le « problème de l’agrégation ». Or, en supposant
des espaces locaux créant des contextes particuliers, la Science Régional permet de
sortir de ce problème.
Enfin, d’un point de vue pratique, pendant longtemps les économistes n’ont
travaillé que sur des données agrégées. Le manque de données spécifiques aux
régions limitait le possible investissement intellectuel sur ce terrain. Le niveau de
la région, qui fait partie d’une « meso-économie » disparaissait alors pris en
tenaille entre la macro et la micro-économie.
Ce sont donc essentiellement des économistes se situant soit à la périphérie du
paradigme orthodoxe, soit en rupture ouverte avec ce dernier, qui ont pu penser la dialectique
de la construction sociale de l’espace. En effet, pour penser cette dialectique, il est essentiel
de pouvoir penser la possibilité des « échecs de marché » (market failures), et de penser de
tels échecs non comme la conséquences d’institutions « anti-marché » mais comme le résultat
d’une incomplétude radicale du principe de la concurrence. Dans toute analyse économique
réaliste de la spatialisation des activités, il y a une remise en cause du principe de la « main
invisible » d’Adam Smith. Ceci n’est donc pas naturel dans la communauté scientifique des
économistes car cette dernière reste largement fidèle à l’héritage intellectuel de Smith.
Pourtant, l’historien Jean-Claude Perrot a montré que les propositions de Smith sur
l’universalité des intérêts privés et leur harmonie naturelle sont initialement des axiomes et
non le produit de démonstrations. Smith, par la suite, transforme ses axiomes en simples
postulats dont la fragilité même de la construction montre que l'on pourrait les récuser pour
construire une autre économie10. Perrot montre que l’axiomatique de Smith n’est que le
retournement d’un point de vue religieux. En fait, Smith reprend personnellement, avec une
torsion du sens, les thèses du jansénisme français. C’est d’elles qu’il tire, par un long
cheminement des sources que Jean-Claude Perrot, encore une fois, décrypte admirablement,
la primauté de l’intérêt individuel. Cette dernière devient alors le véritable Dieu caché de la
théorie économique11. Le paradigme de la concurrence relève, en réalité, de la théologie plus
que de l’économie12.
Au XIXè siècle trois noms émergent, F. List avec la notion de « système économique
national », A. Marshall avec celle du « District Industriel »13, enfin K. Marx avec la
problématique « Centre-Périphérie » qui, à peine esquissée dans Le Capital, sera développée
au début du XXè siècle par Lénine et Rosa Luxemburg. Cependant, dans la tradition marxiste,
comme dans l’héritage de List, ce sont les nations qui constituent les « régions » d’une
monopolistic competition and the factor-proportions theory in international trade », in Review of
Economics and Statistics, vol. 71, 1989, n°1. Une bonne critique de cette interprétation est fourniue
par P. AydalotDynamique spatiale et développement inégal, Economica, Paris, 1976.
9
A.P. Kirman, « Who or What Does the Reprtesentative Individual Representent » in Journal of
Economic Perspectives, vol. 6, n°2/1992.
10
. J.-C. Perrot, « La Main invisible et le Dieu caché », in J.-C. Galley (éd.), Différences, valeurs,
hiérarchie. Textes offerts à Louis Dumont, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris,
1984, p. 151-181, ici p. 154.
11
. Ibid., p. 181.
12
Voir J. Sapir, La fin de l’Euro-libéralisme, Seuil, Paris, 2006 (en particulier chap. 1).
13
A. Marshall, Elements of Economics of Industry, macmillan, Londres, 1900.
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économie mondialisée. Seul Marshall pose de manière moderne la question de la construction
sociale de l’espace à travers l’articulation entre l’espace global, l’espace national et les
régions sub-nationales.
I.II. Les apports de l’hétérodoxie économique à la Science Régionale.
Les apports théoriques de l’économie à la Science Régionale, proviennent donc des
courants hétérodoxes et des ruptures, plus ou moins radicales, avec le paradigme standard. On
peut identifier trois démarches qui correspondent aussi à trois « époques » de la maturation de
la pensée économique hétérodoxe et de l’émergence d’un paradigme alternatif à celui de la
concurrence et de l’axiomatique offre/demande.
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Les démarches institutionnalistes. On a déjà évoqué Marshall, List et Marx, qui
tous les trois sont assimilables au début de l’école institutionnaliste. L’héritage de
Marshall est ici le plus fécond, du moins d’un point de vue appliqué. Il met en
avant la notion d’institutions implicites, le « climat psychologique local », comme
explications au développement de Districts Industriels spécialisés14. L’analyse de
Marshall repose sur la notion, encore non parfaitement explicitée à l’époque,
d’externalité. Le point est important car la présence d’externalités, qu’elles soient
positives ou négatives, est l’un des principales causes des « échecs de marché ». Il
faut cependant noter que l’analyse de Marshall se limite à la description de ces
situations. Il n’y a pas de réponse théorique au « pourquoi » de la pertinence d’un
contexte local. Ce manque a permis aux tenants du paradigme standard de rejeter
cette analyse en lui déniant toute validité théorique. Les travaux sur la
spatialisation de l’économie qui se sont développés dans la première moitié du
XXè siècle aux Etats-Unis se sont aussi beaucoup appuyés sur l’école
institutionnaliste américaine (T. Veblen, mais aussi et surtout J. Commons)15.
Les démarches Keynésiennes et Keynesiano-Marxistes. Ces démarches, que
l’on peut considérer comme des approfondissement du paradigme
institutionnaliste, ont donné lieu, par hybridation, à deux écoles importantes,
l’économie structurale et l’Ecole Française de la Régulation. C’est au sein de ces
écoles que des auteurs comme F. Perroux pour la première16, ou A. Lipietz pour la
seconde17, ont considérablement contribué à l’enrichissement théorique de la
Science Régionale. À cet égard la notion de « système productif local » s’avère
d’une grande richesse et d’une grande pertinence heuristique pour l’analyse de la
construction sociale des territoires. Ces démarches se sont combinées avec les
analyses néo-marshallienne de l’Ecole Italienne sur la « construction sociale du
marché »18. Quant à la tradition inaugurée par Perroux, elle a été considérablement
revitalisée par un de ses élèves, Philippe Aydalot19.
J.-L. Gaffard et P.M. Romani, « A propos de la localisation des activités industrielles : le district
marshallien » in Revue Française d’économie, vol. 5/199à, n°1, pp. 171-185.
15
Par exemple les travaux de la Regional Planning Association of America fondée en 1923 par
Patrick Geddes.
16
F. Perroux, « Les espaces économiques » in Economie Appliquée, vol. 3, 1950, pp. 225-244.
17
A. Lipietz, Le Capital et son Espace, Maspero, paris, 1977. G. Benko et A. Lipietz (edits.), Les
régions qui gagnent, Paris, PUF, 1992.
18
A. Bagnasco et C. Trigilia, La construction sociale du marché, Editions de l’ENS-Cachan, Cachan,
1993 (Il Mulino, 1988 pour l’édition d’origine).
19
Voir A. Matteaccioli, Philippe Aydalot, pionnier de l’économie territoriale, l’Harmattan, Paris,
2004.
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La nouvelle micro-économie et son alliance avec la psychologie expérimentale.
Les travaux de la micro-économie en information imparfaite (Akerlof, Grossman,
Rothshild, Stiglitz), ont largement contribué à remettre en cause le paradigme de la
concurrence20. Ces travaux, qui montrent le caractère endogène des « échecs de
marché »21, ont déjà été à l’origine d’un renouvellement de la théorie du commerce
international (P. Krugman22) tournant le dos à la démarche ricardienne, viennent
consolider nombre d’intuitions des auteurs de la Science Régionale. Quant aux
travaux de psychologie expérimentale (Kahneman, Lichtenstein, Slovic et
Tversky23) ils fournissent les éléments expérimentaux permettant de fonder, à
travers l’effet de contexte (framing effect) ou l’effet de dotation (endowment effect)
la spécificité des contextes locaux qui sont au cœur de la démarche marshalienne.
Le paradigme institutionnaliste, à travers ses extensions et ses approfondissements
actuels, apparaît donc bien en mesure de contribuer au développement de la Science
Régionale. Il fournit aux économistes une base rigoureuse pour engager le dialogue avec les
autres disciplines et, à partir d’un même objet – la construction sociale des territoires –
procéder à un échange théorique et analytique fructueux.
II. La construction de la « Région » comme un objet spécifique de l’analyse économique.
Sur ces bases, il devient possible d’envisager à la fois une formulation précise de
notions centrales comme les typologies possibles des régions, mais aussi des problèmes
toujours en suspens et qui sont loin d’être résolus.
II.I. Pertinence d’une typologie de la notion de « région ».
Une typologie des régions, d’un point de vue économique, ferait apparaître au moins trois
catégories distinctes.
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On peut considérer en premier lieu la notion de « région homogène ». C’est
une notion parfaitement pertinente dans le cadre d’une analyse statique et qui
s’applique à un territoire définit par une activité unique ou dominante, qui structure
et organise l’espace. Cette notion a surtout été employée initialement pour des
régions agricoles. On voit bien comment la culture céréalière, ou l’élevage,
peuvent structurer un territoire donné. Mais, cette notion peut aussi s’appliquer
dans le domaine industriel. La présence de territoires dominés par une industrie, et
G.A. Akerlof, "Behavioral Macroeconomics and Macroeconomic Behavior", American Economic
Review, vol. 92, n°3, juin 2002, p. 411-433. J.E. Stiglitz, "Information and the Change in the Paradigm
in Economics", American Economic Review, vol. 92, n°3, juin 2002, p. 460-501. J.E. Stiglitz,
"Information and Economic Analysis: a Perspective", Economic Journal, vol. 95, 1985, Supplement,
p. 21-41.
21
Pour une recension de ces travaux et de leurs conséquences théoriques, en russe, J. Sapir,
« Ekonomika Informatsii : novaja paradigma i ee granitsy » in Voprosy Ekonomiki, n°10/2005.
22
P. Krugman, Development, Geography and Economic Theory, MIT Press, Cambridge, Ma., 1995.
23
A. Tversky, "Rational Theory and Constructive Choice", in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman
et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of Economic Behaviour, Basingstoke - New York,
Macmillan et St. Martin's Press, 1996, p. 185-197. D. Khaneman, J. Knetsch et R. Thaler,
"Experimental Tests of the Endowment Effect and the Coase Theorem" in Journal of Political
Economy, vol. 98, 1990, pp. 1325-1348. P. Slovic et S. Lichtenstein, "Preference Reversals : A
Broader Perspective", American Economic Review, vol. 73, n°3/1983, p. 596-605.
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parfois par une entreprise, correspond bien à la notion de « région homogène ». De
ce point de vue, le « district industriel » peut, dans certaines de ses extensions
aboutir à des régions de mono-culture industrielle. Ces régions soulèvent alors des
problèmes considérables quant l’activité dominante entre en crise (bassin houiller
de la Lorraine ou de Decazeville, bassins sidérurgiques de la Lorraine et du NordPas de Calais en France par exemple).
On doit ensuite considérer la région polarisante. Il s’agit ici d’un territoire qui
est définit non pas par une activité économique dominante particulière mais par
une dynamique économique, qui structure l’espace24, le rend particulièrement
attractif et assure la combinaison d’activités multiples. Cette notion renvoie à
l’analyse dynamique. Elle se rapproche de la formule d’A. Lipietz sur « l’espace
en soi », caractérisé par des articulations spécifiques. On peut étendre alors cette
notion à celle du « pole régional » capable d’exercer son influence au-delà du
territoire directement structuré par la dynamique économique considéré. Cette
notion dynamique se saisit à travers des indicateurs statistiques spécifiques,
comme des taux de croissance comparés, le rythme d’investissement, de création
d’emploi et d’entreprises, ou celui des flux migratoires.
La région d’action constitue alors la troisième notion importante. C’est une
notion qui relève avant tout de la politique économique et de l’action régionale. Il
s’agit ici de trouver la bonne échelle pour l’action publique. On voit alors entrer en
conflit les logiques économiques et sociales (qui permettent de définir par exemple
un bassin d’emploi ou d’activité) et les logiques juridiques et politiques (qui
définissent les circonscriptions territoriales propres à l’organisation administrative
de chaque pays). On peut aussi ajouter des logiques sociales (le « sentiment
d’appartenance » qui se définit par la culture, une langue régionale, une expérience
historique particulière) et qui sont à la base de notion de « pays » au sens d’une
micro-société particulière au sein de la communauté nationale.
Cette typologie montre qu’il convient de toujours spécifier la notion de région que l’on
utilise. Il n’est donc pas de définition « en soi » de la région, mais uniquement à partir d’une
démarche, qu’elle soit scientifique (avec la nécessité de bien séparer les démarches statiques
et dynamiques, même si elles peuvent être fructueusement combinées) ou politique.
Ceci conduit directement à des problèmes théoriques toujours en suspens.
II.II. Marché global – Nation – Région : les défis théoriques d’une articulation conceptuelle.
La dynamique actuelle d’ouverture des frontières et d’extension du Libre-Échange
induit de nouvelles articulations. On voit le rapport entre les territoires locaux et le système
économique national se modifier. Les développements urbains, productifs, mais aussi
écologiques tendent à faire apparaître de nouveaux espaces, dont certains se trouvent
directement à cheval sur des frontières. La notion de « région trans-frontière » a ainsi connu
une fortune considérable dans le cadre de l’Union Européenne. Dans certains cas, cette
nouvelle articulation porte en elle le risque d’une désarticulation de l’action économique
nationale.
Cette désarticulation a parfois été théorisée comme l’amorce d’une fin des ÉtatsNations. Un certain discours sur les « régions » n’est alors bien souvent qu’une couverture
F. Perroux, « Note sur la notion de pôle de croissance » in Economie Appliquée, n° 1-2, 1955, pp.
307-320.
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pseudo-scientifique à un projet téléologique qui annonce la « fin des États » parce qu’il voit
dans les organisations étatiques des obstacles irrémédiables au projet globaliste. Par un
étrange paradoxe, la Science Régionale qui n’a pu se construire que contre le projet globaliste
de la pensée économique libérale et par l’affirmation de la pertinence des espaces locaux, en
vient par certains de ses éléments les plus radicaux à revendiquer ce même projet globaliste.
Pourtant, les éléments d’une pertinence économique du cadre de l’État-Nation sont clairement
établis même dans le contexte de la « globalisation ». En effet, toute analyse économique de
la spécificité économique des territoires doit prendre en compte les facteurs suivants :
(i)
(ii)
(iii)
(iv)
(v)
Les cadres nationaux instituent des mécanismes automatiques de transferts de
ressources entre les régions à travers des systèmes sociaux (assurances
maladies, retraites et chômage) mais aussi à travers la présence d’une fonction
publique recrutée et payée sur une base nationale.
Les systèmes économiques nationaux font preuves d’une importante résilience
de leurs spécificités, même en situation de monnaie unique, où l’on aurait dû
pourtant s’attendre à une convergence. Ainsi, au sein de la Zone-Euro la seule
convergence perceptible est celle du marché des obligations. Les dynamiques
de formation des prix, de la croissance économique et de l’emploi restent
profondément nationales et ne montrent pas de tendance à l’homogénéisation25.
Les pratiques financières des agents individuels continuent de montrer la
persistance de cultures nationales spécifiques (par exemple usage du cash plus
important en Allemagne et aux Pays-bas qu’en France ou en Italie).
Le cadre national reste le seul espace de légitimation pour les règles juridiques
qui encadrent l’action économique ainsi que pour les prélèvements fiscaux qui
assurent le financement de la reproduction du cadre institutionnel. Le
« consentement à l’impôt » reste la clé de voûte du sentiment de communauté
et mêmes pour les impôts prélevés à l’échelon local ou régional, ce
consentement se construit au niveau national à travers le vote de la loi de
finances.
La gestion des grandes entreprises trans-nationalisées continue de montrer la
prégnance de la culture économique, technique et managériale du pays
d’origine26.
En fait, l’analyse historique du développement des pouvoirs locaux et régionaux en France
montre que ces derniers se sont toujours articulés avec des initiatives de l’Etat central et
centralisateur27. Opposer « localisme » régional et « centralisme » de l’Etat équivaut souvent
à ne pas comprendre la dialectique qui s’est construite historiquement entre les différentes
strates des élites politiques28.
Dans le même temps où se réaffirme la pertinence du cadre national, la « région » se
voit aussi attaquée par le local et le micro-local, ce qui n’est pas sans soulever un nouveau
défi théorique. Les études de cas montrent ainsi qu’un district industriel construit sur une
M. Aglietta, "Espoirs et inquiétudes de l'Euro" in M. Drach (ed.), L'argent - Croyance, mesure,
spéculation, Éditions la Découverte, Paris, 2004, pp. 235-248,.
26
J.-L. Beffa, « Pourquoi les modes de gestion continuent à différer » in R. Boyer et P.-F. Souyri,
Mondialisation et régulations, La Découverte, Paris, 2001.
27
P. Gremion, Le pouvoir périphérique : bureaucrates et notables dans le système politique français,
Le Seuil, Paris, 1976.
28
B. Ganne, « Place et évolution des systèmes industriels locaux en France : économie politique d’une
transformation » in G. Benko et A. Lipietz (edits.) Les régions qui gagnent, op.cit., pp. 315-346.
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grande métropole urbaine peut se subdiviser en des micro-districts différenciés. La pertinence
de la relation de proximité, que l’on peut fonder sur une analyse psychologique et cognitive,
semble dresser une barrière à la construction théorique de régions de taille suffisante pour être
des acteurs économiques pertinents.
Pour résumer, le même processus intellectuel qui tend à faire disparaître l’Etat-Nation en le
dissociant en une multitude de « régions » d’une économie globalisée29, attaque aussi la
région et menace de la dissocier à l’infini en une multitude de sous-ensembles.
Comme par hasard, on reviendrait ainsi, par le biais de la Science Régionale au point de
départ initial de la pensée économique orthodoxe : une vision de l’action économique
construite autour de la polarité entre l’individu autonome et le marché globalisé. Faute d’un
ancrage méthodologique solide, et parfois sous l’impulsion de projets politiques inavoués et
déguisés en stratégies de recherche, certains des tenants de la science Régionale en viennent
alors à nier leur propre objet.
C’est pourtant en revenant aux bases méthodologiques qui fondent la démarche
hétérodoxes que l’économiste peut proposer peut proposer des éléments de réponse à ce qui
semble devoir être une impasse théorique de la Science Régionale. L’existence d’échelles
d’observation différentes, du global au micro-local ne vaut pas explication.
Ce qui est entièrement légitime du point de vue d’une démarche descriptive, comme se
concentrer sur la logique d’une dynamique régionale dans des flux globalisés ou, au contraire,
s’intéresser à l’insertion de micro-communautés dans un ensemble local, ne signifie pas qu’il
y ait des causalités implicites ou explicites.
Il faut revenir aux fondements micro-économiques et comportementaux qui fondent la notion
de contexte, et au-delà celle du territoire comme construction sociale. Ces fondements, qu’il
s’agisse des travaux sur les asymétries d’information, de ceux sur les limites cognitives des
individus ou encore de ceux sur la sur-détermination sociale des préférences individuelles,
nous délivrent tous le même message que l’on peut résumer de la manière suivante :
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Il n’y a pas d’action sociale à partir d’individus isolés, et il ne peut y avoir d’action
économique qu’à travers une action sociale, seule capable de permettre aux
individus de surmonter le voile d’incertitude informationnel. Les institutions sont
le cadre nécessaire à toute action économique. Les contrats ne peuvent exister que
grâce aux institutions et ne les fondent pas30.
Il n’y a d’institutions que là ou il y a légitimité. La légalité ne saurait être autosuffisante que dans un mode imaginaire régit par l’information parfaite et, dans un
tel monde, les institutions cesseraient d’être nécessaires31. Or, pour qu’il y ait
légitimité, il faut qu’il y ait souveraineté32, ce que l’historien Français du XIXè
siècle François Guizot avait montré. L’existence de la Nation, cadre organisé
d’expression de la souveraineté, est la condition d’existence de la légitimité, et
donc des institutions de l’économie moderne.
Allen Scott intitule ainsi « La mosaïque globale des économies régionales » le chapitre 4 de son
ouvrage Les régions et l’économie mondiale, l’Harmattan, Paris, 2001 (Oxford University Press, 1997
pour l’édition d’origine).
30
Voir J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè siécle, Odile jacob, Paris, 2005, chapitres 4 et 5.
31
Le paradoxe de l’auto-référence de la légalité sans la légitimité est analysé dans J Sapir, Les
économistes contre la démocratie, Albin Michel, Paris, 2003.
32
J. Sapir, "L'ordre démocratique et les apories du libéralisme", in Les Temps Modernes, n°610,
septembre-novembre 2000, pp. 309-331.
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La Science Régionale ne peut progresser qu’en faisant sienne la notion de cohérence,
notion qui peut se mobiliser à la fois dans un cadre statique et dans un cadre dynamique. La
région apparaît alors comme un niveau du raisonnement qui permet de combiner les
constructions sociales micro-locales et celle du système économique national dans le
processus historique de son développement. La Science Régionale correspond, en économie, à
une méso-économie, impensée du paradigme orthodoxe, mais niveau indispensable de toute
analyse économique réaliste susceptible de déboucher sur une action de politique économique
efficace.